Alain Roussel : Compte rendu du livre de Gérard Pfister,
Ce qui n'a pas de nom,
Arfuyen, 2019.
Ce texte est déjà paru sur le site En attendant Nadeau © : Alain Roussel. Le chant aux mille échosToute poésie, ou presque, relève du sensible. Mais il y a des poètes qui, dans le sensible, recherchent une verticalité, pouvant aller jusqu'à l'innommable. Gérard Pfister est l'un de ceux-là, proche par la démarche mais non par le style, d'un Roger Munier ou d'un Roberto Juarroz. Il nous entraîne ainsi, au fil de ses livres, dans un voyage entre poésie et métaphysique. Avec son dernier livre, « Ce qui n'a pas de nom », il poursuit sa quête, traquant inlassablement en mille poèmes de quatre vers l'insaisissable dans les images fugitives de ce monde mouvant. Gérard Pfister nous prévient dès les premières
lignes qu'il ne s'agit pas d'essayer de nommer « ce qui est sans
nom », de voir ce qui est « sans forme ». Comment le
pourrait-on ? On ne peut nommer que ce qui est nommable, et même là on est
pris en flagrant délit de trahison, le mot n'étant pas la chose. Pourtant,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce « sans-nom » qui échappe
à toute désignation, qui ne peut être pensé, est la source inépuisable de toute
parole, de toute pensée et de toute forme. Aussi, il faut bien qu'un mince
filet de cette eau, qui porte en elle la pureté des origines, coule encore dans
la parole, et si nous ne le voyons pas c'est que, selon l'auteur, « toujours
le mot veut définir, engendrant les ombres et les monstres, quand la vie seule
est ce qu'il faudrait dire, celle qu'obstinément, maladroitement nous
cherchons, celle dont le désir paraît ne jamais être assouvi.» C'est de cet éloignement, de cet obscurcissement,
d'avoir rendu le langage épais par accumulation de concepts, que naît en nous
le sentiment d'exil, alors que, si nous ouvrons les yeux, si nous rendons à la
langue sa nudité, nous constaterons que nous n'avons jamais été exclus du
Jardin et que la vie, la vraie vie, est là, dans son jaillissement, dans sa
pure apparition. Si, dans un premier temps, Pfister envisage le
« sans-nom » comme « la pure absence de tout », ce qui est
une manière de reconnaître son exil, il sait aussi, d'intuition, que cette
absence est une présence oubliée et qu'elle peut se révéler de nouveau, pour
peu que l'on parvienne à faire tomber les masques du langage et les voiles qui
empêtrent le regard. Il est donc nécessaire de réapprendre à entendre le
« sans-nom » dans une parole dénudée où résonne le silence et à contempler
la pure apparence des choses comme une expression, une manifestation du
« sans-forme » accessible à notre perception. Il n'est pas surprenant
que dans cette quête les sens de l'ouïe et de la vue soient le plus souvent
sollicités, même si ce ne sont pas les seuls, ouvrant à une interrogation sur
le temps et l'espace. Il ne faudrait surtout pas croire que Pfister s'enferme
dans une réflexion théorique. Ce qu'il cherche dans le temps, c'est le présent,
un présent à vif où « ce qui n'a pas de nom » rayonne, où la vie
respire, où « la beauté / de toutes choses // est d'apparaître / dans chaque
instant ». De même, ce qui l'intéresse dans l'espace, c'est sa vastitude
infinie et sa lumière qui absorbe les choses par assomption et les transfigure.
Il n'est pas anodin que pour évoquer cette transfiguration, il ait recours aux
œuvres de grands peintres vénitiens, tels Véronèse et surtout Titien. De la
même façon, l'auteur n'est pas loin de considérer le monde comme un tableau,
une apparition qui naît dans la lumière et disparaît avec elle. Si l'on ne peut nommer « ce qui n'a pas de
nom », on peut du moins essayer d'en faire entendre l'écho. C'est que ce
que tente Gérard Pfister. La voie dans laquelle il s'engage est la poésie, mais
une poésie « pour rendre aux mots / le silence et la lumière // pour
retrouver dans les mots / le présent ». Dans le court texte qui
introduit son livre, il écrit : « Et le poème serait cette parole
plus fluide que l'eau, plus rayonnante que la lumière, qui saurait de toutes
choses ne faire sentir que l'apparition, le chatoiement, ce qui toujours semble
ici et qui n'a pas de nom. » Il n'est pas étonnant que, chez ce grand
amateur de musique, la poésie prenne l'allure d'un chant mieux à même de faire
ressentir le souffle et vibrer l'espace. Le chant s'élève comme une offrande au
« sans-nom », célébrant l'instant présent et la lumière. La vie est
un don. Il y a en elle une autre vie qui ne demande qu'à éclore et Pfister en guette
le moindre frémissement, au fil de mille poèmes dont l'esprit est parfois
proche des haïkus. En voici des extraits : 369 Ce jour
d'été pourrons-nous
jamais assez l'admirer jamais assez
aimer sa lumière 386 Patiemment
sur le sol le papillon attend de
n'être plus que
poussière 403 Voué à
n'être dit que par détour à se
perdre dans le
dédale des images 520 Pure
immanence de
l'oiseau : à chaque
battement d'ailes l'absolu du
présent 584 Aucun mot
ne demeure aucune trace tous les pas
dans la neige sont déjà
effacés Les poèmes se répondent d'écho en écho, s'organisent
en mosaïque, brillant de mille scintillements. Après l'ouïe et la vue, les
autres sens sont appelés, faisant jouer l'analogie et le principe des
correspondances : « le toucher voit dans la nuit »,
« l'odorat goûte dans l'air », « le goût respire dans la
salive »… Il se dégage de ce livre comme une saveur, le rasa tel que l'évoque
la Tradition hindoue et que René Daumal décrit comme « la perception
immédiate, par le dedans, d'un moment ou d'un état particulier de l'existence,
provoquée par la mise en œuvre de moyens d'expression artistique. Elle n'est ni
objet ni sentiment ni concept ; elle est une évidence immédiate, une
gustation de la vie même, une pure joie de goûter à sa propre substance, tout
en communiant avec l'autre. » Alain Roussel |