Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Cécile A. Holdban, Seize femmes en écriture. Mis en ligne le 14 mars 2024. Ce texte est repris du site En attendant Nadeau. © : Alain Roussel.
Seize femmes en écritureUn livre est un lieu de résonance. On lit, on écoute, on interprète. On peut, si l'on est critique, écrire un article et prolonger ainsi sa lecture. L'approche de Cécile A. Holdban est différente. Choisissant quinze poétesses qu'elle apprécie particulièrement, elle exerce en les lisant son pouvoir d'incarnation : elle entre en osmose avec leurs œuvres, s'introduit dans leur vie et, les faisant parler en elle, leur prête sa propre voix. Poétesse,
peintre et traductrice, Cécile A. Holdban s'est
penchée sur le destin de ces poétesses qui, en divers pays, ont traversé l'Histoire
du XXe siècle, marquée par des bouleversements de toutes sortes, guerres, révolutions,
déplacements de population, cataclysmes. Souvent reléguées dans la petite
histoire, cantonnées à l'éducation des enfants et aux tâches ménagères, elles
ont mené un combat dans l'ombre pour s'en affranchir. Celles qu'évoque Cécile
A. Holdban ont toutes en commun d'avoir choisi
l'écriture pour ouvrir leur chemin vers la liberté, malgré les réticences, les
échecs, la maladie et l'absurdité d'un monde violent et mortifère. Certaines l'ont
payé chèrement, de leur propre vie. L'auteure, par le récit de ses ancêtres
maternels, est d'une certaine façon l'héritière de ce cheminement. Il est
important de préciser qu'elle ne défend pas ici une poésie féminine au sens
idéologique, mais comme elle l'écrit de poésie écrite par des femmes – comme il
y a une poésie écrite par des hommes –, souvent originaires de pays soumis aux
plus fortes turbulences, « terreur stalinienne, la Shoah, l'apartheid
ou le fondamentalisme religieux ». Ce
qui relie ces quinze écrivaines c'est leur besoin de transformer leur vie par
des mots et leur refus d'accepter l'insupportable condition faite aux femmes
dans des sociétés encore trop patriarcales à leur époque. Mais leurs voix sont
différentes. Cécile A. Holdban aurait pu écrire une
sorte d'essai pour tenter d'analyser ce qui les rapproche et établir des
passerelles entre, par exemple, Marina Tsvetaïeva et
Ingrid Jonker, Nelly Sachs, Alejandra
Pizarnik, Forough Farrokhzad. Mais un essai implique nécessairement une
certaine distance, peu compatible avec les affinités très fortes qu'elle entretient
avec ces poétesses et qui exigent une autre approche. Au fil des lectures et par
divers témoignages, elle a greffé leur vie et leurs œuvres sur sa propre
sensibilité. Elle les fait parler dans sa propre écriture, d'un style alerte et
captivant : quinze poétesses et une seule voix, la sienne. C'est
l'originalité de ce livre qui prend souvent la forme de lettres s'adressant à
des proches, mère, père, sœur, fils, amant, mari… Même s'il y a des citations,
par ailleurs bien intégrées, jamais elle n'écrit à la façon de Sylvia Plath,
Antonia Pozzi ou Nelly Sachs. Cécile
A. Holdban porte en elle toutes ces voix dont elle
pourrait probablement réciter des fragments par cœur, mais c'est sa propre
parole, avec son style et son souffle, qu'elle fait entendre et qui nous émeut.
À la lire, on se prend d'empathie pour ces écrivaines au destin souvent cruel. Est-ce
la justesse de l'expression, l'authenticité qui s'en dégage ? Nous avons
l'impression de les connaître depuis toujours. Elles sont avec nous, et elles
sont en nous. Au fil de la lecture, nous nous surprenons à partager leurs
espoirs, leurs déceptions, leurs souffrances, leur courage, leurs refus. Nous
sommes complices de leurs amours, dans la passion et dans la perte. Nous
assistons à l'éclosion de leur écriture, souvent dans le secret d'un journal
intime ou d'une confidence, et suivons leur parcours tourmenté pour accéder à
la reconnaissance. Nous les accompagnons dans leur quête de la beauté. Ce qui
les caractérise, c'est moins la révolte que la détermination à vouloir
s'accomplir dans un environnement hostile, à trouver leur place dans un monde
littéraire qui fut longtemps l'apanage des hommes. S'il
y a des aspects biographiques, c'est au croisement de la petite et de la grande
Histoire, tous ces drames que celle-ci génère au sein des familles et des
amitiés. Avec ce livre, on entre dans la chair de la vie. Malgré la pauvreté,
la maladie, les trahisons, les persécutions de toutes sortes, il y a cette
quête ardente d'un bonheur impossible. Et il y a la mort. Elle rôde dans toutes
ces pages que nous livre Cécile A. Holdban, tel le
suicide d'Ingrid Jonker : « Mais il y a
eu ce moment où j'ai fini par être seule, enfin. Je suis descendue sur la
plage. J'ai ramassé des galets, comme nous faisions, enfants, avec Anna, à Gordons's Bay. J'en ai rempli les poches de mon pantalon.
Lourde et allégée, j'ai avancé sans me retourner. Mes pieds nus ont commencé à
toucher l'eau. Je suis entrée dans la mer… » Alain Roussel |