Alain Roussel : Compte rendu du livre de Gérard Pfister,
Le Livre,
Arfuyen, 2023.
Ce texte est déjà paru sur le site En attendant Nadeau © : Alain Roussel.
Le moindre mot et le presque rien des chosesÉditeur, traducteur et
surtout poète, Gérard Pfister vient de publier « Le Livre »,
troisième et dernier tome de sa trilogie, faisant ainsi suite à Ce qui n'a pas de nom
et Hautes Huttes. L'ensemble forme une remarquable unité où chaque
écrit possède à la fois sa tonalité propre et entre en résonance avec les
autres, dans une perspective ouverte sur le temps et l'espace. Écrire un article sur
cette poésie, ce qui implique inévitablement d'utiliser des concepts et des
raisonnements, est d'autant moins facile qu'elle relève surtout d'une
expérience immédiate qui cherche, par un autre usage du langage, à éveiller les
sens à cette « parfaite singularité » du réel que trop
souvent, par leur abstraction, les mots nous cachent. Ce grand connaisseur des
mystiques rhénans et des courants qui découlent de la théologie négative – sans
oublier les spiritualités orientales – ne pouvait qu'adopter une poésie qui se
méfie du discours et cherche à le réduire pour rendre au silence – dans le
secret des mots – toute sa dimension. L'important est « de ne pas céder
à la trop facile séduction du concept », afin de rendre à la poésie son
pouvoir d'incantation et d'éveil des sensations, leur mise à nu et à vif, que
le langage usuel a trop tendance à anesthésier. Il ne suffit pas de nommer un
arbre « arbre » ou une pierre « pierre » pour établir un
contact réel avec le monde. Gérard Pfister s'est
longuement interrogé, notamment dans L'Expérience des mots, l'ajout à
son livre, sur cet improbable dialogue entre les mots et les choses. Ainsi la
nature se laisse-t-elle approcher, mais non saisir dans ce qu'elle est
véritablement : elle ne trouve son être qu'en elle-même. Il y a cette part
d'irréductible qui, par ailleurs, est aussi en nous, pour peu que nous prenions
le temps de nous plonger dans nos ténèbres intérieures. Quant au langage, nous
croyons, dans notre vanité, qu'il nous obéit, qu'il nous « donne prise
sur le réel », alors que bien souvent il n'en fait qu'à sa tête, créant
son propre univers d'images dans lequel il nous invite à vivre et à penser :
« les mots nous échappent, comme les choses que nous pensions pouvoir
saisir, et nous nous retrouvons étrangers au monde et à nous-mêmes, livrés au
pouvoir aliénant du langage ». Qu'on ne s'y méprenne
pas, si ce poète se méfie du discours et de ses tours de passe-passe
rhétoriques, il aime passionnément les mots, malgré le piètre usage que nous en
faisons et les tristes oripeaux idéologiques dont on les habille pour notre
propre aliénation. Il sait que leur matière est riche de « possibilités
affectives, sensorielles, spirituelles, pour qui sait habilement la mettre en
valeur, sans complaisance ni faiblesse ». Pourquoi écrit-on, sinon
pour « … adoucir le cours du temps », disait Borges. Cet
extrait d'une citation célèbre, Gérard Pfister pourrait la faire sienne. Dans
le déroulement des mots au fil du poème, le temps s'écoule. Il appartient à
l'auteur de le rendre « habitable », de l'apprivoiser en
l'organisant selon une méthode adaptée de la musique, telle est l'ambition de
ce long poème – Le Livre –, composé de tercets qui se répercutent les
uns dans les autres, succession d'instants sans cesse renouvelés qui laissent
au lecteur l'impression troublante, osons l'oxymore, d'une éternité éphémère ou
d'une évanescence éternelle. Écrivant Le Livre,
Pfister en est d'abord l'écoutant. Il ne fait que transcrire sur la page un
chant intérieur qui se déploie en épousant les courbes du temps, à la fois
cyclique et linéaire, tout en spirale dont nous, lecteurs, nous épousons le
mouvement. Nous voici tel l'oiseau, volant avec les mots à travers le silence,
nous élevant et descendant au gré des courants aériens que le souffle module
avec douceur, nous abandonnant à une sorte d'ivresse que nous pouvons retrouver
à n'importe quel moment, chaque fois que nous ouvrons le livre. C'est une joie
de l'être qui s'éveille en nous, et c'est en cela que l'auteur peut parler
d'expérience et non d'un jeu littéraire. Au commencement du livre,
les mots sont dans les mots, le monde est dans le monde. Mais toute l'ambition
du poète est de les faire se rencontrer, les faire vibrer d'un même accord. La
beauté qui se joue là n'est pas de l'ordre du grandiose, mais des petites
choses que nous finissons par ne plus voir : « La plus pauvre/la
plus dédaignée//sur le bord du chemin », et pour cela quelques mots,
parmi les plus simples, suffisent, ceux qui s'effacent pour rendre à la
perception une sorte de pureté originelle. Les mots doivent éveiller à la
vision, puis disparaître : c'est ainsi que se révèle l'autre livre dont
celui-ci n'était que la promesse, le livre de l'espace, le livre du réel : 193 Que le livre ne soit que l'orée du silence 194 Quand ensemble les mots le monde se taisent 195 Quand soudain sous nos yeux le réel apparaît 196 L'apparence est seule rencontre seule révélation Il est impossible de
rendre compte, en un trop court extrait, de cette poésie où les tercets se
répondent et relancent l'écho qui parfois nous revient en boucle, une poésie
tout en vibration où le silence résonne et nous donne le vertige, nous aspire
hors de nous-mêmes. Mais Le Livre est aussi une méditation sur le temps,
l'espace, la vie, la mort, le bonheur… Et même si ce n'est pas la volonté de
l'auteur, on peut le recevoir comme une leçon de sagesse. Alain Roussel |