RETOUR : Coups de cœur

 

Alain Roussel : Compte rendu du livre d'Alice Massénat, Le Squelette exhaustif.
Mis en ligne le 23 juin 2019.

© : Alain Roussel.

Massenat Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, préface de Jacques Josse, éditions Les Hauts-Fonds, 2019.


On a beau chercher : on est perdu, « en suspens dans un semblant de vie », avec en soi des paysages brûlés, dévastés. On ne peut plus ni reculer, ni avancer, on ne peut pas non plus rester immobile. On voudrait parfois être mort mais l'on est vivant, qu'on le veuille ou non, forcé à être au monde, mais en désespoir de tout. C'est de cette façon, du moins à la première lecture, que je ressens le livre d'Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, paru aux éditions Les Hauts-Fonds. Et l'on ne pouvait choisir meilleur éditeur pour cet écrit qui menace à tout instant de chavirer, d'être entraîné dans les profondeurs de l'être, « en mer de cactus », où il faut lutter contre la pieuvre innommable qui jette sur l'intruse son encre noire. Mais l'angoisse n'est-elle pas une preuve, à défaut d'une autre, que l'on existe ?

Nulle concession dans l'écriture d'Alice Massénat. Le corps souffrant – « je n'étais qu'une vulgaire écharde » – dans lequel elle entre comme par effraction, est au centre et la rappelle constamment à son propre désordre. Elle s'ouvre les veines du langage et le sang qui en coule ce sont ces mots qui ruissellent au fil des pages. Mais l'on aurait tort de croire que cette écriture-là n'est qu'une manière d'exprimer seulement, par le cri, un mal-être. Sa poésie, qui ne ressemble à aucune autre, est « son radeau de survie », selon la belle expression de son préfacier et ami, Jacques Josse. Elle vient, par une sorte de rituel magique très personnel, comme un exorcisme, une conjuration et surtout comme un appel à une nouvelle naissance. Il y a en effet cette « chrysalide » présente dans son œuvre qui ne demande qu'à devenir papillon, l'espoir fou d'un envol. « Donnez-moi mes équinoxes de l'aigle aux plumes de verre », écrit-elle.

Tout le livre porte les cicatrices des luttes incessantes et fratricides entre Éros et Thanatos. L'amour, la mort, la haine, la solitude, la révolte, la souffrance, la passion, tout ce qui vient crier à fleur de nerfs : en quelque sorte, ces poèmes sont des lettres d'amour. J'en veux pour preuve les derniers poèmes, regroupés sous le titre que je trouve superbe, « le Picador aux yeux d'étain », dont voici un extrait :

 

Je saisis ses yeux

ses binocles et sa peau

il se retourne en des failles de crocs

La fleur dix fois plus sensuelle que soumise

 

Hier la clameur

entre caducs et adages

alors que le ravin s'affûtait

tout à toi

 

Et tes bras qui m'enserrent

et cet amour qui luit

au détour d'un pal plus beau que jamais

 

Je t'offre mon sang et mes blessures

pleins poumons sur la valse urticante

du miroir aux yeux de chouette

 

Je veux

au parterre du fleuve de ma mémoire

enjamber cet acide de nos corps

et biscornue je t'ouvrirai la mer

dans nos propres mots.

Alain Roussel

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