Alain Roussel : Note de lecture sur le recueil de Milène Tournier, L'Autre jour. Mis en ligne le 7 mai 2021. Cet article est repris de la revue Europe n¡ 1105 de mai 2021. © : Alain Roussel.
Il y a des livres qui vous surprennent, qui vous entraînent dès les premiers
mots dans une écriture dont on sent d'emblée qu'elle est celle d'un écrivain,
en l'occurrence d'une écrivaine, même si Milène Tournier a encore peu écrit.
Les treize textes que comporte son livre, « L'Autre jour », elle les
intitule poèmes : « poèmes de famille, poèmes urbains, poèmes
entendus, poèmes des gens… », soulignant ainsi que sa démarche est
essentiellement d'ordre poétique, sans pour autant s'enfermer dans un genre.
Ainsi mêle-t-elle intimement prose et poèmes, souvent très courts, dans
l'esprit mais non dans la forme, des haïkus : « Vent d'averses Parapluie tourné d'envers Comme quand soudain, tu lâches ma main. »
Ce qui ne peut être dit dans le poème vient s'épanouir dans la prose, en
phrases rythmées, par rafales, au rythme des émotions et des souvenirs, et
comme souffle le vent de la pensée, du moins on le ressent ainsi. Rien de
disparate. Le style est là, avec son fil à coudre dans une belle langue vivante
des morceaux d'étoffe extraits de la réalité quotidienne. L'oralité, sa mise en
écriture qui en préserve la verve, est ici essentielle : « J'ai imaginé ma
mère seule dans le car de nuit la nuit Le car de nuit la nuit
et la petite panique de ma mère, la constante petite panique de ma mère, le
dieu de ma mère, sa grande foi claire, et j'aurais été pardon mais j'aurais été
incapable partout de parler de ma mère Mais cette nuit dans le
car de nuit la nuit je peux, dans le car de nuit la nuit je peux parler de ma
mère, ici dans les mots d'être dans la nuit, dans la nuit d'être loin de ses
bras… » Milène Tournier cherche, dans l'écriture, à retrouver le mouvement du réel qu'elle
projette dans l'imaginaire ou plus précisément à établir une synchronicité
poétique entre une subjectivité et le monde des choses, comme elle le fait par
ailleurs aves ses vidéos qu'elle pigmente de brefs poèmes. Même dans le contexte
hostile – la crise sanitaire que nous traversons – où elle a écrit
ses « poèmes de quarantaine », il s'agit toujours de s'assurer de la
complicité du monde ou, à défaut, de l'exorciser par la langue. De formation
théâtrale, c'est tout un univers mental qu'elle met en scène, pas seulement des
personnages mais aussi des situations ou des choses : après tout, l'univers
est un comédien comme un autre. Mais elle peut également revisiter sa mémoire avec
une précision de cinéaste, en partant d'une photo ou d'un vieux film de famille :
« …il y avait cette photo immense de ma mère agenouillée dans l'herbe,
et l'herbe était sensuelle, et aujourd'hui je crois que la photo a dû être
prise après l'amour, et avant même que les tiges vertes se soient complètement
redressées des deux corps de mon père ma mère couchés l'un sur l'autre et sur
l'herbe, le sexe sombre de ma mère une fourmi noire à rouler entre les mains de
mon père, et sous le tee-shirt de ma mère sur la photo sa peau devait être
encore froissée, marquée du chahut ras de s'être aimés, et ma mère, je m'en
souviens aussi, maintenant je m'en souviens, avait un brin d'herbe à la bouche,
sur le côté des lèvres… » Dans son écriture, tout devient poésie. Ce peut être des paroles entendues
dans la vie quotidienne, des rêves, des gestes d'ouvriers sur un échafaudage ou
des atmosphères urbaines. En filigrane, il y a une quête d'identité, la
capacité de s'incarner dans les choses, y compris les plus infimes telle une
goutte d'eau, et d'en faire ainsi des personnages dans le grand rêve éveillé où
elle nous entraîne : « J'ai rêvé cette nuit j'étais une goutte d'eau. J'ai fait durcir mes larmes, comme on écrit ses rêves. J'étais une larme avec des angles. Je rêvais un rêve triste, de voir le monde avec pas mes yeux mais avec mes larmes. J'ai rêvé j'étais la consolation du monde. » Alain
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