RETOUR : Coups de cœur

 

Alain Roussel : Compte rendu du livre de Jean-Louis Giovannoni, L'Air cicatrise vite.
Mis en ligne le 3 janvier 2020.

© : Alain Roussel.

Cette note de lecture a été publiée dans la revue Europe (janvier/février 2020).


Jean-Louis Giovannoni
L'Air cicatrise vite
Éditions Unes, 16 Û

C'est l'intolérable, la mort de sa mère et surtout l'insupportable vision de son cadavre, qui a amené Jean-Louis Giovannoni à l'écriture comme un appel d'air, un lieu où respirer. L'épreuve lui imposait d'emblée une gravité dans l'acte d'écrire qui ne pouvait s'accommoder des facilités et des ornements du discours ou d'une littérature de distraction. N'oublions pas non plus qu'il s'occupa de personnes âgées à domicile et qu'il fut assistant social dans un établissement psychiatrique, ce qui implique un rapport presque tragique au corps, son vieillissement, ses maladies, sa souffrance, son enfermement. La forme qu'il préfère pour s'exprimer est le fragment qui permet, par sa sobriété, de déjouer toute tentative de dilution, de déperdition du sens par un excès de style, de s'éloigner par les mots. C'est la manière qu'affectionnaient aussi Fernando Pessoa et Roger Munier. Ceci dit, l'art du fragment n'est pas sans risque dont celui, s'ils sont nombreux dans un livre, de l'éparpillement, de partir dans mille directions au détriment d'une ligne directrice.

Giovannoni évite cet écueil. Les fragments choisis, écrits entre 1975 et 1985, qu'il nous propose dans son dernier livre, L'Air cicatrise vite, sont non seulement très courts, souvent de l'ordre aphoristique, mais tournent de façon resserrée autour d'un seul objet : le corps plongé dans l'espace et menacé à chaque instant de s'y noyer, de disparaître. Il y a en effet, dans l'écriture de Giovannoni, une obsession du corps, ce qu'il peut avoir d'insoutenable et d'insaisissable dans sa matière même, l'incapacité que nous avons à le pénétrer, à l'habiter vraiment, comme si nous étions en exil dans notre propre chair. « Aucun corps ne touche vraiment ce qui le constitue », écrit-il. Cette impression d'être dépossédé, exclu, n'est pas une construction métaphysique, ou pas seulement. Elle émane de son propre corps et l'oblige à errer par la lisière, à rester au dehors. Comment, dans ces conditions, pourrions-nous, comme l'auteur en exprime le désir, faire « basculer tous ceux qu'on aime à l'intérieur de soi », si nous-mêmes nous n'y sommes pas ?

Même les gestes que nous accomplissons nous arrachent à l'instant présent, nous absentent en quelque sorte, et nous rejettent inexorablement vers un futur qui n'existe pas encore, avec « le bord comme seul certitude » mais comme on se penche sur l'abîme. Et il ne peut en être autrement. La vie est du domaine de la fuite. Mais où fuit-on ? Si le dedans est comme un dehors qui nous tient à l'écart, le dehors est lui-même un dedans qui ne nous appartient pas, où l'on ne trouve pas son lieu, d'où cette sensation étrange d'être partout, en soi ou en dehors de soi, un interdit de séjour.

Giovannoni est condamné à n'être jamais là où il devrait être, ne pouvant pourtant être ailleurs, aux prises avec un vertige perpétuel. Il y a en lui cette spirale qu'il faudrait nouer, trouver un point d'ancrage, mais tout se dérobe, « dès qu'on approche, l'intérieur se rétracte ». Le mouvement l'entraîne, déjoue toute tentative d'appartenance. À peine ouvert, l'espace se referme derrière lui, aussitôt « cicatrisé », comme si la vie, le simple fait d'exister, était une blessure et qu'on ne pouvait parler que par la déchirure des lèvres.

ç quoi se raccrocher quand tout bascule ? À son nom ? Mais il faut se rendre à l'évidence : « Aucun corps ne demeure dans son nom. » Il s'échappe. De même, lorsque nous nommons une chose, elle s'éloigne inexorablement, ou plus précisément c'est nous qui nous éloignons par les mots au lieu de regarder, de saisir directement avec nos sens. La parole est trop fluide pour offrir un appui qu'il faut alors chercher ailleurs, dans le monde extérieur : « l'assise est dehors », même si elle reste fragile. Les choses ont leurs repères, désignent un lieu et bien souvent s'y tiennent. Cela rassure. On les voudrait comme témoins. De notre présence ? De notre absence ? L'on ne sait pas vraiment. Mais ça donne une contenance, à défaut d'identité.

Chez Giovannoni, le principe de contradiction est souvent à l'œuvre. Il ne cherche jamais à réconcilier des approches qui s'opposent, ni même à les dépasser par des astuces dialectiques. Il laisse la friction agir à la façon de silex que l'on frotte l'un contre l'autre pour faire jaillir l'étincelle. Son livre est le regard d'un homme constamment à l'affût de sa présence ou de son absence au monde, avec en résonance : « En toi quelque chose attend, quelque chose qui ne peut qu'attendre. »

Alain Roussel

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