RETOUR : Coups de cœur

 

Alain Roussel : Compte rendu du livre de François Leperlier, Destination de la poésie.
Mis en ligne le 1er septembre 2019.

© : Alain Roussel.

Ce commentaire a été publié d'abord dans la revue Europe, n° 1085-1086, septembre-octobre 2019.


François Leperlier,
Destination de la poésie,
Éditions Lurelure, 2019, 19 €.

Qu'est-ce que la poésie ? Où va la poésie ? C'est à ces questions que se confronte François Leperlier dans son dernier livre, Destination de la poésie. Il les aborde en toute lucidité, sachant qu'il est plus facile de dire ce que n'est pas la poésie que ce qu'elle est. La meilleure réponse serait d'ailleurs le poème lui-même, mais l'auteur démontre dès les premières pages que la poésie n'est pas seulement un acte d'oralité ou d'écriture mais qu'elle se manifeste de mille manières, peinture, sculpture, architecture, théâtre, cinéma, photographie, musique, quand ce n'est pas une certaine façon de vivre. « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré », écrivait jadis Éluard. En ce sens, la poésie peut jaillir aussi du réel, et pas seulement des mots. Il y a un langage du monde à multiples facettes, dont celle de la poésie qu'il faut déchiffrer derrière le sens apparent et, sans trop vouloir pousser la métaphore, il suffit de tendre l'oreille pour s'apercevoir que l'océan nous parle en vers !

Dans la mesure où toute définition a pour but de fixer son objet, la poésie, par nature volatile, est indéfinissable. Elle n'est accessible que par une sorte d'intuition immédiate qui implique une expérience vécue, nous dit Leperlier. En l'approchant du côté de l'essence, à l'instant précis où elle prend corps dans une parole, une image, un événement, il est assez proche de la conception hindoue du Rasa ou Saveur, développée par Viçvanâtha vers le XVe siècle et dont Coomaraswamy – mais aussi René Daumal, en d'autres mots – nous dit que ce terme est « l'équivalent de Beauté ou d'Émotion esthétique ». Cependant il implique aussi la connaissance, saveur et savoir ayant la même étymologie, et parle aussi bien à l'émotion qu'à la pensée.

On ne nomme pas la poésie, c'est la poésie qui se nomme en nous, qui s'y fait reconnaître en éveillant notre intuition et en inventant une manière d'être, de s'émouvoir et de penser. « Comprendre le poème, c'est le renforcer dans son être », écrit l'auteur, c'est le prolonger « jusque dans l'air que l'on respire ou le geste qu'on trace ». Leperlier ne s'embarrasse pas de frontières inutiles, de délimitations convenues. La poésie voyage où elle veut, comme elle le veut. Il l'interroge aussi bien en prenant appui sur les poètes que sur les philosophes et métaphysiciens, en moult citations, conjuguant ainsi l'imagination et la raison « en un même acte ontologique ». La haute idée qu'il s'en fait ne pouvait qu'impliquer la notion de « signe ascendant » telle que Breton l'avait formulée dans un texte célèbre, mais il la met en mouvement, lui insuffle une sorte de dynamisme nouveau par « une impulsion verticale » allant jusqu'à la sublimation en une « transcendance immanente ». Au passage, il réhabilite l'image, tant décriée des idéologues d'une certaine poésie d'aujourd'hui. Il écrit : « Je demande toujours qu'on me montre un poème sans images, un poème qui ne susciterait pas des images, qu'on me montre comment la poésie résiste là où l'image cesse d'agir. Il n'y a pas de “réalité simple” qui ne soit simplifiée. Il n'y a pas de littéralité revendiquée qui ne soit perception diminuée, banalisation de l'existant, rhétorique stérile et tautologie creuse ; il n'y a pas de présence pure qui n'annonce une absence spectaculaire, etc. » Ce qu'il attend de l'image poétique, c'est une justesse dans la liberté d'expression qui exclut toute tendance à l'hypertrophie : « Le processus de poétisation imprime un certain mode d'orientation dans l'imaginaire. » Il établit une différence subtile entre la perception et l'image, celle-ci impliquant un écart et une reconstruction, une réinvention qui peut être plus vraie que le vrai perçu, par le jeu des analogies et des correspondances. Ramenée au langage, la perception est de l'ordre de la dénotation immédiate, alors que l'imagination a besoin de cette fuite en avant du sens par la connotation pour aboutir à une représentation symbolique du monde réconciliant le sujet et l'objet. Et c'est sans doute cela la destination de la poésie.

Cette interrogation sur le fond est essentielle et donne toute sa pertinence au livre. Dans la dernière partie, il s'intéresse aux aspects sociologiques – osons le mot – et dresse un constat sans concession de la poésie actuelle en ses multiples manifestations qui ont trop tendance au divertissement, au spectaculaire, « dans une alliance étroite du ludique, de l'idéologique et du commercial » et sous l'impulsion d'initiatives à caractère institutionnel pas toujours judicieuses, frôlant même parfois le ridicule et la bêtise. Dans ce fatras, les poètes existent, mais ils sont rares. Il dénonce aussi l'influence sclérosante des théories universitaires sur la poésie, ainsi que l'instauration d'une censure qui ne dit pas son nom, « après les tentatives, souvent réussies, pour assujettir la langue et criminaliser la pensée ». Il en profite pour revisiter les thèses de Guy Debord sur « la société du spectacle ». La critique de Leperlier est salutaire. Mais à une époque où nombre d'individus s'inscrivent, à tort ou à raison, dans ce système, elle fera polémique, peut-être au détriment du fond. Aussi lucide soit-elle, et nécessaire, elle ne doit pas faire oublier la réflexion qu'il mène tout au long de cet ouvrage sur les fondements de la poésie en ses œuvres vives.

Alain Roussel

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