Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Rainer Maria Rilke Le Livre de la vie
monastique. © : Alain Roussel. Rainer Maria Rilke, Le Livre de la vie monastique, traduit de l'allemand et présenté par Gérard Pfister, bilingue, éditions Arfuyen, 2019.
On ne
soulignera jamais assez la profonde influence de Lou Andreas-Salomé, que Rilke
a rencontrée en mai 1897 alors qu'il n'avait que vingt-deux ans, sur son
comportement et son évolution poétique. Il est d'ailleurs significatif qu'elle soit
à l'origine de son nouveau nom d'écrivain par la transformation de son prénom,
René, en Rainer : c'est dorénavant sous la signature de Rainer Maria Rilke
qu'il publiera tous ses livres, désignant ainsi son appartenance linguistique à
la langue allemande, même s'il maîtrisait d'autres idiomes. Ce n'est pas pour
autant qu'il se reconnaissait une identité territoriale. Toute sa vie, il aura
cherché son lieu sans vraiment le trouver, que ce soit Prague, sa ville natale,
ou Munich, Berlin, Florence, Paris et ailleurs. Seule la Russie, qu'il découvre
en 1899 avec Lou Andreas-Salomé, originaire de Saint-Pétersbourg, lui apparaît
comme une patrie, spirituelle du moins, « le fondement de son expérience
et de sa sensibilité ». La passion qu'il porte à Lou est, là encore,
déterminante. L'un des moments culminants de son voyage en Russie est celui
qu'il connut avec elle en entendant sonner les cloches, durant l'office de la
nuit pascale, de la cathédrale de la Dormition à Moscou et dont il se
souviendra toute sa vie. Il serait erroné de prêter à Rilke une religiosité
excessive. Ce qui l'habite, c'est avant tout la poésie. Mais cette nuit-là,
dans la cathédrale, au milieu des icônes et des peintures murales sur fond d'or,
exalté par son amour pour Lou qu'il n'est pas loin de considérer comme une
madone – dans une lettre, il la désignera ainsi –, son émotion
poétique prend une tonalité mystique. Qu'il y eût dans cette expérience une
forte dose de subjectivité, c'est indéniable, mais elle eut pour Rilke valeur
de révélation et inspira les poèmes du Livre de la vie monastique, écrit
dès son retour de Russie et que les éditions Arfuyen viennent de publier dans
son intégralité en bilingue, avec les indispensables commentaires de l'auteur figurant
dans le manuscrit original. Rilke s'invente
un narrateur auquel il tend à s'identifier. Au fil de ces poèmes ou de ces
méditations – mais l'auteur les appelle des « prières » –,
c'est un vieux moine qui s'exprime. S'il a sa cellule dans un monastère où il
exerce son talent d'iconographe et d'enlumineur, il préfère cependant la
solitude de la forêt, et c'est généralement à la nuit tombante que lui viennent
ses illuminations. Souvent, les circonstances de temps et de lieu sont décrites
dans les commentaires, ce qui prête à l'ensemble l'allure d'un journal
spirituel. On peut suivre ainsi, dans la « forêt obscure », les états
d'âme du moine, ses moments d'exaltation ou de doute, d'éclairement ou
d'obscurcissement, face à l'inconnaissable. Comme il l'écrit : « Que
je vienne pourtant à me pencher en moi-même, /mon Dieu est sombre, comme
un tissage /de centaines de racines s'abreuvant en silence. /Ceci
seulement : je monte du sein de sa chaleur, /je n'en sais pas plus,
car mes branches reposent toutes /dans le tréfonds et ne vibrent qu'au vent. »
Plus loin, il précise : « J'aime ces heures sombres de mon être /où
mes sens plongent au plus profond ». Le temps, souvent source d'effroi car
il implique la mort – la grande inquiétude de Rilke –, semble
trouver, dans des moments de grâce, sa rédemption en donnant accès à « une
seconde vie d'intemporelle immensité ». Mais comment peut-il, lui le moine
iconographe, peindre son Dieu ? Il se fait humble, emprunte à
« d'anciennes palettes » fixées par la tradition, mais il sait qu'il
ne fait que poser un voile, aussi léger soit-il, que fatalement « nous
dressons les images comme autant de parois ». La nature est très présente, et l'on a pu déceler une conception panthéistique de la divinité, même si la transcendance, dans ce livre, rôde derrière la limite des sens. Il est important de se rappeler que cette œuvre a été rédigée au tournant du siècle, en 1899, où, écrit Rilke, « On sent l'éclat d'une nouvelle page/où tout peut encore advenir. » C'est une sorte de réponse à la célèbre exclamation de Nietzsche, « Dieu est mort ! » L'esprit de rivalité n'est sans doute pas absent, le grand philosophe ayant entretenu les liens les plus étroits avec Lou Andreas-Salomé. Rilke, par l'intermédiaire du moine, tente de reconstruire Dieu, qui ne peut rien sans l'homme, à la façon d'une cathédrale : Nous
te bâtissons les mains tremblantes nous entassons atome sur atome. Mais qui
pourra t'achever, toi, cathédrale. Point n'est besoin d'être croyant pour
apprécier ce livre. Et si l'enjeu était « la transfiguration de l'homme et
du cosmos dans le souffle du poème », comme l'écrit superbement le
préfacier, Gérard Pfister ? Alain Roussel |