Qu'est-ce
que la poésie ? Où va la poésie ? C'est à ces questions que se
confronte François Leperlier dans son dernier livre, Destination de la poésie. Il les aborde en toute lucidité, sachant qu'il
est plus facile de dire ce que n'est pas la poésie que ce qu'elle est. La
meilleure réponse serait d'ailleurs le poème lui-même, mais l'auteur démontre
dès les premières pages que la poésie n'est pas seulement un acte d'oralité ou
d'écriture mais qu'elle se manifeste de mille manières, peinture, sculpture,
architecture, théâtre, cinéma, photographie, musique, quand ce n'est pas une
certaine façon de vivre. « Le poète est celui qui inspire bien plus que
celui qui est inspiré », écrivait jadis Éluard. En ce sens, la poésie peut
jaillir aussi du réel, et pas seulement des mots. Il y a un langage du monde à
multiples facettes, dont celle de la poésie qu'il faut déchiffrer derrière le
sens apparent et, sans trop vouloir pousser la métaphore, il suffit de tendre
l'oreille pour s'apercevoir que l'océan nous parle en vers !
Dans la mesure où toute définition a pour but de
fixer son objet, la poésie, par nature volatile, est indéfinissable. Elle n'est
accessible que par une sorte d'intuition immédiate qui implique une expérience
vécue, nous dit Leperlier. En l'approchant du côté de l'essence, à l'instant précis
où elle prend corps dans une parole, une image, un événement, il est assez
proche de la conception hindoue du Rasa ou Saveur, développée par Viçvanâtha
vers le XVe siècle et dont Coomaraswamy – mais aussi René Daumal, en
d'autres mots – nous dit que ce terme est « l'équivalent de Beauté
ou d'Émotion esthétique ». Cependant il implique aussi la connaissance,
saveur et savoir ayant la même étymologie, et parle aussi bien à l'émotion qu'à
la pensée.
On ne nomme pas la poésie, c'est la poésie qui
se nomme en nous, qui s'y fait reconnaître en éveillant notre intuition et en
inventant une manière d'être, de s'émouvoir et de penser. « Comprendre le
poème, c'est le renforcer dans son être », écrit l'auteur, c'est le
prolonger « jusque dans l'air que l'on respire ou le geste qu'on trace ». Leperlier ne s'embarrasse pas de
frontières inutiles, de délimitations convenues. La poésie voyage où elle veut,
comme elle le veut. Il l'interroge aussi bien en prenant appui sur les poètes que
sur les philosophes et métaphysiciens, en moult citations, conjuguant ainsi l'imagination
et la raison « en un même acte ontologique ». La haute idée qu'il
s'en fait ne pouvait qu'impliquer la notion de « signe ascendant »
telle que Breton l'avait formulée dans un texte célèbre, mais il la met en
mouvement, lui insuffle une sorte de dynamisme nouveau par « une impulsion
verticale » allant jusqu'à la sublimation en une « transcendance
immanente ». Au passage, il réhabilite l'image, tant décriée des
idéologues d'une certaine poésie d'aujourd'hui. Il écrit : « Je
demande toujours qu'on me montre un poème sans images, un poème qui ne
susciterait pas des images, qu'on me montre comment la poésie résiste là où
l'image cesse d'agir. Il n'y a pas de “réalité simple” qui ne soit
simplifiée. Il n'y a pas de littéralité revendiquée qui ne soit perception
diminuée, banalisation de l'existant, rhétorique stérile et tautologie
creuse ; il n'y a pas de présence pure qui n'annonce une absence
spectaculaire, etc. » Ce qu'il attend de l'image poétique, c'est une
justesse dans la liberté d'expression qui exclut toute tendance à
l'hypertrophie : « Le processus de poétisation imprime un certain
mode d'orientation dans l'imaginaire. » Il établit une différence subtile
entre la perception et l'image, celle-ci impliquant un écart et une
reconstruction, une réinvention qui peut être plus vraie que le vrai perçu, par
le jeu des analogies et des correspondances. Ramenée au langage, la perception
est de l'ordre de la dénotation immédiate, alors que l'imagination a besoin de
cette fuite en avant du sens par la connotation pour aboutir à une
représentation symbolique du monde réconciliant le sujet et l'objet. Et c'est
sans doute cela la destination de la poésie.
Cette interrogation sur le fond est essentielle
et donne toute sa pertinence au livre. Dans la dernière partie, il s'intéresse
aux aspects sociologiques – osons le mot – et dresse un constat
sans concession de la poésie actuelle en ses multiples manifestations qui ont
trop tendance au divertissement, au spectaculaire, « dans une alliance étroite
du ludique, de l'idéologique et du commercial » et sous l'impulsion
d'initiatives à caractère institutionnel pas toujours judicieuses, frôlant même
parfois le ridicule et la bêtise. Dans ce fatras, les poètes existent, mais ils
sont rares. Il dénonce aussi l'influence sclérosante des théories
universitaires sur la poésie, ainsi que l'instauration d'une censure qui ne dit
pas son nom, « après les tentatives, souvent réussies, pour assujettir la
langue et criminaliser la pensée ». Il en profite pour revisiter les
thèses de Guy Debord sur « la société du spectacle ». La critique de
Leperlier est salutaire. Mais à une époque où nombre d'individus s'inscrivent,
à tort ou à raison, dans ce système, elle fera polémique, peut-être au
détriment du fond. Aussi lucide soit-elle, et nécessaire, elle ne doit pas
faire oublier la réflexion qu'il mène tout au long de cet ouvrage sur les
fondements de la poésie en ses œuvres vives.
Alain Roussel