RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Rainer Maria Rilke Le Livre de la vie monastique.
Parue dans la revue Europe n° 1092, avril 2020..
Mise en ligne le 8 avril 2020.

© : Alain Roussel.

Rilke Rainer Maria Rilke, Le Livre de la vie monastique, traduit de l'allemand et présenté par Gérard Pfister, bilingue, éditions Arfuyen, 2019.


 

On ne soulignera jamais assez la profonde influence de Lou Andreas-Salomé, que Rilke a rencontrée en mai 1897 alors qu'il n'avait que vingt-deux ans, sur son comportement et son évolution poétique. Il est d'ailleurs significatif qu'elle soit à l'origine de son nouveau nom d'écrivain par la transformation de son prénom, René, en Rainer : c'est dorénavant sous la signature de Rainer Maria Rilke qu'il publiera tous ses livres, désignant ainsi son appartenance linguistique à la langue allemande, même s'il maîtrisait d'autres idiomes. Ce n'est pas pour autant qu'il se reconnaissait une identité territoriale. Toute sa vie, il aura cherché son lieu sans vraiment le trouver, que ce soit Prague, sa ville natale, ou Munich, Berlin, Florence, Paris et ailleurs. Seule la Russie, qu'il découvre en 1899 avec Lou Andreas-Salomé, originaire de Saint-Pétersbourg, lui apparaît comme une patrie, spirituelle du moins, « le fondement de son expérience et de sa sensibilité ». La passion qu'il porte à Lou est, là encore, déterminante. L'un des moments culminants de son voyage en Russie est celui qu'il connut avec elle en entendant sonner les cloches, durant l'office de la nuit pascale, de la cathédrale de la Dormition à Moscou et dont il se souviendra toute sa vie. Il serait erroné de prêter à Rilke une religiosité excessive. Ce qui l'habite, c'est avant tout la poésie. Mais cette nuit-là, dans la cathédrale, au milieu des icônes et des peintures murales sur fond d'or, exalté par son amour pour Lou qu'il n'est pas loin de considérer comme une madone – dans une lettre, il la désignera ainsi –, son émotion poétique prend une tonalité mystique. Qu'il y eût dans cette expérience une forte dose de subjectivité, c'est indéniable, mais elle eut pour Rilke valeur de révélation et inspira les poèmes du Livre de la vie monastique, écrit dès son retour de Russie et que les éditions Arfuyen viennent de publier dans son intégralité en bilingue, avec les indispensables commentaires de l'auteur figurant dans le manuscrit original.

Rilke s'invente un narrateur auquel il tend à s'identifier. Au fil de ces poèmes ou de ces méditations – mais l'auteur les appelle des « prières » –, c'est un vieux moine qui s'exprime. S'il a sa cellule dans un monastère où il exerce son talent d'iconographe et d'enlumineur, il préfère cependant la solitude de la forêt, et c'est généralement à la nuit tombante que lui viennent ses illuminations. Souvent, les circonstances de temps et de lieu sont décrites dans les commentaires, ce qui prête à l'ensemble l'allure d'un journal spirituel. On peut suivre ainsi, dans la « forêt obscure », les états d'âme du moine, ses moments d'exaltation ou de doute, d'éclairement ou d'obscurcissement, face à l'inconnaissable. Comme il l'écrit : « Que je vienne pourtant à me pencher en moi-même, /mon Dieu est sombre, comme un tissage /de centaines de racines s'abreuvant en silence. /Ceci seulement : je monte du sein de sa chaleur, /je n'en sais pas plus, car mes branches reposent toutes /dans le tréfonds et ne vibrent qu'au vent. » Plus loin, il précise : « J'aime ces heures sombres de mon être /où mes sens plongent au plus profond ». Le temps, souvent source d'effroi car il implique la mort – la grande inquiétude de Rilke –, semble trouver, dans des moments de grâce, sa rédemption en donnant accès à « une seconde vie d'intemporelle immensité ». Mais comment peut-il, lui le moine iconographe, peindre son Dieu ? Il se fait humble, emprunte à « d'anciennes palettes » fixées par la tradition, mais il sait qu'il ne fait que poser un voile, aussi léger soit-il, que fatalement « nous dressons les images comme autant de parois ».

La nature est très présente, et l'on a pu déceler une conception panthéistique de la divinité, même si la transcendance, dans ce livre, rôde derrière la limite des sens. Il est important de se rappeler que cette œuvre a été rédigée au tournant du siècle, en 1899, où, écrit Rilke, « On sent l'éclat d'une nouvelle page/où tout peut encore advenir. » C'est une sorte de réponse à la célèbre exclamation de Nietzsche, « Dieu est mort ! » L'esprit de rivalité n'est sans doute pas absent, le grand philosophe ayant entretenu les liens les plus étroits avec Lou Andreas-Salomé. Rilke, par l'intermédiaire du moine, tente de reconstruire Dieu, qui ne peut rien sans l'homme, à la façon d'une cathédrale :

 

Nous te bâtissons les mains tremblantes

nous entassons atome sur atome.

Mais qui pourra t'achever,

toi, cathédrale.

 

Point n'est besoin d'être croyant pour apprécier ce livre. Et si l'enjeu était « la transfiguration de l'homme et du cosmos dans le souffle du poème », comme l'écrit superbement le préfacier, Gérard Pfister ?

Alain Roussel

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