Alain Roussel : compte rendu du livre de Jacques Josse, Débarqué. Alain Roussel a écrit une trentaine de livres ou plaquettes, notamment aux éditions Lettres vives, chez Plasma, à la Différence, au Cadran ligné, chez Apogée, le Réalgar… Il a participé à de nombreuses revues : Phases (d'Édouard Jaguer), Opus International, Surréalisme (Vincent Bounoure), Mai hors saison, L'Autre, Nulle part, la Polygraphe, Supérieur Inconnu…). Il s'inscrit dans une double démarche. L'une est d'ordre poétique. L'autre revendique la liberté de la langue et le bonheur d'écrire ; l'imaginaire et l'humour y jouent un rôle essentiel. Texte mis en ligne le 19 septembre 2018. © : Alain Roussel.
Rêver plus loin que sa vieÉcrivain
et poète, Jacques Josse a écrit une quarantaine de livres et plaquettes.
LĠécriture, la sienne, celle des autres, fait partie de sa vie. Je crois même
quĠil ne pourrait véritablement vivre sans écrire. CĠest chez lui une nécessité
vitale. Ce nĠest pas quĠil construise un « corps dĠécriture », comme
peut le faire dĠune certaine façon Bernard Nol, mais il donne corps à la
mémoire en faisant revivre par les mots des personnages familiers et
pittoresques aujourdĠhui disparus, pour la plupart. Qui a lu Josse nĠa pu
quĠêtre impressionné par cette capacité à faire surgir tel ou tel souvenir sur
la scène de lĠécriture. Plutôt que des portraits, ce sont des séquences
méticuleusement réalisées dĠun film intime quĠil nous propose à chaque livre. Son
ton est celui de la confidence et de la complicité. À peine avez-vous commencé
la lecture que vous êtes dedans, avec cette empathie soudaine qui vous prend à
la gorge pour toute cette faune dĠindividus déclassés, déchus, détruits par la
vie et terriblement attachants qui sĠaccrochent encore comme ils le peuvent, et
désespérément, à un rêve irréalisable. Tout se joue, le plus souvent, autour du
hameau, où Jacques Josse a vécu toute son enfance et son adolescence, y
revenant ensuite régulièrement. Ce lieu est lĠune des sources principales de
son inspiration. CĠest là quĠil a construit sa mythologie personnelle en
observant ses voisins qui, souvent, survivent comme ils le peuvent à un
quotidien rude, destructeur, et en y ajoutant ces « héros » issus de
ses nombreuses lectures, ces écrivains, morts ou vivants, quĠil admire, tels
Corbière, Kerouac ou Hrabal avec lesquels il voyage par la pensée vers dĠautres
espaces. Avec
Débarqué, récemment publié à La Contre Allée, il
sĠattelle à un projet qui lui tenait particulièrement à cœur mais dont il a
longtemps retardé la réalisation, par pudeur et comme désarmé devant la
difficulté de la tâche. Comment en effet parler du « père » ? Si
Josse a toujours eu, dans ses descriptions de personnages, le souci du
réalisme, il sait leur ajouter la part de fiction nécessaire à toute
littérature, le « mentir-vrai » dĠAragon. Mais là, dans les cercles
concentriques de la mémoire, lĠon est au plus intime, au plus nu. Il nĠy a pas
de place pour la distance. LĠauteur le sait. Pourtant, quĠon le veuille ou non,
la mémoire ne restitue pas le passé tel quĠil a été. Elle le réinvente. Des
êtres qui nous sont le plus chers, surtout sĠils sont morts, nous oublions
certains aspects pour mettre en lumière ceux qui, pour nous, sont révélateurs
de notre propre vie : nous attendons de notre mémoire un épanouissement,
nous voulons quĠelle nous sauve, quĠelle accomplisse « lĠancêtre » à
travers nous, autrement dit quĠelle le fasse
vivre. Tel est lĠenjeu pour Jacques Josse. Ce quĠil lui faut trouver ce nĠest
pas un regard objectif mais une justesse de la subjectivité pour évoquer ce
père décédé, dire avec gravité et tendresse, parfois avec humour, ce quĠil
ressent, ce que la mémoire lui fait ressentir. Cette évocation, il lĠavait déjà
effleurée par bribes dans lĠun de ses précédents livres,
Liscorno, publié chez Apogée, mais avec
Débarqué, son père devient la figure centrale. Du coup, lĠauteur
nous dévoile des pans ignorés et, mine de rien, nous livre la clef de son
œuvre. CĠest toute son enfance et son adolescence quĠil déroule devant nous,
avec le souci du détail qui le caractérise. Rarement émotion et écriture ont
fait aussi bon ménage. Son père, ce « débarqué » par avance en raison
dĠune maladie et qui voulait être marin, nous le voyons évoluer dans la vie
quotidienne, assumant cette réalité-là du mieux quĠil pouvait, tout en rêvant à
ces voyages au long cours, à ces terres inconnues, à toutes ces aventures que
lui racontait au café le cousin « Tilly », grand fabulateur devant
lĠÉternel, ou quĠil découvrait au fil de ses lectures de nombreux récits. Tous
ceux qui gravitaient dans le voisinage, Josse nous les présente cette fois en
amont, avant quĠils ne deviennent au fil des livres quĠil a écrits des
personnages de fiction, figures au destin souvent pathétique qui portent sur
leurs épaules la marque dĠune implacable fatalité. La mer, la terre, la mort, ce
sont aussi trois visages de la Bretagne profonde que lĠauteur nous dévoile. Quant
au style, le mieux est encore dĠen citer un extrait : Semblable à ces êtres perdus qui
sĠinventaient des chemins de traverse en se démenant pour survivre, il
cherchait, à sa façon, les ressources nécessaires pour tenir le coup. Il
glanait des brindilles de bien-être dans les arbres, les fleurs, les étoiles,
les livres. Il gardait le cap. Restait exigeant envers lui-même. Malade, et sachant
quĠil le serait à perpétuité, il avait choisi de ne plus sĠattarder sur le
sujet. Il nĠen plaignait pas moins ceux qui avançaient courbés sous le poids
dĠune douleur trop intense, en particulier deux sœurs qui, entièrement
habillées de gris, promenaient leur tristesse à vélo. Lui qui faisait en sorte
de cadenasser sa souffrance, avait les larmes aux yeux en voyant la leur
déborder ainsi… Alain
Roussel |