Serge Meitinger Compte rendu des livres de Jean-Pierre Arnaud, Freud,
Wittgenstein et la musique et Jean-Claude Dumoncel Le
Jeu de Wittgenstein, Essai sur la Mathesis Universalis. © : Serge Meitinger. Cet essai est paru d'abord dans le Bulletin de la Société Américaine de Philosophie de Langue Française, Vol. V, nº 1, pp. 19-38, DeKalb, Spring, 1993. JEU ET COMMUNICATION
L'intérêt, la mathesis
Arnaud, Jean-Pierre, Freud, Wittgenstein et la musique. La parole et le chant dans la communication. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 1990, 355 p. (Cité A, suivi du numéro de la page) Dumoncel, Jean-Claude, Le Jeu de Wittgenstein. Essai sur la Mathesis Universalis. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1991, 222 p. (Cité D)
Voici deux livres entraînants — comme une musique et comme un jeu qui tiennent en haleine interprète et auditeur, joueur et spectateur — et dont l'allure elle-même (forme d'ensemble et manière d'aller) est de part en part signifiante. L'une des originalités du livre de Jean-Pierre Arnaud est d'être construit, comme une sonate, sur la coexistence et la superposition de deux thèmes : la parole et le chant, le discret et le continu qui ne cessent de s'affronter en une lutte inventive et complexe. L'une des originalités du livre de Jean-Claude Dumoncel est de se déployer à nos yeux comme « la gerbe des jeux » qu'il évoque en son chapitre V. De plus ces deux ouvrages résultent d'un exercice de pensée que nous dirions « transversal » car ils associent aux concepts et aux références philosophiques classiques des notions, des formes et des modèles voire des éléments de système empruntés à d'autres disciplines (esthétiques, mathématiques, psychologiques, économiques, technologiques). Ainsi l'effort esthétique des compositeurs de la seconde école de Vienne (Schönberg et ses disciples) et la réflexion critique d'Hermann Broch nourrissent-ils aussi l'approche de Jean-Pierre Arnaud qui place en ouverture, en intermède et en finale de son livre la figure emblématique et énigmatique de Georges Perec. De son côté, dans son dernier chapitre, Jean-Claude Dumoncel traduit, transpose ou réécrit la pensée de Wittgenstein dans le système proustien, produisant de la sorte un véritable pastiche de l'écrivain qui sut lui-même faire de cet art du détournement (le plus souvent parodique) un instrument d'intelligence critique. Enfin nos deux auteurs manient les données de l'histoire des idées en en repensant à la fois la localisation, l'historicité et l'usage : Jean-Pierre Arnaud souhaite fonder la philosophie de la communication à laquelle il espère contribuer sur le moment proprement « viennois » que représenta l'extraordinaire efflorescence intellectuelle et artistique de cette ville au début du XXe siècle, dessinant les grands traits d'une pensée « autrichienne » qu'il oppose à la pensée « allemande ». Jean-Claude Dumoncel nous propose, lui, une visée délibérément transhistorique puisqu'il fait appel à une tradition plus ou moins « latente » qui unirait de grands philosophes (de Platon à Bergson en passant par Leibniz), tous soucieux de formuler leur pensée de l'homme, du monde et de la vie selon un modèle mathématique susceptible de rendre compte en même temps du détail et de l'ensemble, de l'architecture et du mouvement, de l'essence et du contingent. Tous deux mettent ainsi leur propos en perspective et nous initient à un panorama ou à un paysage inédits. Et pourtant, en bricolant de la sorte leurs outils conceptuels, ils nous invitent aussi à « re-connaître » avec surprise quelques-unes des règles et certains des calculs propres au jeu que nous jouons depuis toujours déjà. DU JEU
Cette
liberté dans l'allure et ce souci de l'allure en tant que telle, nul doute que
nos deux penseurs ne les doivent à celui qui reste, directement ou non, au cœur
de leur problématique : Ludwig Wittgenstein, à la fois
« Viennois » (lecteur de Freud, admirateur de Karl Kraus) et
philosophe-géomètre en proie au désir du systématique. Au second Wittgenstein
plus précisément, à l'analyste passionné et têtu des « jeux de
langage » qui fit du modèle du jeu (il s'agit avant tout pour lui du jeu
d'échecs) un paradigme philosophique à part entière. En effet qui dit jeu dit règle et calcul
donc aussi grammaire : Le concept de jeu apparaît
avec le concept de calcul et celui de grammaire. Le modèle du jeu est
ce qui permet de penser le
concept de calcul, et la notion de grammaire vient expliquer la pertinence du paradigme ludique. Étant
donné que le concept de grammaire (stricto
sensu) présuppose celui de
langage (s'il est vrai que
la grammaire est grammaire d'un langage), les quatre concepts — de jeu, de
langage, de calcul et de grammaire — composent un quaterne de notions
solidaires (mais à ne pas mettre sur le même pied) qui trace le cadre de la
méthodologie wittgensteinienne pour sa seconde philosophie. (D, 83) Mais
la combinatoire et/ou la syntaxe propres à tout jeu réglé ne doivent sans doute
leur efficace qu'à un vide ou à un manque initial qui d'abord permet le jeu (au sens de la latitude laissée à une pièce par le manque
d'ajustement ou l'usure). Et le jeu, dans sa dynamique, s'entretient d'autre
chose que de la froide ardeur d'une passion logique. C'est ce que, sous le
signe de Georges Perec, Jean-Pierre Arnaud s'ingénie à mettre en évidence dès
l'ouverture de son ouvrage. Le petit jeu du « taquin » ou « pouce-pouce » :
« un cadre carré à l'intérieur duquel coulisse un nombre donné de
cubes » (A, 13) fournit le modèle inaugural. Souvent « l'avers des
cubes porte chiffres et le revers porte lettres de sorte qu'à chaque lettre est
associé son chiffre » et l'on peut envisager un système de
correspondances, mais pour que le jeu soit possible, il faut qu'il manque un
cube et ainsi « le vide structure le jeu » (A, 15). Cette formule est
l'une des phrases-clés du livre et elle exige du lecteur — futur ou actuel
joueur — qu'il passe sur son horreur du vide, qu'il fasse son deuil de la
continuité sans faille dont il ne peut s'empêcher de rêver. De plus le cas
particulier ici examiné suscite une contrariété et une perplexité
supplémentaires : le « taquin » conçu par N. Ibarra pour
G. Perec comporte côté face non des chiffres mais le portrait de
l'écrivain et il s'avère impossible de faire se répondre la nécessaire
continuité du dessin et l'ordonnance signifiante des lettres. Le discret
— ici les lettres, ailleurs le langage dans sa généralité — ne
saurait rendre compte du continu — ici le dessin, ailleurs le réel ou la
musique — en en mimant ou en en décalquant l'allure, fût-ce à
revers : ce sera aussi l'une des leçons de l'ouvrage. Enfin Jean-Pierre
Arnaud est très conscient des limites de l'exemple choisi : ce jeu dont le
joueur a trop vite épuisé les possibilités combinatoires et qui provoque
facilement un énervement proportionnel à la frustration qu'il engendre manque
décidément d'intérêt et il ne cesse de décevoir l'attente parce qu'il ne
rémunère pas assez l'investissement placé en lui. Toutefois il permet à
l'auteur de poser la bonne question et d'esquisser un point capital de sa
problématique : […] qu'est-ce qu'un jeu, sinon une machine à produire de
l'intérêt, à intéresser ? Quoi de plus solitaire que le plaisir du
taquin ! Pourtant, et n'en déplaise au poète, y a-t-il un jeu du
seul ? Voyez ces assemblées où les passionnés mettent en commun leurs
expériences, leurs émotions, leurs intérêts. C'est bien parce qu'il y va d'une
communauté d'intérêt que Wittgenstein peut parler de Jeux de Langage et c'est
bien parce que le langage est instrument de communication que s'y véhiculent,
derrière le contenu manifeste, ces intérêts communs qui soudent destinateur et
destinataire au sein du circuit communicationnel. (A, 16) L'on
ne joue donc jamais seul ou bien l'on joue seul comme l'on peut parler seul
c'est-à-dire en reconstituant par dédoublement de l'instance énonciatrice toute
la société puisque, alors, l'on joue et parle avec et contre soi. Le
circuit communicationnel reste toujours sous tension et si le modèle du jeu (ou
du jeu de langage) peut s'appliquer à la philosophie elle-même comme
Wittgenstein est volontiers tenté de le croire, le philosophe, lui non plus, ne
pense jamais seul. Mieux, une fois qu'il a compris la nature et la portée de ce
qui le lie aux autres, il s'efforce de faire entrer le lecteur dans le jeu en
s'interdisant de lui soumettre un simple résultat : ses remarques permettent l'exploration d'un vaste paysage
dont elles ne dévoilent que quelques éléments, des règles de construction ou de
combinaison et des batteries de différenciations possibles ou réelles.
« Ce que ton lecteur peut faire, laisse-le-lui » (cité en D, 84)
telle serait la devise du second Wittgenstein. Le philosophe n'est qu'un guide
dans le labyrinthe d'un pays dont il faudrait idéalement se faire une
« représentation synoptique » : il ne peut et ne veut pour sa
part qu'offrir des termes intermédiaires et, bien qu'il montre de quel type est
l'ordre dont la découverte est le but de
l'entreprise philosophique, en faisant apparaître certaines différences plutôt
que d'autres, il fait apparaître seulement un ordre.
« C'est au lecteur de trouver le panorama qui rassemble les paysages
épars » (D, 95-96). Le jeu auquel le penseur convie le lecteur tient de
l'énigme et du puzzle, il vise à éprouver la sagacité et à faire partager la perplexité qui est le germe de tout questionnement
philosophique digne de ce nom, il est le lieu d'une communication parfois
indirecte voire dérobée mais active et douée d'efficace : Il y a un jeu de « divination des pensées » :
une variante de ce jeu serait celle-ci : je communique à A quelque chose
dans un langage que B ne comprend pas. B devra deviner le sens de la
communication. Autre variante : je rédige une phrase à la dérobée dont
l'autre devra deviner les termes ou le sens. Voici une troisième
variante : je rassemble un jeu de patience ; l'autre ne peut me voir mais
de temps en temps devine mes pensées et les exprime. Par exemple il dit :
« Où donc trouver ce morceau ? » — « Maintenant je sais
comment cela s'agence ! » — « Je ne vois point ce qui peut
convenir ici » — « Le ciel est toujours la partie la plus
difficile », et ainsi de suite. Pendant ce temps il n'est pas nécessaire que
je me parle à moi-même, ni à haute voix, ni en silence. (Investigations philosophiques, § XI, cité en D,
105) Il ne s'agit pas ici de communication des
consciences ni de transparence des cœurs moins encore de télépathie : la
divination s'appuie sur l'appréhension intuitive des règles de la grammaire
mise en œuvre par l'autre et cette divination n'est possible que parce que ces
règles font déjà partie du circuit communicationnel où sont intégrés les divers
acteurs, les divers joueurs. Inutile en effet de se parler à soi-même quand
l'on dialogue déjà avec autrui et le « poseur de puzzle » que l'on
vient d'évoquer a bien deux interlocuteurs, celui qui essaie de
« deviner » en même temps que lui et avec lui, celui qui a composé le
puzzle. Ce n'est pas un hasard si les derniers mots du livre de Jean-Pierre
Arnaud sont, à travers une citation de G. Perec, consacrés eux aussi au
cas du puzzle : On en déduira quelque chose qui est sans doute l'ultime
vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu
solitaire : chaque geste que fait le poseur du puzzle, le faiseur de
puzzle l'a fait avant lui ; chaque pièce qu'il prend et reprend, qu'il
examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il prend et essaye et essaye
encore, chaque tâtonnement, chaque combinaison, chaque espoir, chaque
découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l'autre. (La Vie mode d'emploi, p. 18,
cité en A, 345) Il
n'y a pas de jeu solitaire et le jeu est l'un des lieux privilégiés où se noue
l'intérêt, où se révèlent la nature et la portée du pacte communicationnel qui
crée aussi le lien social. Intégrant à sa structure, à sa grammaire le vide
initiateur, le jeu permet à sa manière de reconnecter ce qui a été d'abord
déconnecté : il offre de partager une règle qui rend possible une
« réussite » et établit une véritable communauté d'intérêt(s). LA DIALECTIQUE DU DISCRET ET DU CONTINU
Le
réel, la nature nous imposent d'emblée la masse indifférenciée et continue de
l'écoulement universel qui s'affirme comme le thème prioritaire de toute
pensée. Selon Wittgenstein en effet, le philosophe doit généralement commencer
par « la difficulté du “tout coule” » (D, 62). Le nouveau-né vit sa
relation à sa mère sur le mode de la continuité sans faille du désir et du
besoin : avant la parole, il y a la « toute-puissance des
pensées » qui permet à l'enfant de faire entendre la nature de son désir,
aussitôt exaucé, qui permet à la mère de transmettre immédiatement la chaleur
de son amour. Dans les deux cas la discontinuité introduite par la rupture d'un
continuum apparemment naturel est vécue comme une perte irréparable voire comme
un malheur et il reste à l'horizon de chaque être engagé dans la course de la
vie l'illusion qu'il pourra reconstituer ou retrouver d'une manière ou d'une
autre la continuité et la communauté originelles qui le dispensaient de toute
médiation. Illusion à la fois dangereuse et nécessaire. Freud
et Wittgenstein tentent tous deux par leur mode de pensée et par leur art de
prévenir les conséquences souvent désastreuses qui résultent de la persistance
du mythe de la « toute puissance des pensées » chez l'être parlant
adulte. Le fondateur de la psychanalyse écarte la pratique de l'hypnose puis
règle avec minutie une saine gestion de la relation de transfert (et de contre-transfert)
car, en matière de communication, il redoute autant la violence que la
séduction. Il est évident que la violence de l'hypnotiseur qui impose ses
pensées à autrui assujettit mais le pouvoir de suggestion qui est conféré à
l'analyste par le transfert peut aboutir, lui aussi, à la sujétion de
l'analysant. Freud oppose à cette double tentation qui vise à rétablir la
continuité et la communauté originelles au détriment de la liberté du patient
et au bénéfice d'un potentiel despote ce que l'on peut légitimement appeler la
« cure de parole ». Grâce au libre jeu de la parole, l'analyste et
l'analysant discrétisent le donné, déconnectent ce que l'inconscient maintient
à l'état de flux discrétionnaire : l'usage des mots introduit du
discontinu et l'usage d'une syntaxe qui connecte ces mots induit une tentative
de (re)construction. Toutefois la nouvelle continuité instaurée par la
construction analytique ne perd pas mémoire du travail qui l'a produite et elle
échappe à l'illusion de la « toute puissance des pensées » car
l'analyste n'impose jamais comme vérité ni par violence ni par séduction la
construction obtenue, il la propose à son patient qui en fait sa vérité et qui
« guérit », ou pour qui elle reste lettre morte. (Il y a là un modèle
éthique sur lequel pourrait se fonder une philosophie de la communication et
que nous préciserons tout à l'heure.) Wittgenstein,
de son côté, ne cesse de remettre en cause ce que J. Bouveresse appelle
« le mythe de l'intériorité ». Nous l'avons vu à propos de la
divination : ce n'est pas par « toute-puissance des pensées »,
par communication de for intérieur à for intérieur qu'autrui accompagne mes
propres pensées, c'est parce que nous jouons le même jeu. De même ni mes
croyances ni mon intime conviction ne doivent faire prendre à qui que ce soit
— à moi-même le premier — les mots pour les choses et ce que je pense
pour la vérité : rien ne nous garantit contre le délire. Ici il ne suffit
pas d'avouer avec sincérité et exhaustivité le déroulement
précis et circonstancié d'un processus intérieur, les stases successives d'une
circulation interne de la pensée : Pour la vérité de l'aveu
selon lequel j'ai pensé ceci les critères ne sont pas ceux de la description, conforme à la
réalité, d'un processus. Et l'importance de l'aveu véridique ne réside pas dans
le fait qu'il reproduit avec justesse et certitude un quelconque processus.
Elle réside plutôt dans les conséquences particulières qui peuvent être tirées
d'un aveu dont la vérité est garantie par les critères particuliers de la véracité. Investigations philosophiques, §
XI, cité en A, 185) Ma pensée n'est pas
représentable en tant que processus, en tant que chose, et les mots qui la
disent doivent se soumettre aux critères de véracité qui
sont ceux du discours en sa logique et en sa « vérifiabilité ». La
vérité de ma pensée ne tient pas à sa puissance propre mais à la construction
(seconde ?) qu'en font les mots, construction à qui s'applique
intégralement et exclusivement le « principe de conséquence observable »
(qui est aussi le critère requis par Freud pour apprécier l'effet de la cure),
c'est-à-dire l'exigence de « résultats constatables » seuls garants
d'une « construction réussie » (A, 202). C'est pourquoi, puisque
Wittgenstein ne délivre pas directement de résultats, le commentateur
— Jean-Claude Dumoncel cette fois — se réserve la possibilité de
dessiner les figures implicitement inscrites dans le discours du philosophe. De
la sorte il rattache l'entreprise du Viennois à celle de la Mathesis Universalis dont il voit l'un des derniers exemples dans
l'œuvre de Bergson. De fait Dumoncel va utiliser comme modèle d'intelligibilité
et de « vérifiabilité » du propos wittgensteinien le fameux cône de
la mémoire tel qu'il est conçu dans Matière
et mémoire — cône qui est habituellement utilisé pour
expliquer les mécanismes de la mémoire proustienne. Il en retient d'abord le
principe mathématique qui est d'user des propriétés des sections coniques pour
introduire une stratification et une hiérarchisation à l'intérieur d'une
famille de cas. Mais de peur qu'une telle stratification ne reste statique il
est amené à réintroduire la durée dans le schéma afin d'en faire ce que Bergson
appelle un « schéma dynamique » : et ce de deux manières,
premièrement en envisageant et en figurant le mouvement d'un « objet
vagabond » (pour Bergson il s'agissait de « souvenirs
dominants » susceptibles d'induire à chaque niveau une systématisation qui
leur soit propre, il s'agirait ici du fruit instable d'une puissance
métamorphique en acte alliant de façon inégale ressemblance et différence) et
deuxièmement en dédoublant le cône, faisant communiquer par leur seule pointe
qui est l'instant (présent) le cône des essences où s'ordonne la pure
hiérarchie des cas et le cône des circonstances où s'éprouve la singularité des
cas. De la sorte il est possible de montrer
et de vérifier sur le mode
d'un « résultat constatable » tout un jeu de référence et de
correspondance entre les niveaux figurés par les sections coniques (des deux
cônes) : une représentation s'unifie et réinstaure une continuité (dans
l'espace comme dans le temps) fondée sur un jeu réglé de discriminations plus
ou moins fines mais efficaces et présentes.
Ainsi la représentation et la véracité de ma pensée dépendent d'un code bien conçu qui permet enfin de comprendre
ce que parler du réel ou de la nature peut vouloir
dire : le flux du monde et de la vie qui nous emporte ne peut être
appréhendé que par un discours (figuratif ou non) qui discrétise d'abord le
continu mais pour instituer une continuité d'un autre ordre qui s'avère être la
seule qui vaille. À partir de la double entreprise de Freud et de Wittgenstein,
un précepte semble en effet se dégager — qui est le précepte de la
continuité et de la communauté instaurées — : « ne se connecte que ce qui a été une
fois déconnecté » (A, 32). Mais, de façon paradoxale, l'illusion, le rêve
d'une restauration, d'une « ré-instauration » de la continuité et de
la communauté originelles dont nous venons de dénoncer les dangers
s'avère pourtant ici une illusion nécessaire : l'exemple de la musique
commencera à nous le montrer. Jean-Pierre
Arnaud se plaît à souligner d'emblée tout ce qui sur ce point sépare nos deux
Viennois : la musique indispose Freud qui littéralement la fuit,
Wittgenstein dont le frère fut, avant et même après son amputation de la main
droite, un virtuose célèbre, est lui-même un excellent musicien. L'hypothèse
émise par notre commentateur pour expliquer la phobie de Freud est sa constante
méfiance envers tout ce qui ressemble au « sentiment océanique » et à
la communication fusionnelle. Choisissant le registre du père et de la parole,
il refuserait celui de la mère et de la musique. Pour lui, musique, hypnose et
fusion télépathique sont sur le même versant de la communication humaine, celui
du continu et du confus qu'il récuse. Wittgenstein, de son côté, bien que
n'éprouvant nulle répulsion pour ce mode d'expression, ne cesse de se demander
ce que veut dire comprendre une mélodie ou un air : il fait ainsi
l'épreuve de ce qu'il appelle l'inexprimable (par le verbe s'entend) et trace
de l'intérieur du langage la limite de celui-ci. Arnaud considère cette double
attitude comme typique d'une manière de penser « autrichienne »
privilégiant en matière de communication un point de vue éthique qui est refus
d'assujettir l'autre et dont il voit un exemple majeur en la seconde école de
Vienne. Les principes de la musique sérielle s'opposent à la conception
donjuanesque de la musique propre à Kierkegaard tout comme à Wagner : Ce serait ainsi pour substituer l'intérêt à la séduction que
le musicien viennois se voit amené à substituer à la répétition inlassable du
leit-motiv wagnérien la variation qui interdit le retour identique du
même : plus de rationalité et moins de sujétion, le musicien viennois ne
se trouve-t-il pas vis-à-vis de ses prédécesseurs dans le même rapport que le
psychanalyste à l'hypnotiseur ? (A, 61) À la pure séduction
de l'océanique le compositeur sériel substitue l'intelligence de la règle ; à
un contenu effusif indûment hypostasié il oppose une légalité qui trace le
cadre opératoire de toutes les procédures possibles sans préjuger d'aucun
contenu. Certes « la loi est arbitraire » mais « instituée, librement consentie, sans être pour autant
contraignante, kantienne donc », elle permet de vérifier et d'affirmer
« que la musique est communication et que la communication est
éthique » (A, 65) car « l'accord ne s'y produit plus sur le contenu
mais sur le fait de la règle elle-même » (A, 67). La musique s'offre alors
principalement comme une Mathesis qui crée elle-même ses règles
d'intelligibilité et qui les institue comme un modèle de jeu social : Pour le musicien conscient, l'œuvre ne peut être que l'exposé
de la règle instituée pour servir à sous-tendre l'accord communicationnel qui
le relie à son auditoire potentiel. (A, 68) La réussite en la
matière résulte de « l'adhérence » du compositeur, de l'adhésion de
l'auditeur aux valeurs de la forme. Mais c'est ici que la forme sonate utilisée
par le commentateur lui-même pour superposer les thèmes du discret et du
continu qu'il fait jouer dans sa pensée devient forme dialectique à part
entière : Car si l'accord communicationnel que l'un démontre et que
l'autre éprouve tire son efficace de n'être fondé que sur la seule puissance du
code, reste que cet accord se trouve référé par ses participants à un même
contenu, divers dans ses apparitions, mais identique dans son fond :
contenu dépeint sous les couleurs de l'océanique, d'un tout dont on peut bien
nier la réalité référentielle, comme le fait Freud dans le début de son Malaise, mais devant lequel la
réflexion ne peut que déclarer forfait, se bornant à juger pour elle-même et à
déclarer ne pas participer à cet accord-là sans pouvoir invalider pour autant
le contrat ainsi conclu par d'autres. (A, 74) L'intérêt qui meut
les humains et les unit dans l'accord communicationnel n'est pas que rationnel,
amour du code pour sa beauté intelligible et communion dans le respect d'une
loi qui ne s'impose que parce qu'elle est loi. Cet intérêt qui sous-tend la
communication a également besoin de l'illusion
que véhicule aussi la
musique : elle est alors « cet instant de pure illusion où l'accord
communicationnel se trouve scellé dans une négation de la mort par les pouvoirs
de la formalisation » (A, 75). La Mathesis musicale rejoint ainsi la
puissance irrationnelle du mythe et c'est à ce prix qu'elle intéresse le plus large public rassemblé dans
l'espace-temps du concert. Intérêt pour et par le réflexif ou intérêt pour et
par le fusionnel, qu'en est-il donc de l'intérêt qui sous-tend tout accord
communicationnel et du consensus qu'il permet ? Nous verrons à l'œuvre une
dialectique de l'intérêt qui oppose l'illusion à elle-même : tantôt
mystificatrice tantôt nécessaire, elle confère pourtant au consensus sa
dimension éthique. INTÉRÊT ET CONSENSUS
L'originalité
propre à la philosophie de la communication que Jean-Pierre Arnaud souhaite
voir s'instaurer est de fonder le consensus communicationnel non sur la
rationalité d'un choix fait en commun (c'est là le « pacte » ou le
« contrat » tel que le conçoit Habermas à la suite de Rousseau et de
Kant) mais sur ce qu'il appelle « l'intérêt du sujet ». Et il lui
semble possible, grâce à l'aimantation particulière de la pensée qu'il définit
comme « autrichienne », d'atteindre le stade éthique à travers une
gestion bien tempérée de l'intérêt. Nous reprocherions toutefois à Arnaud de
faire de cette notion d'« intérêt » un concept un peu trop
flottant : en effet par delà sa définition comme attention passionnée ou
seulement curieuse vouée à un objet ou à une personne et comme le souci de son
propre profit (matériel, libidinal ou affectif), il a aussi recours à
l'étymologie, au latin inter-esse
où il fait entendre de façon
un peu forcée l'être-entre, le go-between
(cf A, 343), ce qui laisse
s'esquisser une conception paradoxalement « désintéressée » de
l'intérêt, une pure passion du lien en lui-même et pour lui-même. Arnaud
insiste sur « la capacité de l'intérêt à engendrer du discontinu à partir
du continu » (A, 252). M'intéressant au flux du monde qui m'emporte avec
lui, je ne peux pour l'appréhender qu'opérer à même le continu du « tout
coule » des séries de discriminations qui discrétisent puis privilégient
des objets ou des états de chose, des faits, des champs d'action. Cet intérêt peut
être d'ailleurs purement intellectuel ou lié au désir de possession matérielle.
Face au monde d'objets nomades ainsi obtenu, je puis jouir, en spécialiste ou
en maniaque, de chacun des territoires du réel distingués par mon
« goût » sans chercher à relier les diverses contrées de ce
discontinu. Mais c'est quand mon intérêt s'adresse spécifiquement à autrui
qu'il ne peut que devenir ambivalent ou dialectique. En un premier mouvement,
l'intérêt porté à l'autre le sépare de moi car je m'en distingue radicalement
et ce dernier devient à mes yeux étrange, opaque, impénétrable : pour le
comprendre je dois faire l'effort d'une construction interprétative à partir
d'indices qu'il me fournit volontairement ou non. Parce que je m'intéresse à
lui, autrui échappe pour moi et à la transparence des cœurs et à la
« toute-puissance des pensées ». Toutefois il faudrait ici diviser
l'intérêt en lui-même — ce que Jean-Pierre Arnaud ne fait pas assez
explicitement — : il ne peut s'agir désormais de ce qu'Habermas
appelle la dimension technique
de l'intérêt « visant à
étendre et assurer notre activité contrôlée par le succès » (cité en A,
306). Cette visée technicienne où je m'intéresserais uniquement à mon prochain
comme à l'agent d'une activité destinée à produire un résultat quantifiable
réifierait autrui et toute construction faite en ce sens n'aboutirait qu'à un
automate qui réassujettirait l'autre à la transparence et à la « toute-puissance des pensées » (Arnaud analyse et récuse dans la seconde moitié
de son livre un certain nombre d'automates de ce type). Il y a un despotisme de
la technique qui a toute la violence, et parfois la séduction, du tyran humain
le plus égoïste. La conception mise en avant par Arnaud unit en elle, en fait,
ce qu'Habermas distingue comme intérêt pratique
« orienté vers la
possibilité d'un consensus entre sujets agissants » et intérêt émancipatoire « visant à affranchir le sujet de la
dépendance à l'égard de puissances hypostasiées » (A, 306). Et c'est ici
que se dessine un véritable cercle éthique qui referme sur elle-même la
dialectique de l'intérêt : la dimension émancipatoire de l'intérêt qui
arrache le sujet à l'illusion de la transparence des cœurs tout comme à celle
de la « toute-puissance des pensées », qui éradique la tentation du
despotisme comme de l'asservissement, est liée au consensus établissant une
règle pratique admise par des partenaires égaux en droit, lequel consensus
repose à son tour sur la communauté des intérêts. L'intérêt et la règle qu'il
suscite ne trouvent en fait leur justification que dans l'intérêt : il est
vrai qu'entre temps l'on a changé de niveau mais l'on est passé d'une illusion
à une autre. L'illusion
aliénante de la transparence et de la communication fusionnelle a fait place à
l'illusion émancipatoire d'une communauté d'intérêts justifiant le consensus
des partenaires. M'intéressant
à autrui, après m'être détaché de lui et avoir fait mon deuil de toute fusion
immédiate non-verbale, j'entreprends une construction interprétative destinée à
le comprendre, c'est-à-dire à rétablir une continuité là où il y avait une
faille, un vide entraînant l'opacité. La surprise est que cette construction
qui met en ordre selon une syntaxe pour moi inédite tout ce que je puis savoir
de mon prochain — la psychanalyse offre une construction de ce type mais
elle n'est pas la seule — me révèle l'autre comme un autre moi-même ou
plutôt je prends soudain conscience que l'accès que j'ai à mon for intérieur
n'est pas foncièrement différent de l'accès que je puis avoir à celui d'autrui.
Le juste rapport à soi-même est lui aussi médiat : j'ai moi aussi un
inconscient à gérer. De la sorte une communauté et une réciprocité se
découvrent : mon intérêt est qu'autrui me traite et se traite lui-même
comme je l'ai traité et comme je me suis traité car je n'avais en fait creusé
ce vide entre lui et moi, entre moi et moi que pour tenter de le combler mais
par autre chose que par une illusion aliénante : selon le principe du
« ne se connecte que ce qui a été une fois déconnecté » (A, 32). Le
sentiment de communauté se nourrirait de cette réciprocité d'intérêt bien
comprise. Le consensus sur une règle pratique et éthique en découlerait. Mais
l'on se rend très vite compte que ce n'est là que la reconstitution a priori
(ou a posteriori ?) d'une genèse de l'intérêt commun qui a toutes les
chances — ou tous les risques — d'être une fiction théorique. La
recherche d'une légalité ultime de la règle et de la communauté d'intérêts qui
fonderaient le consensus est vaine : « la règle de toutes les règles
ne peut être que vide » (A, 310). De
fait c'est la dimension même de l'interlocution qui est première : elle
donne la règle sans la fonder en raison, elle postule la communauté
d'intérêt(s) entre les êtres parlants et suppose leur consensus : « les jeux de langage sont
toujours déjà là, infondés » (A, 311). La croyance en l'universalité d'une
loi librement reconnue par tous et par chacun, par toi et par moi est une
illusion : Illusion et non délire, car l'illusion n'est pas
nécessairement fausse. Ainsi l'accord des intérêts peut bien se faire :
nous n'en saurons jamais rien a priori, mais nous le supposons, nous décidons
de traiter l'homme comme vivant et non comme automate, nous instituons cette
règle, nous fondons nos jeux de langage sur cette croyance qu'un accord est possible.
La communicabilité des intérêts ne se démontre pas, elle se suppose, ou plutôt
la communauté des intérêts est supposée dès que la communication s'installe. Et puisque la communauté d'intérêt n'est qu'illusion,
illusion nécessaire à l'établissement et au maintien de la communauté, puisque
rien ne m'assurera jamais de l'existence ou de la validité d'un consensus,
l'épistémologie et l'éthique en matière communicationnelle se rejoignent. (A,
323-324) C'est
manifestement parce que chez eux l'épistémologie ne se sépare pas de l'éthique
que Jean-Pierre Arnaud privilégie les œuvres de Freud et de Wittgenstein et
qu'à partir du contexte intellectuel où ils ont créé, il reconstitue les
grandes lignes d'une pensée « viennoise » ou plus largement
« autrichienne ». Freud n'impose pas au patient qui l'intéresse la construction interprétative qu'il a bâtie
sur les propos de ce dernier : il fait en sorte qu'à partir de cette
syntaxe (pour lui aussi inédite) le patient s'intéresse suffisamment
à son propre discours pour y trouver la voie de sa vérité, fût-ce en niant ou
en déconstruisant le travail de l'interprète. Wittgenstein permet, lui, de
poser de façon d'abord logique ou « grammaticale » le problème de
l'information et de la communication : il s'agit du « principe de négation
signifiante » : […] ce
n'est qu'à condition d'être niable
que l'observation d'un fait nous informe sur le monde et augmente notre
connaissance d'un quantum d'information. (A, 106) L'énoncé qui ne
supporterait pas la négation pourrait à la limite être vrai selon les critères
de la logique, il ne serait pas intéressant
du point de vue de la
communication car, n'ouvrant pas en lui-même la possibilité de dialogue, il
échapperait à l'interlocution. Wittgenstein fait découler de ce principe nombre
de considérations sur la valeur positive et l'efficace du paradoxal voire du
faux et il unit ainsi la logique et l'épistémologie à l'éthique. Jean-Claude
Dumoncel décrit « l'espace des paradoxes » (chapitre VIII) et la
« logique du faux » (chapitre IX) propres au second
Wittgenstein : ce dernier révèle en effet, en conviant toujours son
lecteur à une série de jeux, la positivité du faux et du simulacre dans le
domaine de l'interlocution, non pour confondre vrai et faux, simulacre et
réalité mais pour contraindre son lecteur — qui est aussi son partenaire de jeu — à la vigilance et à l'inventivité.
Disciple inattendu de Wittgenstein sur ce point, Umberto Eco pousse même un peu
plus loin la conséquence du même principe (résolument tiré du côté de l'éthique
communicationnelle) : Si quelque chose ne peut être utilisé afin de mentir, alors
il ne peut être utilisé non plus pour dire la vérité : en fait il ne peut
être utilisé pour dire quoi que ce soit. (cité en A, 236) Toute parole, tout
message mis en forme par un système expressif sont donc des mensonges en
puissance mais là encore parler ou communiquer n'aurait aucun intérêt, aucun sens s'il n'y avait ce Jeu
qui est un véritable enjeu
éthique. Il n'y a pas de parole qui puisse s'imposer ipso facto comme vérité et
« la vérité de parole » est rendue possible et garantie seulement par
la dimension consensuelle de la relation d'interlocution elle-même à condition
qu'elle ne soit pas viciée par la violence, par la séduction ou par
l'indifférence. Toutefois, ici, le problème rebondit et le cercle éthique de
l'intérêt analysé ci-dessus réapparaît (bien que légèrement modifié) sous la
forme d'une question : comment opèrent les règles consensuelles d'un tel Jeu du vrai et du faux, du réel et du simulacre, de l'intéressant et de
l'inintéressant, du futile et du sérieux, du ludique et du non ludique ?
Car il y a bien à l'œuvre une hiérarchie de l'intérêt, une échelle de la
vérité, une modulation constante de la relation d'interlocution : le
modèle du puzzle, déjà considéré à travers les analyses de Wittgenstein et de
G. Perec, va nous servir une fois encore mais l'extrait romanesque choisi
(nous suivons l'exemple d'Arnaud et de Dumoncel qui savent en appeler à la
littérature) place le joueur dans une situation communicationnelle plus
complexe qu'auparavant : Caine faisait des efforts pour ne pas se montrer trop absorbé
par le jeu de patience dont l'évidente futilité déclenchait, lui semblait-il,
une réprobation muette ; ainsi oscillait-il entre deux attitudes ;
lorsqu'il parvenait à placer correctement une pièce, il ne pouvait réprimer un
sourire jubilatoire, et oublieux du détachement qui s'imposait, il se tournait
vers les autres comme pour leur faire partager son enthousiasme, mais son
regard ne croisant que des regards sévères, fuyants, des faces de bois, il
récupérait rapidement le masque approprié et reprenait son assemblage avec tous
les signes du flegme et de l'intérêt mineur. (Jean Échenoz : Le Méridien de Greenwich, p. 139) Il n'y a pas de
« jeu du seul » (A, 16), nous l'avons déjà vu. Mais cela peut bien
sûr s'interpréter au moins de deux manières. Le joueur absorbé par les
combinaisons que lui offre le jeu de patience réinvente la logique et
l'harmonie machinées par un autre, le « concepteur » du puzzle :
Caine partage la passion de ce dernier et éprouve sur le mode du défi qu'il
s'adresse à lui-même le bonheur de vivre une manière de consensus et une
communauté d'intérêt qui lui permettent de s'assurer d'un lien profond et
solide avec autrui comme avec soi. De plus ce jeu aboutit à un résultat patent,
à une réussite certaine d'où naît une irrépressible jubilation à laquelle Caine
souhaite faire participer les autres. Toutefois dans le contexte où il est
amené à jouer, le jeu au sens ludique du terme le frustre d'un autre Jeu, celui du consensus à la fois médiat et immédiat avec ceux qui
l'entourent. Pris entre deux types du consensus, entre deux communautés
d'intérêt(s) divergentes, Caine n'arrive pas vraiment à choisir mais il est
manifeste qu'il fait dominer — ne fût-ce qu'au travers d'un simulacre,
d'une mimique destinée à donner le change — le second mode de
l'interlocution et de l'intersubjectivité. Pourquoi est-il conduit à modérer
ainsi sa passion intime, à transiger sur son intérêt personnel ? Pourquoi
fait-il formellement allégeance aux valeurs du groupe comme s'il se devait de
les partager et de les faire l'emporter sur l'égoïsme d'un « goût »
apparemment privé (bien qu'engagé dans un autre type de communauté mais ici
dérobé et comme hors-la-loi) ? A contrario, dans un groupe de passionnés
des puzzles, ne devrait-il pas rendre son enthousiasme encore plus
évident ? C'est que le lien en tant que tel, l'entre-deux, ce qui noue une relation, médiate et immédiate,
entre des humains qui se trouvent ensemble — peut-être par hasard —
est a priori privilégié par une sorte de réflexe de portée axiologique.
Il y a primat de la situation
d'interlocution la plus proche qui devient la pierre de touche des valeurs à
mettre en commun et, pour la perpétuer, seront mises en avant celles qui
favorisent le consensus. Ce qui relie hic
et nunc est d'emblée placé plus haut dans la
hiérarchie de l'intérêt que ce qui sépare, divise ou seulement distingue (bien
que la discrimination soit le premier moment de l'intérêt et moment nécessaire). L'on pourrait peut-être, sur le modèle proposé
par Dumoncel qui le reprend à Bergson, dessiner un cône de l'intérêt dont les
diverses sections figureraient une graduation de l'intéressant et de ses jeux
qu'elles rapporteraient en même temps à la durée et à la situation. L'on y
verrait que tous les modes d'intérêt ne se valent pas et qu'un mode englobant
ou surplombant semble relativiser la portée et la valence possibles de tous les
autres : celui qui instaure et préserve la communication en tant que telle
et en temps réel parce qu'il est immédiatement consensus. Nous
avons retrouvé notre cercle initial où l'intérêt seul semblait justifier
l'intérêt mais nous avons tout de même progressé vers une conception
étrangement « désintéressée » de ce qui intéresse le sujet puisque l'individu passionné et
désirant consent à sacrifier ou à minorer son profit personnel (dont il a
reconnu la qualité et la portée) au bénéfice de ce qui érige sur le champ le
groupe en communauté et lui permet de se perpétuer comme tel. N'est-ce pas là,
dans les termes de la communication, une illustration de ce que, par ailleurs,
Freud appelle les « forces d'Éros » ? ÉROS, LA RÈGLE ET LA MÉMOIRE : CONCLUSION
De
fait, si « l'intérêt n'est pas que raison, [s']il s'ancre dans le plaisir,
le mouvement affectif, la libido » (A, 337), Jean-Pierre Arnaud a raison
de parler d'une « érotique de la communication ». Freud comme
Wittgenstein remettant en cause la conception classique des « états
psychiques » conduisent à évoquer, à la place du « je pense »
cartésien, un « ça pense » ou un « il pense » au sens où
« il y a de la pensée », la place du sujet n'étant plus qu'un
« point de vue » : l'individuel n'est plus premier et un
« sens du commun » s'impose d'emblée : Ainsi se met en place une « érotique de la
communication », pliée aux lois du langage instituées par le registre
paternel, mais qui doit au maternel de cimenter la communauté sous la pression
des forces d'Éros. Ainsi la pensée freudienne de la communication nous semble
rejoindre la vision wittgensteinienne, qui ne voit que deux solutions à la
légitimation des jeux de langage, par la violence ou par l'amour. (A, 319-320) Chez Freud, Éros est
le nom que prennent les pulsions « qui visent à conserver et à unir »
auxquelles s'opposent celles « qui visent à détruire et à
tuer » : le dernier chapitre (conclusif) du livre d'Arnaud s'intitule
« Éros et Polémos ». En matière de communauté et de sentiments
communautaires, Éros opère par identification et cette dernière semble bien fortifiée
par l'illusion de la communauté d'intérêt et par le consensus sur la règle.
Mais, une fois encore, il ne faut pas se tromper : certes la « règle est ce que nous instituons
dans un commun accord » mais
l'accord est le résultat de la règle non le fondement de celle-ci (cf A, 329).
Pour transcender la faille ouverte en soi et entre les hommes par la
discontinuité du transmissible (qui n'est aucunement reniée), Éros provoque une
manière de court-circuit qui offre la règle qui les unit et conserve à
l'ensemble des membres de la communauté : « la règle est la forme que
prend le vide au cœur de l'homme » bien que, là aussi, « tenter de
remplir ce vide [soit] illusion » (A, 329). Nous avons vu qu'en fait tout
jeu réglé se structure à partir d'un tel vide, de même toute éthique véritablement
communicationnelle se devra de ne pas porter atteinte à ce vide présent en soi
comme entre soi et autrui : elle ne sera pas prescriptive mais elle
« sera d'abstention, de suspension de l'intérêt, de respect du vide dont
aucun remplissement ne peut venir d'ailleurs que de celui chez qui il
réside » (A, 330). Ainsi l'individuel n'est pas premier mais il reste le
but dernier de l'éthique (du moins dans la perspective viennoise privilégiée
par Arnaud). Toutefois
n'y a-t-il pas quelque risque à faire ainsi d'Éros l'instituteur de la
règle ? Ne réintroduit-il pas aussi, et sous sa forme la plus dangereuse,
le fusionnel dont il avait d'abord fallu faire son deuil ? L'exemple
romanesque, cité ci-dessus et déjà analysé, va nous permettre d'envisager les
dangers propres à la situation de Caine tout comme la positivité éthique de la
relation qu'il improvise sous l'inspiration d'Éros. Il y a un conflit latent
entre Caine et ses compagnons et il porte sur la place qu'il convient
d'accorder dans la vie du groupe au jeu de patience auquel le personnage qui
est, par ailleurs, inventeur consacre une bonne part de son temps : cette
occupation contredit au sérieux de l'entreprise commune et, de plus, elle n'est
pas jugée digne du savant qu'est Caine. Or Caine ne récuse pas foncièrement ce
jugement de valeur, il se contente de lui opposer son plaisir et son intérêt
personnels. Mais, sensible à la puissance du consensus, ne pouvant résister à
la séduction du fusionnel, il pourrait bien renoncer de lui-même à jouer et la
solution (aliénante) serait le conformisme. La règle admise implicitement par
tous, même par le contrevenant, pourrait aussi s'imposer en soi comme un
précepte ou une norme et le groupe, se reconnaissant tel sous l'égide de sa loi
propre, interdirait à Caine de jouer, au besoin par la force : l'exigence
propre au fusionnel durcirait la règle et en ferait une institution. Ce
durcissement de la règle pourrait également entraîner l'institutionnalisation
du groupe en tant que tel qui exclurait alors Caine ou l'éliminerait d'une
façon ou d'une autre. Il nous semble que ce ne sont pas là des dangers à
exclure et que la pulsion d'unification et d'identification qui est le fait
d'Éros a alors indûment comblé le vide initiateur et moteur : c'est un
risque lié à la nature même du fusionnel. Par contre la solution inventée par
Caine et par les autres membres du groupe préserve la liberté de chacun tout en
sauvant le consensus : la mimique de Caine (« Je sais que ce n'est qu'un jeu futile et indigne de
moi bien qu'il continue à m'intéresser ») comme le « masque » que lui opposent
ses compagnons (« N'impose
pas ta joie à ceux qui nient à juste titre l'intérêt de
ce jeu ! ») soulignent
d'un côté l'allégeance formelle au jugement implicite de la communauté, de
l'autre la réprobation qui rappelle la règle. Et il ne s'agit ici ni
d'hypocrisie ni de laxisme : nul n'est dupe mais le fait que la loi soit
ainsi doublement affirmée — doublement révérée — suffit à préserver
l'unité du groupe tout en permettant à la fantaisie ou à l'intérêt individuels
de se satisfaire puisque l'essentiel est sauf : la règle donc l'accord.
Nous découvrons ici la positivité éthique du simulacre qui protège l'illusion
nécessaire et laisse chacun remplir à sa guise le vide qui continue à le
travailler et qu'il continue à travailler. Le cas ainsi décrit nous apparaît
comme un cas idéal où l'« érotique de la communication » conforte
l'exigence éthique et préserve la liberté de l'individu. Ici « la règle
n'est pas l'expression d'un pouvoir, mais production d'un intérêt » (A,
342) : un intérêt commun cimenté par les forces d'Éros s'impose sans
détruire les intérêts personnels qui sont seulement mis dans la hiérarchie des
valeurs, dans le cône de l'intérêt à leur juste place. En vérité, nous ne
cessons quasi quotidiennement de jouer à des jeux de ce genre, de faire
l'expérience d'un tel ajustement — heureux ! — bien que nous
sachions par ailleurs toute la précarité de notre liberté éthique qui repose sur un vide, sur un jeu ou un
défaut d'ajustement initial toujours à la merci d'un gauchissement de l'Éros ou
d'un coup de boutoir de Polémos qui suppriment le jeu. En
fait Jean-Pierre Arnaud privilégie sous le nom d'Éros une sorte d'état
émergeant de la règle : le court-circuit produit une forme à l'état
naissant que rien ne fige encore et qui ne s'impose pas comme le diktat du déjà
établi. Nous nous situons avant toute institutionnalisation de la loi comme si
l'éthique en son sens non normatif, en son sens véritable ne pouvait s'éployer
que dans cet espace-temps qui est de découverte, d'invention et de
hiérarchisation pacifique de l'intéressant. Et cet essor, quand sa liberté et
sa quasi-gratuité sont préservées, a quelque rapport formel avec un événement
lié à la mémoire et que Wittgenstein appelle Keimerlebnis : l'expérience d'un germe. Il s'agit d'« une image, [d']une sensation
qui grandit petit à petit jusqu'à devenir parfaitement
claire » (D, 52). Il y a sans doute un germe éthique dont
peut surgir toute la hiérarchie de l'intérêt comme il y a un germe logique dont peut surgir (ou resurgir) tout l'arbre de
la mémoire, et, ici aussi, Éros s'avère le moteur, l'instituteur et l'arbitre
de ce développement : le dernier chapitre du livre de Jean-Claude Dumoncel
s'intitule « Éros et Mnémosyne ». L'auteur relit Wittgenstein dans un
style proustien. Utilisant des citations du philosophe, il les ordonne et relie
de telle sorte que le propos avéré prend l'allure d'une quête mémorielle. La
vie psychique de l'homme « est semblable, pour une grande part, à un
brouillard brunâtre, dans lequel chaque forme n'est que passage à d'autres
formes, à d'autres passages… » (cité en D, 201). Parfois au contraire
des signes très nettement circonscrits : tel bouquet d'arbres, tel
clocher, tel pavé inégal, telle serviette empesée…, se donnent à lire et
imposent leur présence sans qu'on sache d'abord les déchiffrer. Et, dans ce contexte de flou ou d'opacité
signifiante, Éros, force d'amour qui unit et conserve, va faire mûrir les
germes fournis par la mémoire involontaire : à partir de traits confus ou
trop nets il fait éclore un
visage capable d'unifier un
moment les aspects divers et fuyants de l'objet vagabond qui ne cesse de
traverser toutes les strates de la mémoire. Ce visage est celui, unique et
pluriel, de l'aimé(e) : il est le visage de l'autre encore
et toujours protégé par l'interdit, il est donc l'éclosion éthique par
excellence et doit se donner comme ajustement adéquat et « expression
correcte » car il (se) situe dans la hiérarchie de l'être. (Le cône
bergsonien de la mémoire ici encore sollicité devient franchement un schème de
portée ontologique.) Mais il est aussi le visage que prend le monde en regard
du visage de l'autre mi-interdit mi-dévoilé et il permet de prendre
conscience de la qualité esthétique de ce qui se donne à nous par la
perception : c'est dans l'aura de ce visage né de l'amour et nourri par
lui que je puis apprécier, contre le mur d'une maison, au-dessus de la porte, « une rose blanche ou soufrée juste à
la place qu'il fallait » (Proust
cité en D, 203). De la sorte, Éros devient aussi la pierre de touche de la
« justesse » en matière esthétique. Éros, instituteur et régulateur
de la règle comme de l'intérêt en matière communicationnelle, serait également
le maître de la subtile Mathesis qui préside au jeu des formes et des
équilibres esthétiques. Reconnaissons ici aussi un jeu que nous jouions déjà
sans peut-être en connaître l'arbitre ! Serge Meitinger Références :Georges Perec : La Vie mode d'emploi, Paris, Hachette, 1978 repris par Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1995. Jean Échenoz : Le Méridien de Greenwich, Paris, Éditions de Minuit, 1979. |