Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Jacques Goorma, Propositions. Mis en ligne le 18 septembre 2020. Ce texte est repris du site En attendant Nadeau. © : Alain Roussel. Jacques Goorma, Propositions, Les Lieux-Dits, Strasbourg, 2020. Derrière le cielOn ne répétera jamais assez ce que l'on doit à Jacques Goorma concernant la redécouverte du grand poète que fut Saint Pol Roux. Il fut en effet exécuteur testamentaire de sa fille Divine et a largement contribué à la publication d'inédits chez Gallimard et Rougerie. Il est aussi, et surtout, l'auteur d'une œuvre poétique singulière qui trouve sa source dans une expérience d'ordre extatique, mais non religieuse au sens restrictif de ce mot, qu'il vécut pendant l'enfance et qu'il a racontée dans son livre « Le Vol du loriot ». L'un de ses derniers livres, « À, Hommages, adresses, dédicaces », a reçu en 2018 le prix François Coppée de l'Académie française. Cette
expérience fondatrice, qu'il connut un jour d'éclipse, il la relate ainsi : « Nous
sommes tous debout dans la cour de l'école à attendre l'événement. J'ai sept
ans et nous allons voir la nuit en plein jour. La tête renversée vers les nues, nous
attendons. Nous attendons l'éclipse totale du soleil. En plongeant mon regard
dans le ciel limpide, une pensée surgit. Une question que je ne m'étais jamais
posée. “S'il y a un mur au fond du ciel, qu'y a-t-il derrière ?”
Sitôt cette idée formulée, quelque chose d'énorme se rue à l'intérieur de moi,
m'envahit et m'entraîne dans son irrésistible torrent. Un gigantesque
tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son
immensité s'engouffre en moi… Cette chute-là, je le sais aussitôt, n'a pas de
fin. Elle semble même s'accélérer, amplifiant mon vertige de façon démesurée.
Je glisse dans le ciel à une allure ahurissante en même temps que le ciel
précipite son invasion… » Ce qu'il
vécut en cet instant relève de l'indicible. Ce rendez-vous avec « l'innomé »,
comme il l'écrit, peut-être l'innommable, il n'aura de cesse que de chercher,
au fil des années, à le renouveler. Pourtant, à son insu, la rencontre a
toujours lieu, dans le « Séjour » secret de sa présence au
monde, un dedans du dedans, mais il peut l'oublier et se mettre ainsi en
condition d'exil, porté vers le dehors par les circonstances de la vie ou
entraîné par la pensée dans « les dédales de l'insignifiance » ou
du langage utilitaire. Le « Séjour » qu'il évoque dans l'un de
ses livres est un lieu sans lieu mais en tous lieux, une présence dans la
présence, une nuit lumineuse qui éclaire toutes choses. Il est difficile d'en
parler autrement que par des paradoxes ou des formulations négatives. En cela, la
démarche de Goorma est voisine de certaines approches
d'une poésie métaphysique, mais vécue, telle qu'ont pu l'incarner Roger Munier,
Antonio Porchia, Roberto Juarroz
et plus récemment Laurent Albarracin, du moins dans certains de ses écrits et
notamment Le Secret secret. Comment
en effet dire l'indicible ? Sur le plan de l'esprit, il y a une évidence
de l'intuition. Ce que ressent la conscience au plus intime est presque
incommunicable par les mots. S'il en émane une parole, c'est celle du silence,
qui est l'éloquence suprême. Ce silence innerve toute l'écriture de Jacques Goorma. S'il veut tenter de l'exprimer, il ne peut le faire
qu'en réduisant à l'extrême la voilure du langage. De la même manière que le
vol d'un simple moineau révèle le mieux l'immensité du ciel, quelques mots
suffisent à l'auteur pour faire résonner le silence et l'amplifier. Avec ce
nouveau livre intitulé Propositions – il fait suite à Tentatives
qui s'inscrit dans la même perspective –, Goorma
poursuit sa marche vers la source originelle, « au point exact du
surgissement du monde » dans la conscience. C'est un cheminement
immobile qui consiste à se débarrasser des vieux vêtements, à déposer
« son habit de singe » dont toute pensée s'affuble. Et en même temps
qu'il se dépouille, il met son Verbe à nu. Pour dire l'inexprimable, il a
choisi la forme du poème. Chacun des quatre-vingt-dix poèmes, appelés « propositions »,
tient en quatre vers. Le silence n'a besoin de presque rien, juste ces quelques
mots pour se faire entendre : « Il faut oublier les mots/pour
goûter le silence//en garder quelques-uns/pour ne pas l'oublier »,
écrit-il. La tournure, volontiers elliptique, ouvre au non-dit et donne de
l'envol à la pensée, comme le montrent ces trois exemples : la clarté appuie son beau
corps nu contre la
fenêtre ….. comme la
fenêtre le silence est ouvert des deux
côtés ….. une parole traverse pieds nus le feu du silence Toute
l'interrogation de Jacques Goorma porte sur la
conscience jusqu'à son plus extrême recul, là où l'on ne sait plus si c'est en
soi ou en dehors de soi. Il est comme un guetteur contemplatif qui n'attend pas
« la venue des barbares », mais regarde le monde tel qu'il se déploie
dans son regard lavé à l'eau claire de la source intérieure. Alain Roussel |