RETOUR : Coups de cœur

 

Serge Meitinger

Compte rendu des livres de Jean-Pierre Arnaud, Freud, Wittgenstein et la musique et Jean-Claude Dumoncel Le Jeu de Wittgenstein, Essai sur la Mathesis Universalis.
Texte mis en ligne le 4 octobre 2003.

© : Serge Meitinger.

Cet essai est paru d'abord dans le Bulletin de la Société Américaine de Philosophie de Langue Française, Vol. V, nº 1, pp. 19-38, DeKalb, Spring, 1993.


JEU ET COMMUNICATION

L'intérêt, la mathesis

 

Arnaud, Jean-Pierre, Freud, Wittgenstein et la musique. La parole et le chant dans la communication. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 1990, 355 p. (Cité A, suivi du numéro de la page)

 

Dumoncel, Jean-Claude, Le Jeu de Wittgenstein. Essai sur la Mathesis Universalis. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1991, 222 p. (Cité D)

 

Voici deux livres entraînants — comme une musique et comme un jeu qui tiennent en haleine interprète et auditeur, joueur et spectateur — et dont l'allure elle-même (forme d'ensemble et manière d'aller) est de part en part signifiante. L'une des originalités du livre de Jean-Pierre Arnaud est d'être construit, comme une sonate, sur la coexistence et la superposition de deux thèmes : la parole et le chant, le discret et le continu qui ne cessent de s'affronter en une lutte inventive et complexe. L'une des originalités du livre de Jean-Claude Dumoncel est de se déployer à nos yeux comme « la gerbe des jeux » qu'il évoque en son chapitre V. De plus ces deux ouvrages résultent d'un exercice de pensée que nous dirions « transversal » car ils associent aux concepts et aux références philosophiques classiques des notions, des formes et des modèles voire des éléments de système empruntés à d'autres disciplines (esthétiques, mathématiques, psychologiques, économiques, technologiques). Ainsi l'effort esthétique des compositeurs de la seconde école de Vienne (Schönberg et ses disciples) et la réflexion critique d'Hermann Broch nourrissent-ils aussi l'approche de Jean-Pierre Arnaud qui place en ouverture, en intermède et en finale de son livre la figure emblématique et énigmatique de Georges Perec. De son côté, dans son dernier chapitre, Jean-Claude Dumoncel traduit, transpose ou réécrit la pensée de Wittgenstein dans le système proustien, produisant de la sorte un véritable pastiche de l'écrivain qui sut lui-même faire de cet art du détournement (le plus souvent parodique) un instrument d'intelligence critique. Enfin nos deux auteurs manient les données de l'histoire des idées en en repensant à la fois la localisation, l'historicité et l'usage : Jean-Pierre Arnaud souhaite fonder la philosophie de la communication à laquelle il espère contribuer sur le moment proprement « viennois » que représenta l'extraordinaire efflorescence intellectuelle et artistique de cette ville au début du XXe siècle, dessinant les grands traits d'une pensée « autrichienne » qu'il oppose à la pensée « allemande ». Jean-Claude Dumoncel nous propose, lui, une visée délibérément transhistorique puisqu'il fait appel à une tradition plus ou moins « latente » qui unirait de grands philosophes (de Platon à Bergson en passant par Leibniz), tous soucieux de formuler leur pensée de l'homme, du monde et de la vie selon un modèle mathématique susceptible de rendre compte en même temps du détail et de l'ensemble, de l'architecture et du mouvement, de l'essence et du contingent. Tous deux mettent ainsi leur propos en perspective et nous initient à un panorama ou à un paysage inédits. Et pourtant, en bricolant de la sorte leurs outils conceptuels, ils nous invitent aussi à « re-connaître » avec surprise quelques-unes des règles et certains des calculs propres au jeu que nous jouons depuis toujours déjà.

DU JEU

Cette liberté dans l'allure et ce souci de l'allure en tant que telle, nul doute que nos deux penseurs ne les doivent à celui qui reste, directement ou non, au cœur de leur problématique : Ludwig Wittgenstein, à la fois « Viennois » (lecteur de Freud, admirateur de Karl Kraus) et philosophe-géomètre en proie au désir du systématique. Au second Wittgenstein plus précisément, à l'analyste passionné et têtu des « jeux de langage » qui fit du modèle du jeu (il s'agit avant tout pour lui du jeu d'échecs) un paradigme philosophique à part entière. En effet qui dit jeu dit règle et calcul donc aussi grammaire :

Le concept de jeu apparaît avec le concept de calcul et celui de grammaire. Le modèle du jeu est ce qui permet de penser le concept de calcul, et la notion de grammaire vient expliquer la pertinence du paradigme ludique. Étant donné que le concept de grammaire (stricto sensu) présuppose celui de langage (s'il est vrai que la grammaire est grammaire d'un langage), les quatre concepts — de jeu, de langage, de calcul et de grammaire — composent un quaterne de notions solidaires (mais à ne pas mettre sur le même pied) qui trace le cadre de la méthodologie wittgensteinienne pour sa seconde philosophie. (D, 83)

Mais la combinatoire et/ou la syntaxe propres à tout jeu réglé ne doivent sans doute leur efficace qu'à un vide ou à un manque initial qui d'abord permet le jeu (au sens de la latitude laissée à une pièce par le manque d'ajustement ou l'usure). Et le jeu, dans sa dynamique, s'entretient d'autre chose que de la froide ardeur d'une passion logique. C'est ce que, sous le signe de Georges Perec, Jean-Pierre Arnaud s'ingénie à mettre en évidence dès l'ouverture de son ouvrage. Le petit jeu du « taquin » ou « pouce-pouce » : « un cadre carré à l'intérieur duquel coulisse un nombre donné de cubes » (A, 13) fournit le modèle inaugural. Souvent « l'avers des cubes porte chiffres et le revers porte lettres de sorte qu'à chaque lettre est associé son chiffre » et l'on peut envisager un système de correspondances, mais pour que le jeu soit possible, il faut qu'il manque un cube et ainsi « le vide structure le jeu » (A, 15). Cette formule est l'une des phrases-clés du livre et elle exige du lecteur — futur ou actuel joueur — qu'il passe sur son horreur du vide, qu'il fasse son deuil de la continuité sans faille dont il ne peut s'empêcher de rêver. De plus le cas particulier ici examiné suscite une contrariété et une perplexité supplémentaires : le « taquin » conçu par N. Ibarra pour G. Perec comporte côté face non des chiffres mais le portrait de l'écrivain et il s'avère impossible de faire se répondre la nécessaire continuité du dessin et l'ordonnance signifiante des lettres. Le discret — ici les lettres, ailleurs le langage dans sa généralité — ne saurait rendre compte du continu — ici le dessin, ailleurs le réel ou la musique — en en mimant ou en en décalquant l'allure, fût-ce à revers : ce sera aussi l'une des leçons de l'ouvrage. Enfin Jean-Pierre Arnaud est très conscient des limites de l'exemple choisi : ce jeu dont le joueur a trop vite épuisé les possibilités combinatoires et qui provoque facilement un énervement proportionnel à la frustration qu'il engendre manque décidément d'intérêt et il ne cesse de décevoir l'attente parce qu'il ne rémunère pas assez l'investissement placé en lui. Toutefois il permet à l'auteur de poser la bonne question et d'esquisser un point capital de sa problématique :

[…] qu'est-ce qu'un jeu, sinon une machine à produire de l'intérêt, à intéresser ? Quoi de plus solitaire que le plaisir du taquin ! Pourtant, et n'en déplaise au poète, y a-t-il un jeu du seul ? Voyez ces assemblées où les passionnés mettent en commun leurs expériences, leurs émotions, leurs intérêts. C'est bien parce qu'il y va d'une communauté d'intérêt que Wittgenstein peut parler de Jeux de Langage et c'est bien parce que le langage est instrument de communication que s'y véhiculent, derrière le contenu manifeste, ces intérêts communs qui soudent destinateur et destinataire au sein du circuit communicationnel. (A, 16)

L'on ne joue donc jamais seul ou bien l'on joue seul comme l'on peut parler seul c'est-à-dire en reconstituant par dédoublement de l'instance énonciatrice toute la société puisque, alors, l'on joue et parle avec et contre soi. Le circuit communicationnel reste toujours sous tension et si le modèle du jeu (ou du jeu de langage) peut s'appliquer à la philosophie elle-même comme Wittgenstein est volontiers tenté de le croire, le philosophe, lui non plus, ne pense jamais seul. Mieux, une fois qu'il a compris la nature et la portée de ce qui le lie aux autres, il s'efforce de faire entrer le lecteur dans le jeu en s'interdisant de lui soumettre un simple résultat : ses remarques permettent l'exploration d'un vaste paysage dont elles ne dévoilent que quelques éléments, des règles de construction ou de combinaison et des batteries de différenciations possibles ou réelles. « Ce que ton lecteur peut faire, laisse-le-lui » (cité en D, 84) telle serait la devise du second Wittgenstein. Le philosophe n'est qu'un guide dans le labyrinthe d'un pays dont il faudrait idéalement se faire une « représentation synoptique » : il ne peut et ne veut pour sa part qu'offrir des termes intermédiaires et, bien qu'il montre de quel type est l'ordre dont la découverte est le but de l'entreprise philosophique, en faisant apparaître certaines différences plutôt que d'autres, il fait apparaître seulement un ordre. « C'est au lecteur de trouver le panorama qui rassemble les paysages épars » (D, 95-96). Le jeu auquel le penseur convie le lecteur tient de l'énigme et du puzzle, il vise à éprouver la sagacité et à faire partager la perplexité qui est le germe de tout questionnement philosophique digne de ce nom, il est le lieu d'une communication parfois indirecte voire dérobée mais active et douée d'efficace :

Il y a un jeu de « divination des pensées » : une variante de ce jeu serait celle-ci : je communique à A quelque chose dans un langage que B ne comprend pas. B devra deviner le sens de la communication. Autre variante : je rédige une phrase à la dérobée dont l'autre devra deviner les termes ou le sens. Voici une troisième variante : je rassemble un jeu de patience ; l'autre ne peut me voir mais de temps en temps devine mes pensées et les exprime. Par exemple il dit : « Où donc trouver ce morceau ? » — « Maintenant je sais comment cela s'agence ! » — «  Je ne vois point ce qui peut convenir ici » — « Le ciel est toujours la partie la plus difficile », et ainsi de suite. Pendant ce temps il n'est pas nécessaire que je me parle à moi-même, ni à haute voix, ni en silence. (Investigations philosophiques, § XI, cité en D, 105)

Il ne s'agit pas ici de communication des consciences ni de transparence des cœurs moins encore de télépathie : la divination s'appuie sur l'appréhension intuitive des règles de la grammaire mise en œuvre par l'autre et cette divination n'est possible que parce que ces règles font déjà partie du circuit communicationnel où sont intégrés les divers acteurs, les divers joueurs. Inutile en effet de se parler à soi-même quand l'on dialogue déjà avec autrui et le « poseur de puzzle » que l'on vient d'évoquer a bien deux interlocuteurs, celui qui essaie de « deviner » en même temps que lui et avec lui, celui qui a composé le puzzle. Ce n'est pas un hasard si les derniers mots du livre de Jean-Pierre Arnaud sont, à travers une citation de G. Perec, consacrés eux aussi au cas du puzzle :

On en déduira quelque chose qui est sans doute l'ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur du puzzle, le faiseur de puzzle l'a fait avant lui ; chaque pièce qu'il prend et reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il prend et essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque combinaison, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l'autre. (La Vie mode d'emploi, p. 18, cité en A, 345)

Il n'y a pas de jeu solitaire et le jeu est l'un des lieux privilégiés où se noue l'intérêt, où se révèlent la nature et la portée du pacte communicationnel qui crée aussi le lien social. Intégrant à sa structure, à sa grammaire le vide initiateur, le jeu permet à sa manière de reconnecter ce qui a été d'abord déconnecté : il offre de partager une règle qui rend possible une « réussite » et établit une véritable communauté d'intérêt(s).

LA DIALECTIQUE DU DISCRET ET DU CONTINU

Le réel, la nature nous imposent d'emblée la masse indifférenciée et continue de l'écoulement universel qui s'affirme comme le thème prioritaire de toute pensée. Selon Wittgenstein en effet, le philosophe doit généralement commencer par « la difficulté du “tout coule” » (D, 62). Le nouveau-né vit sa relation à sa mère sur le mode de la continuité sans faille du désir et du besoin : avant la parole, il y a la « toute-puissance des pensées » qui permet à l'enfant de faire entendre la nature de son désir, aussitôt exaucé, qui permet à la mère de transmettre immédiatement la chaleur de son amour. Dans les deux cas la discontinuité introduite par la rupture d'un continuum apparemment naturel est vécue comme une perte irréparable voire comme un malheur et il reste à l'horizon de chaque être engagé dans la course de la vie l'illusion qu'il pourra reconstituer ou retrouver d'une manière ou d'une autre la continuité et la communauté originelles qui le dispensaient de toute médiation. Illusion à la fois dangereuse et nécessaire.

 

      Freud et Wittgenstein tentent tous deux par leur mode de pensée et par leur art de prévenir les conséquences souvent désastreuses qui résultent de la persistance du mythe de la « toute puissance des pensées » chez l'être parlant adulte. Le fondateur de la psychanalyse écarte la pratique de l'hypnose puis règle avec minutie une saine gestion de la relation de transfert (et de contre-transfert) car, en matière de communication, il redoute autant la violence que la séduction. Il est évident que la violence de l'hypnotiseur qui impose ses pensées à autrui assujettit mais le pouvoir de suggestion qui est conféré à l'analyste par le transfert peut aboutir, lui aussi, à la sujétion de l'analysant. Freud oppose à cette double tentation qui vise à rétablir la continuité et la communauté originelles au détriment de la liberté du patient et au bénéfice d'un potentiel despote ce que l'on peut légitimement appeler la « cure de parole ». Grâce au libre jeu de la parole, l'analyste et l'analysant discrétisent le donné, déconnectent ce que l'inconscient maintient à l'état de flux discrétionnaire : l'usage des mots introduit du discontinu et l'usage d'une syntaxe qui connecte ces mots induit une tentative de (re)construction. Toutefois la nouvelle continuité instaurée par la construction analytique ne perd pas mémoire du travail qui l'a produite et elle échappe à l'illusion de la « toute puissance des pensées » car l'analyste n'impose jamais comme vérité ni par violence ni par séduction la construction obtenue, il la propose à son patient qui en fait sa vérité et qui « guérit », ou pour qui elle reste lettre morte. (Il y a là un modèle éthique sur lequel pourrait se fonder une philosophie de la communication et que nous préciserons tout à l'heure.)

 

Wittgenstein, de son côté, ne cesse de remettre en cause ce que J. Bouveresse appelle « le mythe de l'intériorité ». Nous l'avons vu à propos de la divination : ce n'est pas par « toute-puissance des pensées », par communication de for intérieur à for intérieur qu'autrui accompagne mes propres pensées, c'est parce que nous jouons le même jeu. De même ni mes croyances ni mon intime conviction ne doivent faire prendre à qui que ce soit — à moi-même le premier — les mots pour les choses et ce que je pense pour la vérité : rien ne nous garantit contre le délire. Ici il ne suffit pas d'avouer avec sincérité et exhaustivité le déroulement précis et circonstancié d'un processus intérieur, les stases successives d'une circulation interne de la pensée :

Pour la vérité de l'aveu selon lequel j'ai pensé ceci les critères ne sont pas ceux de la description, conforme à la réalité, d'un processus. Et l'importance de l'aveu véridique ne réside pas dans le fait qu'il reproduit avec justesse et certitude un quelconque processus. Elle réside plutôt dans les conséquences particulières qui peuvent être tirées d'un aveu dont la vérité est garantie par les critères particuliers de la véracité. Investigations philosophiques, § XI, cité en A, 185)

Ma pensée n'est pas représentable en tant que processus, en tant que chose, et les mots qui la disent doivent se soumettre aux critères de véracité qui sont ceux du discours en sa logique et en sa « vérifiabilité ». La vérité de ma pensée ne tient pas à sa puissance propre mais à la construction (seconde ?) qu'en font les mots, construction à qui s'applique intégralement et exclusivement le « principe de conséquence observable » (qui est aussi le critère requis par Freud pour apprécier l'effet de la cure), c'est-à-dire l'exigence de « résultats constatables » seuls garants d'une « construction réussie » (A, 202). C'est pourquoi, puisque Wittgenstein ne délivre pas directement de résultats, le commentateur — Jean-Claude Dumoncel cette fois — se réserve la possibilité de dessiner les figures implicitement inscrites dans le discours du philosophe. De la sorte il rattache l'entreprise du Viennois à celle de la Mathesis Universalis dont il voit l'un des derniers exemples dans l'œuvre de Bergson. De fait Dumoncel va utiliser comme modèle d'intelligibilité et de « vérifiabilité » du propos wittgensteinien le fameux cône de la mémoire tel qu'il est conçu dans Matière et mémoire — cône qui est habituellement utilisé pour expliquer les mécanismes de la mémoire proustienne. Il en retient d'abord le principe mathématique qui est d'user des propriétés des sections coniques pour introduire une stratification et une hiérarchisation à l'intérieur d'une famille de cas. Mais de peur qu'une telle stratification ne reste statique il est amené à réintroduire la durée dans le schéma afin d'en faire ce que Bergson appelle un « schéma dynamique » : et ce de deux manières, premièrement en envisageant et en figurant le mouvement d'un « objet vagabond » (pour Bergson il s'agissait de « souvenirs dominants » susceptibles d'induire à chaque niveau une systématisation qui leur soit propre, il s'agirait ici du fruit instable d'une puissance métamorphique en acte alliant de façon inégale ressemblance et différence) et deuxièmement en dédoublant le cône, faisant communiquer par leur seule pointe qui est l'instant (présent) le cône des essences où s'ordonne la pure hiérarchie des cas et le cône des circonstances où s'éprouve la singularité des cas. De la sorte il est possible de montrer et de vérifier sur le mode d'un « résultat constatable » tout un jeu de référence et de correspondance entre les niveaux figurés par les sections coniques (des deux cônes) : une représentation s'unifie et réinstaure une continuité (dans l'espace comme dans le temps) fondée sur un jeu réglé de discriminations plus ou moins fines mais efficaces et présentes. Ainsi la représentation et la véracité de ma pensée dépendent d'un code bien conçu qui permet enfin de comprendre ce que parler du réel ou de la nature peut vouloir dire : le flux du monde et de la vie qui nous emporte ne peut être appréhendé que par un discours (figuratif ou non) qui discrétise d'abord le continu mais pour instituer une continuité d'un autre ordre qui s'avère être la seule qui vaille. À partir de la double entreprise de Freud et de Wittgenstein, un précepte semble en effet se dégager — qui est le précepte de la continuité et de la communauté instaurées — : « ne se connecte que ce qui a été une fois déconnecté » (A, 32). Mais, de façon paradoxale, l'illusion, le rêve d'une restauration, d'une « ré-instauration » de la continuité et de la communauté originelles dont nous venons de dénoncer les dangers s'avère pourtant ici une illusion nécessaire : l'exemple de la musique commencera à nous le montrer.

 

      Jean-Pierre Arnaud se plaît à souligner d'emblée tout ce qui sur ce point sépare nos deux Viennois : la musique indispose Freud qui littéralement la fuit, Wittgenstein dont le frère fut, avant et même après son amputation de la main droite, un virtuose célèbre, est lui-même un excellent musicien. L'hypothèse émise par notre commentateur pour expliquer la phobie de Freud est sa constante méfiance envers tout ce qui ressemble au « sentiment océanique » et à la communication fusionnelle. Choisissant le registre du père et de la parole, il refuserait celui de la mère et de la musique. Pour lui, musique, hypnose et fusion télépathique sont sur le même versant de la communication humaine, celui du continu et du confus qu'il récuse. Wittgenstein, de son côté, bien que n'éprouvant nulle répulsion pour ce mode d'expression, ne cesse de se demander ce que veut dire comprendre une mélodie ou un air : il fait ainsi l'épreuve de ce qu'il appelle l'inexprimable (par le verbe s'entend) et trace de l'intérieur du langage la limite de celui-ci. Arnaud considère cette double attitude comme typique d'une manière de penser « autrichienne » privilégiant en matière de communication un point de vue éthique qui est refus d'assujettir l'autre et dont il voit un exemple majeur en la seconde école de Vienne. Les principes de la musique sérielle s'opposent à la conception donjuanesque de la musique propre à Kierkegaard tout comme à Wagner :

Ce serait ainsi pour substituer l'intérêt à la séduction que le musicien viennois se voit amené à substituer à la répétition inlassable du leit-motiv wagnérien la variation qui interdit le retour identique du même : plus de rationalité et moins de sujétion, le musicien viennois ne se trouve-t-il pas vis-à-vis de ses prédécesseurs dans le même rapport que le psychanalyste à l'hypnotiseur ? (A, 61)

À la pure séduction de l'océanique le compositeur sériel substitue l'intelligence de la règle ; à un contenu effusif indûment hypostasié il oppose une légalité qui trace le cadre opératoire de toutes les procédures possibles sans préjuger d'aucun contenu. Certes « la loi est arbitraire » mais « instituée, librement consentie, sans être pour autant contraignante, kantienne donc », elle permet de vérifier et d'affirmer « que la musique est communication et que la communication est éthique » (A, 65) car « l'accord ne s'y produit plus sur le contenu mais sur le fait de la règle elle-même » (A, 67). La musique s'offre alors principalement comme une Mathesis qui crée elle-même ses règles d'intelligibilité et qui les institue comme un modèle de jeu social :

Pour le musicien conscient, l'œuvre ne peut être que l'exposé de la règle instituée pour servir à sous-tendre l'accord communicationnel qui le relie à son auditoire potentiel. (A, 68)

La réussite en la matière résulte de « l'adhérence » du compositeur, de l'adhésion de l'auditeur aux valeurs de la forme. Mais c'est ici que la forme sonate utilisée par le commentateur lui-même pour superposer les thèmes du discret et du continu qu'il fait jouer dans sa pensée devient forme dialectique à part entière :

Car si l'accord communicationnel que l'un démontre et que l'autre éprouve tire son efficace de n'être fondé que sur la seule puissance du code, reste que cet accord se trouve référé par ses participants à un même contenu, divers dans ses apparitions, mais identique dans son fond : contenu dépeint sous les couleurs de l'océanique, d'un tout dont on peut bien nier la réalité référentielle, comme le fait Freud dans le début de son Malaise, mais devant lequel la réflexion ne peut que déclarer forfait, se bornant à juger pour elle-même et à déclarer ne pas participer à cet accord-là sans pouvoir invalider pour autant le contrat ainsi conclu par d'autres. (A, 74)

L'intérêt qui meut les humains et les unit dans l'accord communicationnel n'est pas que rationnel, amour du code pour sa beauté intelligible et communion dans le respect d'une loi qui ne s'impose que parce qu'elle est loi. Cet intérêt qui sous-tend la communication a également besoin de l'illusion que véhicule aussi la musique : elle est alors « cet instant de pure illusion où l'accord communicationnel se trouve scellé dans une négation de la mort par les pouvoirs de la formalisation » (A, 75). La Mathesis musicale rejoint ainsi la puissance irrationnelle du mythe et c'est à ce prix qu'elle intéresse le plus large public rassemblé dans l'espace-temps du concert. Intérêt pour et par le réflexif ou intérêt pour et par le fusionnel, qu'en est-il donc de l'intérêt qui sous-tend tout accord communicationnel et du consensus qu'il permet ? Nous verrons à l'œuvre une dialectique de l'intérêt qui oppose l'illusion à elle-même : tantôt mystificatrice tantôt nécessaire, elle confère pourtant au consensus sa dimension éthique.

INTÉRÊT ET CONSENSUS

L'originalité propre à la philosophie de la communication que Jean-Pierre Arnaud souhaite voir s'instaurer est de fonder le consensus communicationnel non sur la rationalité d'un choix fait en commun (c'est là le « pacte » ou le « contrat » tel que le conçoit Habermas à la suite de Rousseau et de Kant) mais sur ce qu'il appelle « l'intérêt du sujet ». Et il lui semble possible, grâce à l'aimantation particulière de la pensée qu'il définit comme « autrichienne », d'atteindre le stade éthique à travers une gestion bien tempérée de l'intérêt. Nous reprocherions toutefois à Arnaud de faire de cette notion d'« intérêt » un concept un peu trop flottant : en effet par delà sa définition comme attention passionnée ou seulement curieuse vouée à un objet ou à une personne et comme le souci de son propre profit (matériel, libidinal ou affectif), il a aussi recours à l'étymologie, au latin inter-esse où il fait entendre de façon un peu forcée l'être-entre, le go-between (cf A, 343), ce qui laisse s'esquisser une conception paradoxalement « désintéressée » de l'intérêt, une pure passion du lien en lui-même et pour lui-même.

 

Arnaud insiste sur « la capacité de l'intérêt à engendrer du discontinu à partir du continu » (A, 252). M'intéressant au flux du monde qui m'emporte avec lui, je ne peux pour l'appréhender qu'opérer à même le continu du « tout coule » des séries de discriminations qui discrétisent puis privilégient des objets ou des états de chose, des faits, des champs d'action. Cet intérêt peut être d'ailleurs purement intellectuel ou lié au désir de possession matérielle. Face au monde d'objets nomades ainsi obtenu, je puis jouir, en spécialiste ou en maniaque, de chacun des territoires du réel distingués par mon « goût » sans chercher à relier les diverses contrées de ce discontinu. Mais c'est quand mon intérêt s'adresse spécifiquement à autrui qu'il ne peut que devenir ambivalent ou dialectique. En un premier mouvement, l'intérêt porté à l'autre le sépare de moi car je m'en distingue radicalement et ce dernier devient à mes yeux étrange, opaque, impénétrable : pour le comprendre je dois faire l'effort d'une construction interprétative à partir d'indices qu'il me fournit volontairement ou non. Parce que je m'intéresse à lui, autrui échappe pour moi et à la transparence des cœurs et à la « toute-puissance des pensées ». Toutefois il faudrait ici diviser l'intérêt en lui-même — ce que Jean-Pierre Arnaud ne fait pas assez explicitement — : il ne peut s'agir désormais de ce qu'Habermas appelle la dimension technique de l'intérêt « visant à étendre et assurer notre activité contrôlée par le succès » (cité en A, 306). Cette visée technicienne où je m'intéresserais uniquement à mon prochain comme à l'agent d'une activité destinée à produire un résultat quantifiable réifierait autrui et toute construction faite en ce sens n'aboutirait qu'à un automate qui réassujettirait l'autre à la transparence et à la « toute-puissance des pensées » (Arnaud analyse et récuse dans la seconde moitié de son livre un certain nombre d'automates de ce type). Il y a un despotisme de la technique qui a toute la violence, et parfois la séduction, du tyran humain le plus égoïste. La conception mise en avant par Arnaud unit en elle, en fait, ce qu'Habermas distingue comme intérêt pratique « orienté vers la possibilité d'un consensus entre sujets agissants » et intérêt émancipatoire « visant à affranchir le sujet de la dépendance à l'égard de puissances hypostasiées » (A, 306). Et c'est ici que se dessine un véritable cercle éthique qui referme sur elle-même la dialectique de l'intérêt : la dimension émancipatoire de l'intérêt qui arrache le sujet à l'illusion de la transparence des cœurs tout comme à celle de la « toute-puissance des pensées », qui éradique la tentation du despotisme comme de l'asservissement, est liée au consensus établissant une règle pratique admise par des partenaires égaux en droit, lequel consensus repose à son tour sur la communauté des intérêts. L'intérêt et la règle qu'il suscite ne trouvent en fait leur justification que dans l'intérêt : il est vrai qu'entre temps l'on a changé de niveau mais l'on est passé d'une illusion à une autre. L'illusion aliénante de la transparence et de la communication fusionnelle a fait place à l'illusion émancipatoire d'une communauté d'intérêts justifiant le consensus des partenaires. M'intéressant à autrui, après m'être détaché de lui et avoir fait mon deuil de toute fusion immédiate non-verbale, j'entreprends une construction interprétative destinée à le comprendre, c'est-à-dire à rétablir une continuité là où il y avait une faille, un vide entraînant l'opacité. La surprise est que cette construction qui met en ordre selon une syntaxe pour moi inédite tout ce que je puis savoir de mon prochain — la psychanalyse offre une construction de ce type mais elle n'est pas la seule — me révèle l'autre comme un autre moi-même ou plutôt je prends soudain conscience que l'accès que j'ai à mon for intérieur n'est pas foncièrement différent de l'accès que je puis avoir à celui d'autrui. Le juste rapport à soi-même est lui aussi médiat : j'ai moi aussi un inconscient à gérer. De la sorte une communauté et une réciprocité se découvrent : mon intérêt est qu'autrui me traite et se traite lui-même comme je l'ai traité et comme je me suis traité car je n'avais en fait creusé ce vide entre lui et moi, entre moi et moi que pour tenter de le combler mais par autre chose que par une illusion aliénante : selon le principe du « ne se connecte que ce qui a été une fois déconnecté » (A, 32). Le sentiment de communauté se nourrirait de cette réciprocité d'intérêt bien comprise. Le consensus sur une règle pratique et éthique en découlerait. Mais l'on se rend très vite compte que ce n'est là que la reconstitution a priori (ou a posteriori ?) d'une genèse de l'intérêt commun qui a toutes les chances — ou tous les risques — d'être une fiction théorique. La recherche d'une légalité ultime de la règle et de la communauté d'intérêts qui fonderaient le consensus est vaine : « la règle de toutes les règles ne peut être que vide » (A, 310). De fait c'est la dimension même de l'interlocution qui est première : elle donne la règle sans la fonder en raison, elle postule la communauté d'intérêt(s) entre les êtres parlants et suppose leur consensus : « les jeux de langage sont toujours déjà là, infondés » (A, 311). La croyance en l'universalité d'une loi librement reconnue par tous et par chacun, par toi et par moi est une illusion :

Illusion et non délire, car l'illusion n'est pas nécessairement fausse. Ainsi l'accord des intérêts peut bien se faire : nous n'en saurons jamais rien a priori, mais nous le supposons, nous décidons de traiter l'homme comme vivant et non comme automate, nous instituons cette règle, nous fondons nos jeux de langage sur cette croyance qu'un accord est possible. La communicabilité des intérêts ne se démontre pas, elle se suppose, ou plutôt la communauté des intérêts est supposée dès que la communication s'installe.

Et puisque la communauté d'intérêt n'est qu'illusion, illusion nécessaire à l'établissement et au maintien de la communauté, puisque rien ne m'assurera jamais de l'existence ou de la validité d'un consensus, l'épistémologie et l'éthique en matière communicationnelle se rejoignent. (A, 323-324)

C'est manifestement parce que chez eux l'épistémologie ne se sépare pas de l'éthique que Jean-Pierre Arnaud privilégie les œuvres de Freud et de Wittgenstein et qu'à partir du contexte intellectuel où ils ont créé, il reconstitue les grandes lignes d'une pensée « viennoise » ou plus largement « autrichienne ». Freud n'impose pas au patient qui l'intéresse la construction interprétative qu'il a bâtie sur les propos de ce dernier : il fait en sorte qu'à partir de cette syntaxe (pour lui aussi inédite) le patient s'intéresse suffisamment à son propre discours pour y trouver la voie de sa vérité, fût-ce en niant ou en déconstruisant le travail de l'interprète. Wittgenstein permet, lui, de poser de façon d'abord logique ou « grammaticale » le problème de l'information et de la communication : il s'agit du « principe de négation signifiante » :

[…] ce n'est qu'à condition d'être niable que l'observation d'un fait nous informe sur le monde et augmente notre connaissance d'un quantum d'information. (A, 106)

L'énoncé qui ne supporterait pas la négation pourrait à la limite être vrai selon les critères de la logique, il ne serait pas intéressant du point de vue de la communication car, n'ouvrant pas en lui-même la possibilité de dialogue, il échapperait à l'interlocution. Wittgenstein fait découler de ce principe nombre de considérations sur la valeur positive et l'efficace du paradoxal voire du faux et il unit ainsi la logique et l'épistémologie à l'éthique. Jean-Claude Dumoncel décrit « l'espace des paradoxes » (chapitre VIII) et la « logique du faux » (chapitre IX) propres au second Wittgenstein : ce dernier révèle en effet, en conviant toujours son lecteur à une série de jeux, la positivité du faux et du simulacre dans le domaine de l'interlocution, non pour confondre vrai et faux, simulacre et réalité mais pour contraindre son lecteur —  qui est aussi son partenaire de jeu —  à la vigilance et à l'inventivité. Disciple inattendu de Wittgenstein sur ce point, Umberto Eco pousse même un peu plus loin la conséquence du même principe (résolument tiré du côté de l'éthique communicationnelle) :

Si quelque chose ne peut être utilisé afin de mentir, alors il ne peut être utilisé non plus pour dire la vérité : en fait il ne peut être utilisé pour dire quoi que ce soit. (cité en A, 236)

Toute parole, tout message mis en forme par un système expressif sont donc des mensonges en puissance mais là encore parler ou communiquer n'aurait aucun intérêt, aucun sens s'il n'y avait ce Jeu qui est un véritable enjeu éthique. Il n'y a pas de parole qui puisse s'imposer ipso facto comme vérité et « la vérité de parole » est rendue possible et garantie seulement par la dimension consensuelle de la relation d'interlocution elle-même à condition qu'elle ne soit pas viciée par la violence, par la séduction ou par l'indifférence. Toutefois, ici, le problème rebondit et le cercle éthique de l'intérêt analysé ci-dessus réapparaît (bien que légèrement modifié) sous la forme d'une question : comment opèrent les règles consensuelles d'un tel Jeu du vrai et du faux, du réel et du simulacre, de l'intéressant et de l'inintéressant, du futile et du sérieux, du ludique et du non ludique ? Car il y a bien à l'œuvre une hiérarchie de l'intérêt, une échelle de la vérité, une modulation constante de la relation d'interlocution : le modèle du puzzle, déjà considéré à travers les analyses de Wittgenstein et de G. Perec, va nous servir une fois encore mais l'extrait romanesque choisi (nous suivons l'exemple d'Arnaud et de Dumoncel qui savent en appeler à la littérature) place le joueur dans une situation communicationnelle plus complexe qu'auparavant :

Caine faisait des efforts pour ne pas se montrer trop absorbé par le jeu de patience dont l'évidente futilité déclenchait, lui semblait-il, une réprobation muette ; ainsi oscillait-il entre deux attitudes ; lorsqu'il parvenait à placer correctement une pièce, il ne pouvait réprimer un sourire jubilatoire, et oublieux du détachement qui s'imposait, il se tournait vers les autres comme pour leur faire partager son enthousiasme, mais son regard ne croisant que des regards sévères, fuyants, des faces de bois, il récupérait rapidement le masque approprié et reprenait son assemblage avec tous les signes du flegme et de l'intérêt mineur. (Jean Échenoz : Le Méridien de Greenwich, p. 139)

Il n'y a pas de « jeu du seul » (A, 16), nous l'avons déjà vu. Mais cela peut bien sûr s'interpréter au moins de deux manières. Le joueur absorbé par les combinaisons que lui offre le jeu de patience réinvente la logique et l'harmonie machinées par un autre, le « concepteur » du puzzle : Caine partage la passion de ce dernier et éprouve sur le mode du défi qu'il s'adresse à lui-même le bonheur de vivre une manière de consensus et une communauté d'intérêt qui lui permettent de s'assurer d'un lien profond et solide avec autrui comme avec soi. De plus ce jeu aboutit à un résultat patent, à une réussite certaine d'où naît une irrépressible jubilation à laquelle Caine souhaite faire participer les autres. Toutefois dans le contexte où il est amené à jouer, le jeu au sens ludique du terme le frustre d'un autre Jeu, celui du consensus à la fois médiat et immédiat avec ceux qui l'entourent. Pris entre deux types du consensus, entre deux communautés d'intérêt(s) divergentes, Caine n'arrive pas vraiment à choisir mais il est manifeste qu'il fait dominer — ne fût-ce qu'au travers d'un simulacre, d'une mimique destinée à donner le change — le second mode de l'interlocution et de l'intersubjectivité. Pourquoi est-il conduit à modérer ainsi sa passion intime, à transiger sur son intérêt personnel ? Pourquoi fait-il formellement allégeance aux valeurs du groupe comme s'il se devait de les partager et de les faire l'emporter sur l'égoïsme d'un « goût » apparemment privé (bien qu'engagé dans un autre type de communauté mais ici dérobé et comme hors-la-loi) ? A contrario, dans un groupe de passionnés des puzzles, ne devrait-il pas rendre son enthousiasme encore plus évident ? C'est que le lien en tant que tel, l'entre-deux, ce qui noue une relation, médiate et immédiate, entre des humains qui se trouvent ensemble — peut-être par hasard — est a priori privilégié par une sorte de réflexe de portée axiologique. Il y a primat de la situation d'interlocution la plus proche qui devient la pierre de touche des valeurs à mettre en commun et, pour la perpétuer, seront mises en avant celles qui favorisent le consensus. Ce qui relie hic et nunc est d'emblée placé plus haut dans la hiérarchie de l'intérêt que ce qui sépare, divise ou seulement distingue (bien que la discrimination soit le premier moment de l'intérêt et moment nécessaire). L'on pourrait peut-être, sur le modèle proposé par Dumoncel qui le reprend à Bergson, dessiner un cône de l'intérêt dont les diverses sections figureraient une graduation de l'intéressant et de ses jeux qu'elles rapporteraient en même temps à la durée et à la situation. L'on y verrait que tous les modes d'intérêt ne se valent pas et qu'un mode englobant ou surplombant semble relativiser la portée et la valence possibles de tous les autres : celui qui instaure et préserve la communication en tant que telle et en temps réel parce qu'il est immédiatement consensus. Nous avons retrouvé notre cercle initial où l'intérêt seul semblait justifier l'intérêt mais nous avons tout de même progressé vers une conception étrangement « désintéressée » de ce qui intéresse le sujet puisque l'individu passionné et désirant consent à sacrifier ou à minorer son profit personnel (dont il a reconnu la qualité et la portée) au bénéfice de ce qui érige sur le champ le groupe en communauté et lui permet de se perpétuer comme tel. N'est-ce pas là, dans les termes de la communication, une illustration de ce que, par ailleurs, Freud appelle les « forces d'Éros » ?

ÉROS, LA RÈGLE ET LA MÉMOIRE : CONCLUSION

De fait, si « l'intérêt n'est pas que raison, [s']il s'ancre dans le plaisir, le mouvement affectif, la libido » (A, 337), Jean-Pierre Arnaud a raison de parler d'une « érotique de la communication ». Freud comme Wittgenstein remettant en cause la conception classique des « états psychiques » conduisent à évoquer, à la place du « je pense » cartésien, un « ça pense » ou un « il pense » au sens où « il y a de la pensée », la place du sujet n'étant plus qu'un « point de vue » : l'individuel n'est plus premier et un « sens du commun » s'impose d'emblée :

Ainsi se met en place une « érotique de la communication », pliée aux lois du langage instituées par le registre paternel, mais qui doit au maternel de cimenter la communauté sous la pression des forces d'Éros. Ainsi la pensée freudienne de la communication nous semble rejoindre la vision wittgensteinienne, qui ne voit que deux solutions à la légitimation des jeux de langage, par la violence ou par l'amour. (A, 319-320)

Chez Freud, Éros est le nom que prennent les pulsions « qui visent à conserver et à unir » auxquelles s'opposent celles « qui visent à détruire et à tuer » : le dernier chapitre (conclusif) du livre d'Arnaud s'intitule « Éros et Polémos ». En matière de communauté et de sentiments communautaires, Éros opère par identification et cette dernière semble bien fortifiée par l'illusion de la communauté d'intérêt et par le consensus sur la règle. Mais, une fois encore, il ne faut pas se tromper : certes la « règle est ce que nous instituons dans un commun accord » mais l'accord est le résultat de la règle non le fondement de celle-ci (cf A, 329). Pour transcender la faille ouverte en soi et entre les hommes par la discontinuité du transmissible (qui n'est aucunement reniée), Éros provoque une manière de court-circuit qui offre la règle qui les unit et conserve à l'ensemble des membres de la communauté : « la règle est la forme que prend le vide au cœur de l'homme » bien que, là aussi, « tenter de remplir ce vide [soit] illusion » (A, 329). Nous avons vu qu'en fait tout jeu réglé se structure à partir d'un tel vide, de même toute éthique véritablement communicationnelle se devra de ne pas porter atteinte à ce vide présent en soi comme entre soi et autrui : elle ne sera pas prescriptive mais elle « sera d'abstention, de suspension de l'intérêt, de respect du vide dont aucun remplissement ne peut venir d'ailleurs que de celui chez qui il réside » (A, 330). Ainsi l'individuel n'est pas premier mais il reste le but dernier de l'éthique (du moins dans la perspective viennoise privilégiée par Arnaud).

 

Toutefois n'y a-t-il pas quelque risque à faire ainsi d'Éros l'instituteur de la règle ? Ne réintroduit-il pas aussi, et sous sa forme la plus dangereuse, le fusionnel dont il avait d'abord fallu faire son deuil ? L'exemple romanesque, cité ci-dessus et déjà analysé, va nous permettre d'envisager les dangers propres à la situation de Caine tout comme la positivité éthique de la relation qu'il improvise sous l'inspiration d'Éros. Il y a un conflit latent entre Caine et ses compagnons et il porte sur la place qu'il convient d'accorder dans la vie du groupe au jeu de patience auquel le personnage qui est, par ailleurs, inventeur consacre une bonne part de son temps : cette occupation contredit au sérieux de l'entreprise commune et, de plus, elle n'est pas jugée digne du savant qu'est Caine. Or Caine ne récuse pas foncièrement ce jugement de valeur, il se contente de lui opposer son plaisir et son intérêt personnels. Mais, sensible à la puissance du consensus, ne pouvant résister à la séduction du fusionnel, il pourrait bien renoncer de lui-même à jouer et la solution (aliénante) serait le conformisme. La règle admise implicitement par tous, même par le contrevenant, pourrait aussi s'imposer en soi comme un précepte ou une norme et le groupe, se reconnaissant tel sous l'égide de sa loi propre, interdirait à Caine de jouer, au besoin par la force : l'exigence propre au fusionnel durcirait la règle et en ferait une institution. Ce durcissement de la règle pourrait également entraîner l'institutionnalisation du groupe en tant que tel qui exclurait alors Caine ou l'éliminerait d'une façon ou d'une autre. Il nous semble que ce ne sont pas là des dangers à exclure et que la pulsion d'unification et d'identification qui est le fait d'Éros a alors indûment comblé le vide initiateur et moteur : c'est un risque lié à la nature même du fusionnel. Par contre la solution inventée par Caine et par les autres membres du groupe préserve la liberté de chacun tout en sauvant le consensus : la mimique de Caine (« Je sais que ce n'est qu'un jeu futile et indigne de moi bien qu'il continue à m'intéresser ») comme le « masque » que lui opposent ses compagnons (« N'impose pas ta joie à ceux qui nient à juste titre l'intérêt de ce jeu ! ») soulignent d'un côté l'allégeance formelle au jugement implicite de la communauté, de l'autre la réprobation qui rappelle la règle. Et il ne s'agit ici ni d'hypocrisie ni de laxisme : nul n'est dupe mais le fait que la loi soit ainsi doublement affirmée — doublement révérée — suffit à préserver l'unité du groupe tout en permettant à la fantaisie ou à l'intérêt individuels de se satisfaire puisque l'essentiel est sauf : la règle donc l'accord. Nous découvrons ici la positivité éthique du simulacre qui protège l'illusion nécessaire et laisse chacun remplir à sa guise le vide qui continue à le travailler et qu'il continue à travailler. Le cas ainsi décrit nous apparaît comme un cas idéal où l'« érotique de la communication » conforte l'exigence éthique et préserve la liberté de l'individu. Ici « la règle n'est pas l'expression d'un pouvoir, mais production d'un intérêt » (A, 342) : un intérêt commun cimenté par les forces d'Éros s'impose sans détruire les intérêts personnels qui sont seulement mis dans la hiérarchie des valeurs, dans le cône de l'intérêt à leur juste place. En vérité, nous ne cessons quasi quotidiennement de jouer à des jeux de ce genre, de faire l'expérience d'un tel ajustement — heureux ! — bien que nous sachions par ailleurs toute la précarité de notre liberté éthique qui repose sur un vide, sur un jeu ou un défaut d'ajustement initial toujours à la merci d'un gauchissement de l'Éros ou d'un coup de boutoir de Polémos qui suppriment le jeu.

 

En fait Jean-Pierre Arnaud privilégie sous le nom d'Éros une sorte d'état émergeant de la règle : le court-circuit produit une forme à l'état naissant que rien ne fige encore et qui ne s'impose pas comme le diktat du déjà établi. Nous nous situons avant toute institutionnalisation de la loi comme si l'éthique en son sens non normatif, en son sens véritable ne pouvait s'éployer que dans cet espace-temps qui est de découverte, d'invention et de hiérarchisation pacifique de l'intéressant. Et cet essor, quand sa liberté et sa quasi-gratuité sont préservées, a quelque rapport formel avec un événement lié à la mémoire et que Wittgenstein appelle Keimerlebnis : l'expérience d'un germe. Il s'agit d'« une image, [d']une sensation qui grandit petit à petit jusqu'à devenir parfaitement claire » (D, 52). Il y a sans doute un germe éthique dont peut surgir toute la hiérarchie de l'intérêt comme il y a un germe logique dont peut surgir (ou resurgir) tout l'arbre de la mémoire, et, ici aussi, Éros s'avère le moteur, l'instituteur et l'arbitre de ce développement : le dernier chapitre du livre de Jean-Claude Dumoncel s'intitule « Éros et Mnémosyne ». L'auteur relit Wittgenstein dans un style proustien. Utilisant des citations du philosophe, il les ordonne et relie de telle sorte que le propos avéré prend l'allure d'une quête mémorielle. La vie psychique de l'homme « est semblable, pour une grande part, à un brouillard brunâtre, dans lequel chaque forme n'est que passage à d'autres formes, à d'autres passages… » (cité en D, 201). Parfois au contraire des signes très nettement circonscrits : tel bouquet d'arbres, tel clocher, tel pavé inégal, telle serviette empesée…, se donnent à lire et imposent leur présence sans qu'on sache d'abord les déchiffrer. Et, dans ce contexte de flou ou d'opacité signifiante, Éros, force d'amour qui unit et conserve, va faire mûrir les germes fournis par la mémoire involontaire : à partir de traits confus ou trop nets il fait éclore un visage capable d'unifier un moment les aspects divers et fuyants de l'objet vagabond qui ne cesse de traverser toutes les strates de la mémoire. Ce visage est celui, unique et pluriel, de l'aimé(e) : il est le visage de l'autre encore et toujours protégé par l'interdit, il est donc l'éclosion éthique par excellence et doit se donner comme ajustement adéquat et « expression correcte » car il (se) situe dans la hiérarchie de l'être. (Le cône bergsonien de la mémoire ici encore sollicité devient franchement un schème de portée ontologique.) Mais il est aussi le visage que prend le monde en regard du visage de l'autre mi-interdit mi-dévoilé et il permet de prendre conscience de la qualité esthétique de ce qui se donne à nous par la perception : c'est dans l'aura de ce visage né de l'amour et nourri par lui que je puis apprécier, contre le mur d'une maison, au-dessus de la porte, « une rose blanche ou soufrée juste à la place qu'il fallait » (Proust cité en D, 203). De la sorte, Éros devient aussi la pierre de touche de la « justesse » en matière esthétique. Éros, instituteur et régulateur de la règle comme de l'intérêt en matière communicationnelle, serait également le maître de la subtile Mathesis qui préside au jeu des formes et des équilibres esthétiques. Reconnaissons ici aussi un jeu que nous jouions déjà sans peut-être en connaître l'arbitre !

Serge Meitinger


Références :

Georges Perec : La Vie mode d'emploi, Paris, Hachette, 1978 repris par Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1995.

Jean Échenoz : Le Méridien de Greenwich, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

 


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