Alain Roussel : Au piéton métaphysique Petr Král © : Alain Roussel. Ce texte a d'abord été publié dans la revue Secousse, n° d'hommage ˆ Petr Král. Au piéton métaphysique Petr KrálPour sa femme Wanda. Passe le vent il a emporté l'ami Petr ce n'est pas vers les étoiles celles-ci tu les aimais surtout tombant au bord d'un toit ou dans une flaque « il y avait l'épave de la Grande Ourse échouée sur le sommier grinçant du matin » écrivais-tu ton Paradis était ici comme un léger flottement parmi les choses en apparence banales tous ces petits riens de la vie quotidienne dont tu savais déchiffrer le vocabulaire dans d'infimes détails dont la rencontre créait la surprise tu nous as d'ailleurs présenté au fil des livres les divinités tutélaires de ta mythologie personnelle le pont la passerelle la valise le train les lavabos le marché l'hôtel la pluie le vide les toits le mannequin le tournant le topinambour le rasage le gris les coulisses le barman… à la terrasse d'un café ou au cours d'une promenade ton regard était toujours à l'affût de ces rencontres improbables que tu suscitais dans la matière même du monde entre des objets et des espaces la réalité se mettait alors à murmurer à parler par ses interstices et cette rumeur était poésie elle ne montait pas vers le ciel tu as toujours eu en horreur l'emphase mais elle rôdait dans la ville souvent au crépuscule et sous tes fenêtres c'était une sorte d'atmosphère avec « son poids et son frisson » qui pouvait varier selon les heures et les saisons seul le mystère concret du monde t'attirait pas la merveille qui n'était pour toi qu'un ajout inutile une parure comment pourrais-je oublier le 10 rue Goublier c'est là que nous tenions seul à seul jusque tard dans la nuit nos « séances métaphysiques » comme tu disais ce n'était pas un atelier d'écriture tu avais horreur de ça et je ne saurais décrire ce qui se jouait-là je sais seulement que toi et moi nous nous préparions pour le rite et que notre rire désarçonnerait au cours de nos échanges toutes les postures et toutes les impostures casserait le verre clinquant de toutes les constructions intellectuelles que l'on croyait définitivement acquises avec la complicité du vitrier qui souvent passait miraculeusement dans la rue vers minuit en criant « vitrrrie-e-er » comme il se doit pour tout vitrier digne de ce nom
mais le réel est en deuil il a perdu son poète on n'entendra plus ton pas feutré de piéton métaphysique même si je sais que te relisant je referai chaque fois le voyage accompagné de ton rire mélancolique et d'un regard nouveau. lundi, 22 juin 2020 Post-scriptumJ'ai rencontré Petr en 1980. Il m'invitait chez lui, rue Goublier, autour d'un repas que généralement, excellent
cuisinier, il préparait lui-même. Son épouse de l'époque, Marie-Claire,
participait à nos conversations qui se poursuivaient tard dans la nuit. Puis à
partir de 1985, date à laquelle il revint seul à Paris, nos rencontres prirent
une tournure différente. Ce qui était auparavant une agréable conversation entre
amis devint une exploration en commun, « à distance, des mystères du
monde », comme il le précise dans son livre, Le
Dixième. Ces discussions nocturnes se poursuivirent jusqu'en 2006,
date de son départ pour Prague. Le rituel était toujours le même : Hana, qu'il avait épousée en 1986, dînait avec nous, puis
elle nous laissait seul à seul, de sa propre liberté et même sa connivence,
pour que nous menions jusqu'à trois ou quatre heures du matin, ce que Petr
appelait des « séances métaphysiques ». Ce n'était certes pas des
séances de travail, car le rire (pas l'humour à la française) était constamment
présent dans nos réflexions, le quotidien aussi : par exemple nous avions
conclu que par leur forme particulière une bouteille de bordeaux était
masculine et une bouteille de bourgogne féminine. Évidemment nous passions
aussi en revue certaines subtilités de la langue, comme les différences entre
un passant, un piéton, un promeneur, un marcheur… Cela n'empêchait pas le
« dehors » de faire soudain irruption dans nos échanges, ainsi qu'il
le raconte dans Le Dixième : « …
vers trois ou quatre heures du matin, les pas d'une foule nombreuse, au seul
mot d'“attroupement” imprudemment prononcé, pouvaient surgir de la nuit et
retentir sous les fenêtres, pour s'ajouter à leur dialogue en bande-son et
l'étendre à l'espace des autres hommes. Au cours d'une soirée, vers minuit, ils
se figent de surprise en entendant le silence de la rue se fendre en deux,
tranché net par le “vitrrrrie-e-er”
familier qui, malgré l'heure, monte vers eux droit et coupant comme une épée.
Nul doute que l'artisan, le vitrier nocturne qu'ils joindront sans tarder au
panthéon des figures métaphysiques modèles, ne soit lui-même venu saluer leurs
méditations, montrant qu'elles suivaient bien le vrai chemin. »
Parfois nous sortions dans la nuit parisienne, et là aussi les anecdotes qui
jalonnaient notre parcours s'avéraient révélatrices des rapports que Petr
entretenait avec le réel. Ainsi, il avait décrit dans son livre sur le Xe
arrondissement de Paris le passage Jouffroy, avec l'hôtel Chopin qui offrait au
regard, de l'extérieur, une rampe d'escalier dont la courbe finale
s'harmonisait étrangement avec l'ovale d'un miroir. Un soir, il me dit :
« je vais te montrer ». Nous voici donc devant l'hôtel Chopin.
Stupeur : le miroir ovale a disparu et il y a à sa place un miroir
rectangulaire de piètre apparence. Petr alors s'exclame : « tu vois,
cela m'arrive souvent, quand je décris un objet dans un livre, il disparaît, il
passe dans mon écriture ». Mais Petr ne pouvait se contenter d'en rester
là. Nous entrons dans l'hôtel, il appelle le veilleur de nuit et lui demande où
est passé le miroir. En raison de travaux de « modernisation », il
avait été relégué à l'étage, dans une chambre inoccupée. Tout en manifestant
son mécontentement devant cette regrettable substitution, Petr lui demande
alors si on peut le voir. Interloqué, et c'est peu dire, le veilleur accepte et
nous guide comme dans un musée pour une visite privée vers la chambre où j'ai
pu ainsi voir le fameux miroir ovale, posé négligemment contre un mur parmi
d'autres objets. Une autre fois, il devait être une heure du matin, nous étions au milieu de
la passerelle de La Grange-aux-Belles, sur le canal Saint-Martin.
À main gauche il y avait une boutique à peine éclairée par la lumière glauque
d'un réverbère. La seule chose vraiment visible dans la vitrine était un
mannequin et Petr, à partir de ce mannequin, réinventa le lieu et ses alentours
et ce réel-là devenait plus réel que le réel, comme si la réalité enfouie ne
demandait qu'à jaillir, soudain libérée par le regard que Petr portait aux
choses. Il y avait aussi chez lui, surtout à l'époque où il écrivait sur le
burlesque, des tentatives d'intrusion physiques dans le réel : ainsi, à
Bordeaux où j'habitais alors, nous promenant dans un parc par un bel après-midi
de février et discutant paisiblement de choses et d'autres, d'un seul coup il
enlève son manteau et le jette sur l'herbe en le désignant aux promeneurs en
criant « c'est le cadavre ». Et à mon grand étonnement les gens
regardaient le manteau comme si c'était vraiment un cadavre, du moins je le
ressentais ainsi. Ces tentatives d'action sur le réel n'étaient pas toujours
couronnées de succès. Nous voici un soir de fin d'automne devant le théâtre
Antoine. Les futurs spectateurs sont alignés en une longue file d'attente
devant la façade. Devant le théâtre, il y a un arbre où quelques rares feuilles
sont restées accrochées, attendant je ne sais quel vent propice. Petr et moi
nous décidons d'intervenir. Nous voilà de chaque côté de l'arbre, essayant
vainement de le secouer pendant de longues minutes, sous le regard amusé et
même complice de la file d'attente qui nous encourage. Mais nous partirons
bredouilles, nous disant que décidément il y a encore, dans le réel, des lieux
de résistance que nous ne pouvons pas vaincre… Alain Roussel |