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Françoise Sérandour et des élèves-ingénieurs de l'INSA de Rennes : Voyage de rêve, conte. Travail d'un atelier d'écriture.
Cet atelier original s'est tenu à l'INSA (Institut National des Sciences Appliquées) de Rennes, avec prolongement au lycée Sainte-Geneviève de Rennes. Animé par Françoise Sérandour selon une méthodologie expliquée par ailleurs sur ce site, il a été réalisé pour et par des étudiants étrangers en formation de spécialisation à l'étranger, à l'INSA de Rennes. Pendant l'année 2008-2009, à raison d'une heure et demie par semaine, ces élèves-ingénieurs chilien, mexicaine, brésiliens et espagnols ont réalisé le texte ci-dessous présenté. L'animatrice leur a proposé des textes de légendes des pays de l'Amérique du Sud et les a invités à écrire un récit de voyage à partir de ces lectures.

Inventant une intrigue qui reprend collectivement le voyage de chacun sous un mode imaginaire, ces élèves-ingénieurs ont donc réalisé ensemble, dans la langue française qui les réunissait au sein de leurs études, cette fiction représentant leur propre parcours de formation.

On présente ici des extraits de ce récit.

Sources :
1 - Aux Temps premiers : légende amérindienne cosmogonique, esquimo et brésilienne, rapportée par Françoise Sérandour.
2 - La Fille du Grand Serpent et de la Nuit, légende amérindienne de sagesse Tucumà (Amazonie), rapportée par Françoise Sérandour. D'après Lendas e mitos dos indios brasileiros. Ill. com 25 pinturas de Walde-Mar de Andrade e Silva. Ed. São Paulo, FTD, 1999. Titre original : Märchen und Mythen der brasilianischen Indianer, ”O Surgimento da noite“, 1987, Freiburg, Editora Brigitte Goller.
3 - Federico García Lorca, Poèmes du Cante Jondo, 1966, 2007, préface de Jean Cassou, Poésies/Gallimard. Traduction d'après Pierre Darmangeat.

Remerciements à Françoise Sérandour, aux auteurs et à l'INSA de Rennes

© Françoise Sérandour.

Mis en ligne le 6 janvier 2010.


Préface

« L'événement complet, c'est non seulement que quelqu'un prenne la parole et s'adresse à un interlocuteur, c'est aussi qu'il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle. »

Paul Ricœur[1]

Voyage de rêve est l'aboutissement d'un beau projet d'atelier d'écriture collectif, vécu à l'INSA de Rennes, avec des étudiants étrangers et Erasmus durant l'année universitaire 2008-2009.

À l'Institut National des Sciences Appliquées de Rennes, un groupe d'étudiants étrangers de quatrième et cinquième années d'universités et écoles d'ingénieurs de pays d'Amérique du Sud (Valparaiso au Chili, Curitiba et São Paulo au Brésil, Colima au Mexique), et d'Europe (Madrid et Grenade en Espagne) ont accepté la gageure de s'essayer à l'écriture, en groupe, malgré leurs difficultés individuelles de maîtrise de la langue française qui ne pouvait être, pour tous, qu'une langue seconde. Pour eux, il ne s'agissait donc pas seulement de travailler à l'acquisition de la maîtrise de la langue française, langue étrangère pratiquée depuis trois mois ou trois ans, mais encore de s'engager dans un échange collectif de nourritures de l'esprit qui les porterait à une aventure en écriture : apprendre encore et encore mieux ! C'est-à-dire partager et fabriquer du sens dans l'atelier même, pour soi et avec l'autre.

Mais comment faire ?

Le projet d'un conte, au préalable proposé par les responsables des études du français et de l'atelier, s'est révélé réalisable au fil des semaines, c'est-à-dire au fur et à mesure que les étudiants s'investissaient dans leurs écritures : tout autant les paroles de leurs souvenirs, de leurs cultures et expériences vécues au pays maternel, que l'expression de leur désir du « partir » ailleurs, aller ailleurs pour voyager et « apprendre » comme le dit Michel Serres dans Le Tiers Instruit :

Aucun apprentissage n'évite le voyage. Sous la conduite d'un guide, l'éducation pousse à l'extérieur. Sors du ventre de ta mère, du berceau, de l'ombre portée par la maison du père et des paysages juvéniles. Au vent, à la pluie ; dehors manquent les abris. […] Le voyage des enfants, voilà le sens nu du mot pédagogie. Apprendre lance dans l'errance[2].

Mais encore, comment intégrer la part du réel et la part de rêve de chacun dans une écriture collective de l'imaginaire ? À partir du réel, il fallait imaginer un long voyage commun qui retracerait la quête d'une part symbolique propre à chacun d'entre eux ; il fallait donc réveiller « la puissance de l'écriture » pour rêver tout éveillé un « Voyage de rêve » !

Oui, le rêve de voyage est universel, commun aux hommes de tous les temps et de toutes les civilisations. C'est pourquoi les récits de conquêtes et de voyages, réels dans le passé mais encore communs à la mémoire collective de tous les étudiants, tissèrent la trame de leur histoire. La conquête de l'Espagne par les Arabes au XIe siècle jusqu'à leur fuite de Grenade en 1492 lorsque le dernier roi maure Boabdil fut chassé de son merveilleux palais de l'Alhambra par Isabelle de Castille ; et immédiatement après, le temps des découvertes du Nouveau Monde, les Amériques, rêve de Christophe Colomb, puis des Grands Navigateurs, Amerigo Vespucci, Magellan, pour le meilleur et pour le pire. Au cœur de leurs écritures et de leurs recherches, les étudiants, pris au jeu de la construction du sens, s'emparèrent alors de l'allégorie pour lier réel et rêve, réalité et mythe, au gré de leur imagination sans limites.

Après l'écoute d'une légende amérindienne d'Amazonie, de la forêt verte et bleue du Brésil, une légende du pays de plusieurs d'entre eux, La Fille du Grand Serpent et de la Nuit, ils se sont autorisés à déployer leurs capacités d'écriture, la richesse de leur imagination et la pertinence de leur démarche collective. Ainsi, l'écriture d'un conte sur le Voyage intégrant le réel et l'Histoire, la diversité des cultures et des légendes, a pris forme et sens dans le mythe vécu. Le mythe nourrit la réalité, le mythe crée la vie par sa quête de soi, du monde et de l'autre. Cependant, il faut savoir que si l'aventure d'une exigence d'écriture à plusieurs mains, à plusieurs voix, s'est fondée sur la mutualisation des cultures, l'unité du texte s'est peu à peu instaurée dans le rapport et la compréhension de l'intime et du collectif. Selon le souhait de chacun et de tous, ce travail d'écriture est de la sorte une contribution interculturelle aux études pratiquées à l'École d'ingénieurs, l'INSA de Rennes.

La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La seule exigence que nous puissions avoir à son endroit (créatrice pour chaque individu des devoirs correspondants) est qu'elle se réalise sous des formes dont chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres[3].

Pour conclure, nous pouvons dire que nous avons volontairement gardé des maladresses d'écriture et d'intrigue car elles témoignent de l'engagement de tous autant que du défi de cette production ; production à laquelle ont participé des élèves de Terminale de la classe de portugais du lycée Sainte-Geneviève — soit en échange par correspondance Internet, soit dans l'écriture même. Merci à vous « mille et une fois », étudiantes et étudiants du groupe de l'atelier Parole-écriture, pour ce bonheur sans fin d'avoir travaillé ensemble, avec plaisir et exigence à chaque séance.

Françoise Sérandour

Rennes, 22 novembre 2009


Les auteurs

Anita Charton (France)

Seane Argentina Ferreira Amorim (Brésil)

José Manuel García Gollonet (Espagne)

Felipe Eduardo Lucero Riquelme (Chili)

Marie Mauguen (France)

André Oliveira Maroneze (Brésil)

Nuria Rodríguez Raposo (Espagne)

Ana Gabriela Rosas Vázquez (Mexique)

Françoise Sérandour (France)

Willian Silva (Brésil)

Cristiane Vaz Dos Santos (Brésil)


Le texte de la légende « Aux Temps premiers »

Aux Temps Premiers

Il n'y avait pas de différence

C'était comme cela.

Il n'y avait pas de différence

entre les hommes les animaux les choses.

Un homme pouvait devenir un animal

un animal pouvait se transformer en

un être humain, s'il le désirait.

C'était comme cela.

Toutes les créatures de la Terre parlaient

un même langage et se comprenaient,

les hommes les animaux les choses.

Il suffisait qu'une chose soit dite

ou pensée pour que la chose se réalise.

Les mots étaient magiques

l'esprit avait un étrange pouvoir ;

toutes les créatures de la Terre s'entendaient bien

et se mariaient entre elles.

Mais au commencement des temps,

au temps de l'ordonnancement du monde,

la nuit n'existait pas sur terre.

On raconte en Amazonie qu'elle était enfermée

tout au fond des eaux,

au creux d'une noix de Tucuma,

au domaine du Grand Serpent

dans la forêt verte et bleue de l'Amazone.

C'est pourquoi, lorsque la fille du Grand Serpent

voulut se marier avec un jeune fils de la terre,

la fille aux yeux verts dut quitter le domaine des eaux,

et de la Nuit,

le Royaume de son père le Grand Serpent,

le Grand Anaconda long de dix mètres,

lui-même fils de la Mère Serpent,

déesse des eaux et de la nuit.


Voyage de rêve, conte (extraits)

Première partie : L'Amérique du Sud

Felipe est arrivé trop tard à Curitiba pour commencer notre voyage en Amazonie. Tout d'abord, on avait l'intention de parcourir le Brésil entier par bateau ça veut dire, du sud jusqu'au nord en prenant les principaux fleuves. La raison est très simple : ce pays est si beau qu'il vaut la peine qu'on prenne du temps pour bien le connaître. Le voyage de Felipe a pris beaucoup de temps ! Selon lui, c'est à cause d'un problème qui est arrivé au camion. Mais ce n'est pas grave. Le plus important était que nous avions encore assez de temps pour y rencontrer nos amies. La seule différence, c'est que, à ce moment là, nous allions prendre un avion.

Le lendemain matin, nous sommes allés à l'aéroport Afonso Pena prendre l'avion pour Macapá. Moi, je savais que le voyage pour arriver à Macapá, porte du Brésil et capitale de l'état d'Amapa, était environ de sept heures. Imaginez-vous que, par voiture, cela fait presque sept jours !

J'ai demandé à Felipe de me raconter toutes les histoires qui lui sont arrivées. Et pendant six heures, toute la durée du voyage, il ne s'est pas tu !…

- Bon, mon voyage a commencé à Valparaíso, pour venir jusqu'ici. Le chemin le plus rapide était de venir par Buenos Aires, en Argentine, et de traverser l'Uruguay pour arriver finalement au Brésil. Mais je n'ai pas fait ça, je voulais vraiment connaître l'extrême sud de mon pays comme la Terre de Feu, la Patagonie et le champ de glace nord et sud. Ainsi, le 15 septembre j'ai commencé le voyage vers le sud.

- Et comment as-tu fait pour y aller ?

- Je n'aime pas beaucoup voyager par bus et dormir dans des hôtels. Je préfère faire du stop parce qu'ainsi je peux connaître beaucoup de gens, et connaître véritablement une ville. Je pense que ce sont les gens qui font la ville.

- Oui, je pense ça aussi ! Et entre les coins que tu as connus, lesquels as-tu aimés le plus ?

- Premièrement ce n'est pas exactement un lieu. Il s'agit d'un petit chemin qui s'appelle « Carretera Austral ». C'est un chemin construit pour que des voitures et des bus puissent traverser toute la région d'Aysén qui est l'avant-dernière région au Chili. Comme la majorité de la région est située dans les réserves nationales, le chemin est entre des grandes forêts millénaires et la Cordillère des Andes, et le chemin finit à la dernière limite de la région.

- Felipe, tu vas m'excuser, je suis un peu curieux, mais pourquoi dis-tu que le chemin finit là ?

- Parce qu'il y a une grande réserve de glace qui s'appelle « Champ de glace nord et sud ». Là, j'ai vu une chose merveilleuse, la fin de la Cordillère des Andes. Elle tombe dans la mer et, après le détroit de Magellan, c'est l'unique chemin pour traverser l'océan Atlantique vers l'océan Pacifique avant la construction du canal de Panama.

- […]

- Mais combien de temps a duré ton voyage ?

- Une quinzaine de jours à peu près. Mais ce fut un bon voyage parce que les gens qui habitent au sud sont humbles et gentils. Pour arriver à Curitiba, j'ai eu de la chance car je suis passé par Ushuaia ; c'est une ville en Terre de Feu dans la partie de l'Argentine (il existe deux parties de Terre de Feu, une partie chilienne et une autre argentine). À Ushuaia il y a beaucoup d'entreprises et aussi beaucoup de camions. J'ai raconté mon histoire à un conducteur et je lui ai dit où j'allais ; après avoir beaucoup discuté, il m'a dit qu'il allait à Buenos Aires ; mais il avait un ami qui allait vers Curitiba. Donc j'ai eu de la chance et maintenant je suis ici ! Hahaha ! […]

[Felipe continue son récit en ces termes :]

- La Cordillère des Andes commence au nord, dans la Colombie et le Venezuela, et elle parcourt tout le sud de l'Amérique. Elle longe tout le Chili et c'est notre frontière naturelle avec l'Argentine. Elle fait partie de notre maison, le Chili, elle nous protège de tout et nous donne aussi la vie. Elle nous donne la vie de nombreuses manières : en premier, l'élément principal pour survivre, l'eau avec l'existence de plusieurs fleuves. Comme en été il ne pleut pas beaucoup, elle nous garde l'eau dans de nombreux glaciers. Et tous les jours, quand les Chiliens se réveillent, en face ils ont une Cordillère qui dit comme une mère « Bonjour, tu vas bien ? » et derrière elle, un soleil qui sort entre les pointes pleines de neige et qui répond « Oui, il est temps de s'éveiller. » Tous les jours, les deux nous donnent une belle aube. Comme une mère, elle n'a pas de préférence pour ses fils, elle parcourt tout le Chili pour que tous les Chiliens jouissent d'une belle aube.

Pourtant il existe un lieu où la Cordillère commence à douter, c'est au sud de mon pays. Où la mer gagne et la Cordillère décide d'explorer le dessous de la mer, elle commence, peureuse, à entrer dans le grand Océan Pacifique. Sous la mer la Cordillère montre sa grandeur et sur la mer, la Cordillère voit pour la dernière fois le ciel ! Aussi, elle respire avant d'entrer dans la mer avec l'aide de la forêt qui l'accompagne depuis la pointe des montagnes jusqu'à la limite avec la mer. Durant le chemin vers la fin de l'Amérique, la Cordillère sort parfois pour protéger les grands « Champs de glace Nord et Sud » qui sont la troisième extension de glace dans le monde (après l'Antarctique et le Groenland). Finalement elle reste dans l'océan Pacifique, froid, pour laisser s'unir les deux océans, le Pacifique et l'Atlantique, avec le détroit de Magellan. La Grande Île de Terre de Feu, « Isla Grande de Tierra del Fuego », est une île proche de l'extrémité sud de l'Amérique du Sud dont elle est séparée par le détroit de Magellan. Sa partie occidentale est au Chili, constituant la plus grande partie de la Terre de Feu. […]

[À son tour, dans l'avion, Willian évoque sa ville de Curitiba, une grande ville du Brésil et capitale de l'État du Paraná. Puis on arrive…]

L'avion avait atterri sur l'aéroport de Macapá, en Mamapà. Willian et Felipe avaient récupéré leurs valises avant de chercher Seane, une ancienne amie de Willian qui l'avait invité chez elle. De loin, Willian l'a reconnue :

- Seane est la fille brune là-bas, qui nous fait signe.

- La fille brune ? Mais laquelle ? répondit Felipe.

En effet, trois filles brunes les attendaient : Seane et ses deux amies, Cristiane, brésilienne, et Ana, mexicaine ! Toutes trois attendaient Willian avec impatience : il serait leur guide touristique à Macapá. Pour Willian, c'était l'opportunité de mieux connaître cette partie de l'Amazonie, la rive gauche de l'estuaire de l'Amazone, grâce aux histoires que Seane lui raconterait. Pour les autres, c'était aussi l'occasion de visiter l'Amazonie entre amis.

Tous prirent un autocar et partirent chez Seane. Les voyageurs y laissèrent leurs valises et partirent pour une promenade dans la forêt. Willian connaissait déjà Cristiane et il avait parlé d'elle à Felipe, mais les deux ne connaissaient pas Ana. Peu après le début de la promenade, Felipe en profita pour assouvir sa curiosité :

- Ana ! Excuse-moi, mais pourrais-tu nous parler un peu de toi et de ton pays ?

- Oui, je m'appelle Ana, je suis mexicaine, mais ça vous le savez déjà! Ce que vous ne savez pas, c'est que je suis née dans la ville de Mexico ! Par contre, j'étudie à Colima ! C'est une petite ville près de la côte ouest, célèbre pour son volcan très actif, « le volcan de Fuego » de Colima. Il fait chaud tout le temps là-bas, 30 degrés plus ou moins, il y a beaucoup de végétation et des animaux, comme des iguanes par exemple, dans le Rio. Le Río Grande est un fleuve qui sépare le Mexique et les États-Unis. Nommé Rio Grande aux États-Unis, il s'appelle Río Bravo au Mexique. C'est aussi le plus peuplé des pays de langue espagnole.

- Et toi, Ana ? Qu'est-ce que tu aimes ? interrompt Felipe, l'air curieux.

- Moi, j'aime la nourriture mexicaine, on a divers plats ; en général tous ont des épices, même les bonbons !

Tout le monde regarda Ana avec un air surpris. Elle ne le remarqua pas et continua à parler :

- J'aime les plages de mon pays, mais aussi les gens : ils sont très sympathiques et amicaux.

- Et les gens des autres pays, ils ne sont pas amicaux ? demanda Willian.

Tous rigolaient de sa blague, juste au moment où ils arrivaient dans une clairière.

Déjà dans la clairière, un garçon de petite stature, avec la couleur des cheveux de feu et les pieds les talons en avant, s'est approché d'eux et leur a demandé s'ils avaient besoin d'aide. Immédiatement, Willian s'est rappelé qu'il était une figure légendaire de l'Amazonie. Et tout de suite, après cette question, il est parti en courant à une vitesse tellement incroyable qu'au bout de deux secondes, les yeux ne pouvaient plus le voir. Puisque Willian connaissait son histoire, il décida de la raconter aux autres :

- Je vais vous raconter l'histoire du Curupira. Sa fonction c'est de protéger la forêt amazonienne et ses habitants. Il punit ceux qui la détruisent et aussi ceux qui font du mal aux habitants de la forêt. Beaucoup de fois il enchante des petits enfants, les prend et les amène à un autre endroit. Après quelques temps, il permet leur retour à leurs parents. Selon la légende, après sept ans ! Cependant, les enfants enchantés ne sont plus les mêmes après avoir vécu dans la grande forêt, parce qu'ils sont toujours ravis par son visage. Mais comme les enfants, le Curupira enchante aussi les adultes. Dans de nombreux cas, il est toujours autour des chasseurs. Lorsqu'ils essayent de sortir de la forêt, ils ne le peuvent plus. Le chemin parcouru, c'est toujours le même et ils sont surpris au même point de passage. Tour à tour rentrant dans le cercle, ils pensent : « Le Curupira est là. » La seule alternative qui leur reste c'est de s'arrêter et de commencer à faire une petite boule de liane en cachant bien sa pointe, pour qu'il puisse prendre beaucoup de temps pour défaire toute la liane. Puis, ils la jettent en disant : « Je veux voir si vous êtes capable de la trouver ! » Peu de temps après, ils réussissent à sortir de la forêt et trouvent le bon chemin de leurs maisons, puisque le Curupira les a oubliés et qu'il est, maintenant, occupé à autre chose : trouver la pointe de la liane.

Tout le monde regardait Willian effaré !

Seane avait disparu et personne ne savait dire où elle était. Alors, une sensation de froid a saisi tout le monde : il y avait une possibilité que Seane ne connaisse pas la légende et elle pouvait être perdue dans la forêt avec le Curupira. Tous partirent en courant vers la forêt pour essayer de la retrouver le plus vite possible. Pas longtemps, car le Curupira réapparut et leur dit :

- La seule chance de la sauver, c'est de retrouver l'autre moitié de cette pièce-ci, sinon elle va rester avec moi jusqu'au moment que je choisis, dit le Curupira en montrant un objet étrange que personne n'arriva à identifier. Et comme Willian vous a raconté la légende, cela peut durer longtemps !

- Qu'est-ce que c'est que cette chose-là ? demanda Felipe curieux.

Le Curupira décida donc de raconter l'origine de cette chose mystérieuse :

- Il y a très longtemps, je gardais dans la forêt le symbole de l'Amazonie : une noix de coco. Cette noix était divisée en deux moitiés comme le raconte la légende amérindienne La Fille du Grand Serpent et de la Nuit.

Cette noix, je la gardais très précieusement. Mais au temps de la colonisation portugaise, les Portugais ont volé une moitié de cette noix ! Ils l'ont emportée avec eux ! Quelques années plus tard, dans la guerre entre l'Espagne et le Portugal, les Espagnols se sont emparés de la moitié de la noix et l'ont gardée comme un trésor.

- Mais quand est-ce que ça s'est passé ? demanda Ana.

Et Cristiane, très contente de connaître la réponse, se mit à raconter :

- À l'époque des grandes navigations, les Portugais sont partis pour trouver un meilleur chemin vers l'Inde, en cherchant des épices. […]

D'abord le Brésil n'était rien pour l'Espagne. La première chose qu'ils y ont cherchée, c'était l'or et les métaux précieux. Comme ils n'ont rien trouvé, au début, ils ont pensé que cette terre était inutile. Mais ensuite, l'année 1511, les Portugais ont découvert que le bois des arbres brésiliens était très bien pour la construction des bateaux. C'était un bois rouge, que les Portugais appelèrent « Pau Brasil » (« Brasil » vient de « brasa », qui signifie braise). Ce type de bois poussait sur toute la côte brésilienne, et de là vient le nom du pays.

- Et comment va-t-on trouver la bonne moitié ? insista Felipe.

- Tenez celle que j'ai avec moi et partez tout de suite ! dit le Curupira en offrant la moitié de coco.

- Une dernière chose, intervint Willian. Pourquoi nous as-tu choisis ?

- Parce que l'un d'entre vous parle espagnol et ce sont les Rois Catholiques de l'Espagne qui l'ont gardée. Voilà pourquoi c'est à vous de me la récupérer. Sinon, plus de Seane !

Et le Curupira disparut.

Tous les amis sont restés là, immobiles, pendant quelques instants. Ils étaient paralysés. Peu à peu, ils commencèrent à sortir de leur hypnotisme et se regardèrent dans les yeux. Ils savaient tous qu'ils pensaient à la même chose : ils n'avaient pas le choix. La mission était difficile, très difficile, mais il fallait le faire, il fallait tout risquer pour sauver Seane. On devait donc se mettre au travail : ils savaient qu'il fallait aller en Espagne mais où exactement ? Par où commencer ? Felipe, lui, connaissait bien l'histoire des Rois Catholiques :

- Jadis, les musulmans/maures occupaient l'Espagne mais, après avoir beaucoup lutté, les Rois Catholiques réussirent à les expulser du nord vers le sud de l'Espagne. C'était le Règne de Grenade avec son grand palais mauresque, l'Alhambra, celui qui a résisté le plus longtemps et Grenade fut la dernière ville qu'ils durent quitter le 2 janvier 1492. L'histoire raconte que quand ils quittèrent Grenade, dans un virage du chemin et après lequel on ne voit plus Grenade, le roi maure Boabdil accompagné de sa mère s'arrêta. Là, sa mère lui dit : « Pleure comme une femme pour ce que tu n'as pas su défendre comme un homme » et le roi Boabdil pleura. Depuis, ce virage-là est connu comme El Suspiro del Moro, « Le Soupir du Maure ».

À partir de ce moment-là, Isabelle de Castille et Ferdinand II d'Aragon ont instauré leur Règne à Grenade et y sont restés jusqu'à la fin de leurs jours ; d'ailleurs, ils gisent dans la Chapelle Royale « Capilla Real de Granada », et vous pouvez visiter leur crypte. Le règne des Rois Catholiques a signifié le passage du monde médiéval au monde moderne en Espagne. Avec son lien, l'union des Couronnes de la Castille et de l'Aragon, avant Les Deux Espagnes, fut obtenue. C'est au service des Rois Catholiques que Christophe Colomb est devenu le premier Européen de l'histoire moderne à traverser l'océan Atlantique, en découvrant une route aller-retour entre le continent américain et l'Europe. Une légende veut qu'Isabelle la Catholique ait financé avec ses bijoux le voyage de Christophe Colomb en Inde par une nouvelle route vers l'ouest, qui l'amena à découvrir les Amériques le 12 octobre 1492.

[Felipe raconte l'expédition de Christophe Colomb.]

Colomb est mort en pensant encore qu'il était arrivé aux Indes Orientales et que le palais du Grand Khan de Cathay se trouvait quelque part en Costa Rica. Il croyait avoir trouvé le chemin qui conduisait par mer aux lieux exotiques décrits par Marco Polo et, sans le savoir, il était le découvreur d'un nouveau continent nommé finalement l'Amérique. Sa découverte mettait fin au Moyen ĺge et faisait commencer une nouvelle ère, n'est-ce pas Willian ?

- Oui, reprit Willian, et vous voyez bien que 1492 fut une année très importante historiquement, avec la reddition de Grenade le 2 janvier et la découverte de l'Amérique le 12 octobre ! Mais après avoir battu les Maures, je pense que l'une des raisons probables pour lesquelles les Rois Catholiques décidèrent de rester à Grenade a résidé dans son charme à nulle autre ville pareil ! Peu importe celui qui vient à Grenade, il peut soutenir cela lorsqu'il a vécu à Granada, ne serait-ce que trois jours ! Il y a même des histoires dans la culture populaire qui en parlent, par exemple, celle de « l'aveugle qui était assis à la porte d'une église à Grenade et qui demandait l'aumône » :

Un homme qui entrait dans l'église s'arrête et lui donne une pièce de monnaie ; juste derrière lui, il y avait une femme qui se disposait à entrer dans l'église, elle s'arrêta en regardant l'aveugle avec beaucoup de peine mais ne lui donnait rien. L'homme qui était toujours là lui dit : « Faites l'aumône, Madame, car il n'y a rien dans la vie que la peine d'être aveugle à Grenade », « Dale limosna mujer, que no hay en la vida nada, como la pena de ser ciego en Granada. »

- Des témoins comme celui-là, il y en a plein, et on peut assurer que Grenade restera pour toujours l'une des villes les plus belles du monde. […]

- Savez-vous que Washington Irving, écrivain américain du début du XIXe siècle, eut le privilège de vivre dans l'Alhambra ? Il y écrivit « Les contes de l'Alhambra » où il raconte, avec générosité et sensibilité, l'histoire des différents monuments du site et des légendes qui l'entourent datant du temps des Maures, et « évoquant des passages des Mille et une nuits ! » : On dit que les nombreuses cours des Palais des sultans Nasrides, intercalées de jardins, et d'inspiration persane et musulmane, sont l'antichambre du Paradis : oasis du nomade, jouissance des sens ! L'eau, élément façonnant le palais, en unissant le jardin avec l'architecture, représente la pureté : eau cristalline qui court sur le marbre des fontaines, eau de vie qui offre richesse et fraîcheur au jardin, beauté esthétique, générosité du sultan.

- Le Palais de Charles Quint, édifié après la prise de la ville en 1492 par les Rois Catholiques, se trouve également dans la médina. […] En été, ces jardins deviennent l'environnement parfait pour les spectacles de danse en plein air, lesquels ont souvent comme thème principal les poèmes de Federico García Lorca. Le grand poète grenadin du XXe siècle, très attaché à sa ville, montre dans son œuvre l'amour qu'il possédait de sa culture andalouse, comme dans ses Poèmes du Cante Jondo. Écoutez ce poème La Guitarra, « La guitare » :

La Guitarra

La Guitare

Empieza el llanto

de la guitarra.

Se rompen las copas

de la madrugada.

Empieza el llanto

de la guitarra.

Es inśtil callarla.

Es imposible

callarla.

Llora mon—tona

como llora el agua,

como llora el viento

sobre la nevada.

Es imposible

callarla.

Llora por cosas

lejanas.

Arena del Sur caliente

que pide camelias blancas.

Llora flecha sin blanco,

la tarde sin ma–ana,

y el primer pájaro muerto

sobre la rama.

ÁOh, guitarra!

Coraz—n malherido

por cinco espadas.

La plainte de la guitare

commence.

Les coupes du petit matin

se brisent.

La plainte de la guitare

commence.

Il est inutile de la faire taire.

Il est impossible

de la faire taire.

Elle pleure monotone

Comme pleure l'eau,

comme pleure le vent

sur les neiges.

Il est impossible

de la faire taire.

Elle pleure pour des choses

lointaines.

Le sable brûlant du Sud

a soif des camélias blancs.

Elle pleure la flèche sans but,

le soir sans lendemain,

et le premier oiseau mort

sur la branche.

Oh guitare !

Cœur blessé à mort

par cinq épées.

Après un court silence admiratif, Willian reprit son « ode » à Grenade.

« Aujourd'hui, Grenade est une belle et petite ville, agréable grâce à de nombreuses fontaines rafraîchissantes l'été (Depuis ma chambre, chante le jet d'eau, écrit Lorca dans son poème « Grenade en 1856 » !).  Beaucoup de jeunes y vivent et profitent d'une grande variété d'activités culturelles. C'est une ville qui bouge ! Si vous y allez l'automne, la ville acquiert une couleur spéciale et il y a partout une ambiance qui met à l'aise. Tous les ans, le mois de novembre amène le Festival Internacional de Jazz de Granada, et avec lui l'automne s'habille d'une magie qui t'envahit l'esprit: on peut se promener le long des allées en ne portant qu'un pull, pendant que la brise qui caresse ton visage t'apporte des odeurs humides ; ce sont les feuilles qui dansent à tes pieds en produisant un léger murmure, au même temps qu'elles se posent en formant un gai tapis de couleurs terre et rougeâtres. C'est une époque intime, mélancolique, mais pas triste, qui te situe dans un autre lieu où Billie Holiday ou Ella Fitzgerald doivent rester pour toujours… »

Felipe connaissait bien l'histoire de Grenade, et c'est pour ça qu'il s'exclama immédiatement :

- Il faut aller à Grenade ! Mais oui, il faut commencer à chercher là ! Peut-être que la moitié de la noix de coco est à Granada !

Les voilà donc partis vers une nouvelle expérience, l'inconnu, vers l'Espagne à la recherche d'un objet mystérieux !

- C'est la première fois que je pars aussi loin de chez moi, je ne peux pas laisser passer cette opportunité ! dit Willian

- C'est aussi une nouvelle expérience pour connaître d'autres personnes, d'autres cultures, continua Felipe, très ému !

- Alors on y va ! dirent-ils tous en chœur.

Ils se mirent en route vers Grenade. Aussitôt, dans l'avion où ils s'étaient installés tous trois ensemble, la grande aventure de la recherche de cette étrange moitié de noix de coco commença pour Willian, Felipe et Ana : il le fallait pour sauver Seane ! Cristiane avait préféré rester à Macapà, tout près de Seane, au cas où quelque chose de nouveau arriverait. Pour les aventuriers le voyage allait être très long, et comme Willian avait l'air un peu inquiet à cause du vol, Ana décida de le faire parler pour le distraire :

- Willian, quand le Curupira nous a raconté l'histoire de la noix de coco, il a mentionné auparavant une certaine légende d'une fille avec un serpent dans la nuit ou quelque chose comme ça… Tu la connais ?

- Oui, c'est une légende très belle mais je ne connais pas l'histoire en entier… si tu veux, je peux te raconter le début…

- Oui, s'il te plaît ! J'ai très envie de la connaître !

- Avec plaisir :

La légende de La Fille du Grand serpent et de la Nuit est une légende amérindienne d'Amazonie. C'est une légende de sagesse, sur la naissance de la Nuit, qui est racontée depuis un temps indéfini chez les Indiens Tucuma, au Brésil :

« O Surgimento da noite »

     « Au temps de l'ordonnancement du monde, il n'y avait pas de différence entre les hommes et les animaux. Les hommes pouvaient devenir des animaux, et les animaux pouvaient se transformer en homme comme ils le désiraient. Les mots étaient magiques, l'Esprit avait d'étranges pouvoirs.

Toutes les créatures de la Terre s'entendaient bien entre elles, tout était partagé, et même elles se mariaient entre elles.

On raconte encore qu'aux Temps Premiers, la nuit n'existait pas sur terre ! La nuit était enfermée dans une noix appartenant aux Indiens Tucuma. Dans une noix de coco, la nuit dormait au domaine du Grand Serpent, le fleuve l'Amazone.

Lorsque la fille du Grand Serpent décida de se marier avec un jeune chef de village de la forêt d'Amazonie, elle dut quitter le domaine des eaux, le domaine de son père le Grand Serpent, l'Anaconda, long de dix mètres. Elle navigua trois jours durant sur l'Amazone, en pirogue. Et lorsqu'elle arriva sur la terre, elle était bien fatiguée.

Son jeune mari lui dit :

- Tu dois être fatiguée ! Tu peux te reposer et dormir.

- Mais comment puis-je dormir ? Il ne fait pas nuit.

- La nuit n'existe pas sur terre. Ici il fait toujours jour. Tu dois te reposer et dormir lorsque tu es fatiguée.

- Je vais tomber malade. Mes yeux ne supportent pas la lumière. Va chercher la nuit chez mon père. Elle est enfermée au creux de la noix des Tucuma, tout au fond du fleuve, l'Amazone.

Alors, pour que la Fille du Grand Serpent ne tombe pas malade, le jeune époux envoya ses trois serviteurs au Monde des eaux de l'Amazone.

Mais avant de partir, elle leur avait recommandé de ne pas toucher à la noix : « Si vous la touchez, si vous l'ouvrez, toute chose disparaîtra, toute chose se perdra dans la forêt ! »

Auprès du Grand Serpent, l'Anaconda, aux sources de l'Amazonie, ils obtinrent la noix désirée. Le Grand Serpent plongea au fond des eaux, rapporta la noix aux deux moitiés bien scellées par de la cire, et leur fit cette même recommandation, d'une voix de tonnerre : « Attention ! Si vous touchez la noix, si vous ouvrez la noix, toute chose disparaîtra, toute chose se perdra dans la forêt. »

Terrifiés, les trois serviteurs repartirent dans la forêt, en portant précieusement la noix de Tucuma. Le voyage dura trois jours, et la pirogue filait sur le fleuve, emportant les trois serviteurs et la nuit.

Mais après plusieurs heures de navigation, seul le timonier tenait la barre et les deux serviteurs commençaient à s'ennuyer :

- Si on ouvrait la noix ? dit le plus jeune.

- Oh non ! Le Grand Serpent l'a défendu ! repartit le second.

- N'avez-vous pas entendu la Fille du Grand Serpent et le Grand Serpent lui-même ? dit le timonier. Allez, ramez… !

Les serviteurs saisirent les rames et la barque filait, filait sur le grand fleuve. Mais après plusieurs heures de navigation, encore une fois, seul, le timonier tenait la barre et les deux serviteurs s'ennuyaient. Le dialogue reprit entre les trois hommes, car ils entendaient des petits bruits de la noix de coco, comme ceux-ci : « ten ten chi, ten ten chi… ! »

- Si on ouvrait la noix ?

- Oh non ! La Fille du Grand Serpent, le Grand Serpent lui-même et le Chaman le sauraient !

- Mais non ! Ils n'en sauront rien. Car il suffit de décoller la noix au dessus de notre panier à braises, là au milieu de la barque. Et nous la recollerons à nouveau juste après avec de la cire.

- D'accord, fit le timonier. Faisons vite !

Et les voilà tous trois, serrés et penchés au dessus du panier de braises toutes chaudes… Car en ce temps-là, personne ne s'aventurait sur le long fleuve l'Amazone sans se munir de ses braises pour se réchauffer, ou cuire les poissons pêchés, les bananes… dans un panier protégé par de la terre d'argile.

Le plus jeune tenait la noix et tous trois écoutaient les petits bruits « ten, ten, chi… ». C'étaient les cris des crapauds buffles, les cris de la nuit. Mais ils ne le savaient pas puisqu'ils ne connaissaient pas la nuit !

Le second fit fondre la résine et la cire qui tenaient les deux parties de la noix. Oh juste ce qu'il fallait pour décoller la noix. Mais cela suffisait à l'entrouvrir. Et un nuage de mystère noir s'échappa par la fente.

La pirogue, l'eau, le fleuve, la forêt furent envahis d'épaisseurs et de mystères.

Et toute chose changea ou disparut.

Toute chose se transforma.

Le bâton sur l'eau en canard.

La pierre tachetée en jaguar.

Le panier tressé en serpent siffleur.

Et c'est ainsi que les animaux perdirent la parole.

Mais pendant ce temps là la Fille du Grand Serpent dit à son mari :

- Tes serviteurs ont désobéi ! Ils ont ouvert la noix ! Et la nuit a envahi l'Amazone et sa forêt. Ainsi toute chose se perd et se transforme en ce moment dans la forêt. Je dois attendre que l'étoile de Vénus apparaisse dans le ciel pour faire disparaître la nuit au matin. Mais comme cette nuit va être longue, longue… ! »

- Ouahou! C'est vraiment une belle histoire! C'est dommage que tu ne connaisses pas la suite ! Peut être qu'on pourra la découvrir pendant notre voyage !

- J'aimerais bien parce que j'ai toujours aimé cette légende… Et toi, Ana, tu connais une légende de chez toi, le Mexique ? demanda Willian de nouveau conscient d'être dans un avion.

- Oui ! Oui ! Je connais une légende aztèque sur le commencement du monde, « Les Premiers Dieux » ! Écoutez :

Les anciens Mexicains croyaient en un dieu appelé Tonacatecuhtli qui a eu quatre fils avec sa femme Tonacacihuatl.

Le premier fils s'appelait Tlantlauhqui. Le deuxième a été appelé Tezcatlipoca. Le troisième Quetzalcoatl.

La plus petite s'appelait Huitzilopochtli. Les Mexicains considéraient leur dieu comme le principal dieu de la guerre.

Selon nos ancêtres, six cents ans après sa naissance, les quatre dieux se sont réunis afin de déterminer ce qu'ils devaient faire.

Ils décidèrent de créer le feu et la moitié du soleil mais, comme il était incomplet, il n'éclairait pas beaucoup. Ensuite, ils ont créé un homme et une femme, et ils les ont envoyés pour travailler la terre.

De cette femme et cet homme naquirent les macehuales, qui ont été les hommes travailleurs du village.

Les dieux ont encore fait les jours et les ont distribués dans dix-huit mois de vingt jours chacun. Ainsi, l'année était de trois cent soixante jours.

Bien des jours après ils ont créé l'enfer, le ciel et l'eau. Dans l'eau, ils ont donné naissance à un alligator et il a fondé la terre. Ensuite, ils ont créé le dieu et la déesse de l'eau.

Et voilà, c'est comme ça que les dieux ont créé la vie !

- Je sais que c'est évident, mais ça m'a toujours semblé intéressant de savoir comment chaque culture a sa propre conception du commencement du monde ! reprit Willian.

- Tout à fait, c'est captivant ! dit Felipe à son tour.

À ce moment-là, en réalisant que tous étaient très fatigués, et comme il restait encore quelques heures avant d'arriver en Espagne, ils décidèrent d'un commun accord de dormir un peu jusqu'à l'arrivée à Madrid. Après, il fallait prendre le bus à Grenade et là, personne ne savait ce qui arriverait !

Après plusieurs heures de vol et l'atterrissage à l'aéroport Barajas de Madrid, métro pour la gare routière ! Et là, soudain, il se passa une chose inimaginable : il y avait un avis de bombe, tout le monde devait sortir de la gare. Les gens couraient partout, racontera Willian encore effrayé bien plus tard : « Moi, immobile, tétanisé au milieu de la gare, je ne savais où aller ou quoi faire parce que je n'avais rien compris. Perdu, je demandais à Felipe et Ana ce qui se passait parce qu'ils avaient l'air de bien comprendre ce qu'on annonçait par les haut-parleurs, mais ils semblaient stressés et préoccupés. Ils ont aperçu notre bus qui arrivait justement à ce moment-là et, tout de suite, ils ont commencé à descendre rapidement les escaliers vers les quais. J'ai décidé de les suivre avec toutes mes valises sans poser de questions et nous sommes montés vers un endroit qui semblait plus sûr. Je suis parti de Madrid sans savoir ce qui s'était passé à la gare. Le bus venait de partir vers Grenade. Le reste n«importait pas. Quelques jours après, avec l'expérience des premiers jours, j'ai compris la difficulté d'arriver dans un nouveau pays, un endroit inconnu. Sans connaître la culture, sans maîtriser la langue, sans connaître personne. Au début, ce n'est pas facile, mais il n'y pas de doute qu'à la fin c'est une expérience très enrichissante, et surtout inoubliable ! »

Deuxième partie : L'Europe

[De Madrid, Nuria arrive chez José Manuel à Grenade. Tous deux assistent au Festival Internacional de Jazz de Granada.]

Comme d'habitude, le théâtre Isabel La Cat—lica était plein pour sa XXIXe édition. Cette soirée était spéciale. C'était la révélation d'une grande artiste, inconnue pour tous, mais, d'après les critiques, la grande promesse du jazz : Lizz Wright. Personne ne parlait, tout le monde attendait avec impatience et curiosité l'instant où la star entrerait en scène. Le moment était magique. Soudainement, le noir se fit et l'atmosphère devint encore plus mystérieuse. Une voix de mille couleurs commença à chanter et, dès cet instant même, le public fut comme ensorcelé.

Tout le monde avait les mains endolories à force d'applaudir. Hélas ! Le concert était fini ! Chacun sortit de la salle avec grande peine au cœur.

- Et maintenant le couronnement. Alors, ça te dit d'aller à la Bibliothèque voir l'exposition sur l'origine de cette déesse du jazz ? demanda José Manuel.

- Oui ! Et en plus il y a de bonnes choses à manger ! Je meurs de faim !dit Nuria.

Il y avait plein de monde, mais ils étaient arrivés à avoir la vraie tapa espa–olamontadito de jam—n serrano con un Rioja!) et ils se sont assis à une table plus tranquille pour mieux lire la brochure sur la vie de la chanteuse.

Ils étaient déjà tellement immergés dans la lecture qu'ils n'avaient pas remarqué un groupe de trois jeunes garçons et fille venus s'asseoir à côté d'eux, sur les chaises restées libres.

Cela les fit revenir à la réalité de l'exposition. Faisant un effort, ils essayèrent encore une fois de se concentrer sur leur recherche. Mais ils ne le pouvaient pas, les nouveaux collègues de table avaient commencé à parler très fort.

Mais… quelle langue parlent-ils ? Cela ne ressemblait pas à l'espagnol mais au portugais… Malgré tout, l'accent était inconnu pour eux. Différent de tout ce qu'ils avaient écouté avant. Plus doux, plus charmant… Il transporta leurs esprits dans un pays lointain, exotique, spécial… Ce fut le moment où la curiosité les amena à rechercher une réponse à leurs incertitudes.

- Pardon… je ne pouvais pas éviter de vous écouter. Vous n'êtes pas d'ici, non ? demanda Nuria.

À ce moment-là, l'un d'entre eux - c'était Felipe - tourna la tête parce qu'il était, avec Ana, le seul à parler espagnol. Il répondit avec méfiance :

- No !

- D'où alors ? intervint José Manuel.

- Moi, je suis du Chili, elle est du Mexique et lui, dit-il en désignant l'autre garçon, il est brésilien.

- Ah ! Enchantée, je m'appelle Nuria, et lui, c'est José Manuel.

- Moi, je m'appelle Felipe.

- Eu me chamo Willian, osa dire le Brésilien !

- Et je suis Ana, Áencantada!

- Si ce n'est pas trop indiscret, qu'est-ce qu'un Chilien, une Mexicaine et un Brésilien ont à faire dans une bibliothèque à Grenade ?

Felipe, sachant que les questions n'étaient que pure curiosité, décida de raconter, un peu, son histoire, en omettant les détails les moins plausibles :

- Nous sommes en train de chercher des informations sur la légende de « La Fille du Grand Serpent et de la Nuit » pour notre thèse Mythes et Légendes.

- Ah… intéressant, très intéressant, affirma José Manuel.

- Oui, nous sommes venus dans cette Bibliothèque parce qu'on nous avait dit qu'il y avait pas mal d'informations et, de fait, on a trouvé un livre qui étudie cette légende. Le problème c'est qu'il n'éclaircit pas tous les aspects qui nous intéressent et la dernière alternative qui nous reste est de voyager en France pour connaître l'écrivaine-chercheuse qui l'a écrit ; elle habite très exactement à Rennes !

- Et pourquoi est-ce que ça pose un problème pour vous ? s'enquit Nuria.

- Parce que, primo, nous ne parlons pas français et, secundo, parce qu'on a dépensé tout notre budget pour arriver à Grenade. Maintenant on ne sait plus comment faire pour rencontrer notre dernier espoir…

- Hummm… je crois que le destin nous a réunis ! s'exclama José Manuel.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Felipe toujours dans ses pensées.

- Comme Nuria a pris quelques jours de congé, nous avions organisé un petit voyage pour rendre visite à un ami qui habite en France, précisément à Rennes ! Il est brésilien et il fait ses études là-bas à l'INSA, l'Institut National des Sciences Appliquées ! Et on avait prévu de partir demain ! On a des places libres dans la voiture, vous pouvez venir avec nous si vous voulez ! Et si l'un de vous a le permis, on peut se relayer pour conduire, car c'est un long voyage ! On serait donc : Nuria, vous - Ana, Felipe et Willian -, et moi.

- Oui ! Oui ! Oui ! C'est parfait ! s'écria Felipe avec force.

José Manuel a dû le calmer parce qu'il semblait avoir oublié qu'ils étaient dans une bibliothèque, mais Willian, qui était resté très silencieux, le visage marquant l'incrédulité, changea d'expression ; il semblait un peu nerveux, à tel point qu'il demanda soudainement avec impatience :

- Mas o que está acontecendo?

Et tout le monde se mit à rire.

[Voilà tout le groupe arrivé à Rennes…]

Rennes, à l'INSA

Le voyage avait été long, mais la bonne ambiance assurait que tout s'était bien passé. Rennes accueillait les jeunes voyageurs avec une pluie légère.

- Selon les indications données par André, si on tourne ici à gauche on arrivera bientôt à l'INSA où André étudie, dit José Manuel.

Bientôt ils traversèrent le campus et arrivèrent dans la résidence universitaire, où André les attendait.

- Je vous souhaite la bienvenue, José Manuel et Nuria… Oh, mais vous êtes venus avec plusieurs amis ! C'est bien ça, il y aura assez de place pour tout le monde !

- Il y a parmi nous des représentants de quatre nationalités… y compris le Brésil ! dit Nuria en désignant Willian.

- Fantastique ! Venez, prenez vos affaires et rentrez. Il ne pleut pas beaucoup mais c'est quand même mieux d'être à l'intérieur.

André aida les voyageurs à s'installer. Il apprit leurs noms et origines, et les invita à discuter dans la cafétéria des étudiants pour faire connaissance avec les autres.

- Ensuite je vous laisserai vous reposer. C'était un long voyage, vous devez être fatigués, dit André.

- Oui… mais un bon thé est toujours bienvenu ! confirma Willian.

Felipe, Ana, Nuria et José Manuel étaient en train de discuter entre eux ; ils essayaient d'apprendre le nom des objets en français. Et André en profitait pour parler à Willian :

- Tu sais, Willian, quand je vous vois, vous les voyageurs venus de loin, je me souviens du Brésil. Je me rappelle l'autre côté de l'Atlantique. Mais ce n'est pas toujours facile de dire ce qu'on ressent. Surtout en français, car le mot saudade n'existe pas. Il y a « mélancolie », il y a « nostalgie », il y a d'autres mots. Mais ce n'est pas exactement la même chose.

Les Bretons disent qu'il pleut beaucoup ici en Bretagne. Mais ce n'est pas la même pluie que chez nous. La pluie ici est la plupart du temps fine et faible. Elle tombe comme la neige ; on ne la sent presque pas. Chez nous, la pluie est plus forte. Elle fait du bruit, elle tombe avec vigueur et intensité. À Rennes, j'ai du mal à voir les éclairs et entendre les tonnerres. Sauf l'été, et quand même, pas très souvent ! De l'autre côté de l'Atlantique, chez nous, on voit les éclairs sans faire d'effort, on entend le tonnerre de très loin, ou alors très proche. Souvent l'électricité est coupée. La nature est plus libre.

Ici à Rennes, il y a beaucoup d'étudiants. Ils arrivent et ils partent tout le temps. C'est comme à mon université, à Campinas : le renouvellement continu, la jeunesse, l'énergie. Cela me permet d'oublier un peu le Brésil et laisser passer la saudade.

Rennes est la capitale de la Bretagne, à deux heures de voyage du centre économique de la France – telle que Campinas, à deux heures de voyage de São Paulo, le centre économique du Brésil – ce qui veut dire qu'on n'est jamais trop loin d'où on peut trouver tout et n'importe quoi. En même temps, on n'est pas tout au centre, là où les gens sont pressés, impolis et n'ont jamais assez de temps. On est assez proche et assez distant, que ce soit ici ou de l'autre côté de l'Atlantique.

À Rennes, il y a quatre saisons ; chez moi, à Campinas, il n'y en a que deux : celle où il fait chaud et il pleut, et celle où il fait moins chaud – jamais froid – et il ne pleut pas. Les feuilles tombent rarement des arbres : ils restent verts toute l'année ; les fleurs s'épanouissent chacune à son temps ; les journées ont à peu près la même durée toute l'année. C'est comme si le temps ne passait pas, toujours en état d'éternelle jeunesse. Mais de l'autre côté de l'Atlantique, le temps passe aussi vite qu'ici. Et quand la saudade commence à me gêner, je peux toujours aller à la plage. Le sable n'est pas le même ; la chaleur, surtout pas. Mais c'est le même océan. Je peux regarder au loin et imaginer comme si j'étais là-bas. Et alors je me rends compte qu'en fait, en étant de ce côté-ci, je suis déjà de l'autre côté de l'Atlantique.

Quand André finit de raconter cela à Willian, il s'aperçut que les autres voyageurs l'écoutaient. Gêné par ce public inattendu, André changea de sujet :

- Et donc, vous êtes tous venus à Rennes pour visiter la ville et connaître la Bretagne ?

Nuria prit la parole:

- Non, en fait, nous cherchons une personne ici à Rennes. C'est une longue histoire, on te racontera un peu plus tard… car maintenant on a vraiment besoin de se reposer.

- J'aime bien les longues histoires ! J'espère pouvoir vous accompagner dans cette recherche…

Après avoir dormi un peu, réveillés et reposés, le groupe de voyageurs eut une très belle surprise. André avait fait à dîner et avait préparé une soirée bien agréable avec de la bossa nova et de la nourriture typique du Brésil, excellente ! Surtout un dessert fait à base de chocolat et du lait concentré : brigadero. Ils en profitèrent pour causer et mieux se connaître… C'est aussi pendant cette soirée-là qu'ils expliquèrent le vrai motif pour lequel ils avaient traversé l'Atlantique ! Comment Seane avait été emprisonnée par le Curupira dans la forêt amazonienne tandis qu'ils devaient trouver une moitié de noix de coco pour la libérer ; enfin, et grâce à un livre trouvé dans la grande Bibliothèque de Grenade, pourquoi ils suivaient la piste d'une écrivaine-chercheuse qui habitait à Rennes et qui semblait connaître la seconde moitié de la légende de La Fille du Grand Serpent et de la Nuit. Une fois que tous semblaient avoir assimilé l'étendue de ces informations, le destin leur sourit de nouveau :

- Vous ne le croirez pas mais je crois connaître la personne que vous cherchez ! dit André.

Tous le regardèrent avec surprise !

- Il se trouve qu'il y a quelques semaines, l'atelier d'écriture dont je fais partie a organisé une journée consacrée aux légendes, et l'une des invitées était une écrivaine-chercheuse qui nous a raconté la légende de La Fille du Grand Serpent et de la Nuit. Elle connaissait cette légende des Indiens Tucuma par cœur et elle nous l'a racontée en entier !

- Mais… ce n'est pas possible ! La chance est de notre côté ! On est sur la bonne voie ! s'écria Felipe.

- Et comment est-ce qu'on pourrait la trouver ? s'enquit Nuria.

- Voyons… laissez-moi un instant. Je crois qu'elle nous avait donné ses coordonnées au cas où nous aimerions la contacter, dit André en consultant ses notes. Voilà ! Elle travaille au lycée Ste Geneviève comme professeur et voici aussi son adresse Internet !

- Merci André ! Merci ! Tu ne sais pas combien tu nous as déjà aidés ! dit Ana en prenant la feuille qu'André tenait entre ses mains. Nous lui écrivons tout de suite !

- Mais on ne peut tout lui raconter ? On cherche de l'information sur la légende, rien sur la noix de coco… vous ne pensez pas ? intervint José Manuel.

- Oui, moi je suis d'accord ! confirma Ana. Au moins pour l'instant. On ne le lui dira que si l'on voit que ça peut nous être utile.

- Parfait, alors, écrivons-lui maintenant ! Il n'y a pas de temps à perdre !…

Dès le lendemain ils reçurent la réponse, un e-mail agréable et accueillant ! Elle répondait qu'elle voulait bien les connaître, se rendant disponible pour les aider et répondre à toutes les questions qu'ils avaient à lui poser. Profitant de cette opportunité, elle désirait aussi organiser une rencontre avec ses élèves pour qu'ils leur parlent de leurs pays et cultures : cela pourrait être un très bel échange et tous avaient envie d'y participer. Elle leur donnait rendez-vous dans une semaine au lycée, le temps d'organiser la rencontre, et leur souhaitait entre-temps un beau séjour à Rennes.

Ils étaient très enthousiasmés parce qu'ils se sentaient à chaque fois plus près de leur but : trouver la moitié de noix de coco pour sauver Seane ! Mais il fallait attendre une semaine ! Ils décidèrent de faire un peu de tourisme dans la Bretagne, et de visiter des lieux étonnants comme le Mont Saint Michel, les plages de granit rose des Côtes d'Armor à Perros-Guirec, Trégastel… Willian, Ana, Nuria et José Manuel, André à Rennes étaient devenus des amis inséparables, et cette aventure qu'ils étaient en train de vivre les unirait pour toujours.

Rennes, au lycée

« Aujourd'hui il fait beau et croyez moi, ce n'est pas parce qu'on est en Bretagne que nous n'avons pas le droit à notre petit rayon de soleil ! Je m'appelle Marie Mauguen, je suis en terminale et au lycée Ste Geneviève depuis maintenant quatre ans. C'est le début de l'après-midi, je suis plutôt impatiente. Pourquoi ? Dans une heure, nous aurons la chance de rencontrer des étudiants de l'INSA de plusieurs nationalités (espagnole, brésilienne, mexicaine et chilienne) et je compte bien en apprendre davantage sur mes origines, car étant née au Brésil et n'y ayant jamais vécu, il me tarde d'échanger avec eux. Ils nous ont raconté qu'ils sont à la recherche d'une moitié de noix de coco – une noix Tucuma, comme dans la légende de La Fille du Grand Serpent et de la Nuit dont ils ne connaissent que la première partie. Alors, je me suis souvenue qu'il y a très longtemps, ma grand-mère indienne m'avait confié une moitié de noix de coco ; je ne sais pas trop si ce précieux cadeau offert par ma grand-mère a une valeur ou pas, mais peut-être qu'avec la rencontre de cet après-midi je pourrais en savoir plus. Pour l'heure, nous devons faire quelques recherches au CDI dans le cadre d'un exposé pour notre professeur de langue portugaise. […].

Au CDI, avec mes camarades de classe, c'était le début d'une heure de recherches. Je me dirigeai alors instinctivement vers les livres parlant des Indiens du Brésil, même si ce n'était pas le sujet du jour. Je parcourus quelques ouvrages et là, je la retrouvai ! Après tout ce temps, personne ne l'avait prise ? Derrière le dernier ouvrage dans une boîte d'archives, je la retrouvai : la noix, plutôt la partie de noix que j'avais cachée ici à mon arrivée à Ste Geneviève ! Cacher une demi-noix dans un CDI ce n'est pas très courant, mais c'était ma seule éventualité du moment. À cette époque, mes origines étant déjà très ancrées dans mon esprit, je commençais le portugais ; aussi je faisais des allers-retours réguliers au CDI dans le but d'en apprendre plus sur les origines de ma grand-mère maternelle… Le jour où celle-ci me légua cette noix, je ne compris pas réellement mais je savais que ce n'était pas par hasard. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais je l'avais mise à l'abri le temps de m'instruire. Le temps passa et pour être honnête, cette moitié de noix, j'avais fini par l'oublier. Retomber dessus quatre ans après, c'est quand même extraordinaire. La preuve comme quoi les livres sur les Indiens du Brésil n'intéressent pas grand monde ! N'attendant pas qu'elle disparaisse, je la glissai discrètement dans ma poche.

La rencontre avec les étudiants débutait enfin. Avec nos deux professeurs de français et portugais, on s'installa dans une salle mise à notre disposition et on commença à échanger. Très vite on fit connaissance par André, brésilien, d'une légende sur une fameuse noix des Indiens Tucuma. Là, je compris. Ma grand-mère ne m'avait certainement pas donné cette partie de noix pour rien.

La première partie de la légende La Fille du Grand Serpent et de la Nuit est captivante, mais la seconde, après l'ouverture de la noix et l'échappée de la Nuit, est vraiment belle ! En effet, Françoise nous l'a racontée ! Et nous l'avons écoutée sans l'interrompre, sans un mot ! Comme un long poème ! :

- « J'aime la nuit. Les pays sans nuit ne m'intéressent pas !... Et puisque j'aime la nuit, alors je vous donnerai des rêves rouges, des rêves fous pour éclairer vos nuits. Je vous donnerai les rêves de la lune blanche pour apprivoiser les angoisses de la nuit, des rêves doux… »

Et Françoise, conteuse, reprit alors le fil de l'histoire :

« - Voici ce que la Fille du Grand Serpent disait à son mari :

« Tes serviteurs ont désobéi ! Ils ont ouvert la noix ! Et la nuit a envahi l'Amazone et sa forêt. Ainsi toute chose se perd et se transforme en ce moment dans la forêt. Je dois attendre que l'étoile de Vénus apparaisse dans le ciel pour faire disparaître la nuit au matin. Mais comme cette nuit va être longue, longue ! »

Lorsque l'étoile de Vénus apparut dans le ciel, la Fille aux yeux verts avait déjà assemblé, devant la hutte, des petits pots d'argile remplis de bleu indigo, de rouge rocou, de cendre blanche, de noir de charbon.

Alors elle prit une mèche de ses cheveux, l'enroula autour de son petit doigt et souffla dessus : « fee, fee ».

Un oiseau prit forme. Elle lui mit de la cendre sur la tête et du rocou sur les pattes. Ce fut le cujubi, l'oiseau du matin qui chante juste avant la fin de la nuit.

Puis elle prit une autre mèche de ses cheveux, l'enroula autour de son petit doigt et souffla dessus : « fee, fee ».

Un autre oiseau prit forme. Elle lui mit du rocou sur les plumes, sur la tête et les ailes ; sur la queue, du bleu royal. Et ce fut l'urubu-kaapor, l'oiseau du matin qui chante le lever du jour.

Alors elle prit une autre mèche de ses cheveux, puis une autre encore, et encore une autre ; et à chaque fois elle l'enroulait autour de son petit doigt, soufflait dessus. Et… un oiseau, un toucan au bec orange, une perruche au plumage vert, un perroquet ara aux plumes bleues, incarnates, jaunes, puis… des oiseaux bleu vert orange multicolores peuplèrent la forêt de l'Amazonie. Et l'étoile du Matin apparut enfin, avec la lumière du jour !

Plus tard, à la fin du premier jour, lorsque le soleil finissait sa course dans le Ciel pour disparaître dans l'Amazone, la Fille du Grand Serpent reconnut sa barque sur le fleuve, mais aussitôt elle s'écria :

« Que sont devenus nos trois serviteurs ? »

Des cris lui répondirent et trois singes hurleurs sautèrent tout en haut des palétuviers dans la forêt ! Dans le voile noir et mystérieux de la nuit obscure, ils avaient été transformés en singes hurleurs. Depuis ce jour, les nuits de lune blanche et ronde, vous pouvez les entendre se raconter l'histoire de la naissance de la nuit et de leur grande frayeur à cause de leur curiosité !

La noix des Tucuma, récupérée et gardée au secret par la fille aux yeux émeraude dans la forêt verte et bleue de l'Amazonie, demeura ouverte en deux moitiés. D'après des voyageurs revenant des rives de l'Amazonie, il n'est pas rare de rencontrer des gens à la recherche de l'une des deux moitiés de cette fabuleuse coque de noix. »

      - C'est bien l'une des deux moitiés de cette noix qu'il faut retrouver aujourd'hui ? rajouta encore Françoise, professeur-chercheur, en s'adressant, émue, aux voyageurs.

« Ainsi, maintenant qu'ils cherchaient la moitié que j'avais en ma possession, leur voyage dépendait de moi, Marie, qu'il ait une bonne fin ou pas !… Alors, à la fin de la rencontre, je me suis approchée d'André pour parler seul à seul avec lui et lui confier l'objet précieux. Il est resté paralysé pendant quelques instants, sans voix ! Puis il se montra très reconnaissant ; il semblait considérablement touché d'être tombé, presque par hasard, sur la pièce réelle que ses amis cherchaient depuis si longtemps et pour laquelle ils avaient fait de si longs voyages ! Je suis restée avec tout le groupe et, très excités face à l'expectative de pouvoir faire libérer leur amie Seane, ils m'ont tout raconté pendant que j'écoutais bouche bée. Leur histoire semblait bien se terminer, mais pendant que les autres s'organisaient pour le retour, je discutais très à l'aise avec André et lui demandai sans détour :

-  André, pourquoi es-tu venu en France ?

- Pourquoi je suis venu ? J'ai mis du temps à trouver la réponse à cette question. En fait, je ne suis toujours pas sûr de la connaître. Mais j'ai déjà une idée à propos de ça. Je suis venu parce que c'était quelque chose de nouveau. Surtout différent. Il fallait essayer. J'ai eu l'opportunité, il ne restait qu'à la saisir.

- Et maintenant, pourquoi tu pars à nouveau ?

- Je pars pour ma famille. Je parle pour moi, mais je me suis rendu compte que cela arrive à plusieurs personnes, donc je parle pour eux aussi : quand l'individu part, voyage à l'étranger, souvent la famille reste au pays. Elle devient l'un des principaux liens avec la terre d'origine ; la famille et les amis, ce sont les raisons les plus importantes pour revenir – soit de temps en temps, soit pour toujours – à la terre d'origine. Surtout quand tu n'es pas fatigué de rester là où tu es.

- Mais il y a bien d'autres raisons, non ?

- Oui, sûrement : la langue, le peuple, les habitudes ; mais ce qu'on cherche le plus, ce sont les personnes qu'on connaît. On peut se faire de nouveaux amis, on peut commencer une nouvelle famille; mais ceux qui sont restés demeurent toujours là, à nous rappeler qu'aucune distance n'est trop grande pour être franchie, qu'aucune période de temps n'est trop longue pour oublier.

- Oui, je comprends…

- Une fois que la question du voyage est décidée, il reste à décider quoi faire. On a vécu de nouvelles expériences et on a vu de nouveaux paysages. On a envie de les amener toutes, mais on ne le peut pas. Les valises ne comportent que des objets, et une quantité assez limitée de ceux-ci. On ne peut pas apporter de la neige, cette eau blanchie, tellement simple et insignifiante pour ceux qui y sont habitués, tellement brillante et magique pour ceux qui ne l'ont jamais vue. Pour toi, j'imagine, la neige n'a rien de particulier.

- C'est vrai, je m'y suis habituée. Mais j'imagine ce que tu veux dire.

- Eh bien… on ne peut pas transposer non plus ni les journées extrêmement longues de l'été, ni les journées presque sans soleil de l'hiver ; il faudrait faire tourner la Terre pour expliquer pourquoi ce subtil changement, inaperçu pour ceux des latitudes tempérées, ne cesse pas d'étonner ceux qui ont vécu à côté des tropiques.

- Ce serait plus facile de faire bouger les gens à la place…

- Oui, mais cela, on ne peut pas le faire non plus. Car la famille, c'est une profusion de gens, une énormité de liens qui les attachent là où ils sont. Soit ils n'ont pas de temps quand nous en avons, soit ils manquent de moyens… Bref, on peut raconter tout cela, mais on ne peut pas le mettre dans la valise. Ni les arbres sans feuilles, les fleurs dans l'herbe, la pluie qui ne mouille guère… tant de sensations qui ne sont pas transposables.

- En disant tout cela, le voyage semble quelque chose de triste…

- Mais non, ce n'est pas ça ; c'est juste un compromis, comme tant d'autres. On se contente souvent d'apporter des photos, des souvenirs, de petits objets que, s'ils ne contiennent pas l'essence des sensations lointaines, du moins ils font rêver un peu de ces exotismes distants. Et parfois ce rêve apporte encore plus que la sensation elle-même.

- Tu me donnes tant envie de voyager, avec toutes ces idées-là…

- Mais il ne faut pas non plus trop rêver : le voyage lui-même est fatigant ; la préparation prend beaucoup de temps. Il faut ramasser le plus de sensations et les condenser dans la limite des bagages ! Or, cela peut se faire au fur et à mesure, une sensation par semaine, disons. Par contre, une fois monté dans l'avion, train, autocar, bateau, quoi que ce soit, il faut attendre. Et attendre. Plusieurs heures qui se déroulent lentement, et beaucoup d'anxiété : n'ai-je rien oublié ? Aimeront-ils ce petit souvenir ? Est-ce qu'il fera beau là-bas ? Ont-ils changé beaucoup ? Et moi, est-ce que je suis toujours le même ? Parfois, l'attente nous permet de nous poser d'intéressantes questions.

- Mais l'arrivée est sûrement réconfortante, non ?

- Oui… et non. Elle est surprise et étonnement : tout semble exactement comme avant. On rentre chez soi et, tout d'un coup, l'air chaud rappelle des longues années vécues dans cet environnement étrangement familier. La langue s'exprime de façon naturelle et les visages semblent tous un peu familiers. Une petite déception pour ceux qui attendaient un nouveau monde, mais aussi une surprise agréable qui permet de se rassurer : tout ce qu'on avait connu reste quelque part vrai.

- Mais un voyage vers une nouvelle destination, c'est complètement différent, non ?

- Oui, ce n'est pas la même sorte de voyage. En fait, je dirais que là je parle plutôt d'un… re-voyage ! Disons un voyage qui permet de trouver des différences dans ce qu'on n'avait jamais remarqué. Les arbres, les bâtiments, l'odeur indéchiffrable du passé… Après la sensation que rien n'a changé, on a la sensation que tout est nouveau. On est devenu habitué à un autre climat, et tout d'un coup le voyage de retour semble un voyage vers une terre encore inconnue. Agréable sensation de nouveauté.

- Donc finalement, c'est le même type de voyage, non ?

- Non, car, malgré tout ça, une fois que notre terre natale est à nouveau dans notre esprit, c'est la terre étrangère qui rentre dans l'esprit des autres : les cadeaux qui apportent des sensations de l'autre continent. Des bonbons et des fromages pour le goût et l'odorat ; des films et des chansons pour la vue et l'ou•e ; des miniatures, de petits souvenirs et des gadgets pour le toucher. Ce sont plus que des objets, ce sont des preuves d'amitié qui indiquent qu'on garde toujours les gens dans l'esprit. C'est peut-être comme… cette moitié de noix que tu apportes. Parce que ces objets, transportés de leur réalité habituelle, acquièrent une signification complètement différente dans la terre natale. Ici, c'est l'inverse qui est arrivé, mais bientôt, tu auras peut-être cette sensation.

- Je ne sais pas, je n'ai pas vraiment pensé à ça.

- Ne t'inquiète pas, on ne peut jamais le prévoir à l'avance, on essaie juste de faire les choix qui semblent les meilleurs; ce qui n'est pas toujours facile.

- Et après, qu'est-ce qui se passe ?

- ‚a dépend. Parfois on revient sur la terre étrangère, et on retrouve cette sensation de distance là où, il y avait une semaine, on ne ressentait plus rien, on se sentait statique.

- Et si on ne rentre pas ?

- Bon, bah… de toute façon, un seul voyage permet déjà de revoir le passé avec de nouveaux yeux. Car à chaque voyage, on voyage deux fois : vers la destination et vers soi-même. »

Instinctivement après les cours, Marie rejoignit Maréva son amie d'enfance en qui elle avait totalement confiance et à qui elle allait faire part de son incroyable découverte. Maréva était une personne extravertie et pleine d'esprit qui la soutenait toujours dans les moments les plus difficiles de sa vie, et aujourd'hui elle le savait, elle serait présente et s'abstiendrait de la prendre pour une folle…. Même si elle n'allait pas tout de suite comprendre sur quoi tout cela reposait, elle savait qu'elle serait prête à l'accompagner au bout du monde pour percer ce mystère. Car les mystères c'était sa grande passion ! Elle ne manquerait pas de comparer cette histoire aux aventures d'Indiana Jones ou au film le Da Vinci Code.

Sans en demander plus, elle le savait, elle l'avait juré, Maréva marcherait avec elle jusqu'au bout de la vérité ! C'était plus fort qu'elle, il fallait qu'elle sache. Ni une, ni deux, elles décidèrent de partir avec André, là-bas, au Brésil son pays ; Marie voulait retrouver sa grand-mère et comprendre. Par chance, c'était les vacances. Elles pouvaient donc tout quitter ! Le voyage s'ouvrait devant elle. Marie n'apercevait que l'inconnu pour les prochains jours, et un mélange de nervosité et de tristesse l'envahissait. C'était la première fois qu'elle quittait la France pour tant de temps. Jusqu'à ce moment, elle ne voulait pas partir loin de chez elle. Pourquoi partir ? Elle était très bien ici, avec ses amies, sa famille… sa vie confortable ! Pourquoi partir ? Pourtant, elle voulait connaître ses origines, elle en avait besoin après avoir rencontré André et ses amis, et maintenant elle ne se reposerait plus jusqu'à ce qu'elle réussisse !

- À qui allons-nous redonner cette noix, André ? demanda Marie.

- À Cristiane, c'est pour ça qu'elle est restée là-bas en Amazonie ! C'est le seul moyen de faire libérer Seane

- Mais… comment allons-nous la retrouver ?

- Heureusement Seane avait envoyé une lettre à Cristiane, Ana et Willian pour les inviter à Macapá, la porte du Brésil : c'est son adresse !

-  La voici :

« Mon adresse, il est facile de la trouver. C'est là-bas, dans le milieu du monde, la Ligne de l'Équateur. C'est là que se trouvent mes livres, ma nourriture et mon cœur. La ville s'appelle Macapá, c'est dans l'état d'Amapà, au nord du Brésil.

La plupart des personnes disent que c'est la fin de tout, mais pour moi c'est le début. Le début de toute ma vie, de toute mon histoire. C'est grâce à Macapá que j'existe, parce que la ville est la source de vie de ma famille.

Notre orgueil se trouve dans la grande Forêt Amazonienne qui toujours entre en symphonie avec les sons des animaux. Macapá est baignée par le fleuve l'Amazone. Dans les eaux douces, il y a l'énergie et l'éclat de la lune.

Mon adresse, il est facile de la trouver. Vous pouvez aller là-bas quand le soleil se lève. C'est au bout de la rivière la plus belle, à la Ligne de l'Équateur. »



[1] Paul RICŒUR, Temps et récit, I. L'intrigue et le récit historique, Seuil, coll. Points, 2001 [1e éd. 1983], p. 147.

[2] Michel SERRES, Le Tiers Instruit, Gallimard, 1991, p. 28, 29.

[3] Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, « Le double sens du progrès », Denoël, 1987 (1e éd. 1952, Unesco), coll. Folio-Essais, p. 85.

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