Alain Roussel : Compte rendu du livre d'Eugène Savitzkaya, Ode au paillasson. Mis en ligne le 6 novembre 2019. Ce texte est paru d'abord dans la revue Europe, n° 1787-1788 de novembre-décembre 2019. © : Alain Roussel. Eugène Savitzkaya, Ode au paillasson, Le Cadran ligné, 2019 Le chant aux mille échos« Essuyez-vous
les pieds en entrant ! Essuyez-vous les pieds en sortant ! »,
nous conseille Eugène Savitzkaya dans le quatrième de couverture de son livre,
Ode au paillasson, publié au Cadran ligné. Le lecteur est ainsi prévenu qu'il
entre dans un espace très particulier, un lieu privé de la pensée qui a ses
propres règles, ses propres lois et qui exige du lecteur qu'il se débarrasse au
préalable de ses idées préconçues, de ses habitudes mentales. La
première partie du livre, qui donne son titre à l'ensemble, est une pièce de
théâtre quasiment injouable, avec des personnages qui n'existent pratiquement
que par leur voix, par la parole qu'ils délivrent et qui déjoue toutes les
ruses habituelles de la raison pour s'introduire dans le discours. Le ton est d'ailleurs
donné d'entrée de jeu par « l'Annonceur public » qui déclare d'une
manière péremptoire aux citoyens que nous sommes : « la marmite
française a la forme d'un cylindre dont la base a la même forme que la section
d'une fève. » Les autres personnages sont à l'avenant, notamment
« les faces blafardes » qui, derrière des propos délirants et
hautement jubilatoires, ne nous proposent pas moins qu'un nouveau mythe de la
création de l'homme et de la femme : « la vulve naquit d'un murmure…
la verge naquit d'un sourire… la glotte naquit d'un soupir… la bouche naquit
d'une grimace… les dents naquirent d'un baiser… » Savitzkaya remet en
selle, pour notre plus grand plaisir, la théorie des correspondances, ce qui
n'est pas sans faire penser dans la démarche au Malcolm de Chazal de
« Sens plastique ». Seul, « le Peuple » (invisible) semble
dubitatif et, l'œil rivé à la terre et au rythme des saisons, ne s'en laisse
pas conter et sonne comme en refrain le rappel à la réalité : « les
fleurs ont pourri, le lait a moisi, le vin s'est aigri, le miel a ranci, le
pain a verdi, le temps s'est refroidi… » Dans ce
théâtre de langue, tout devient possible, « un monstre peut sortir d'un
évier, un sous-marin peut se noyer, d'un petit trou dans un mur une abeille
peut surgir, d'un buisson de laurier un cul peut apparaître et soudain
transparaître, d'une nuit noire peuvent surgir trois coins d'étoile sur un
oreiller… » « Lorsqu'on
invoque l'apocalypse, elle vient », aime à répéter « le
Peuple ». C'est chose faite avec le texte suivant : La Guerre des
anges, une sorte de version moderne et totalement libre de l'Apocalypse de
saint Jean, une réinvention dans la langue : une apocalypse de langue. Il
se passe des événements terrifiants dans le ciel et sous terre, savez-vous.
« Tout se disloque dans cette guerre des anges où tous s'entre-déchirent »
et la Madone, la mère cosmique, mi-fée, mi-sorcière, a fort à faire pour
recoudre avec du fil noir, « le même qui sert à recoudre les boutons des
braguettes », toutes ces blessures qu'ils s'infligent, pour rafistoler
toutes ces loques. Elle est aussi à l'œuvre dans les entrailles de la terre,
mijotant dans ses marmites et ses fioles de mystérieuses mixtures capables de
donner la vie ou de provoquer la mort. La fin de la guerre des anges est une
réinvention par l'imaginaire de la création du monde, où nous sommes invités en
spectateurs, à voir, à écouter et à sentir, mais sans comprendre. La Vision
commence d'une manière assez abstraite par la lutte fratricide entre la lumière
et les ténèbres, l'ange blanc et l'ange noir, puis avec le dernier des anges, elle
se fait panthéiste et de plus en plus concrète, allant jusqu'à inventorier les
objets les plus hétéroclites : « vieux poêles, vieilles armoires,
vieux lits, vieilles baignoires, parabellum éreintés, matelas éventrés… » Le
troisième texte, Peuples périssables, invente toute une généalogie par
le langage : « Une Bonne s'unit à une Manière et cela donne un ménage
Bonne-Manière, il et elle ont trois filles qui toutes trois le même printemps
épousent des Du Coin et cela donne Bonnemanière-Du Coin qui… » Naissent ainsi
des dynasties hilarantes que bien des familles illustres d'aujourd'hui pourraient
envier, du moins celles qui ont le sens de l'humour. Le dernier texte, Contre
l'homme, est une sorte de pamphlet qui n'épargne personne des castes dites
« supérieures », tous logés à la même enseigne : Général,
Président Élu, Premier Magistrat de la Cour Suprême, Porteur de Perruque,
Père Supérieur, Colonel des Libellules, Directeur de Conscience … Pour
ressentir pleinement les ondes salutaires du livre de Savitzkaya, il est
essentiel de le lire à haute voix et de se laisser emporter vers la haute mer
de la parole, parmi les vagues écumantes des vociférations, la violence des
vents, la révolte des éléments déchaînés et, dans le creux des vagues qui
emportent tout, le rire d'humour noir qui déride la face et les cervelles. Alain RousselL |