Alain Roussel : Compte rendu du livre de Clotilde Marghieri, l'Île du Vésuve Mis en ligne le 11 avril 2023. © : Alain Roussel. Cette note de lecture a été publiée d'abord dans la revue Europe, avril 2023.
Qui connaît,
en France, l'écrivaine italienne Clotilde Marghieri ? Il aura fallu
attendre la publication cette année, par les éditions Arfuyen, de l'Île du
Vésuve dont le titre italien est Vita in villa, pour permettre aux
lecteurs français de découvrir enfin son œuvre par ce premier livre qu'elle a
publié très tardivement, alors qu'elle avait plus de soixante ans. Dans sa
préface, Gérard Pfister nous présente les éléments biographiques nécessaires
pour situer cet ouvrage. D'origine napolitaine, Clotilde Marghieri a passé une
partie de sa jeunesse dans un pensionnat de « jeunes filles de bonne
famille », près de Florence, s'est mariée à un avocat, a eu deux enfants,
bref a mené une vie plutôt conventionnelle de grande bourgeoise, tout en
entretenant une volumineuse correspondance avec le spécialiste d'art, Bernard
Berenson, et en lisant énormément, surtout des auteurs français, avec une
affection particulière pour Colette et Madame de Sévigné. En 1933, elle décide de
quitter Naples et, bien que toujours mariée, s'installe dans la villa de son
père au pied du Vésuve, en milieu campagnard, rompant ainsi avec les
convenances de la bonne société napolitaine et de sa propre famille. Revenue à
Rome en 1933, elle retournera régulièrement à la villa du Vésuve, du moins
jusqu'en 1963. L'Île du
Vésuve a
donc été écrit durant ces séjours, au contact d'un monde rural mais aussi d'une
aristocratie locale, avec ses mœurs et ses coutumes. Si, d'une certaine manière,
ce livre est un témoignage sur la façon de vivre dans la campagne italienne reculée
au siècle dernier, il nous offre d'abord, et surtout, un grand plaisir de
lecture. Cela tient à une écriture très accueillante qui vous considère comme
un confident à qui l'on écrit, et à une apparente légèreté où l'humour domine. Dès
les premiers mots, Clotilde Marghieri nous invite à venir la rejoindre, dans
cette villa qui est proche de celle où vécut quelque temps Leopardi, et à
partager avec elle, le temps d'un livre, « la merveilleuse et simple vie
des champs ». Celle-ci ne va pas sans savoureuses descriptions des usages
et des comportements locaux. Ainsi, si l'employée de maison doit ouvrir un
tiroir, elle demande si elle doit « tourner à Naples ou à
Castellammare ». En effet, le sens ou l'orientation sont déterminés par
des noms de lieux et non selon les points cardinaux, avec toute l'imprécision
que cela suppose. Le jargon utilisé par les paysans du coin est des plus énigmatiques
– « tu veux nous donner un chapon manquant ! » pour ceux qui ne
veulent pas s'acquitter de leurs dettes, ou « Vite ! Le train n'est
pas Lisandro ! » –, mais s'explique par des anecdotes, liées très
précisément au lieu, que nous relate généreusement l'autrice sur un ton
malicieux dont nous sommes aussitôt complices. Il y a d'ailleurs, chez ces
habitants, une véritable peur des mots par lesquels tout peut arriver :
« On dirait qu'un fait, un événement, un malheur ne deviennent réels que
lorsqu'ils ont un nom », écrit Clotilde Marghieri. Aussi ne dit-on pas
tuberculose mais « la vilaine maladie », et n'est-il pas préférable
d'appeler le typhus « fièvre intestinale » si l'on espère ainsi
l'empêcher d'apparaître ? De même, des haines ancestrales opposant deux
familles trouvent souvent leur origine dans un mot prononcé cent ans plus tôt
dans l'intention de blesser et « que seul le sang peut effacer, faute de
quoi la haine se transmettra de père en fils ». On pourrait
multiplier les anecdotes. Le regard que porte l'écrivaine sur le monde où elle
vit ou les visiteurs, qu'ils soient des simples paysans, des citadins, des
intellectuels ou des aristocrates issus de la noblesse, est d'une grande
finesse psychologique, ironique mais avec bienveillance, presque étonné de
toutes ces contraintes et manies dont les hommes ont besoin pour exister. De
toute évidence, Clotilde Marghieri aime les gens pour ce qu'ils sont, sans
avoir l'ambition de les changer, hormis quelques regrets parfois. Certains
passages sont particulièrement attendrissants, celui consacré à sa mère ou même
à des objets qu'elle humanise, tel le petit train de la « Circumvésuvienne »
qui est « la ligne de chemin de fer la plus modeste de toute la
Péninsule ». Il y a une adorable légèreté chez cette écrivaine. C'est une
qualité : la légèreté n'est-elle pas la profondeur quand elle vient à la
surface ? Et comme elle l'écrit, « le moyen de vivre le plus
complètement est aujourd'hui d'écrire, car c'est encore le moyen le plus direct
et le plus profond d'entrer en contact avec les autres ». Alain
Roussel |