© : Alain Roussel.
Cette note de lecture a été publiée dans la revue Europe (janvier/février
2020).
Jean-Louis Giovannoni
L'Air cicatrise
vite
Éditions Unes, 16 Û
C'est l'intolérable, la mort de sa mère et
surtout l'insupportable vision de son cadavre, qui a amené Jean-Louis
Giovannoni à l'écriture comme un appel d'air, un lieu où respirer. L'épreuve
lui imposait d'emblée une gravité dans l'acte d'écrire qui ne pouvait s'accommoder
des facilités et des ornements du discours ou d'une littérature de distraction.
N'oublions pas non plus qu'il s'occupa de personnes âgées à domicile et qu'il
fut assistant social dans un établissement psychiatrique, ce qui implique un
rapport presque tragique au corps, son vieillissement, ses maladies, sa
souffrance, son enfermement. La forme qu'il préfère pour s'exprimer est le fragment
qui permet, par sa sobriété, de déjouer toute tentative de dilution, de
déperdition du sens par un excès de style, de s'éloigner par les mots. C'est la
manière qu'affectionnaient aussi Fernando Pessoa et Roger Munier. Ceci dit, l'art
du fragment n'est pas sans risque dont celui, s'ils sont nombreux dans un
livre, de l'éparpillement, de partir dans mille directions au détriment d'une
ligne directrice.
Giovannoni évite cet écueil. Les fragments
choisis, écrits entre 1975 et 1985, qu'il nous propose dans son dernier livre, L'Air
cicatrise vite, sont non seulement très courts, souvent de l'ordre aphoristique,
mais tournent de façon resserrée autour d'un seul objet : le corps plongé
dans l'espace et menacé à chaque instant de s'y noyer, de disparaître. Il y a
en effet, dans l'écriture de Giovannoni, une obsession du corps, ce qu'il peut
avoir d'insoutenable et d'insaisissable dans sa matière même, l'incapacité que
nous avons à le pénétrer, à l'habiter vraiment, comme si nous étions en exil
dans notre propre chair. « Aucun corps ne touche vraiment ce qui le
constitue », écrit-il. Cette impression d'être dépossédé, exclu, n'est pas
une construction métaphysique, ou pas seulement. Elle émane de son propre corps
et l'oblige à errer par la lisière, à rester au dehors. Comment, dans ces
conditions, pourrions-nous, comme l'auteur en exprime le désir, faire « basculer
tous ceux qu'on aime à l'intérieur de soi », si nous-mêmes nous n'y sommes
pas ?
Même les gestes que nous accomplissons nous
arrachent à l'instant présent, nous absentent en quelque sorte, et nous
rejettent inexorablement vers un futur qui n'existe pas encore, avec « le
bord comme seul certitude » mais comme on se penche sur l'abîme. Et il ne
peut en être autrement. La vie est du domaine de la fuite. Mais où
fuit-on ? Si le dedans est comme un dehors qui nous tient à l'écart, le
dehors est lui-même un dedans qui ne nous appartient pas, où l'on ne trouve pas
son lieu, d'où cette sensation étrange d'être partout, en soi ou en dehors de
soi, un interdit de séjour.
Giovannoni est condamné à n'être jamais là où il
devrait être, ne pouvant pourtant être ailleurs, aux prises avec un vertige
perpétuel. Il y a en lui cette spirale qu'il faudrait nouer, trouver un point d'ancrage,
mais tout se dérobe, « dès qu'on approche, l'intérieur se rétracte ».
Le mouvement l'entraîne, déjoue toute tentative d'appartenance. À peine ouvert,
l'espace se referme derrière lui, aussitôt « cicatrisé », comme si la
vie, le simple fait d'exister, était une blessure et qu'on ne pouvait parler
que par la déchirure des lèvres.
ç quoi se raccrocher quand tout bascule ? À
son nom ? Mais il faut se rendre à l'évidence : « Aucun corps ne
demeure dans son nom. » Il s'échappe. De même, lorsque nous nommons une
chose, elle s'éloigne inexorablement, ou plus précisément c'est nous qui nous
éloignons par les mots au lieu de regarder, de saisir directement avec nos sens.
La parole est trop fluide pour offrir un appui qu'il faut alors chercher
ailleurs, dans le monde extérieur : « l'assise est dehors »,
même si elle reste fragile. Les choses ont leurs repères, désignent un lieu et
bien souvent s'y tiennent. Cela rassure. On les voudrait comme témoins. De
notre présence ? De notre absence ? L'on ne sait pas vraiment. Mais
ça donne une contenance, à défaut d'identité.
Chez Giovannoni, le principe de contradiction
est souvent à l'œuvre. Il ne cherche jamais à réconcilier des approches qui s'opposent,
ni même à les dépasser par des astuces dialectiques. Il laisse la friction agir
à la façon de silex que l'on frotte l'un contre l'autre pour faire jaillir
l'étincelle. Son livre est le regard d'un homme constamment à l'affût de sa
présence ou de son absence au monde, avec en résonance : « En toi
quelque chose attend, quelque chose qui ne peut qu'attendre. »
Alain
Roussel