RETOURNER à Écritures d'élèves
Françoise Sérandour et des élèves-ingénieurs de l'INSA de Rennes : Voyage de rêve, conte. Travail d'un atelier d'écriture. Inventant une intrigue qui reprend collectivement le voyage de chacun sous un mode imaginaire, ces élèves-ingénieurs ont donc réalisé ensemble, dans la langue française qui les réunissait au sein de leurs études, cette fiction représentant leur propre parcours de formation. On présente ici des extraits de ce récit. Sources : Remerciements à Françoise Sérandour, aux auteurs et à l'INSA de Rennes © Françoise Sérandour. Mis en ligne le 6 janvier 2010. Préface« L'événement complet, c'est non seulement que quelqu'un prenne la parole et s'adresse à un interlocuteur, c'est aussi qu'il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle. » Paul Ricœur[1] Voyage
de rêve est l'aboutissement
d'un beau projet d'atelier d'écriture collectif, vécu à l'INSA de Rennes, avec
des étudiants étrangers et Erasmus durant l'année universitaire 2008-2009. À l'Institut National des Sciences Appliquées de Rennes, un groupe d'étudiants étrangers de quatrième et cinquième années d'universités et écoles d'ingénieurs de pays d'Amérique du Sud (Valparaiso au Chili, Curitiba et São Paulo au Brésil, Colima au Mexique), et d'Europe (Madrid et Grenade en Espagne) ont accepté la gageure de s'essayer à l'écriture, en groupe, malgré leurs difficultés individuelles de maîtrise de la langue française qui ne pouvait être, pour tous, qu'une langue seconde. Pour eux, il ne s'agissait donc pas seulement de travailler à l'acquisition de la maîtrise de la langue française, langue étrangère pratiquée depuis trois mois ou trois ans, mais encore de s'engager dans un échange collectif de nourritures de l'esprit qui les porterait à une aventure en écriture : apprendre encore et encore mieux ! C'est-à-dire partager et fabriquer du sens dans l'atelier même, pour soi et avec l'autre. Mais comment faire ? Le projet d'un conte, au préalable proposé par les
responsables des études du français et de l'atelier, s'est révélé réalisable au
fil des semaines,
c'est-à-dire au fur et à mesure que les étudiants s'investissaient dans leurs
écritures : tout autant les paroles de leurs souvenirs, de leurs cultures
et expériences vécues au pays maternel, que l'expression de leur désir
du « partir » ailleurs, aller ailleurs pour voyager et
« apprendre » comme le dit Michel Serres dans Le Tiers Instruit : Aucun apprentissage n'évite le voyage. Sous la conduite d'un guide, l'éducation pousse à l'extérieur. Sors du ventre de ta mère, du berceau, de l'ombre portée par la maison du père et des paysages juvéniles. Au vent, à la pluie ; dehors manquent les abris. […] Le voyage des enfants, voilà le sens nu du mot pédagogie. Apprendre lance dans l'errance[2]. Mais encore, comment intégrer la part
du réel et la part de rêve de chacun dans une écriture collective de l'imaginaire ? À partir du réel, il
fallait imaginer un long voyage commun qui retracerait la quête d'une part
symbolique propre à chacun d'entre eux ; il fallait donc réveiller
« la puissance de l'écriture » pour rêver tout éveillé un
« Voyage de rêve » ! Oui, le rêve de voyage est universel,
commun aux hommes de tous les temps et de toutes les civilisations. C'est
pourquoi les récits de conquêtes et de voyages, réels dans le passé mais encore
communs à la mémoire collective de tous les étudiants, tissèrent la trame de
leur histoire. La conquête de l'Espagne par les Arabes au XIe siècle jusqu'à
leur fuite de Grenade en 1492 lorsque le dernier roi maure Boabdil fut chassé
de son merveilleux palais de l'Alhambra par Isabelle de Castille ; et
immédiatement après, le temps des découvertes du Nouveau Monde, les Amériques,
rêve de Christophe Colomb, puis des Grands Navigateurs, Amerigo Vespucci,
Magellan, pour le meilleur et pour le pire. Au cœur de leurs écritures et de
leurs recherches, les étudiants, pris au jeu de la construction du sens,
s'emparèrent alors de l'allégorie pour lier réel et rêve, réalité et mythe, au
gré de leur imagination sans limites. Après l'écoute d'une légende amérindienne d'Amazonie, de la forêt verte et bleue du Brésil, une légende du pays de plusieurs d'entre eux, La Fille du Grand Serpent et de la Nuit, ils se sont autorisés à déployer leurs capacités d'écriture, la richesse de leur imagination et la pertinence de leur démarche collective. Ainsi, l'écriture d'un conte sur le Voyage intégrant le réel et l'Histoire, la diversité des cultures et des légendes, a pris forme et sens dans le mythe vécu. Le mythe nourrit la réalité, le mythe crée la vie par sa quête de soi, du monde et de l'autre. Cependant, il faut savoir que si l'aventure d'une exigence d'écriture à plusieurs mains, à plusieurs voix, s'est fondée sur la mutualisation des cultures, l'unité du texte s'est peu à peu instaurée dans le rapport et la compréhension de l'intime et du collectif. Selon le souhait de chacun et de tous, ce travail d'écriture est de la sorte une contribution interculturelle aux études pratiquées à l'École d'ingénieurs, l'INSA de Rennes. La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La seule exigence que nous puissions avoir à son endroit (créatrice pour chaque individu des devoirs correspondants) est qu'elle se réalise sous des formes dont chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres[3]. Pour conclure, nous pouvons dire que nous avons volontairement gardé des maladresses d'écriture et d'intrigue car elles témoignent de l'engagement de tous autant que du défi de cette production ; production à laquelle ont participé des élèves de Terminale de la classe de portugais du lycée Sainte-Geneviève — soit en échange par correspondance Internet, soit dans l'écriture même. Merci à vous « mille et une fois », étudiantes et étudiants du groupe de l'atelier Parole-écriture, pour ce bonheur sans fin d'avoir travaillé ensemble, avec plaisir et exigence à chaque séance. Françoise Sérandour Rennes, 22 novembre 2009 Les auteursAnita Charton (France) Seane Argentina Ferreira Amorim (Brésil) José Manuel García Gollonet (Espagne) Felipe Eduardo Lucero Riquelme (Chili) Marie Mauguen (France) André Oliveira Maroneze (Brésil) Nuria Rodríguez Raposo (Espagne) Ana Gabriela Rosas Vázquez (Mexique) Françoise Sérandour (France) Willian Silva (Brésil) Cristiane Vaz Dos Santos (Brésil) Le texte de la légende « Aux Temps premiers »Aux Temps
Premiers Il n'y
avait pas de différence C'était
comme cela. Il n'y
avait pas de différence entre les
hommes les animaux les choses. Un homme
pouvait devenir un animal un animal
pouvait se transformer en un être
humain, s'il le désirait. C'était
comme cela. Toutes
les créatures de la Terre parlaient un même
langage et se comprenaient, les
hommes les animaux les choses. Il
suffisait qu'une chose soit dite ou pensée
pour que la chose se réalise. Les mots
étaient magiques l'esprit
avait un étrange pouvoir ; toutes
les créatures de la Terre s'entendaient bien et se
mariaient entre elles. Mais au
commencement des temps, au temps
de l'ordonnancement du monde, la nuit
n'existait pas sur terre. On
raconte en Amazonie qu'elle était enfermée tout au
fond des eaux, au creux
d'une noix de Tucuma, au
domaine du Grand Serpent dans la
forêt verte et bleue de l'Amazone. C'est
pourquoi, lorsque la fille du Grand Serpent voulut se
marier avec un jeune fils de la terre, la fille
aux yeux verts dut quitter le domaine des eaux, et de la
Nuit, le
Royaume de son père le Grand Serpent, le Grand
Anaconda long de dix mètres, lui-même
fils de la Mère Serpent, déesse des eaux et de la nuit. Voyage de rêve, conte (extraits)Première partie : L'Amérique du SudFelipe est arrivé trop tard à Curitiba
pour commencer notre voyage en Amazonie. Tout d'abord, on avait l'intention de
parcourir le Brésil entier par bateau ça veut dire, du sud jusqu'au nord en
prenant les principaux fleuves. La raison est très simple : ce pays est si
beau qu'il vaut la peine qu'on prenne du temps pour bien le connaître. Le
voyage de Felipe a pris beaucoup de temps ! Selon lui, c'est à cause d'un
problème qui est arrivé au camion. Mais ce n'est pas grave. Le plus important
était que nous avions encore assez de temps pour y rencontrer nos amies. La
seule différence, c'est que, à ce moment là, nous allions prendre un avion. Le lendemain matin, nous sommes allés à
l'aéroport Afonso Pena prendre l'avion pour Macapá.
Moi, je savais que le voyage pour arriver à Macapá, porte du Brésil et capitale
de l'état d'Amapa, était environ de sept heures. Imaginez-vous que, par
voiture, cela fait presque sept jours ! J'ai demandé à Felipe de me raconter
toutes les histoires qui lui sont arrivées. Et pendant six heures, toute la
durée du voyage, il ne s'est pas tu !… - Bon,
mon voyage a commencé à Valparaíso, pour venir jusqu'ici. Le chemin le plus
rapide était de venir par Buenos Aires, en Argentine, et de traverser l'Uruguay
pour arriver finalement au Brésil. Mais je n'ai pas fait ça, je voulais vraiment
connaître l'extrême sud de mon pays comme la Terre de Feu, la Patagonie et le
champ de glace nord et sud. Ainsi, le 15 septembre j'ai commencé le voyage vers
le sud. - Et
comment as-tu fait pour y aller ? - Je
n'aime pas beaucoup voyager par bus et dormir dans des hôtels. Je préfère faire
du stop parce qu'ainsi je peux connaître beaucoup de gens, et connaître
véritablement une ville. Je pense que ce sont les gens qui font la ville. - Oui,
je pense ça aussi ! Et entre les coins que tu as connus, lesquels as-tu
aimés le plus ? - Premièrement
ce n'est pas exactement un lieu. Il s'agit d'un petit chemin qui s'appelle
« Carretera Austral ». C'est un chemin
construit pour que des voitures et des bus puissent traverser toute la région
d'Aysén qui est l'avant-dernière région au Chili.
Comme la majorité de la région est située dans les réserves nationales, le
chemin est entre des grandes forêts millénaires et la Cordillère des Andes, et
le chemin finit à la dernière limite de la région. - Felipe,
tu vas m'excuser, je suis un peu curieux, mais pourquoi dis-tu que le chemin
finit là ? - Parce
qu'il y a une grande réserve de glace qui s'appelle « Champ de glace nord
et sud ». Là, j'ai vu une chose merveilleuse, la fin de la Cordillère des
Andes. Elle tombe dans la mer et, après le détroit de Magellan, c'est l'unique
chemin pour traverser l'océan Atlantique vers l'océan Pacifique avant la construction
du canal de Panama. - […] - Mais
combien de temps a duré ton voyage ? - Une
quinzaine de jours à peu près. Mais ce fut un bon voyage parce que les gens qui
habitent au sud sont humbles et gentils. Pour arriver à Curitiba, j'ai eu de la
chance car je suis passé par Ushuaia ; c'est une ville en Terre de Feu
dans la partie de l'Argentine (il existe deux parties de Terre de Feu, une
partie chilienne et une autre argentine). À Ushuaia il y a beaucoup
d'entreprises et aussi beaucoup de camions. J'ai raconté mon histoire à un
conducteur et je lui ai dit où j'allais ; après avoir beaucoup discuté, il
m'a dit qu'il allait à Buenos Aires ; mais il avait un ami qui allait vers
Curitiba. Donc j'ai eu de la chance et maintenant je suis ici ! Hahaha ! […] [Felipe continue son récit en ces termes :] - La Cordillère
des Andes commence au nord, dans la Colombie et le Venezuela, et elle parcourt
tout le sud de l'Amérique. Elle longe tout le Chili et c'est notre frontière
naturelle avec l'Argentine. Elle fait partie de notre maison, le Chili, elle
nous protège de tout et nous donne aussi la vie. Elle nous donne la vie de
nombreuses manières : en premier, l'élément principal pour survivre, l'eau
avec l'existence de plusieurs fleuves. Comme en été il ne pleut pas beaucoup,
elle nous garde l'eau dans de nombreux glaciers. Et tous les jours, quand les
Chiliens se réveillent, en face ils ont une Cordillère qui dit comme une mère
« Bonjour, tu vas bien ? » et derrière elle, un soleil qui sort
entre les pointes pleines de neige et qui répond « Oui, il est temps de s'éveiller. »
Tous les jours, les deux nous donnent une belle aube. Comme une mère, elle n'a pas de préférence pour ses fils,
elle parcourt tout le Chili pour que tous les Chiliens jouissent d'une belle
aube. Pourtant il
existe un lieu où la Cordillère commence à douter, c'est au sud de mon pays. Où
la mer gagne et la Cordillère décide d'explorer le dessous de la mer, elle commence,
peureuse, à entrer dans le grand
Océan Pacifique. Sous la mer la Cordillère montre sa grandeur et sur la mer, la
Cordillère voit pour la dernière fois le ciel ! Aussi, elle respire avant
d'entrer dans la mer avec l'aide de la forêt qui l'accompagne depuis la pointe
des montagnes jusqu'à la limite avec la mer. Durant le chemin vers la fin de
l'Amérique, la Cordillère sort parfois pour protéger les grands « Champs
de glace Nord et Sud » qui sont la troisième extension de glace dans le
monde (après l'Antarctique et le Groenland). Finalement elle reste dans l'océan
Pacifique, froid, pour laisser s'unir les deux océans, le Pacifique et
l'Atlantique, avec le détroit de Magellan. La Grande Île de Terre de Feu, « Isla Grande de Tierra del Fuego »,
est une île proche de l'extrémité sud de l'Amérique du Sud dont elle est
séparée par le détroit de Magellan. Sa partie occidentale est au Chili,
constituant la plus grande partie de la Terre de Feu. […] [À son tour, dans l'avion, Willian évoque sa ville de Curitiba, une grande ville du Brésil et capitale de l'État du Paraná. Puis on arrive…] L'avion avait atterri sur l'aéroport de Macapá, en Mamapà. Willian et Felipe avaient
récupéré leurs valises avant de chercher Seane, une
ancienne amie de Willian qui l'avait invité chez
elle. De loin, Willian l'a reconnue : - Seane est la fille
brune là-bas, qui nous fait signe. - La fille brune ? Mais laquelle ? répondit Felipe. En effet, trois filles brunes les attendaient :
Seane et ses deux amies, Cristiane,
brésilienne, et Ana, mexicaine ! Toutes trois attendaient Willian avec impatience : il serait leur guide
touristique à Macapá. Pour Willian, c'était
l'opportunité de mieux connaître cette partie de l'Amazonie, la rive gauche de
l'estuaire de l'Amazone, grâce aux histoires que Seane
lui raconterait. Pour les autres, c'était aussi l'occasion de visiter
l'Amazonie entre amis. Tous prirent un autocar et partirent chez Seane. Les voyageurs y laissèrent leurs valises et
partirent pour une promenade dans la forêt. Willian connaissait
déjà Cristiane et il avait parlé d'elle à Felipe,
mais les deux ne connaissaient pas Ana. Peu après le début de la promenade,
Felipe en profita pour assouvir sa curiosité : - Ana !
Excuse-moi, mais pourrais-tu nous parler un peu de toi et de ton pays ? - Oui, je m'appelle Ana,
je suis mexicaine, mais ça vous le savez déjà! Ce que vous ne savez pas, c'est que
je suis née dans la ville de Mexico ! Par contre, j'étudie à Colima !
C'est une petite ville près de la côte ouest, célèbre pour son volcan très
actif, « le volcan de Fuego » de Colima. Il fait chaud tout le temps
là-bas, 30 degrés plus ou moins, il y a beaucoup de végétation et des animaux,
comme des iguanes par exemple, dans le Rio. Le Río Grande est un fleuve qui sépare le Mexique et les États-Unis.
Nommé Rio Grande aux États-Unis, il s'appelle Río Bravo au Mexique. C'est aussi le plus
peuplé des pays de langue espagnole. - Et toi, Ana ? Qu'est-ce que tu aimes ? interrompt
Felipe, l'air curieux. - Moi, j'aime la nourriture mexicaine, on a divers plats ; en général
tous ont des épices, même les bonbons ! Tout le monde regarda
Ana avec un air surpris. Elle ne le remarqua pas et continua à parler : - J'aime les plages de mon pays, mais aussi les gens : ils sont très
sympathiques et amicaux. - Et les gens des autres pays, ils ne sont pas amicaux ? demanda Willian. Tous rigolaient de sa
blague, juste au moment où ils arrivaient dans une clairière. Déjà dans la clairière, un garçon de petite
stature, avec la couleur des cheveux de feu et les pieds les talons en avant,
s'est approché d'eux et leur a demandé s'ils avaient besoin d'aide.
Immédiatement, Willian s'est rappelé qu'il était une
figure légendaire de l'Amazonie. Et tout de suite, après cette question, il est
parti en courant à une vitesse tellement incroyable qu'au bout de deux
secondes, les yeux ne pouvaient plus le voir. Puisque Willian
connaissait son histoire, il décida de la raconter aux autres : - Je vais vous
raconter l'histoire du Curupira.
Sa fonction c'est de protéger la forêt amazonienne et ses habitants. Il punit
ceux qui la détruisent et aussi ceux qui font du mal aux habitants de la forêt.
Beaucoup de fois il enchante des petits enfants, les prend et les amène à un
autre endroit. Après quelques temps, il permet leur retour à leurs parents. Selon
la légende, après sept ans ! Cependant, les enfants enchantés ne sont plus
les mêmes après avoir vécu dans la grande forêt, parce qu'ils sont toujours
ravis par son visage. Mais comme les enfants, le Curupira
enchante aussi les adultes. Dans de nombreux cas, il est toujours autour des
chasseurs. Lorsqu'ils essayent de sortir de la forêt, ils ne le peuvent plus.
Le chemin parcouru, c'est toujours le même et ils sont surpris au même point de
passage. Tour à tour rentrant dans le cercle, ils pensent : « Le Curupira est là. » La seule alternative qui leur reste
c'est de s'arrêter et de commencer à faire une petite boule de liane en cachant
bien sa pointe, pour qu'il puisse prendre beaucoup de temps pour défaire toute
la liane. Puis, ils la jettent en disant : « Je veux voir si vous
êtes capable de la trouver ! » Peu de temps après, ils réussissent à
sortir de la forêt et trouvent le bon chemin de leurs maisons, puisque le Curupira les a oubliés et qu'il est, maintenant, occupé à
autre chose : trouver la pointe de la liane. Tout le monde regardait Willian
effaré ! Seane avait disparu et personne ne savait dire où elle
était. Alors, une sensation de froid a saisi tout le monde : il y avait
une possibilité que Seane ne connaisse pas la légende
et elle pouvait être perdue dans la forêt avec le Curupira.
Tous partirent en courant vers la forêt pour essayer de la retrouver le plus
vite possible. Pas longtemps, car le Curupira réapparut
et leur dit : - La seule chance
de la sauver, c'est de retrouver l'autre moitié de cette pièce-ci, sinon elle
va rester avec moi jusqu'au moment que je choisis, dit le Curupira
en montrant un objet étrange que personne n'arriva à identifier. Et comme Willian vous a raconté la légende, cela peut durer
longtemps ! - Qu'est-ce que c'est que cette chose-là ? demanda
Felipe curieux. Le Curupira décida donc de raconter l'origine de cette chose mystérieuse : - Il y a très
longtemps, je gardais dans la forêt le symbole de l'Amazonie : une noix de
coco. Cette noix était divisée en deux moitiés comme le raconte la légende amérindienne
La Fille du Grand Serpent et de la Nuit. Cette noix, je la gardais très précieusement. Mais
au temps de la colonisation portugaise, les Portugais ont volé une moitié de
cette noix ! Ils l'ont emportée avec eux ! Quelques années plus tard,
dans la guerre entre l'Espagne et le Portugal, les Espagnols se sont emparés de
la moitié de la noix et l'ont gardée comme un trésor. - Mais quand est-ce que ça s'est passé ? demanda
Ana. Et Cristiane, très
contente de connaître la réponse, se mit à raconter : - À l'époque des
grandes navigations, les Portugais sont partis pour trouver un meilleur chemin
vers l'Inde, en cherchant des épices. […] D'abord le Brésil n'était rien pour l'Espagne. La première chose
qu'ils y ont cherchée, c'était l'or et les métaux précieux. Comme ils n'ont
rien trouvé, au début, ils ont pensé que cette terre était inutile. Mais
ensuite, l'année 1511, les Portugais ont découvert que le bois des arbres
brésiliens était très bien pour la construction des bateaux. C'était un bois
rouge, que les Portugais appelèrent « Pau Brasil »
(« Brasil » vient de « brasa »,
qui signifie braise). Ce type de bois poussait sur toute la côte brésilienne,
et de là vient le nom du pays. - Et comment va-t-on trouver la bonne moitié ? insista
Felipe. - Tenez celle
que j'ai avec moi et partez tout de suite ! dit le Curupira
en offrant la moitié de coco. - Une dernière chose, intervint Willian.
Pourquoi nous as-tu choisis ? - Parce que l'un d'entre vous parle espagnol et ce
sont les Rois Catholiques de l'Espagne qui l'ont gardée. Voilà pourquoi c'est à
vous de me la récupérer. Sinon, plus de Seane ! Et le Curupira disparut. Tous les amis sont restés là, immobiles, pendant
quelques instants. Ils étaient paralysés. Peu à peu, ils commencèrent à sortir
de leur hypnotisme et se regardèrent dans les yeux. Ils savaient tous qu'ils
pensaient à la même chose : ils n'avaient pas le choix. La mission était
difficile, très difficile, mais il fallait le faire, il fallait tout risquer
pour sauver Seane. On devait donc se mettre au travail :
ils savaient qu'il fallait aller en Espagne mais où exactement ? Par où
commencer ? Felipe, lui, connaissait bien l'histoire des Rois Catholiques : - Jadis, les musulmans/maures occupaient l'Espagne
mais, après avoir beaucoup lutté, les Rois Catholiques réussirent à les
expulser du nord vers le sud de l'Espagne. C'était le Règne de Grenade avec son
grand palais mauresque, l'Alhambra, celui qui a résisté le plus longtemps et
Grenade fut la dernière ville qu'ils durent quitter le 2 janvier 1492. L'histoire
raconte que quand ils quittèrent Grenade, dans un virage du chemin et après
lequel on ne voit plus Grenade, le roi maure Boabdil accompagné de sa mère
s'arrêta. Là, sa mère lui dit : « Pleure comme une femme pour ce que tu n'as
pas su défendre comme un homme » et le roi Boabdil pleura. Depuis, ce virage-là
est connu comme El Suspiro del
Moro, « Le Soupir du Maure ». À partir de ce moment-là, Isabelle de Castille et
Ferdinand II d'Aragon ont instauré
leur Règne à Grenade et y sont restés jusqu'à la fin de leurs jours ;
d'ailleurs, ils gisent dans la Chapelle Royale « Capilla
Real de Granada », et vous pouvez visiter leur crypte. Le règne des Rois
Catholiques a signifié le passage du monde médiéval au monde moderne en Espagne.
Avec son lien, l'union des Couronnes de la Castille et de l'Aragon, avant Les
Deux Espagnes, fut obtenue. C'est au service des
Rois Catholiques que Christophe Colomb est devenu le premier Européen de l'histoire
moderne à traverser l'océan Atlantique, en découvrant une route aller-retour
entre le continent américain et l'Europe. Une légende veut qu'Isabelle la
Catholique ait financé avec ses bijoux le voyage de Christophe Colomb en Inde
par une nouvelle route vers l'ouest, qui l'amena à découvrir les Amériques le
12 octobre 1492. [Felipe raconte l'expédition de
Christophe Colomb.] Colomb est mort en pensant encore qu'il était arrivé aux Indes Orientales et que le palais du Grand Khan de Cathay se trouvait quelque part en Costa Rica. Il croyait avoir trouvé le chemin qui conduisait par mer aux lieux exotiques décrits par Marco Polo et, sans le savoir, il était le découvreur d'un nouveau continent nommé finalement l'Amérique. Sa découverte mettait fin au Moyen ĺge et faisait commencer une nouvelle ère, n'est-ce pas Willian ? - Oui, reprit Willian, et
vous voyez bien que 1492 fut une année très importante historiquement, avec la
reddition de Grenade le 2 janvier et la découverte de l'Amérique le 12
octobre ! Mais après avoir battu les Maures, je pense que l'une des
raisons probables pour lesquelles les Rois Catholiques décidèrent de rester à
Grenade a résidé dans son charme à nulle autre ville pareil ! Peu
importe celui qui vient à Grenade, il peut soutenir cela lorsqu'il a vécu à
Granada, ne serait-ce que trois jours ! Il y a même des histoires dans la
culture populaire qui en parlent, par exemple, celle de « l'aveugle qui était assis à la porte d'une
église à Grenade et qui demandait l'aumône » : Un homme qui
entrait dans l'église s'arrête et lui donne une pièce de monnaie ; juste
derrière lui, il y avait une femme qui se disposait à entrer dans l'église,
elle s'arrêta en regardant l'aveugle avec beaucoup de peine mais ne lui donnait
rien. L'homme qui était toujours là lui dit : « Faites l'aumône,
Madame, car il n'y a rien dans la vie que la peine d'être aveugle à Grenade »,
« Dale limosna mujer,
que no hay en la vida nada, como
la pena de ser ciego en Granada. » - Des témoins comme celui-là, il y en a plein, et on peut assurer que Grenade restera pour toujours l'une des villes les plus belles du monde. […] - Savez-vous que Washington Irving, écrivain américain du
début du XIXe siècle, eut le privilège de vivre dans l'Alhambra ? Il y
écrivit « Les contes de l'Alhambra » où il raconte, avec générosité
et sensibilité, l'histoire des différents monuments du site et des légendes qui
l'entourent datant du temps des Maures, et « évoquant des passages
des Mille et une nuits ! » : On dit que les nombreuses cours des
Palais des sultans Nasrides, intercalées de jardins, et d'inspiration persane
et musulmane, sont l'antichambre du Paradis : oasis du nomade, jouissance
des sens ! L'eau, élément façonnant le palais, en unissant le jardin avec
l'architecture, représente la pureté : eau cristalline qui court sur le
marbre des fontaines, eau de vie qui offre richesse et fraîcheur au jardin,
beauté esthétique, générosité du sultan. - Le Palais de Charles Quint, édifié après la prise de la
ville en 1492 par les Rois Catholiques, se trouve également dans la médina. […]
En été, ces jardins deviennent l'environnement parfait pour les spectacles de
danse en plein air, lesquels ont souvent comme thème principal les poèmes de
Federico García Lorca. Le grand poète grenadin du XXe siècle, très attaché à sa
ville, montre dans son œuvre l'amour qu'il possédait de sa culture andalouse,
comme dans ses Poèmes du Cante Jondo. Écoutez ce
poème La Guitarra, « La guitare » :
Après un court silence admiratif, Willian reprit son « ode » à Grenade. « Aujourd'hui, Grenade est une belle et petite
ville, agréable grâce à de nombreuses fontaines rafraîchissantes l'été (Depuis ma chambre, chante le jet d'eau,
écrit Lorca dans son poème « Grenade en 1856 » !). Beaucoup de jeunes y vivent et
profitent d'une grande variété d'activités culturelles. C'est une ville qui
bouge ! Si vous y allez l'automne, la ville acquiert une couleur spéciale
et il y a partout une ambiance qui met à l'aise. Tous les ans, le mois de
novembre amène le Festival Internacional de Jazz de Granada, et avec lui l'automne
s'habille d'une magie qui t'envahit l'esprit: on peut se promener le long des
allées en ne portant qu'un pull, pendant que la brise qui caresse ton visage
t'apporte des odeurs humides ; ce sont les feuilles qui dansent à tes
pieds en produisant un léger murmure, au même temps qu'elles se posent en
formant un gai tapis de couleurs terre et rougeâtres. C'est une époque intime,
mélancolique, mais pas triste, qui te situe dans un autre lieu où Billie
Holiday ou Ella Fitzgerald doivent rester pour toujours… » Felipe connaissait bien l'histoire de Grenade, et c'est
pour ça qu'il s'exclama immédiatement : - Il faut aller à Grenade ! Mais oui, il faut
commencer à chercher là ! Peut-être que la moitié de la noix de coco est à
Granada ! Les voilà donc partis vers une nouvelle
expérience, l'inconnu, vers l'Espagne à la recherche d'un objet
mystérieux ! - C'est
la première fois que je pars aussi loin de chez moi, je ne peux pas laisser
passer cette opportunité ! dit Willian - C'est
aussi une nouvelle expérience pour connaître d'autres personnes, d'autres
cultures, continua Felipe, très ému ! - Alors on y va ! dirent-ils tous en chœur. Ils se mirent en route vers Grenade. Aussitôt, dans
l'avion où ils s'étaient installés tous trois ensemble, la grande aventure de la recherche de cette étrange moitié de noix
de coco commença pour Willian, Felipe et Ana : il
le fallait pour sauver Seane ! Cristiane avait préféré rester à Macapà,
tout près de Seane, au cas où quelque chose de
nouveau arriverait. Pour les aventuriers le voyage allait être très long, et
comme Willian avait l'air un peu inquiet à cause du
vol, Ana décida de le faire parler pour le distraire : - Willian, quand le Curupira nous a raconté l'histoire de la noix de coco, il a
mentionné auparavant une certaine légende d'une fille avec un serpent dans la nuit
ou quelque chose comme ça… Tu la connais ? - Oui, c'est une
légende très belle mais je ne connais pas l'histoire en entier… si tu veux, je
peux te raconter le début… - Oui, s'il te
plaît ! J'ai très envie de la connaître ! - Avec plaisir : La légende de La Fille du Grand serpent et de la Nuit est une légende amérindienne d'Amazonie. C'est une légende de
sagesse, sur la naissance de la Nuit, qui est racontée depuis un temps indéfini
chez les Indiens Tucuma, au Brésil : « O Surgimento da noite » « Au
temps de l'ordonnancement du monde, il n'y avait pas de différence entre les
hommes et les animaux. Les hommes pouvaient devenir des animaux, et les animaux
pouvaient se transformer en homme comme ils le désiraient. Les mots étaient
magiques, l'Esprit avait d'étranges pouvoirs. Toutes les créatures de la Terre s'entendaient bien entre elles, tout
était partagé, et même elles se mariaient entre elles. On raconte encore qu'aux Temps Premiers, la nuit n'existait pas sur
terre ! La nuit était enfermée dans une noix appartenant aux Indiens Tucuma. Dans une noix de coco, la nuit dormait au domaine
du Grand Serpent, le fleuve l'Amazone. Lorsque la fille du Grand Serpent décida de se marier avec un jeune
chef de village de la forêt d'Amazonie, elle dut quitter le domaine des eaux,
le domaine de son père le Grand Serpent, l'Anaconda, long de dix mètres. Elle
navigua trois jours durant sur l'Amazone, en pirogue. Et lorsqu'elle arriva sur
la terre, elle était bien fatiguée. Son jeune mari lui dit : - Tu dois être
fatiguée ! Tu peux te reposer et dormir. - Mais comment puis-je
dormir ? Il ne fait pas nuit. - La nuit n'existe pas
sur terre. Ici il fait toujours jour. Tu dois te reposer et dormir lorsque tu
es fatiguée. - Je vais tomber malade.
Mes yeux ne supportent pas la lumière. Va chercher la nuit chez mon père. Elle
est enfermée au creux de la noix des Tucuma, tout au
fond du fleuve, l'Amazone. Alors, pour que la Fille du Grand Serpent ne tombe pas malade, le
jeune époux envoya ses trois serviteurs au Monde des eaux de l'Amazone. Mais avant de partir, elle leur avait recommandé de ne pas toucher à
la noix : « Si vous la touchez,
si vous l'ouvrez, toute chose disparaîtra, toute chose se perdra dans la
forêt ! » Auprès du Grand Serpent, l'Anaconda, aux sources de l'Amazonie, ils
obtinrent la noix désirée. Le Grand Serpent plongea au fond des eaux, rapporta
la noix aux deux moitiés bien scellées par de la cire, et leur fit cette même
recommandation, d'une voix de tonnerre : « Attention ! Si vous touchez la noix, si vous ouvrez la noix, toute
chose disparaîtra, toute chose se perdra dans la forêt. » Terrifiés, les trois serviteurs repartirent dans la forêt, en portant
précieusement la noix de Tucuma. Le voyage dura trois
jours, et la pirogue filait sur le fleuve, emportant les trois serviteurs et la
nuit. Mais après plusieurs heures de navigation, seul le timonier tenait la
barre et les deux serviteurs commençaient à s'ennuyer : - Si on ouvrait la
noix ? dit le plus jeune. - Oh non ! Le Grand
Serpent l'a défendu ! repartit le second. - N'avez-vous pas
entendu la Fille du Grand Serpent et le Grand Serpent lui-même ? dit le
timonier. Allez, ramez… ! Les serviteurs saisirent les rames et la barque filait, filait sur le
grand fleuve. Mais après plusieurs heures de navigation, encore une fois, seul,
le timonier tenait la barre et les deux serviteurs s'ennuyaient. Le dialogue
reprit entre les trois hommes, car ils entendaient des petits bruits de la noix
de coco, comme ceux-ci : « ten ten chi, ten ten
chi… ! » - Si on ouvrait la
noix ? - Oh non ! La Fille
du Grand Serpent, le Grand Serpent lui-même et le Chaman le sauraient ! - Mais non ! Ils
n'en sauront rien. Car il suffit de décoller la noix au dessus de notre panier
à braises, là au milieu de la barque. Et nous la recollerons à nouveau juste
après avec de la cire. - D'accord, fit le timonier.
Faisons vite ! Et les voilà tous trois, serrés et penchés au dessus du panier de
braises toutes chaudes… Car en ce temps-là, personne ne s'aventurait sur le
long fleuve l'Amazone sans se munir de ses braises pour se réchauffer, ou cuire
les poissons pêchés, les bananes… dans un panier protégé par de la terre
d'argile. Le plus jeune tenait la noix et tous trois écoutaient les petits
bruits « ten, ten, chi… ».
C'étaient les cris des crapauds buffles, les cris de la nuit. Mais ils ne le
savaient pas puisqu'ils ne connaissaient pas la nuit ! Le second fit fondre la résine et la cire qui tenaient les deux
parties de la noix. Oh juste ce qu'il fallait pour décoller la noix. Mais cela
suffisait à l'entrouvrir. Et un nuage de mystère noir s'échappa par la fente. La pirogue, l'eau, le fleuve, la forêt furent envahis d'épaisseurs et
de mystères. Et toute chose changea ou disparut. Toute chose se transforma. Le bâton sur l'eau en canard. La pierre tachetée en jaguar. Le panier tressé en serpent siffleur. Et c'est ainsi que les animaux perdirent la parole. Mais pendant ce temps là la Fille du Grand Serpent dit à son
mari : - Tes serviteurs ont
désobéi ! Ils ont ouvert la noix ! Et la nuit a envahi l'Amazone et
sa forêt. Ainsi toute chose se perd et se transforme en ce moment dans la
forêt. Je dois attendre que l'étoile de Vénus apparaisse dans le ciel pour
faire disparaître la nuit au matin. Mais comme cette nuit va être longue,
longue… ! » - Ouahou! C'est vraiment
une belle histoire! C'est dommage que tu ne connaisses pas la suite ! Peut
être qu'on pourra la découvrir pendant notre voyage ! - J'aimerais
bien parce que j'ai toujours aimé cette légende… Et toi, Ana, tu connais une
légende de chez toi, le Mexique ? demanda Willian de
nouveau conscient d'être dans un avion. - Oui ! Oui ! Je connais une légende aztèque sur le commencement du monde, « Les Premiers Dieux » ! Écoutez : Les anciens Mexicains croyaient en un
dieu appelé Tonacatecuhtli qui a eu quatre fils avec
sa femme Tonacacihuatl. Le premier fils s'appelait Tlantlauhqui. Le deuxième a été appelé Tezcatlipoca. Le
troisième Quetzalcoatl. La plus petite s'appelait Huitzilopochtli. Les Mexicains considéraient leur dieu
comme le principal dieu de la guerre. Selon nos ancêtres, six cents ans
après sa naissance, les quatre dieux se sont réunis afin de déterminer ce
qu'ils devaient faire. Ils décidèrent de créer le feu et la
moitié du soleil mais, comme il était incomplet, il n'éclairait pas beaucoup.
Ensuite, ils ont créé un homme et une femme, et ils les ont envoyés pour
travailler la terre. De cette femme et cet homme naquirent
les macehuales, qui ont été les hommes travailleurs
du village. Les dieux ont encore fait les jours
et les ont distribués dans dix-huit mois de vingt jours chacun. Ainsi, l'année
était de trois cent soixante jours. Bien des jours après ils ont créé
l'enfer, le ciel et l'eau. Dans l'eau, ils ont donné naissance à un alligator
et il a fondé la terre. Ensuite, ils ont créé le dieu et la déesse de l'eau. Et voilà, c'est comme ça que les dieux ont créé la
vie ! - Je sais que
c'est évident, mais ça m'a toujours semblé intéressant de savoir comment chaque
culture a sa propre conception du commencement du monde ! reprit Willian. - Tout à fait,
c'est captivant ! dit Felipe à son tour. À ce moment-là,
en réalisant que tous étaient très fatigués, et comme il restait encore
quelques heures avant d'arriver en Espagne, ils décidèrent d'un commun accord
de dormir un peu jusqu'à l'arrivée à Madrid. Après, il fallait prendre le bus à
Grenade et là, personne ne savait ce qui arriverait ! Après plusieurs heures de vol et
l'atterrissage à l'aéroport Barajas de Madrid, métro pour la gare
routière ! Et là, soudain, il se passa une chose inimaginable : il y
avait un avis de bombe, tout le monde devait sortir de la gare. Les gens
couraient partout, racontera Willian encore
effrayé bien plus tard : « Moi, immobile, tétanisé au milieu de la
gare, je ne savais où aller ou quoi faire parce que je n'avais rien compris.
Perdu, je demandais à Felipe et Ana ce qui se passait parce qu'ils avaient
l'air de bien comprendre ce qu'on annonçait par les haut-parleurs, mais ils
semblaient stressés et préoccupés. Ils ont aperçu notre bus qui arrivait
justement à ce moment-là et, tout de suite, ils ont commencé à descendre rapidement
les escaliers vers les quais. J'ai décidé de les suivre avec toutes mes valises
sans poser de questions et nous sommes montés vers un endroit qui semblait plus
sûr. Je suis parti de Madrid sans savoir ce qui s'était passé à la gare. Le bus
venait de partir vers Grenade. Le reste n«importait pas. Quelques jours après,
avec l'expérience des premiers jours, j'ai compris la difficulté d'arriver dans
un nouveau pays, un endroit inconnu. Sans connaître la culture, sans maîtriser
la langue, sans connaître personne. Au début, ce n'est pas facile, mais il n'y pas
de doute qu'à la fin c'est une expérience très enrichissante, et surtout
inoubliable ! » Deuxième partie : L'Europe[De Madrid, Nuria arrive
chez José Manuel à Grenade. Tous deux assistent au Festival Internacional
de Jazz de Granada.] Comme d'habitude, le théâtre Isabel La Cat—lica était plein pour sa XXIXe édition.
Cette soirée était spéciale. C'était la révélation d'une grande artiste,
inconnue pour tous, mais, d'après les critiques, la grande promesse du jazz :
Lizz Wright. Personne ne parlait, tout le monde
attendait avec impatience et curiosité l'instant où la star entrerait en scène.
Le moment était magique. Soudainement, le noir se fit et l'atmosphère devint
encore plus mystérieuse. Une voix de mille couleurs commença à chanter et, dès
cet instant même, le public fut comme ensorcelé. Tout le monde avait les mains endolories à force
d'applaudir. Hélas ! Le concert était fini ! Chacun sortit de la salle
avec grande peine au cœur. - Et maintenant le couronnement. Alors, ça te dit
d'aller à la Bibliothèque voir l'exposition sur l'origine de cette déesse du jazz ?
demanda José Manuel. - Oui ! Et en plus il y a de bonnes choses à manger !
Je meurs de faim !dit Nuria. Il y avait plein de
monde, mais ils étaient arrivés à avoir la vraie tapa espa–ola
(Ámontadito de jam—n serrano con un Rioja!) et ils se sont assis à
une table plus tranquille pour mieux lire la brochure sur la vie de la
chanteuse. Ils étaient déjà tellement immergés dans la lecture
qu'ils n'avaient pas remarqué un groupe de trois jeunes garçons et fille venus
s'asseoir à côté d'eux, sur les chaises restées libres. Cela les fit revenir à la réalité de l'exposition.
Faisant un effort, ils essayèrent encore une fois de se concentrer sur leur
recherche. Mais ils ne le pouvaient pas, les nouveaux collègues de table avaient
commencé à parler très fort. Mais… quelle langue parlent-ils ? Cela ne
ressemblait pas à l'espagnol mais au portugais… Malgré tout, l'accent était
inconnu pour eux. Différent de tout ce qu'ils avaient écouté avant. Plus doux,
plus charmant… Il transporta leurs esprits dans un pays lointain, exotique,
spécial… Ce fut le moment où la curiosité les amena à rechercher une réponse à
leurs incertitudes. - Pardon… je ne
pouvais pas éviter de vous écouter. Vous n'êtes pas d'ici, non ? demanda Nuria. À ce moment-là, l'un d'entre eux - c'était Felipe -
tourna la tête parce qu'il était, avec Ana, le seul à parler espagnol. Il
répondit avec méfiance : - No ! - D'où alors ? intervint José Manuel. - Moi, je suis du Chili, elle est du Mexique et lui, dit-il
en désignant l'autre garçon, il est brésilien. - Ah ! Enchantée, je m'appelle Nuria, et lui, c'est José Manuel. - Moi, je m'appelle Felipe. - Eu me chamo Willian, osa dire le Brésilien ! - Et je suis Ana, Áencantada! - Si ce n'est pas trop indiscret, qu'est-ce qu'un Chilien,
une Mexicaine et un Brésilien ont à faire dans une bibliothèque à Grenade ? Felipe, sachant que les questions n'étaient que
pure curiosité, décida de raconter, un peu, son histoire, en omettant les
détails les moins plausibles : - Nous sommes en train de chercher des informations
sur la légende de « La Fille du Grand Serpent et de la Nuit » pour
notre thèse Mythes et Légendes. - Ah… intéressant, très intéressant, affirma José
Manuel. - Oui, nous sommes venus dans cette Bibliothèque
parce qu'on nous avait dit qu'il y avait pas mal d'informations et, de fait, on
a trouvé un livre qui étudie cette légende. Le problème c'est qu'il n'éclaircit
pas tous les aspects qui nous intéressent et la dernière alternative qui nous
reste est de voyager en France pour connaître l'écrivaine-chercheuse
qui l'a écrit ; elle habite très exactement à Rennes ! - Et pourquoi est-ce que ça pose un problème pour
vous ? s'enquit Nuria. - Parce que, primo, nous ne parlons pas français et,
secundo, parce qu'on a dépensé tout notre budget pour arriver à Grenade.
Maintenant on ne sait plus comment faire pour rencontrer notre dernier espoir… - Hummm… je crois que le destin nous a réunis ! s'exclama
José Manuel. - Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Felipe
toujours dans ses pensées. - Comme Nuria a pris
quelques jours de congé, nous avions organisé un petit voyage pour rendre
visite à un ami qui habite en France, précisément à Rennes ! Il est
brésilien et il fait ses études là-bas à l'INSA, l'Institut National des
Sciences Appliquées ! Et on avait prévu de partir demain ! On a des
places libres dans la voiture, vous pouvez venir avec nous si vous voulez !
Et si l'un de vous a le permis, on peut se relayer pour conduire, car c'est un
long voyage ! On serait donc : Nuria, vous -
Ana, Felipe et Willian -, et moi. - Oui ! Oui ! Oui ! C'est parfait ! s'écria Felipe
avec force. José Manuel a dû le calmer parce qu'il semblait
avoir oublié qu'ils étaient dans une bibliothèque, mais Willian,
qui était resté très silencieux, le visage marquant l'incrédulité, changea
d'expression ; il semblait un peu nerveux, à tel point qu'il demanda
soudainement avec impatience : - Mas o que
está acontecendo? Et tout le monde se mit à rire. [Voilà tout le groupe arrivé à Rennes…] Rennes, à l'INSALe voyage avait été long, mais la bonne ambiance
assurait que tout s'était bien passé. Rennes accueillait les jeunes voyageurs
avec une pluie légère. - Selon les
indications données par André, si on tourne ici à gauche on arrivera bientôt à
l'INSA où André étudie, dit José Manuel. Bientôt ils traversèrent le campus et arrivèrent
dans la résidence universitaire, où André les attendait. - Je vous
souhaite la bienvenue, José Manuel et Nuria… Oh, mais
vous êtes venus avec plusieurs amis ! C'est bien ça, il y aura assez de
place pour tout le monde ! - Il y a parmi
nous des représentants de quatre nationalités… y compris le Brésil ! dit Nuria en désignant Willian. - Fantastique !
Venez, prenez vos affaires et rentrez. Il ne pleut pas beaucoup mais c'est
quand même mieux d'être à l'intérieur. André aida les voyageurs à s'installer. Il apprit leurs
noms et origines, et les invita à discuter dans la cafétéria des étudiants pour
faire connaissance avec les autres. - Ensuite je
vous laisserai vous reposer. C'était un long voyage, vous devez être fatigués,
dit André. - Oui… mais un
bon thé est toujours bienvenu ! confirma Willian. Felipe, Ana, Nuria et
José Manuel étaient en train de discuter entre eux ; ils essayaient d'apprendre
le nom des objets en français. Et André en profitait pour parler à Willian : - Tu sais, Willian, quand je vous vois, vous les voyageurs venus de
loin, je me souviens du Brésil. Je me rappelle l'autre côté de l'Atlantique.
Mais ce n'est pas toujours facile de dire ce qu'on ressent. Surtout en
français, car le mot saudade n'existe
pas. Il y a « mélancolie », il y a « nostalgie », il y a
d'autres mots. Mais ce n'est pas exactement la même chose. Les Bretons disent qu'il pleut beaucoup ici en
Bretagne. Mais ce n'est pas la même pluie que chez nous. La pluie ici est la
plupart du temps fine et faible. Elle tombe comme la neige ; on ne la sent
presque pas. Chez nous, la pluie est plus forte. Elle fait du bruit, elle tombe
avec vigueur et intensité. À Rennes, j'ai du mal à voir les éclairs et entendre
les tonnerres. Sauf l'été, et quand même, pas très souvent ! De l'autre
côté de l'Atlantique, chez nous, on voit les éclairs sans faire d'effort, on
entend le tonnerre de très loin, ou alors très proche. Souvent l'électricité
est coupée. La nature est plus libre. Ici à Rennes, il y a beaucoup d'étudiants. Ils
arrivent et ils partent tout le temps. C'est comme à mon université, à Campinas :
le renouvellement continu, la jeunesse, l'énergie. Cela me permet d'oublier un
peu le Brésil et laisser passer la saudade. Rennes est la capitale de la Bretagne, à deux
heures de voyage du centre économique de la France – telle que Campinas,
à deux heures de voyage de São Paulo, le centre économique du Brésil – ce
qui veut dire qu'on n'est jamais trop loin d'où on peut trouver tout et n'importe
quoi. En même temps, on n'est pas tout au centre, là où les gens sont pressés,
impolis et n'ont jamais assez de temps. On est assez proche et assez distant,
que ce soit ici ou de l'autre côté de l'Atlantique. À Rennes, il y a quatre saisons ; chez moi, à
Campinas, il n'y en a que deux : celle où il fait chaud et il pleut, et
celle où il fait moins chaud – jamais froid – et il ne pleut pas.
Les feuilles tombent rarement des arbres : ils restent verts toute
l'année ; les fleurs s'épanouissent chacune à son temps ; les
journées ont à peu près la même durée toute l'année. C'est comme si le temps ne
passait pas, toujours en état d'éternelle jeunesse. Mais de l'autre côté de
l'Atlantique, le temps passe aussi vite qu'ici. Et quand la saudade commence à me gêner, je peux
toujours aller à la plage. Le sable n'est pas le même ; la chaleur,
surtout pas. Mais c'est le même océan. Je peux regarder au loin et imaginer
comme si j'étais là-bas. Et alors je me rends compte qu'en fait, en étant de ce
côté-ci, je suis déjà de l'autre côté de l'Atlantique. Quand André finit de raconter cela à Willian, il s'aperçut que les autres voyageurs l'écoutaient.
Gêné par ce public inattendu, André changea de sujet : - Et donc, vous
êtes tous venus à Rennes pour visiter la ville et connaître la Bretagne ? Nuria
prit la parole: - Non, en fait,
nous cherchons une personne ici à Rennes. C'est une longue histoire, on te
racontera un peu plus tard… car maintenant on a vraiment besoin de se reposer. - J'aime bien
les longues histoires ! J'espère pouvoir vous accompagner dans cette
recherche… Après avoir dormi un peu, réveillés et reposés, le
groupe de voyageurs eut une très belle surprise. André avait fait à dîner et
avait préparé une soirée bien agréable avec de la bossa nova et de la
nourriture typique du Brésil, excellente ! Surtout un dessert fait à base
de chocolat et du lait concentré : brigadero.
Ils en profitèrent pour causer et mieux se connaître… C'est aussi pendant cette
soirée-là qu'ils expliquèrent le vrai motif pour lequel ils avaient traversé
l'Atlantique ! Comment Seane avait été
emprisonnée par le Curupira dans la forêt amazonienne
tandis qu'ils devaient trouver une moitié de noix de coco pour la
libérer ; enfin, et grâce à un livre trouvé dans la grande Bibliothèque de
Grenade, pourquoi ils suivaient la piste d'une écrivaine-chercheuse
qui habitait à Rennes et qui semblait connaître la seconde moitié de la légende
de La Fille du Grand Serpent et de la
Nuit. Une fois que tous semblaient avoir assimilé l'étendue de ces informations,
le destin leur sourit de nouveau : - Vous ne le
croirez pas mais je crois connaître la personne que vous cherchez ! dit
André. Tous le regardèrent avec surprise ! - Il se trouve
qu'il y a quelques semaines, l'atelier d'écriture dont je fais partie a
organisé une journée consacrée aux légendes, et l'une des invitées était une écrivaine-chercheuse qui nous a raconté la légende de La Fille du Grand Serpent et de la Nuit.
Elle connaissait cette légende des Indiens Tucuma par
cœur et elle nous l'a racontée en entier ! - Mais… ce n'est
pas possible ! La chance est de notre côté ! On est sur la bonne voie !
s'écria Felipe. - Et comment
est-ce qu'on pourrait la trouver ? s'enquit Nuria. - Voyons…
laissez-moi un instant. Je crois qu'elle nous avait donné ses coordonnées au
cas où nous aimerions la contacter, dit André en consultant ses notes. Voilà !
Elle travaille au lycée Ste Geneviève comme professeur et voici aussi son
adresse Internet ! - Merci André !
Merci ! Tu ne sais pas combien tu nous as déjà aidés ! dit Ana en
prenant la feuille qu'André tenait entre ses mains. Nous lui écrivons tout de suite ! - Mais on ne
peut tout lui raconter ? On cherche de l'information sur la légende, rien
sur la noix de coco… vous ne pensez pas ? intervint José Manuel. - Oui, moi je
suis d'accord ! confirma Ana. Au moins pour l'instant. On ne le lui dira que si
l'on voit que ça peut nous être utile. - Parfait,
alors, écrivons-lui maintenant ! Il n'y a pas de temps à perdre !… Dès le
lendemain ils reçurent la réponse, un e-mail agréable et accueillant !
Elle répondait qu'elle voulait bien les connaître, se rendant disponible pour les
aider et répondre à toutes les questions qu'ils avaient à lui poser. Profitant
de cette opportunité, elle désirait aussi organiser une rencontre avec ses
élèves pour qu'ils leur parlent de leurs pays et cultures : cela pourrait
être un très bel échange et tous avaient envie d'y participer. Elle leur
donnait rendez-vous dans une semaine au lycée, le temps d'organiser la
rencontre, et leur souhaitait entre-temps un beau séjour à Rennes. Ils étaient très enthousiasmés parce qu'ils se
sentaient à chaque fois plus près de leur but : trouver la moitié de noix
de coco pour sauver Seane ! Mais il fallait
attendre une semaine ! Ils décidèrent de faire un peu de tourisme dans la
Bretagne, et de visiter des lieux étonnants comme le Mont Saint Michel, les
plages de granit rose des Côtes d'Armor à Perros-Guirec, Trégastel… Willian, Ana, Nuria et José
Manuel, André à Rennes étaient devenus des amis inséparables, et cette aventure
qu'ils étaient en train de vivre les unirait pour toujours. Rennes, au lycée« Aujourd'hui il
fait beau et croyez moi, ce n'est pas parce qu'on est en Bretagne que nous
n'avons pas le droit à notre petit rayon de soleil ! Je m'appelle Marie Mauguen, je suis en terminale et au lycée Ste Geneviève
depuis maintenant quatre ans. C'est le début de l'après-midi, je suis plutôt
impatiente. Pourquoi ? Dans une heure, nous aurons la chance de rencontrer
des étudiants de l'INSA de plusieurs nationalités (espagnole, brésilienne, mexicaine
et chilienne) et je compte bien en apprendre davantage sur mes origines, car
étant née au Brésil et n'y ayant jamais vécu, il me tarde d'échanger avec eux.
Ils nous ont raconté qu'ils sont à la recherche d'une moitié de noix de coco
– une noix Tucuma, comme dans la légende de La Fille du Grand Serpent et de la Nuit
dont ils ne connaissent que la première partie. Alors, je me suis souvenue
qu'il y a très longtemps, ma grand-mère indienne m'avait confié une moitié de
noix de coco ; je ne sais pas trop si ce précieux cadeau
offert par ma grand-mère a une valeur ou pas, mais peut-être qu'avec la
rencontre de cet après-midi je pourrais en savoir plus. Pour l'heure, nous
devons faire quelques recherches au CDI dans le cadre d'un exposé pour notre
professeur de langue portugaise. […]. Au CDI, avec mes camarades de classe, c'était le début d'une heure de recherches. Je me dirigeai alors instinctivement vers les livres parlant des Indiens du Brésil, même si ce n'était pas le sujet du jour. Je parcourus quelques ouvrages et là, je la retrouvai ! Après tout ce temps, personne ne l'avait prise ? Derrière le dernier ouvrage dans une boîte d'archives, je la retrouvai : la noix, plutôt la partie de noix que j'avais cachée ici à mon arrivée à Ste Geneviève ! Cacher une demi-noix dans un CDI ce n'est pas très courant, mais c'était ma seule éventualité du moment. À cette époque, mes origines étant déjà très ancrées dans mon esprit, je commençais le portugais ; aussi je faisais des allers-retours réguliers au CDI dans le but d'en apprendre plus sur les origines de ma grand-mère maternelle… Le jour où celle-ci me légua cette noix, je ne compris pas réellement mais je savais que ce n'était pas par hasard. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais je l'avais mise à l'abri le temps de m'instruire. Le temps passa et pour être honnête, cette moitié de noix, j'avais fini par l'oublier. Retomber dessus quatre ans après, c'est quand même extraordinaire. La preuve comme quoi les livres sur les Indiens du Brésil n'intéressent pas grand monde ! N'attendant pas qu'elle disparaisse, je la glissai discrètement dans ma poche. La rencontre avec les
étudiants débutait enfin. Avec nos deux professeurs de français et portugais, on
s'installa dans une salle mise à notre disposition et on commença à échanger.
Très vite on fit connaissance par André, brésilien, d'une légende sur une
fameuse noix des Indiens Tucuma. Là, je compris. Ma
grand-mère ne m'avait certainement pas donné cette partie de noix pour rien. La première partie de la légende La Fille
du Grand Serpent et de la Nuit est captivante, mais la seconde, après l'ouverture
de la noix et l'échappée de la Nuit, est vraiment belle ! En effet, Françoise nous l'a racontée ! Et
nous l'avons écoutée sans l'interrompre, sans un mot ! Comme un long
poème ! : - « J'aime
la nuit. Les pays sans nuit ne m'intéressent pas !... Et puisque j'aime la
nuit, alors je vous donnerai des rêves rouges, des rêves fous pour éclairer vos
nuits. Je vous donnerai les rêves de la lune blanche pour apprivoiser les angoisses
de la nuit, des rêves doux… » Et Françoise, conteuse, reprit alors le fil de
l'histoire : « - Voici ce que la Fille du
Grand Serpent disait à son mari : « Tes serviteurs ont désobéi ! Ils ont
ouvert la noix ! Et la nuit a envahi l'Amazone et sa forêt. Ainsi toute
chose se perd et se transforme en ce moment dans la forêt. Je dois attendre que
l'étoile de Vénus apparaisse dans le ciel pour faire disparaître la nuit au
matin. Mais comme cette nuit va être longue, longue ! » Lorsque l'étoile de Vénus apparut
dans le ciel, la Fille aux yeux verts avait déjà assemblé, devant la hutte, des
petits pots d'argile remplis de bleu indigo, de rouge rocou, de cendre blanche,
de noir de charbon. Alors elle prit une mèche de ses
cheveux, l'enroula autour de son petit doigt et souffla dessus : « fee, fee… ». Un oiseau prit forme. Elle lui mit de
la cendre sur la tête et du rocou sur les pattes. Ce fut le cujubi,
l'oiseau du matin qui chante juste avant la fin de la nuit. Puis elle prit une autre mèche de ses
cheveux, l'enroula autour de son petit doigt et souffla dessus : « fee, fee… ». Un autre oiseau prit forme. Elle lui
mit du rocou sur les plumes, sur la tête et les ailes ; sur la queue, du
bleu royal. Et ce fut l'urubu-kaapor, l'oiseau du
matin qui chante le lever du jour. Alors elle prit une autre mèche de
ses cheveux, puis une autre encore, et encore une autre ; et à chaque fois
elle l'enroulait autour de son petit doigt, soufflait dessus. Et… un oiseau, un
toucan au bec orange, une perruche au plumage vert, un perroquet ara aux plumes
bleues, incarnates, jaunes, puis… des oiseaux bleu vert orange multicolores
peuplèrent la forêt de l'Amazonie. Et l'étoile du Matin apparut enfin, avec la
lumière du jour ! Plus tard, à la fin du premier jour,
lorsque le soleil finissait sa course dans le Ciel pour disparaître dans
l'Amazone, la Fille du Grand Serpent reconnut sa barque sur le fleuve, mais
aussitôt elle s'écria : « Que sont devenus nos trois
serviteurs ? » Des cris lui répondirent et trois
singes hurleurs sautèrent tout en haut des palétuviers dans la forêt !
Dans le voile noir et mystérieux de la nuit obscure, ils avaient été
transformés en singes hurleurs. Depuis ce jour, les nuits de lune blanche et ronde,
vous pouvez les entendre se raconter l'histoire de la naissance de la nuit et
de leur grande frayeur à cause de leur curiosité ! La noix des Tucuma,
récupérée et gardée au secret par la fille aux yeux émeraude dans la forêt
verte et bleue de l'Amazonie, demeura ouverte en deux moitiés. D'après des
voyageurs revenant des rives de l'Amazonie, il n'est pas rare de rencontrer des
gens à la recherche de l'une des deux moitiés de cette fabuleuse coque de noix. » - C'est bien l'une des deux moitiés de cette noix qu'il faut retrouver aujourd'hui ? rajouta encore Françoise, professeur-chercheur, en s'adressant, émue, aux voyageurs. « Ainsi, maintenant
qu'ils cherchaient la moitié que j'avais en ma possession, leur voyage dépendait
de moi, Marie, qu'il ait une bonne fin ou pas !… Alors, à la fin de la
rencontre, je me suis approchée d'André pour parler seul à seul avec lui et lui
confier l'objet précieux. Il est resté paralysé pendant quelques instants, sans
voix ! Puis il se montra très reconnaissant ; il semblait
considérablement touché d'être tombé, presque par hasard, sur la pièce réelle que
ses amis cherchaient depuis si longtemps et pour laquelle ils avaient fait de
si longs voyages ! Je suis restée avec tout le groupe et, très excités
face à l'expectative de pouvoir faire libérer leur amie Seane,
ils m'ont tout raconté pendant que j'écoutais bouche bée. Leur histoire
semblait bien se terminer, mais pendant que les autres s'organisaient pour le
retour, je discutais très à l'aise avec André et lui demandai sans
détour : - André,
pourquoi es-tu venu en France ? - Pourquoi je
suis venu ? J'ai mis du temps à trouver la réponse à cette question. En
fait, je ne suis toujours pas sûr de la connaître. Mais j'ai déjà une idée à
propos de ça. Je suis venu parce que c'était quelque chose de nouveau. Surtout différent.
Il fallait essayer. J'ai eu l'opportunité, il ne restait qu'à la saisir. - Et maintenant,
pourquoi tu pars à nouveau ? - Je pars pour
ma famille. Je parle pour moi, mais je me suis rendu compte que cela arrive à
plusieurs personnes, donc je parle pour eux aussi : quand l'individu part,
voyage à l'étranger, souvent la famille reste au pays. Elle devient l'un des
principaux liens avec la terre d'origine ; la famille et les amis, ce sont
les raisons les plus importantes pour revenir – soit de temps en temps,
soit pour toujours – à la terre d'origine. Surtout quand tu n'es pas
fatigué de rester là où tu es. - Mais il y a
bien d'autres raisons, non ? - Oui,
sûrement : la langue, le peuple, les habitudes ; mais ce qu'on cherche le
plus, ce sont les personnes qu'on connaît. On peut se faire de nouveaux amis,
on peut commencer une nouvelle famille; mais ceux qui sont restés demeurent
toujours là, à nous rappeler qu'aucune distance n'est trop grande pour être
franchie, qu'aucune période de temps n'est trop longue pour oublier. - Oui, je comprends… - Une fois que
la question du voyage est décidée, il reste à décider quoi faire. On a vécu de
nouvelles expériences et on a vu de nouveaux paysages. On a envie de les amener
toutes, mais on ne le peut pas. Les valises ne comportent que des objets, et
une quantité assez limitée de ceux-ci. On ne peut pas apporter de la neige,
cette eau blanchie, tellement simple et insignifiante pour ceux qui y sont
habitués, tellement brillante et magique pour ceux qui ne l'ont jamais vue.
Pour toi, j'imagine, la neige n'a rien de particulier. - C'est vrai, je
m'y suis habituée. Mais j'imagine ce que tu veux dire. - Eh bien… on ne
peut pas transposer non plus ni les journées extrêmement longues de l'été, ni
les journées presque sans soleil de l'hiver ; il faudrait faire tourner la
Terre pour expliquer pourquoi ce subtil changement, inaperçu pour ceux des
latitudes tempérées, ne cesse pas d'étonner ceux qui ont vécu à côté des
tropiques. - Ce serait plus
facile de faire bouger les gens à la place… - Oui, mais
cela, on ne peut pas le faire non plus. Car la famille, c'est une profusion de
gens, une énormité de liens qui les attachent là où ils sont. Soit ils n'ont
pas de temps quand nous en avons, soit ils manquent de moyens… Bref, on peut
raconter tout cela, mais on ne peut pas le mettre dans la valise. Ni les arbres
sans feuilles, les fleurs dans l'herbe, la pluie qui ne mouille guère… tant de
sensations qui ne sont pas transposables. - En disant tout
cela, le voyage semble quelque chose de triste… - Mais non, ce
n'est pas ça ; c'est juste un compromis, comme tant d'autres. On se contente
souvent d'apporter des photos, des souvenirs, de petits objets que, s'ils ne
contiennent pas l'essence des sensations lointaines, du moins ils font rêver un
peu de ces exotismes distants. Et parfois ce rêve apporte encore plus que la
sensation elle-même. - Tu me donnes
tant envie de voyager, avec toutes ces idées-là… - Mais il ne
faut pas non plus trop rêver : le voyage lui-même est fatigant ; la préparation
prend beaucoup de temps. Il faut ramasser le plus de sensations et les
condenser dans la limite des bagages ! Or, cela peut se faire au fur et à
mesure, une sensation par semaine, disons. Par contre, une fois monté dans
l'avion, train, autocar, bateau, quoi que ce soit, il faut attendre. Et attendre.
Plusieurs heures qui se déroulent lentement, et beaucoup d'anxiété : n'ai-je
rien oublié ? Aimeront-ils ce petit souvenir ? Est-ce qu'il fera beau
là-bas ? Ont-ils changé beaucoup ? Et moi, est-ce que je suis
toujours le même ? Parfois, l'attente nous permet de nous poser
d'intéressantes questions. - Mais l'arrivée
est sûrement réconfortante, non ? - Oui… et non.
Elle est surprise et étonnement : tout semble exactement comme avant. On
rentre chez soi et, tout d'un coup, l'air chaud rappelle des longues années
vécues dans cet environnement étrangement familier. La langue s'exprime de
façon naturelle et les visages semblent tous un peu familiers. Une petite
déception pour ceux qui attendaient un nouveau monde, mais aussi une surprise
agréable qui permet de se rassurer : tout ce qu'on avait connu reste
quelque part vrai. - Mais un voyage
vers une nouvelle destination, c'est complètement différent, non ? - Oui, ce n'est
pas la même sorte de voyage. En fait, je dirais que là je parle plutôt d'un…
re-voyage ! Disons un voyage qui permet de trouver des
différences dans ce qu'on n'avait jamais remarqué. Les arbres, les
bâtiments, l'odeur indéchiffrable du passé… Après la sensation que rien n'a
changé, on a la sensation que tout est nouveau. On est devenu habitué à un autre
climat, et tout d'un coup le voyage de retour semble un voyage vers une terre
encore inconnue. Agréable sensation de nouveauté. - Donc
finalement, c'est le même type de voyage, non ? - Non, car,
malgré tout ça, une fois que notre terre natale est à nouveau dans notre
esprit, c'est la terre étrangère qui rentre dans l'esprit des autres : les
cadeaux qui apportent des sensations de l'autre continent. Des bonbons et des
fromages pour le goût et l'odorat ; des films et des chansons pour la vue
et l'ou•e ; des miniatures, de petits souvenirs et des gadgets pour le
toucher. Ce sont plus que des objets, ce sont des preuves d'amitié qui
indiquent qu'on garde toujours les gens dans l'esprit. C'est peut-être comme…
cette moitié de noix que tu apportes. Parce que ces objets, transportés de leur
réalité habituelle, acquièrent une signification complètement différente dans
la terre natale. Ici, c'est l'inverse qui est arrivé, mais bientôt, tu auras
peut-être cette sensation. - Je ne sais
pas, je n'ai pas vraiment pensé à ça. - Ne t'inquiète pas, on ne peut jamais le prévoir à l'avance, on essaie juste de faire les choix qui semblent les meilleurs; ce qui n'est pas toujours facile. - Et après,
qu'est-ce qui se passe ? - ‚a dépend.
Parfois on revient sur la terre étrangère, et on retrouve cette sensation de
distance là où, il y avait une semaine, on ne ressentait plus rien, on se
sentait statique. - Et si on ne
rentre pas ? - Bon, bah… de
toute façon, un seul voyage permet déjà de revoir le passé avec de nouveaux
yeux. Car à chaque voyage, on voyage deux fois : vers la destination et
vers soi-même. » Instinctivement après les
cours, Marie rejoignit Maréva son amie d'enfance en
qui elle avait totalement confiance et à qui elle allait faire part de son
incroyable découverte. Maréva était une personne
extravertie et pleine d'esprit qui la soutenait toujours dans les moments les
plus difficiles de sa vie, et aujourd'hui elle le savait, elle serait présente
et s'abstiendrait de la prendre pour une folle…. Même si elle n'allait pas tout
de suite comprendre sur quoi tout cela reposait, elle savait qu'elle serait
prête à l'accompagner au bout du monde pour percer ce mystère. Car les mystères
c'était sa grande passion ! Elle ne manquerait pas de comparer cette
histoire aux aventures d'Indiana Jones ou au film le Da Vinci Code. Sans en demander plus,
elle le savait, elle l'avait juré, Maréva marcherait
avec elle jusqu'au bout de la vérité ! C'était plus fort qu'elle, il
fallait qu'elle sache. Ni une, ni deux, elles décidèrent de partir avec André,
là-bas, au Brésil son pays ; Marie voulait retrouver sa grand-mère et
comprendre. Par chance, c'était les vacances. Elles pouvaient donc tout quitter ! Le voyage s'ouvrait devant
elle. Marie n'apercevait que l'inconnu pour les prochains jours, et un mélange
de nervosité et de tristesse l'envahissait. C'était la première fois qu'elle quittait
la France pour tant de temps. Jusqu'à ce moment, elle ne voulait pas partir loin
de chez elle. Pourquoi partir ? Elle était très bien ici, avec ses amies,
sa famille… sa vie confortable ! Pourquoi partir ? Pourtant, elle
voulait connaître ses origines, elle en avait besoin après avoir rencontré André
et ses amis, et maintenant elle ne se reposerait plus jusqu'à ce qu'elle
réussisse ! - À qui
allons-nous redonner cette noix, André ? demanda Marie. - À Cristiane, c'est pour ça qu'elle est restée là-bas en
Amazonie ! C'est le seul moyen de faire libérer Seane… - Mais… comment
allons-nous la retrouver ? - Heureusement Seane avait envoyé une lettre à Cristiane,
Ana et Willian pour les inviter à Macapá, la porte du
Brésil : c'est son adresse ! - La voici : « Mon
adresse, il est facile de la trouver. C'est là-bas, dans le milieu du monde, la
Ligne de l'Équateur. C'est là que se trouvent mes livres, ma nourriture et mon
cœur. La ville s'appelle Macapá, c'est dans l'état d'Amapà,
au nord du Brésil. La plupart des personnes disent que
c'est la fin de tout, mais pour moi c'est le début. Le début de toute ma vie,
de toute mon histoire. C'est grâce à Macapá que j'existe, parce que la ville
est la source de vie de ma famille. Notre orgueil se trouve dans la
grande Forêt Amazonienne qui toujours entre en symphonie avec les sons des
animaux. Macapá est baignée par le fleuve l'Amazone. Dans les eaux douces, il y
a l'énergie et l'éclat de la lune. Mon adresse, il est facile de la trouver. Vous pouvez aller là-bas quand le soleil se lève. C'est au bout de la rivière la plus belle, à la Ligne de l'Équateur. » [1] Paul RICŒUR, Temps et récit,
I. L'intrigue et le récit historique, Seuil, coll. Points, 2001
[1e éd. 1983], p. 147. [2] Michel SERRES, Le Tiers Instruit, Gallimard, 1991, p.
28, 29. [3] Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, « Le double sens
du progrès », Denoël, 1987 (1e éd. 1952, Unesco), coll. Folio-Essais, p. 85. |