Alain Roussel : Expérimenter le divan. Mis en ligne le 27 février 2022. © : Alain Roussel. Ce texte a d'abord été publié sur le site En attendant Nadeau.
Expérimenter le divanEn ces temps troublés où les chroniqueurs, les politiques et moult « sachants » qui le sont si peu égrainent leurs convictions péremptoires et gesticulations rhétoriques sur les plateaux de télévision à la solde d'actionnaires milliardaires, le livre de Jacques Lederer est d'une grande fraîcheur jubilatoire. Cet ami de jeunesse de Georges Perec à la mémoire duquel le livre est dédié, d'une famille austro-hongroise décimée par la déportation, est en effet un satiriste qui, dans ce récit, exerce son talent dans les milieux psychanalytiques, pour notre grand plaisir. Le
récit se déroule à huis clos au Prieuré de R…, dans les Alpes mancelles, un
lieu célàbre pour ses résidences d'écrivains et ses séminaires que certains lecteurs
pourront sans doute identifier. L'institution culturelle est dirigée « d'une
main de fer par Gladys, sa fondatrice et propriétaire, espàce de màre
supérieure dont la mission, surhumaine, était d'expliquer à ses pensionnaires
la différence entre aide à la création et argent de poche ». Une
vingtaine de psys, « le gratin de la corporation », sont réunis là,
pour un colloque. Le narrateur, Jacques, ne fait pas partie de la bande. Il est
là pour « veiller à leur confort, satisfaire leurs caprices, apprécier
leurs finesses, faire le quatriàme au bridge » et éventuellement « touchoter
le vieux Pleyel du réfectoire ». Témoin privilégié, il note avec
un humour décapant, sans pour autant tourner au vitriol, les travers et les
théories fumeuses des participants à ce qu'il faut bien appeler une farce. Les
personnages sont on ne peut plus pittoresques. Il y a « le grand ponte
de la rue du Bac » pour qui tous les patients ne sont que des
« fa-ti-gués », le psychiatre Cyriaque A., « grand éventreur
de divans » qui se vante d'avoir tailladé au couteau celui de Lacan, Léviath qui ressemble « à un acarien grossi au
microscope électronique » et, parmi d'autres compàres, l'inénarrable Chtarbov, protagoniste du récit et « génial
inventeur de la psychanalyse en double aveugle ». Un matin, il propose,
en marge du séminaire, d'organiser un « colloque off » pour expliquer
sa méthode. Fort du constat, étayé par dix années de pratique à écouter ses
patients tout en cuisinant dans leur dos ses « omelettes au lard », qu'il
n'y a « pas de différence entre un abruti qui a terminé sa cure et un
abruti qui ne l'a pas entreprise », il fait de la guérison la question
centrale à laquelle aucun analyste n'a pu répondre vraiment – c'est même le
dernier de leurs soucis – et encourage vivement, sous forme d'une boutade, ses estimables
collègues, en proie à une fureur bien compréhensible, à abandonner le métier ! Mais
quelle est donc cette « psychanalyse en double aveugle » qu'il
préconise ? Elle consiste à vérifier si un individu donné a plus de chance
de guérir en faisant une cure selon la méthode classique, « cinquante
minutes trois fois par semaine » ou en ne faisant rien qu'affronter la
vie telle qu'elle est. Prétendant de maniàre péremptoire qu'il y a deux
« je » en chaque individu, Chtarbov propose
que, se dédoublant intérieurement, l'un suive la cure traditionnelle, avec
divan, ambiance feutrée et somnolence libératoire, tandis que l'autre ne fera
rien du tout. Au bout de six mois, on compare les résultats. Cependant, il
précise en se retirant que « sa communication avait un but purement
informatif et qu'il ne prenait désormais plus de clients ». Comme on
pouvait s'y attendre, sa théorie provoqua un tollé général, chacun y allant de
toute la gamme de son vocabulaire plus ou moins châtié pour dénoncer cette
théorie absurde. Pourtant, le jour suivant, nombre de ces éminents spécialistes
remirent, à l'insu de tous, à Jacques, l'homme de confiance, une enveloppe avec
un chèque « rondelet », en lui demandant de bien vouloir la transmettre
en toute discrétion à l'éminent « docteur Chtarbov ».
Un mot accompagnateur exprimait le souhait qu'il fît une exception à leur égard
en acceptant de les prendre pour suivre cette psychanalyse en double aveugle,
compte tenu de leur profonde détresse morale… Le
livre de Jacques Lederer est une satire, une bouffonnerie
dont le but est de nous divertir en se moquant de l'esprit de sérieux qui hante
notre époque où chacun pense détenir une vérité qui n'est en définitive qu'une
croyance. Faire tomber les « masques » n'est-il pas, par les temps
qui courent, une urgence ? On sort de cette lecture ragaillardi, et plus
léger de s'être débarrassé en même temps, par autodérision, de ses propres préjugés. Alain Roussel |