Alain Roussel : Compte rendu du livre de Joël Gayraud, L'Homme sans horizon. © : Alain Roussel. Cette note de lecture a été publiée aussi sur le site En attendant Nadeau. Mise en ligne le 29 juillet 2020. © : Alain Roussel. Joël Gayraud, L'Homme sans horizon. Matériaux sur l'utopie, Libertalia, 2020. Le sens imaginalRassemblant des « matériaux sur l'utopie », le livre de Joël Gayraud est une analyse rigoureuse et extrêmement fouillée des mécanismes qui ont abouti, à l'échelle planétaire, à un monde fermé, privé d'horizon véritable et qui privilégie une politique de l'avoir au détriment de l'être. Pour étayer sa thèse, le philosophe et traducteur procède à un examen minutieux des conditions historiques à l'origine de cette impasse et réinterroge avec un regard neuf les grandes théories critiques de Marx à Debord. Mais il trouve aussi des éclairages subtils et inattendus chez les poètes, les écrivains et les philosophes. Joël Gayraud part d'une perception que nous connaissons tous : celle de l'horizon qui s'offre au marcheur comme une ouverture sur un autre espace qu'on ne voit pas mais qu'on devine derrière cette limite qui recule au fur et à mesure que l'on avance. Mais si nous la transposons sur le plan de la pensée, le sentiment qui domine aujourd'hui est que l'horizon s'est considérablement rétréci. Nous arrivons à ce moment crucial où l'humanité a l'impression d'avoir atteint les limites du monde, de son monde, et qu'elle est condamnée à vivre à l'intérieur d'une triple clôture : géographique, écologique et historique. C'est cette dernière clôture qui intéresse plus
particulièrement l'auteur, car elle conditionne les deux autres qu'il n'oublie
pas pour autant. Elle ne s'est pas construite d'un seul coup, se peaufinant au
fil du temps, avec des phases de rupture où tout redevient possible, pour finir
par créer cet homo Ïconomicus, saturé de technicité et réduit à la
production et la consommation de marchandises dans une société que Debord
qualifiait de spectaculaire. Dans la mesure où elle
situe des périodes où l'horizon s'éclaircit, l'approche de Joël Gayraud n'est
pas sans espoir. Ainsi, les notions d'humanité et de communauté humaine sont, écrit-il,
« le produit de l'utopie libérale développée par les divers courants
qui composent l'Humanisme et les Lumières, et qui est la seule utopie qui se
soit réalisée et maintenue durablement dans ses effets. Avec l'idée d'humanité
s'ouvre aux hommes, jusqu'alors enfermés dans leurs particularismes, un horizon
gigantesque qui nourrira durant plusieurs siècles aussi bien les utopies
révolutionnaires que les idéologies progressistes, ce qui ne contribuera pas
peu à établir des points de confusion entre elles. » D'autres « fenêtres » se sont ouvertes,
avant de se refermer plus ou moins rapidement, avec la révolution de 1789, puis
celles du XIXe siècle, sans oublier la Commune de Paris. Toute cette époque
connaît d'ailleurs une grande effervescence intellectuelle et les utopies
fleurissent. Saint-simoniens, fouriéristes, owenistes, socialistes, communistes
proposent un changement radical de société, avec souvent la volonté de
s'inscrire dans le réel, tels Prosper Enfantin ou Victor Considerant, même si
les expérimentations sont finalement des échecs. Le XXe siècle offrira d'autres
opportunités avec le conseil ouvrier (soviet) de la révolution de 1905 en
Russie, la révolution espagnole en 1936, mai 68 qui ne visait pas seulement à
remettre en cause le système économique, mais tous les aspects de la société,
dont l'ordre moral et la vie quotidienne.
Gayraud analyse dans ses moindres détails les
caractéristiques du capitalisme qui s'articule, selon lui, autour de quatre
instances : la marchandise, le spectacle comme « rapport social
médiatisé par des images », l'économie qui renseigne sur les activités
de production, de consommation et d'échange, tout en véhiculant un discours
idéologique, et enfin l'État. Mais il propose aussi une relecture critique des
textes, notamment philosophiques, à l'origine de la
conception matérialiste de l'Histoire et de ses développements qui aboutiront
au matérialisme historique, avec ses conséquences dont l'une des plus néfastes
a été le réalisme socialiste interdisant toute véritable innovation en littérature
et en art. L'idée que la pensée ne puisse être que le reflet de la réalité
empêche toute nouvelle ouverture, toute projection anticipatrice et bloque « la
puissance motrice déterminante de l'utopie dans le monde ». « Il n'y a pas d'utopie sans
uchronie »,
écrit l'auteur : ne pouvant prendre appui sur la société telle qu'elle
est, puisqu'il faut la transformer de fond en comble, l'utopie se réfère à un
mythe existant ou qu'elle invente. Ce peut être l'évocation d'un âge d'or de
l'humanité ou la réécriture idéalisée de certaines périodes historiques qui
vont donner l'élan à l'imagination pour créer d'autres mondes possibles, « la
soif d'une autre vie ». L'utopie n'existe que sous le signe
ascendant : elle porte une vocation au bonheur, dans une nature et une
société qui se veulent harmonieuses. Gayraud s'interroge tout particulièrement
sur le mythème de l'abolition de l'État, dans le but de parvenir à une société
sans classes, qui fit l'objet d'âpres discussions dans la deuxième moitié du
XIXe siècle entre les marxistes et les anarchistes au sein de l'Internationale.
On sait depuis ce qu'il en advint. Il analyse également d'un Ïil critique le
concept d'État dans les démocraties libérales comme aboutissement de la
politique des partis. Il est impossible de rendre compte dans une note
des multiples pistes ouvertes dans ce livre. L'un des derniers chapitres
s'intéresse à des aspects particuliers de l'utopie, telle la médecine dans son
désir de vaincre les maladies, voire la mort. Et comment l'auteur aurait-il pu
parler de l'utopie sans évoquer l'imagination qui en est la clef ? Il
termine son essai sur cette « reine des facultés » qu'il nomme « le
sens imaginal ». Celui-ci, écrit-il, « ne se reconnaît aucune
limite dans le temps et l'espace » et est donc le plus à même
d'explorer tous les possibles et d'inventer une nouvelle vision de l'homme et
du monde. C'est un « monde d'harmonie […] où le développement des capacités
de chacun conditionne le libre épanouissement de tous ». Alain Roussel |