RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : compte rendu du livre de Jacques Josse, Le Manège des oubliés.

Alain Roussel a écrit une trentaine de livres ou plaquettes, notamment aux éditions Lettres vives, chez Cadex, chez Plasma, à la Différence, au Cadran ligné, chez Apogée, le Réalgar, Maurice Nadeau… Il a participé à de nombreuses revues : Phases (d'Édouard Jaguer), Opus International, Surréalisme (Vincent Bounoure), Mai hors saison, L'Autre, Nulle part, la Polygraphe, Supérieur Inconnu…). Il s'inscrit dans une double démarche. L'une est d'ordre poétique. L'autre revendique la liberté de la langue et le bonheur d'écrire ; l'imaginaire et l'humour y jouent un rôle essentiel.

Texte d'abord publié dans la revue Europe numéro d'avril 2022.

Mis en ligne le 3 avril 2022.

© : Alain Roussel.

Josse Jacques Josse, Le Manège des oubliés, Quidam, 2021.


On peut naître à la poésie à partir d'une rencontre, d'un voyage, d'un livre. C'est la lecture au début des années 1970 des poètes de la Beat Generation qui, pour Jacques Josse, fut décisive, libératoire. D'un seul coup, les censures que l'on s'invente inconsciemment ou que nous dicte l'enseignement littéraire trop formaliste de l'Éducation Nationale tombèrent, et avec elles l'incapacité à écrire. La voie – et la voix – était enfin ouverte.

S'il a écrit et publié des poèmes, c'est surtout par la prose que cet écrivain creuse son sillon dans l'écriture, poussant le soc de la phrase dans une terre ingrate, caillouteuse comme le sont ces vies cabossées dont il nous conte l'histoire au fil d'une trentaine de livres. Ces personnages dont il dresse en quelques paragraphes le portrait ne sont pas directement issus de son imagination. Ils sont là, enfouis dans sa mémoire, ceux qu'il a pu connaître dans sa jeunesse autour de Liscorno, un hameau des Côtes d'Armor, ou ailleurs et qui, en fantômes pressés, sont impatients d'apparaître dans le récit. Beaucoup sont morts. Ils appartenaient pour la plupart à cette dure réalité rurale – mais chez Josse la mer n'est jamais loin, la mort non plus – aujourd'hui disparue, avec ses lieux-dits et villages où le café du coin, outre d'être un lieu de convivialité et un dérivatif pour les autochtones pris dans le roulis d'une vie laborieuse, offrait un point d'ancrage à tous ces éclopés, ces laissés pour compte, ces déchus au passé parfois aventureux, où ils pouvaient embellir d'un verbe bruyant et au fil des verres leur terne existence. C'est à ceux-là que Josse accorde son infinie tendresse. Il les accueille dans son écriture, les réinvente et leur ouvre ainsi pour déambuler son propre espace imaginaire, leur donnant une seconde chance au royaume du rêve.

Son dernier livre, Le Manège des oubliés, est animé du même esprit, mais il est encore plus épuré et constitue la quintessence d'une grande partie de son œuvre. Les phrases sont courtes, précises, directes. L'écrivain n'a pas un mot de trop pour évoquer en vingt-sept brèves nouvelles un univers crépusculaire où survivent ces « oubliés » de la société – des « suicidés » dirait Artaud – qui, pour la plupart, n'ont plus de nom et s'accrochent comme ils le peuvent au « il » de narration voulu par l'auteur. Soudain, ils apparaissent dans le récit, traînant avec eux un destin implacable, butant sur les cailloux du chemin, mort, folie, infirmité, maladie… Puis ils disparaissent comme ils étaient venus. On n'en saura pas plus. Au lecteur de poursuivre, s'il le souhaite, l'évocation par la mise en mouvement de sa propre imagination ou la laisser telle qu'elle se présente, comme un portrait qui ne demande aucune retouche.

Il y a quelque chose d'hallucinatoire, d'hyperréaliste même, dans cette façon de raconter. Qu'on en juge : « La nuit dernière, alors qu'il dormait allongé dans le cotre, il a vu la Mort monter à bord. Elle s'est approchée de lui. Lui a tapoté la cage thoracique. Ça sonnait creux sous ses doigts secs. Quand il s'est réveillé en sursaut, qu'il a ouvert les yeux et battu l'air avec ses bras avant de se toucher la poitrine et le ventre, ne sentant plus que ses côtes saillantes, elle avait déjà décampé… »

Jacques Josse nous entraîne, en quelques vidéos d'écriture en noir et blanc où les personnages, « ces infimes présences précaires sur terre », sont saisis à un moment de leur existence, quand celle-ci est déjà dévastée, dans un rêve éveillé qui tourne presque inévitablement au cauchemar. S'il y a une clé de la vie, ces « oubliés » ne la possèdent pas. La fatalité, dans ses plus sombres manigances, décide pour eux et les frappe cruellement à l'instant où ils ne s'y attendent pas, comme dans les romans noirs de David Goodis. Pas d'échappatoire. D'ailleurs, la mort les tient à l'œil et attend patiemment le faux pas. Il ne leur reste plus, dans le meilleur des cas, que la capacité de rêver et de s'évader vers les ailleurs, à la façon du protagoniste de la nouvelle intitulée « Route 104 » qui « sillonnait la lande ou les champs de choux-fleurs en rêvant qu'il roulait en direction du Boom Boom Boom à San Francisco ». Ils ont presque tous été des voyageurs au long cours, soit qu'ils aient réellement bourlingué, soit qu'ils se soient inventé des virées imaginaires à partir d'un livre, d'un blues ou d'un verre de trop. Josse peut aussi, mine de rien, au détour d'une phrase, citer les poètes et écrivains qu'il aime, certains peu connus : Max Porter, Carlos Liscano, Marc Le Gros, Jean-Marie Flémal, Franck Venaille, Jim Harrison…

Ce Manège des oubliés porte bien son titre, avec ses passagers anonymes pris à leur corps défendant dans le tournoiement de l'existence et qui « s'efforcent de mener leur frêle embarcation à bon port en ramant, le plus souvent, contre des vents contraires ».

Alain Roussel

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