Commentaire du Banquet de Platon Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et il appartient à l'équipe Oracle de cette Université. Mis en ligne le 15 dˇcembre 2007.
Commentaire du Banquet de PlatonNotre traduction de référence est celle de Luc Brisson : Le Banquet, GF Flammarion, 1998.Distance et fidélité (Prologue, 172a-174a) L'enchâssement des récits, tel qu'il apparaît dès le début du dialogue, allégorise, à notre sens, les aléas, les nécessités et les bonheurs de la transmission propre à une pensée qui souhaite, malgré le temps, ses déformations et ses déperditions, demeurer fidèle à son objet essentiel. Apollodore, qui ici s'exprime et tiendra pour nous le rôle de « narrateur », ne fait que reprendre de mémoire le récit à lui rapporté par Aristodème qui fut, en personne, témoin de l'événement, mais cette version a été authentifiée par Socrate. L'on évoque aussi grâce à l'intervention d'un certain Glaucon une autre voie, moins assurée, de la légende socratique, passant par Phénix, le fils de Philippe (parfaits inconnus). Ce qui est notable également, dans la lignée mémorielle privilégiée par Platon, c'est qu'Apollodore autant qu'Aristodème sont des disciples zélés voire fanatiques de Socrate. Ils tiennent à imiter en tout leur modèle et à perpétuer la vérité de son enseignement par leur action quotidienne et par leur parole vive ; ils manifestent par leur exemple qu'en leur temps, la philosophie est d'abord un mode de vie et qu'elle ne prospère que par l'entremise d'un logos dialogique sans cesse revivifié par la voix, préfigurant sur ce point la mise en garde du Phèdre envers la fixation ou le figement propres à l'écrit. Une telle mise en abyme sera répétée ou réfléchie au cœur philosophique du dialogue, au moment où Socrate, au lieu de se lancer dans un discours univoque construit sur un mode rhétorique d'apparat, prétendra raconter l'échange dialectique et pédagogique qu'il eut, en son jeune temps, avec Diotime, la « sage-femme » de Mantinée à qui il devrait son art de la maïeutique autant que son savoir sur Éros. Ce redoublement est aussi un nouveau recul symbolique dans le temps destiné à asseoir une manière de légitimité liée au sacré et à la tradition. En effet, le champ temporel interne à l'intrigue, empruntant à l'histoire effective, et le temps de l'écriture font s'intégrer et se répondre des moments éloignés les uns des autres et relativement discords que la « mise en intrigue » platonicienne noue pour la plus grande gloire de son modèle idéal. L'événement supposé du banquet offert par Agathon pour célébrer son prix de tragédie se situerait en 416 av. J.-C., année où effectivement le dramaturge en question remporta le concours aux Lénéennes. Nous sommes quelque temps avant la compromission de Phèdre, le premier des orateurs du banquet et le « père » de l'invitation à faire l'éloge d'Éros, dans le scandale de la parodie des mystères d'Éleusis, et juste un an avant l'affaire de la mutilation des Hermès et l'expédition de Sicile qui ruina la carrière politique d'Alcibiade. Celui-ci fait d'ailleurs ici le point sur la complexité et l'étrangeté de la relation qu'il entretient, depuis près de vingt ans, avec son maître et amant et le moment est opportun pour cette synthèse en forme d'éloge. Aristodème, donné pour un amant de Socrate, était, lui, un peu plus âgé que le philosophe qui avait, en 416, cinquante-deux ou cinquante-trois ans ; Apollodore est de la génération suivante — il était encore enfant en 416 — et il fait son récit — notre dialogue — entre 407 à peu près et 399, année de la mort de Socrate, puisqu'il a eu le temps et le moyen de vérifier auprès de ce dernier l'exactitude des propos d'Aristodème. Le dialogue est composé par Platon un peu avant 375, à un moment où tous les principaux protagonistes du dialogue sont morts, alors qu'il s'est rendu pleinement maître de sa doctrine. L'épisode de Diotime nous ferait, lui, remonter jusqu'à 440, époque où Socrate a la trentaine et s'initie encore à un mode de vie qu'il définira plus tard comme « philosophique ». Ainsi nous aurions une chaîne de fidélité dialogique et dialectique, s'enracinant dans une sacralité dont Diotime est la plus haute garante. Et c'est ce lien, manifesté et magnifié, qui permettrait à Platon de faire éclore, dans et par son logos personnel, la quintessence d'une pensée que la vivacité sans cesse reprise des voix au fil des temps et des générations maintient en rapport avec l'origine divine, démonique et humaine de la maïeutique socratique, à placer délibérément sous le signe d'Éros, le héros de la fête. Socrate, homme démonique (Arrivée de Socrate et
d'Aristodème, 174a-175e) Dès
son apparition, Socrate se révèle peu formaliste, lui qui invite de son propre
chef Aristodème à l'accompagner chez Agathon pour le souper. Mais au moment
d'entrer, Aristodème qui est un peu en avant s'aperçoit que Socrate ne l'a pas
suivi jusqu'à la porte : il est resté en position méditative « sous
le porche de la maison des voisins ». Agathon souhaite qu'on le force à
venir, Aristodème qui connaît bien ces moments d'extase démonique propre au
philosophe refuse qu'on le dérange. D'ailleurs Socrate, ce soir-là, ne fera pas
attendre ses hôtes trop longtemps, il entrera avant la fin du repas. Ce trait
de comportement et de tempérament n'est pas placé là par hasard, c'est une
façon de souligner à quel point Socrate est exceptionnel et étrange, voué à un
rythme vital et à des inspirations subites qui échappent à tout autre que lui.
En ces moments d'intense méditation, où son rapport au mode ambiant est
suspendu, il transcende souverainement, comme en une autre tradition le fakir,
corporel et réel pour ouvrir une dimension énigmatique où opère peut‑être
le mystère d'une communication surhumaine. D'ailleurs Socrate ne s'en est
jamais vraiment expliqué, évoquant seulement la figure de celui qu'il appelle
son « démon ». Et l'un des buts du dialogue est de révéler qu'Éros,
lui aussi, est un « grand démon ». Au moment de s'installer, au
milieu des politesses d'usage, l'on voit tout de même Agathon insister
fortement pour que Socrate prenne place à ses côtés sur le lit de banquet afin
de profiter, par osmose ou contagion, « du savoir qui [lui] est venu alors
qu'[il] se trouvait dans le vestibule ». Socrate ironise sur ce préjugé
qui voit le savoir se transmettre comme d'un récipient plein vers un récipient
vide et retourne le compliment en se montrant empli à son tour par le talent
qui a valu son prix de tragédie au jeune maître de céans. Mais, c'est là un
préjugé tenace qui sera repris par Alcibiade en son récit et dont nous trouvons
nombre de variantes dans notre monde moderne, et il s'oppose d'avance à la
conception que développera Diotime, celle d'une vraie gestation et d'un
accouchement à terme des belles et bonnes idées, fruits d'un travail intérieur
et d'un mûrissement intime. On se pose des règles et un thème (Le choix de l'éloquence, 176a-178a) La
plupart des convives qui ont déjà fêté, la veille, avec le chœur et les
acteurs, le triomphe d'Agathon sont mal remis de leurs excès de boisson. Ils
souhaitent, en cette seconde soirée, être nettement plus sobres et le médecin
Érixymaque, qui les encourage à la tempérance, leur propose également de
remplacer la musique par le discours et d'en profiter pour célébrer un dieu
étrangement négligé depuis si longtemps par l'éloquence oratoire et poétique,
qui est pourtant « si ancien et si grand », Éros. Phèdre, présent
parmi les invités, est l'auteur de cette remarque et Éryximaque le traite en
digne « père » de la suggestion qu'il fait et il l'invitera à parler
le premier. Tout le monde acquiesce et Socrate souligne au passage que le seul
domaine de compétence qu'il veut bien avouer concerne « les sujets qui
relèvent d'Éros ». Mais s'agira-t-il encore, quand il s'en mêlera vraiment,
lui qui va parler le dernier, d'éloquence et de science, au sens
ordinaire ? Ancienneté et honorabilité
d'Éros (Discours de
Phèdre, 178a-180b) Citant
Hésiode et Parménide, Phèdre « prouve » la haute antiquité du dieu,
né quasiment avec la Terre-Mère « au large sein » comme le plus
solide aiguillon de la vitalité génésiaque : ce dieu est un principe
universel et d'emblée traité comme tel. Toutefois, pour donner un exemple de
ses bienfaits, Phèdre en vient tout de suite à un trait de mœurs daté et circonstancié
qui revêt à ses yeux la valeur suprême : « Je suis incapable de
nommer un bien qui surpasse celui d'avoir dès sa jeunesse un amant de valeur,
et pour un amant, d'avoir un aimé de valeur. » Il y a ici aussi un discret
hommage au couple que forment Pausanias et Agathon, érigé en modèle. Et ce qui
est donné pour la pierre de touche de cet amour est cette recherche de
l'honneur qui implique que l'on tende vers tout ce qui peut attirer
l'admiration des autres : la contrepartie en est la honte. « Car,
pour un amant, il serait plus intolérable d'être vu par son aimé en train de
quitter son rang ou de jeter ses armes que de l'être par le reste de la troupe,
et il préférerait mourir plusieurs fois plutôt que de faire cela. » Phèdre
suggère ainsi l'éminence et l'efficace d'un principe de cohésion, à finalité
patriotique, que, par exemple, le « bataillon sacré » de Thèbes,
entièrement composé d'amants et d'aimés, mit en pratique. L'amour ainsi entendu
incite à mourir pour autrui, comme Alceste consentit à mourir à la place de son
époux. Achille est le dernier exemple développé, lui qui « eut l'audace de
choisir de faire quelque chose pour Patrocle son amant et de le venger, non
seulement en mourant pour lui, mais aussi en le suivant par sa mort dans le
trépas ». De fait, Phèdre nous présente un Éros guerrier, directement issu
de l'épopée et de la tradition conquérante des cités grecques, un amour en
armes qui place l'honneur avant toute peine et avant même la mort ! Ses
preuves sont littéraires et mythiques ; son idéologie est liée à une
aristocratie de type militaire. Les deux Éros (Discours de Pausanias, 180c-185c) Pausanias,
lui, se veut le défenseur d'une aristocratie plus contemporaine et le
mieux insérée possible dans la
mentalité de la cité athénienne. On peut voir aussi en son propos une sorte de
plaidoyer pro domo. En effet il forme
avec Agathon ce que l'on appellerait de nos jours un « couple gay »
et ce lien prolongé par deux hommes qui s'aiment au-delà des limites
temporelles civilement admises (Agathon atteint la trentaine et Pausanias a à
peu près quarante-cinq ans) pose tout de même un petit problème à Athènes en
cette fin du Ve siècle. C'est pourquoi il distingue d'emblée deux
types d'Aphrodite et donc deux types d'Éros. L'un est dit « céleste »,
l'autre « vulgaire ». En fait, en amour comme en de multiples autres
actions, c'est « la façon d'accomplir cette action » qui est belle ou
honteuse, estimable ou méprisable. L'Éros et l'Aphrodite
« vulgaires » s'intéressent autant aux hommes qu'aux femmes et
« opèrent à l'aventure », en quête d'une satisfaction immédiate,
voire bâclée, sans souci de relation durable et approfondie. Promiscuité et
papillonnage sont les moteurs de ce désir inconstant et qui ignore sa vraie
nature. Par contre, l'Aphrodite et l'Éros dits « célestes » ne
participent que du mâle et chaperonnent donc un amour exclusivement homosexuel.
Mais, pour aimer les jeunes garçons, selon cette belle et divine manière, il
faut attendre que ces derniers aient atteint « le temps où la barbe
pousse », c'est-à-dire en plus de celle du corps, la puberté de l'âme (ce
qui, là encore, va contre le préjugé le plus répandu à l'époque et qui veut
qu'un garçon dont le poil apparaît ne soit plus aimable). Et l'amant s'adresse
autant à l'esprit qui s'affermit qu'à la grâce physique car il vise une
relation à long terme où il intervient en mentor puis en compagnon fidèle et
aimant, peut-être même « toute la vie » (tout comme Pausanias partage
son existence avec Agathon). La relation entre amant et aimé n'a plus aucune
finalité liée à l'honneur guerrier, mais elle tend à une forme d'excellence et
d'harmonie où les plus hautes valeurs morales et intellectuelles sont
recherchées, respectées et développées dans le cadre d'une honorabilité à la
fois personnelle et civile. Le discrédit qui porte souvent sur l'amour des
jeunes garçons est dû au fait que trop d'amants « vulgaires » ne
s'attachent aux adolescents en fleur que pour le plaisir du moment, les
laissant tomber alors même que leur esprit s'affirme. Pausanias en profite pour
tracer un tableau socio-politique de l'homosexualité en Grèce et même au-delà.
Chez les Barbares et chez les peuples qui ont adopté leurs vues, la chose est
honteuse et Pausanias veut penser que c'est chez eux comme sous les régimes tyranniques :
l'indépendance d'esprit, le goût du savoir, la culture du corps et le sens de
l'honneur qu'inculque ce type de relations — quand il vise l'excellence
— ne plaisent pas aux tyrans car ces valeurs mettent leur pouvoir en
péril (l'exemple classique en la matière est celui d'Harmodios et
d'Aristogiton, aimé et amant, assassins d'Hipparque, frère du tyran Hippias).
Chez les Grecs dont la mentalité n'a pas été altérée par les sophistes,
l'homosexualité, entendue comme tradition quasi initiatique, est honorée. À
Athènes, « la règle établie est beaucoup plus belle », mais elle est
compliquée. D'une part, l'on apprécie que les relations de ce genre ne soient
pas secrètes et qu'elles concernent les jeunes gens des meilleures familles,
« fussent-ils moins beaux que d'autres ». L'on encourage les
conquêtes amoureuses des amants et l'on a également beaucoup d'indulgence pour
les folies que commettent les amoureux éplorés, éconduits, frustrés ou trompés.
Pourtant les pères de famille et parfois les propres camarades des jeunes
garçons veillent à ce que les amants potentiels qui rôdent autour des palestres
ne puissent arriver à leurs fins : les pédagogues ont de sévères consignes
et l'on soumet les adolescents à une stricte surveillance. C'est, dit Pausanias,
que les amants « vulgaires » sont plus nombreux que les autres et ils
risquent de corrompre les jeunes gens par des promesses fallacieuses voire
dégradantes, en leur faisant des cadeaux ou en leur promettant un appui à une
carrière future. Si les garçons se donnent pour obtenir quelque avantage
matériel, ils s'amoindrissent et se ravalent eux-mêmes et il faut opposer à ces
médiocres intérêts, le désir de s'améliorer, « l'aspiration au savoir et à
toute autre vertu » que l'amant inspiré par l'Éros « céleste » sera
en mesure de satisfaire et de développer chez son aimé. Pour que la relation
homosexuelle entre un amant et un jeune garçon échappe à l'inculpation morale
et au soupçon, il faut réunir, en une seule règle solide, ledit amour —
qui reste un amour plénier et entier, du côté de l'amant du moins — à la
recherche en commun, grâce à un échange réciproque de services rendus en toute
justice, de l'excellence. Il y va nécessairement de l'intelligence et de la
vertu, d'une relation éducative qui veille au progrès moral et à
l'accroissement du savoir. « Ainsi donc il est beau en toutes
circonstances de céder pour atteindre à la vertu. » Pausanias compte
dépasser la réticence sensible en la cité telle qu'à l'époque, elle existe, par
un redoublement d'aristocratie : à celle de la naissance qui prédispose au
sens de l'honneur, il ajoute celle qui est caractérisée par l'aspiration aux
plus hautes valeurs intellectuelles et morales. Ce faisant, il pense fortement
à son propre cas, à sa relation avec Agathon qu'il idéalise, et sa vision
idéale prépare celle que développera Diotime à la fin du discours de Socrate.
Pausanias toutefois n'élève pas jusqu'à la contemplation mystique, il reste, à
sa façon, dans les bornes des lois de la cité qu'il souhaite voir portées à
leur plus haute et belle expression. Le hoquet du comique (Aristophane passe son tour, 185c-185e) Au
moment de s'exprimer, Aristophane, peut-être parce qu'il a trop mangé ou trop
bu, goulûment, est pris d'un hoquet incoercible. Érixymaque, le médecin, lui donne
plusieurs conseils de praticien pour faire passer ce soubresaut intempestif et
disgracieux. Cet épisode comique fondé sur l'intrusion du bas corporel dans une
ambiance hautement intellectuelle est là pour rapporter la personnalité du
grand auteur satirique à sa dimension habituelle, celle d'une vision de la vie
où le corps parle, signifie et décide autant que le logos porté par la voix. D'ailleurs le discours
d'Aristophane, avec son mythe de l'androgyne, nous rappellera tout à l'heure
quelle est la puissance de la chair incarnée en une forme d'abord physique. En attendant, il laisse son tour de parole
à Érixymaque. L'universel conciliateur (Discours d'Érixymaque, 186a-188e) Érixymaque,
qui va d'abord parler au nom de son art : la médecine, souhaite mener à
son terme le discours de Pausanias qu'il estime incomplet. En effet, ce dernier
n'a évoqué que « les âmes des êtres humains qui recherchent de beaux êtres
humains. » Or les deux Éros concernent aussi, il veut le prouver, les
animaux et les plantes et même les phénomènes météorologiques et les pratiques
religieuses. En médecine, le double Éros correspondrait à la polarité qui
oppose « ce qui est sain et ce qui est malade » et il y aurait donc
un amour lié au sain et un amour lié au malsain. Pourtant Éryximaque,
privilégiant cette étrange formule : « le dissemblable recherche et
aime le dissemblable » (c'est le renversement d'un lieu commun et l'exact
opposé de ce que diront Aristophane et Agathon), en vient à envisager la
médecine comme l'art d'harmoniser, sous la conciliation d'un Éros supérieur et
médiateur, les polarisations adverses et potentiellement ennemies des deux
Éros, l'un mesuré, l'autre hors mesure. Ce faisant « la médecine est la
science des opérations de remplissage et d'évacuation du corps que provoque
Éros » ; la médecine est un art érotique car le désir, ses
potentialités et ses réalisations, ses actions mesurées et ses actions
excessives agissent sur le tempérament en ses régulations. Et il ne s'agit pas
seulement de distinguer le bon Éros du mauvais, d'établir le premier là où il
doit être, de substituer le premier au second ou de faire carrément disparaître
le second, mais « d'être en mesure de faire apparaître l'affection et
l'amour mutuels entre les choses qui dans le corps sont le plus en
conflit » (froid et chaud, piquant et doux, sec et humide, vide et plein,
manque et satiété, excès et pondération, etc.). Le principe cardinal de la
médecine réside en l'établissement d'« amour et concorde » entre les
opposés et c'est là un trait qui appartient pleinement à Éros. De même, dit le
praticien, de la gymnastique comme art de conciliation des mouvements
musculaires virtuellement discords et de l'agriculture comme concorde organisée
des croissances naturelles. Et notre médecin, enclin comme beaucoup de ses
confrères à théoriser hors de son champ, évoque ensuite l'harmonie
musicale : il reproche à Héraclite une conception statique de la coïncidentia
oppositorum — comme pour l'arc et la
lyre — qui, à ses yeux, ne peut être vraiment réalisée que dans un
mouvement du temps correspondant à un rythme. Et, grâce à l'harmonie et au
rythme, « la musique est elle aussi une science des phénomènes qui
ressortissent à l'amour ». La composition lyrique et la poésie, qui
découlent de la « musique » au sens large, rappelleront, elles, les
difficultés de l'amour effectivement vécu dans la cité et la bipolarité y sera
plus difficile à maîtriser et concilier mais pas impossible. La météorologie et
les aléas saisonniers, accompagnés parfois de cataclysmes et d'épidémies,
manifestent les mêmes polarités d'Éros, tantôt un climat heureux et réglé qui
favorise la prospérité, tantôt des phénomènes pleins de démesure et
destructeurs. L'on peut espérer trouver en l'astronomie une science adaptée à
l'appréhension compréhensive et conciliatrice de ces cycles naturels. Enfin,
les sacrifices et les rituels liés au religieux ont également à voir avec
Éros : l'impiété sera de céder à l'Éros déréglé et hors mesure qui incite
à l'irrespect envers ses parents et au blasphème envers les dieux. L'Éros
conciliateur, au moyen de la suggestion divinatoire et en rétablissant
« un lien d'amour entre les dieux et les hommes », soumettra à
l'examen les Éros impies et les guérira. La piété, dont l'Éros réconciliateur
est garant, est une médecine de l'âme et un gage de notre possible
« commerce » et de notre « amitié » avec les hommes comme
avec les dieux. Elle rejoint ainsi « la multiple, l'immense ou plutôt
l'universelle puissance que considéré dans sa totalité, possède Éros dans
toutes ses manifestations ». Cet éloge globalisant et absolu, qui voudrait
ne rien laisser hors de sa prise, fournit son point d'orgue au discours, plutôt
mal ordonné, du pédant médecin. Faire rire ou se rendre ridicule (Intermède, 189a-189c) Aristophane,
quand s'achève l'éloge d'Éryximaque, est venu à bout de son hoquet, mais en
allant jusqu'à l'éternuement provoqué et il évoque de façon suggestive les
« bruits » et « chatouillements » dont le corps a parfois
besoin pour rétablir son ordre normal. C'est pourquoi Éryximaque lui reproche
de vouloir faire rire pour s'attirer la vedette alors que les éloges sollicités
doivent être empreints de sérieux. Aristophane réplique en avançant que les
propos qu'il va tenir risquent au contraire de le faire passer pour ridicule.
Éryximaque souligne alors qu'il demandera des comptes à l'orateur qui n'a qu'à
bien se tenir. Cet intermède apparemment anodin met en valeur la discordance
qu'introduit Aristophane en tant qu'auteur comique dans ce concours d'éloquence
élogieuse : ce dernier risque de dévaloriser son objet ou de se couvrir
d'un ridicule qui entachera la dignité d'Éros. Le statut du poète comique est
d'autant plus sujet à caution que Socrate et Platon ont quelques raisons d'en
vouloir à celui qui a présenté un portrait‑charge du philosophe aux pieds
nus dans sa comédie Les Nuées et a ainsi
contribué à sa mauvaise réputation dans la cité. Pourtant Platon, ici, ne se
venge pas et, malgré ses aspects fantastiques parfois grotesques, le mythe
exposé par Aristophane s'achève très dignement et sur une tonalité de piété
fort convenable. Retour à la fusion originelle (Discours d'Aristophane, 189c-193e) Aristophane
commence par afficher ses bonnes intentions : bien qu'il ne songe pas à
s'exprimer comme les autres l'ont fait avant lui, il sera parfaitement dans le
sujet car il révélera l'exacte portée du « pouvoir d'Éros », le dieu
le « mieux disposé à l'égard des humains » dont il est le
« médecin, les guérissant de maux dont la guérison constitue le bonheur le
plus grand pour le genre humain ». Mais, pour comprendre la nature du
remède apporté par le dieu, il faut d'abord rappeler l'origine de l'espèce
humaine et remonter au temps où « il y avait trois catégories d'êtres
humains » : au mâle et à la femelle s'adjoignait l'androgyne qui
faisait la synthèse des deux sexes. En cette période première, « la forme
de chaque être humain était celle d'une boule, avec un dos et des flancs
arrondis ». Quatre mains, quatre pieds, huit membres donc, deux visages
des deux côtés d'une unique tête ronde et deux sexes. Ces êtres étaient
capables de se déplacer fort vite quand ils se mettaient en position
d'acrobates lancés dans un jeu constant de culbute, se mouvant comme une boule
qui roule. Les trois catégories sexuelles s'expliquaient à ce moment par
l'influence des astres et planètes : le mâle ou plutôt le double mâle
était fils du soleil, la double femelle fille de la terre et l'androgyne
rejeton de la lune, car cette dernière participe des deux puissances, et
terrestre et solaire. Ces êtres insolites avaient déjà un tempérament bien
humain : remuants et vigoureux, ils étaient présomptueux et insolents et
ils s'avisèrent, comme les Géants de la tradition homérique, « de s'en
prendre aux dieux ». Et, à partir de ce moment, Aristophane développe ce
qui pourrait être (comme le remarque Léon Robin) le scénario d'une comédie à
peine plus fantastique que Les Nuées ou Les
Grenouilles. L'insurrection de ces entités
pourrait être le prétexte à quelques scènes hautes en couleur, pleines de
costumes et de machines étranges et accompagnées d'acrobaties plaisantes. Bref,
Zeus est obligé de sévir, mais, par intérêt, il se refuse à anéantir l'espèce,
alors il s'efforce de l'affaiblir en coupant en deux chacun de ces êtres
doubles. L'imagination du poète comique — poète du corps — est,
elle aussi, vigoureuse et elle se nourrit volontiers de références concrètes
avec un souci de vraisemblance pratique qui étonne et amuse. Ainsi l'on
découvre Apollon dans le rôle extravagant d'un chirurgien chargé de modifier
l'espèce, par exemple en faisant passer le visage du côté de la coupure, et
même en chirurgien esthétique quand il ramène la peau, bien trop large
désormais, vers ce qui devient le ventre pour la nouer au nombril en lissant
plus ou moins les plis tout autour. Mais la coupure imposée avec violence à ces
êtres est, pour eux, un vrai désastre ontologique et ils n'ont d'autre urgence,
dès le moment de la scission, que de retrouver leur moitié pour s'enlacer à
elle et s'abîmer en cette étreinte sans plus chercher à survivre d'autre
manière. La race va s'éteindre : le danger d'une fusion qui n'a d'autre
fin qu'elle-même est, ici, déjà suggéré. Zeus, qui apparemment n'avait pas pris
toute la mesure de son intervention précédente, « pris de pitié »,
est obligé de transporter les organes sexuels de ces êtres dédoublés du même
côté que leur visage afin de permettre leur conjonction et de leur offrir la
possibilité d'engendrer. Cette
origine mythique permet à Aristophane de définir une typologie des attirances
sexuelles possibles en rapport avec la coupure instaurée par Zeus. Ceux qui
constituaient un « androgyne » deviennent homme et femme, mâle et
femelle selon le partage que nous connaissons, et ils sont perpétuellement en
quête de leur moitié complémentaire : le comique précise sournoisement que
c'est l'origine même de l'adultère car nul n'est jamais persuadé d'avoir enfin
trouvé sa bonne moitié (et il y a là matière à comédie !). Les femmes qui
sont une coupure de double femme recherchent leur moitié parmi les femmes et ce
sont les lesbiennes : l'évocation de ce penchant, qui découle
objectivement du dédoublement des trois sexes initiaux, est faite sans
commentaire, sur un ton neutre et détaché et les commentateurs soulignent qu'il
s'agit là de la seule allusion au saphisme de toute la littérature classique
grecque ! De fait, c'est, une fois encore, le troisième penchant qui est
valorisé : celui qui résulte de la scission du double mâle, l'attachement
homosexuel masculin. Aristophane réfute le jugement de ceux qui y voient de
l'impudicité ou un défi aux normes naturelles. Au contraire, pour lui, cette
recherche et l'accouplement effectif qui éventuellement en résulte sont des
preuves éclatantes de « hardiesse » et un renforcement — un
redoublement — de « virilité » pour ceux qui s'y livrent car
les mâles qui s'engagent dans de telles relations sont les meilleurs, eux qui
vont en priorité se vouer à la carrière politique, à l'illustration et à la
préservation des valeurs publiques. Ils sont d'ailleurs toujours soucieux de transmettre,
par le biais de leur affection réciproque, aux jeunes garçons qu'ils aiment le
sens des valeurs et du devoir : l'homosexualité conserve son caractère
traditionnel d'initiation du jeune homme à ses futures responsabilités de
guerrier comme de citoyen. Elle ne s'oppose pas au mariage et à la procréation
d'enfants, qui viennent en leur temps sous l'effet de la coutume, bien que
certains (l'allusion concerne bien sûr le couple que forment Pausanias et
Agathon) préféreraient certainement « passer leur vie côte à côte en y
renonçant ». Toujours est-il que, de la scission imposée en guise de
punition, découle pour les êtres séparés de leur moitié, quand « le hasard
met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même », « un
extraordinaire sentiment d'affection, d'apparentement et d'amour » qui est
le travail d'Éros, médecin et guérisseur de l'humanité, et qui les transcende. En
effet, cette affection, dont le dieu est le garant, ne saurait trouver sa
source comme sa fin dans les seules délices de « l'union sexuelle »,
si bouleversante et ravageuse qu'elle puisse paraître. L'amour ainsi conçu
représente surtout un souhait de « l'âme », mais « quelque chose
qu'elle est incapable d'exprimer ». Et, pour tenter d'en dire tout de même
l'essentiel, Aristophane recourt à nouveau au mythe. Il suppose que deux amants
enlacés reçoivent, au moment le plus effusif de leur union, la visite
d'Héphaïstos, le dieu forgeron, qui ne leur propose rien moins que d'unir leurs
deux personnes en un indissoluble alliage charnel et spirituel, au point qu'ils
ne formeront plus qu'« un seul être », ici et dans l'Hadès, après
« une mort commune ». De la sorte, le désir le plus secret trouve sa
formule : « S'unir avec l'être aimé et se fondre en lui, de façon à
ne faire qu'un seul être au lieu de deux. » Dans la perspective mythique
dessinée plus haut, il s'agit de « retrouver cette totalité » qui fut
celle des premiers êtres humains, cette recherche parfois effrénée s'appelle
« amour ». Aristophane définit ici à la perfection ce qui prendra,
dans les siècles des siècles, le nom d'amour idéal et absolu, ou d'amour
« romantique » : nous n'en sommes pas sortis et cela reste l'une
des illusions les plus chères au cœur de l'homme ! Mais le type d'humour
prêté par Platon à l'auteur comique incite à se méfier de cette trop belle
histoire dont la leçon n'a manifestement rien de philosophique. En
effet, l'on peut s'amuser du fait qu'Héphaïstos soit ainsi mis en scène dans
l'ultime avatar du mythe, car ceux que surprit le dieu forgeron dans une telle
posture n'étaient autres, dans la mythologie « officielle »,
qu'Aphrodite, sa propre épouse (et parèdre d'Éros), et Arès, le beau et
redoutable dieu de la guerre ! L'on peut douter qu'il ait eu envie de leur
proposer l'union qu'il ménagerait complaisamment aux autres : il se
contenta de les capturer en un filet et les exposa aux regards et aux rires des
autres dieux de l'Olympe. De plus, il y a discordance entre les outils du
forgeron, destinés aux métaux, et ce qui concerne la chair dans son rapport à
l'âme : Apollon était tout à l'heure dans un rôle de chirurgien réparateur
plus conforme à la vraisemblance concrète. Il nous semble que c'est une façon
de souligner l'invraisemblance de ce vœu du corps-&-âme —
irréalisable malgré le patronage d'Éros — et son manque de légitimité
philosophique — il unit en séparant pour toujours. Le bien absolu ici
visé par la réunion fusionnelle des moitiés est un idéal privé qui ne rejoint
ni ne touche en rien quelque autre idéal que ce soit, ni celui de la
perpétuation naturelle de l'espèce, ni celui, politique, de la cité, ni celui
que garantit le ciel des Idées ou des Fixes, ni celui que cautionnent la
religion et tous ses rites. Il y a, dans la fusion amoureuse immédiate et
absolue, une manière quasi frauduleuse de s'assurer l'unité en faisant
l'économie du nécessaire passage de la différenciation à l'unification comme de
tout cheminement régulé et du progrès qu'implique l'accession à un idéal
unifique. Ce court-circuit, qui produirait l'un, beau et bon, en un éclair ou
en un alliage instantané, est un rapt ontologique qui confisque l'être en
l'arrêtant et figeant. Cet égoïsme — égotisme ou solipsisme — de
l'un ne saurait prétendre à aucune vérité (Diotime le suggérera rapidement en
l'un des plis de son discours). Le poète comique non plus ne prétend guère à la
vérité, lui qui fait rire en reprenant à la fin l'idée, déjà évoquée au début
du récit mythique, que Zeus, si les hommes ne s'amendent, pourrait bien
redoubler son châtiment en les coupant encore en deux : ils iraient alors
« sur une seule jambe à cloche-pied », « pareils aux personnages
que sur les stèles nous voyons figurés en relief, coupés en deux suivant la
ligne du nez ». Risible que l'ultime métamorphose de l'homme en
unijambiste, ainsi réduit à une unicité plus invivable encore que les
précédentes et moins réparable ! Les protestations de piété et les
incitations au respect envers les dieux, présentes en cette péroraison, visent
la dignité et la bienséance, esquissant, c'est le jeu convenu, les modalités
d'un vrai culte à Éros et soulignant la qualité d'une ferveur singulière dont
l'orateur a, par l'intermédiaire du mythe, précisé la teneur. Le discours
d'Aristophane montre avec brio ce qu'est capable de « prouver » le
génie littéraire et, au regard du philosophe, il en révèle en même temps les
limites. Tactique de Socrate (Phèdre coupe court à un élenkhos
intempestif, 193e-194d) Après
ce morceau de bravoure qu'est le discours d'Aristophane, il y a de quoi
s'inquiéter pour ceux qui doivent encore parler : il leur sera difficile
de mieux faire ! Éryximaque se dit pourtant confiant dans le talent
d'Agathon et dans celui de Socrate. Ce dernier joue, une fois de plus, son rôle
d'ignorant et fait celui qui redoute surtout la concurrence d'Agathon. Le poète
tragique accuse alors Socrate de tenter de le troubler en suggérant que
l'attente du public est encore plus grande qu'il ne le craint lui-même. Socrate
rappelle avec quelle aisance Agathon s'est présenté au vaste public qui
emplissait l'Odéon, quelques jours avant la représentation de son œuvre. Mais
Agathon oppose les exigences d'une foule ignare à celles d'un cercle
d'intellectuels choisis devant lesquels il a peur d'avoir honte s'il dit
quelque chose de laid. Et Socrate, qui cherche peut-être un moyen d'échapper à
l'éloge qu'on lui demande en détournant nettement le cours de l'entretien,
assène soudain une affirmation outrageante pour le jeune homme en prétendant
que « devant la foule [il] n'aurai[t] pas honte s'[il] faisai[t] quelque
chose de laid ». C'est une provocation pure et simple destinée à lancer
une réfutation en règle du point de vue d'Agathon, c'est le début d'un élenkhos comme Socrate sait en réserver à ses jeunes amis.
Phèdre, « père » du thème traité lors du banquet c'est-à-dire l'éloge
d'Éros, intervient pour empêcher cette dérive et Agathon va enfin pouvoir
s'exprimer. Jeunesse, justice et générosité créatrice d'Éros (Discours d'Agathon, 194e-197e) Agathon
pratique le style ampoulé et allitérant de Gorgias et son discours va être un
tissu d'expressions choisies orné de citations et de références classiques. Il
prétend restituer à l'éloge d'Éros sa véritable teneur en expliquant d'abord
« la nature » du dieu avant d'en montrer « les dons » et
bienfaits. Premièrement, tout en le disant « le plus heureux, car il est
le plus beau et le meilleur », il le voit comme le plus jeune des dieux
(contrairement à ce qu'a dit Phèdre) et comme se maintenant toujours jeune,
lui-même jeune garçon toujours « en compagnie de jeunes garçons ». Sa
naissance tardive, postérieure au temps des Géants évoqué par Homère, explique
l'apaisement tardif de l'univers des hommes et des dieux : mais
maintenant, règnent « la concorde et la paix ». Redoutable
pasticheur, Platon introduit dans le discours toute une série de fautes
rhétoriques comme dans le passage consacré à la délicatesse du dieu. En effet,
l'orateur use d'une citation d'Homère dont la référence est pour le moins
inappropriée puisqu'elle concerne Até, c'est-à-dire l'Égarement d'esprit, dont
les « pieds délicats » ne se posent que « sur la tête des
hommes ». Puis il pratique ce qui sera tenu pour une sollicitation
incohérente des rapports métaphoriques quand, mêlant le concret et l'abstrait,
il prétend qu'Éros ne pose pas même en fait son pied sur des crânes (bien trop
durs pour lui !) non plus que sur des « âmes ayant un caractère
dur ». Le manque d'harmonie des images devrait ridiculiser le pédant qui
enchaîne en jouant sur les mots plus que sur les idées ou sur la vraisemblance
des liens. De la même manière, la « constitution harmonieuse et
ondoyante » du jeune dieu se trouve vite ramenée à la fraîcheur de son
teint, en rapport au « lieu bien fleuri et bien parfumé » où
« Éros se pose et demeure ». Sa non-violence permet au dieu, qui ne
souffre ni n'accomplit aucun acte violent, jamais, d'incarner la modération et
la justice : respectueux des lois et des vertus qu'elles gardent, il est
tempérant. Mais, aussi, courageux car il l'emporte même sur Arès qu'il soumet à
Aphrodite. Et, plein de science, il favorise l'inspiration poétique et il est
« un bon créateur en tout domaine de la création qui ressortit aux
Muses ». Enfin, maître de la procréation comme de la croissance, il règne
sur les hommes et les dieux en même temps que sur la nature. Inventeur universel
de tous les arts, il impose « l'amour de la beauté » comme la
nouvelle loi de l'univers destinée à se substituer au « règne de la
Nécessité ». Et, pour synthétiser l'ensemble des « dons »
offerts à toutes les créatures par le dieu, la péroraison d'Agathon fait
culminer cette rhétorique abondante et fleurie sur une série d'antithèses
emphatiques : « C'est ce dieu qui nous vide de la croyance que nous sommes des étrangers l'un
pour l'autre, tandis que c'est lui qui nous emplit du sentiment d'appartenir à une même
famille…. » Agathon n'a cessé de prendre les mots pour des choses et
l'ornement pour l'idée. Socrate ne va pas le lui faire dire ! Éloge et vérité (Socrate fait mine de prendre congé, 198a-199b) Comme
on pouvait s'y attendre, le public acclame Agathon, l'arbitre du jour en
matière d'élégances rhétoriques et poétiques. Socrate feint le désarroi, mais
c'est pour mieux contre-attaquer. En effet, son embarras résulte, dit-il, d'un
malentendu : la beauté du discours qui vient d'être prononcé risque comme
la tête de Gorgone — ou plutôt de Gorgias (il appuie son jeu de mots sur
une référence à Homère) — de le pétrifier, si faire un éloge c'est
s'exprimer ainsi. Il croyait, naïf et ignorant qu'il était, « qu'il
fallait dire la vérité sur chacune des choses dont on fait l'éloge ». Or
Agathon, et tous les autres avant lui, ont opéré comme s'il fallait
« plutôt doter l'être considéré des qualités les plus grandes et les plus
belles possibles, qu'il se trouve les posséder ou non ; et même s'il ne
les présente pas, cela n'a aucune importance ». Et, dans la pensée de
Socrate qui mesure les valeurs à l'aune philosophique, il ne s'agit là que d'un
faire semblant et non d'un éloge à la fois beau, solennel et véridique. Qu'on
n'attende pas de lui un tel tour de passe-passe ! il préfère se retirer. À
moins qu'on ne lui accorde la possibilité de parler à sa manière c'est-à-dire
selon la vérité et sans recherche esthétique ostentatoire. Donc il ne
rivalisera pas avec les discours déjà prononcés sur le plan qui est le leur,
celui de l'imagination débridée et de l'ornementation, mais s'efforcera
seulement de « faire entendre des choses vraies au sujet d'Éros ».
Les autres invités, rompus à l'originalité excentrique de Socrate, lui
enjoignent de parler à sa guise. Mais le philosophe souhaite faire, auparavant,
une petite mise au point avec Agathon qui en accepte le principe. Du désir comme manque ou comme intentionnalité (Agathon subit tout de même un élenkhos, 199c-201c) Quelques
compliments encore au jeune dramaturge, qui ne saurait plus y croire, et
Socrate attaque le « bel exorde » d'Agathon, où ce dernier prétendait
montrer d'abord « la nature d'Éros ». Pour ce faire, il pose une
question d'allure faussement simple : « Est-il dans la nature d'amour
d'être l'amour de quelqu'un ou de quelque chose, ou de personne ou de
rien ? » Socrate disjoint d'emblée la personnification qui fait
d'Éros un dieu anthropomorphe (que l'on peut orner et représenter de multiples
manières, séduisantes) du principe actif qui le caractérise, l'attraction
désirante, la polarisation orientée et susceptible d'orienter (principe sinon
abstrait, du moins irreprésentable comme tel). Pour éclairer son interlocuteur,
Socrate évoque la filiation : parle-t-on d'un père ou d'une mère, d'un
frère ou d'une sœur si ce n'est de façon relationnelle et relative ? L'on
est forcément dit « père » ou « mère » seulement si l'on a
engendré ou adopté quelque enfant ! Donc amour est forcément amour de
quelqu'un ou de quelque chose. Il est désir, mais : « Est-ce le fait
de posséder ce qu'il désire et ce qu'il aime qui fait qu'il le désire et qu'il
l'aime, ou le fait de ne pas le posséder ? » La réponse apparemment
évidente qu'implique la tournure de cette question engage de fait une
définition du désir comme manque (dont le succès plurimillénaire est avéré), ce
qui est une interprétation réductrice de l'intentionnalité déjà admise :
l'on peut admettre en effet que le désir soit toujours reconnu et défini comme
désir de quelque chose sans que cela induise à chaque fois que ce quelque chose
« manque ». Pour masquer cette réduction Socrate entraîne son
adversaire dans un détour qui prépare à sa façon la thèse majeure de
Diotime : peut-on dire que celui qui est déjà riche et en bonne santé
« désire » richesse et santé ? Non, si l'on s'en tient à la
définition stricte. Oui, si l'on projette son aspiration vers l'avenir :
il souhaite continuer à jouir de la santé et de la richesse le plus longtemps
possible, toujours si possible (se profile discrètement le désir d'immortalité
que Diotime découvrira au cœur même du désir érotique). De la sorte,
« aimer ce dont on n'est pas encore pourvu et qu'on ne possède pas,
n'est-ce pas souhaiter que, dans l'avenir, ces choses-là nous soient conservées
et nous restent présentes ? » La distinction disjonctive, un peu
fallacieuse, faite ainsi entre « avenir » et « présent »
permet de définir l'objet du désir comme « ce dont on ne dispose pas et ce
qui n'est pas présent ». Dans ces conditions, « puisque Éros
[principe désirant plus que dieu, ici encore] porte sur quelque chose et qu'il
porte sur quelque chose dont on est dépourvu dans le moment présent »,
comment interpréter « l'amour du beau » qui serait la nouvelle loi
dynamique et créatrice introduite dans l'univers par Éros ? Car celui-ci,
en personne comme en principe, ne saurait bien sûr être qu'amour de la beauté,
non de la laideur, c'est prouvé ! mais s'« il aime ce dont il manque
et ce qu'il n'a pas », peut-il encore être dit de lui qu'il est déjà « beau » c'est-à-dire maître et possesseur
de la beauté ? En proclamant, dès le début de son discours, qu'Éros est
« le plus heureux, car il est le plus beau et le meilleur », Agathon
« risque fort d'avoir parlé sans savoir ce qu'[il] disait », comme il
l'exprime lui-même. De plus, comme le beau et le bien se rejoignent, son erreur
s'avère même double. À ce point, le jeune auteur tragique renonce à raisonner
et à débattre : il accorde à Socrate, à contrecœur, tout ce que ce dernier
veut lui faire reconnaître. Éros est un grand démon : sa filiation et sa nature (Début des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 201d-204c) Socrate
décoche une dernière flèche à son jeune adversaire en lui faisant remarquer à
quel point il reste éloigné de la « vérité » et, semble‑t‑il,
peu soucieux de s'en approcher — à quel point donc il est loin de la
véritable « philo‑sophie » —, lui qui n'ose pas même
affronter jusqu'au bout le philosophe va-nu-pieds ! Puis il se tourne vers
celle qui va lui permettre de déployer pleinement sa leçon, vers Diotime de
Mantinée, la devineresse ou prophétesse dont la clairvoyance aurait permis aux
Athéniens d'écarter grâce à de judicieux sacrifices, pour dix ans encore, la
peste qui frappa leur cité en 430. Il y a, il faut le reconnaître, un mystère
lié à Diotime que l'érudition ne permet pas de réduire. La majorité des
commentateurs s'accorde pour voir en elle un personnage de fiction, mais
pourquoi une femme et pourquoi cette référence au sacré et cette révérence
envers lui ? La féminité rendrait plus « naturelle » l'image de
la gestation intellectuelle et de son accouchement à terme et l'on pourrait
opposer une conception virile de l'engendrement, comme de la fécondité, à une
conception féminine que Platon privilégierait ici. La dimension sacrée est plus
opaque et tient à l'ordre des mentalités : en effet, nous voyons toujours
dans les dialogues platoniciens Socrate hautement respectueux des croyances et
des rites, apparemment confiant dans le savoir des devins comme Euthyphron ou
Diotime ! Au moment de sa mort, il demande de sacrifier un coq à
Asklépios ! Il ne s'agit sans doute pas seulement, de la part de Platon,
de montrer par tous ces traits combien l'accusation d'impiété portée contre
Socrate avait été injuste. Il s'agit plus probablement, de la part d'un individu
lié au monde qui est le sien, d'une adhésion non questionnée à un fonds commun
de sacralité diffuse dont il nous est désormais fort difficile d'apprécier
l'ampleur et l'intériorisation effective (si la question a un sens, dans le
contexte !). Il s'agit de croyance, de celle de Socrate et de celle de
Platon, de celle des Grecs de l'âge classique ! Toujours est-il que
Socrate fut l'un des premiers « penseurs », le premier même
peut-être, à tenter de séparer le cheminement vers la vérité de toute
présupposition dogmatique quelle qu'elle soit, à établir sa
« maïeutique » sur la progression d'arguments qui s'enchaînent selon
la raison et non selon l'opinion. Nous souhaiterions sans doute encore établir
une aune pour jauger l'impact du religieux et/ou du sacré comme de la croyance
sur la « pro‑duction » de la vérité. Du moins Socrate nous
a-t-il incité à clairement discriminer les ordres et l'a, pour sa part,
toujours fait, ouvrant à sa façon la grande tradition rationaliste ! Devant
Diotime, Socrate fait le petit garçon et il est sûr que le Socrate d'âge mûr,
qui parle, se peint plus naïf et plus borné qu'il ne l'était sans doute en son
jeune temps : il procède ainsi pour tenter de dédouaner Agathon, pour
atténuer le sentiment de vexation éprouvé par celui-ci ! Car le jeune
Socrate ne cesse apparemment de verser d'un extrême dans l'autre au risque de
passer pour simplet, ne pressentant pas de moyen terme entre beau et laid, bon
et mauvais, mortel et immortel… Faux et vrai… Ici Diotime introduit, d'une
manière elliptique et apparemment sans conséquence, une brève analyse de
« l'opinion droite » (ou vraie) qui a bien plus d'importance qu'elle
n'en a l'air car elle rend nécessaire sans le dire la dialectique et la
« dialogique » platonicienne. En effet, si « avoir une opinion
droite », c'est manifester la vérité « sans être à même d'en rendre
raison », qui jugera de la véridicité ? Pas celui qui, parlant ainsi,
demeure à demi ignorant. Le processus de pensée qui établit « l'opinion
droite » implique pour le moins un interlocuteur, apte à « rendre
raison », lui. Et il ne s'agit pas exactement d'une position intermédiaire
entre savoir et ignorance, plutôt d'une mise en discours exigeant un rapport
d'interlocution actif et positif. Certes il y va de la vérité, mais celle-ci
reste donc relationnelle si ce n'est relative. Si l'on applique cette idée au
dialogue même qui se déroule en ce banquet, l'on s'interrogera sur le statut
des divers discours proférés par rapport à la vérité de l'amour. Il était déjà
clair qu'aux yeux de Platon, la série des exposés rhétoriques et
« littéraires » n'avait pas même le statut d'opinion droite : la
plupart étaient de purs ornements creux et même faux. Seul le discours
d'Aristophane pouvait, par sa complexité et sa cohérence, se hisser au rang de
mythe, mais c'est un mythe que Platon n'avalise pas bien qu'il rende compte
d'une puissante aspiration, décelable dans le désir érotique humain. Quel va
être le statut des développements attribués à Diotime ? Nous allons le
voir, ils mettent en œuvre, eux aussi, une matière mythique homogénéisée par
une métaphore centrale, celle de l'accouchement à terme, et par une idée-force,
celle du désir d'immortalité, universel chez les humains. Mais est-ce qu'il
s'agit de la vérité telle qu'en elle‑même ou encore d'une esquisse imagée
et incertaine ? Toujours est-il que l'intervention de Diotime fournit à
Socrate l'interlocutrice nécessaire pour le faire « accoucher » d'un
discours vrai, ce qu'il n'aurait jamais réussi à faire tout seul et c'est aussi
pourquoi ce « rôle » a été introduit dans l'échange. C'est une leçon
du Banquet, qui n'est pas directement
tirée dans le dialogue lui-même : la vérité exige un accoucheur ou une
accoucheuse ; ce sera la « maïeutique » associée au personnage
de Socrate. La vérité naît d'une rencontre et d'un « travail » en
commun : la mise au jour en son processus a finalement autant d'importance
que la vérité peut-être dogmatique (la théorie des Idées-Formes, par exemple)
qu'elle permet d'atteindre. Il y a quelque chance que ce soit pour cette raison
que le discours d'Alcibiade succède encore à ce qui pourrait passer pour la vérité atteinte… La recherche de la
vérité prime sur un résultat toujours sujet à caution et à
interprétation ; l'important est que l'appétence qui porte au vrai ne
cesse jamais. Des interlocuteurs comme Agathon et Alcibiade font toutefois
toucher les limites « mondaines » de cet appétit et de cette mise au
jour (l'idéalisme que l'on veut voir en Platon ne se sépare pas d'un regard
réaliste et démystificateur) ! Le personnage de Socrate incarne, lui,
jusqu'à l'outrance et au grotesque le sérieux et le risque attachés à une
entreprise d'« accouchement » de la vérité où, paradoxalement, il
laissera la vie. Anticipant
— bien que narrativement ce soit en un après-coup — la définition
du désir comme manque que Socrate a développée dans l'élenkhos qu'il a infligé à Agathon, Diotime démontre au jeune
Socrate qu'Éros ne saurait être un dieu puisqu'il aspire, encore et toujours, à
des « choses qui lui manquent » : beauté, bonté, savoir, bonheur
alors que les dieux, eux, en sont abondamment pourvus. Éros est « un grand
démon », non un dieu, c'est-à-dire un être intermédiaire et médiateur dont
la vocation et même l'essence sont de « faire en sorte que chaque partie
soit liée aux autres dans l'univers. » Ce type d'êtres unit en particulier
les hommes et les dieux, se faisant l'agent et le garant des échanges établis
par les prières, les cultes et les offrandes. Il se manifeste aux hommes dans
le songe ou dans la veille — Hypnos est lui aussi un grand démon —
et, quand l'expression d'« homme démonique » est employée pour
qualifier celui qui entretient par ce médium des relations avec la puissance
transcendante (quelle qu'elle soit), l'on ne peut s'empêcher de penser à
Socrate lui-même, au début du dialogue, s'arrêtant sous l'auvent de la maison
des voisins au lieu d'entrer dans celle d'Agathon et restant là en
communication avec l'inconnu. L'on pense plus fortement encore à notre
philosophe va-nu-pieds quand, après avoir raconté sous la forme d'un mythe la
conception d'Éros lors des fêtes saluant la naissance d'Aphrodite, le fils de
Poros (l'Expédient) et de Pénia (la Misère) est dépeint comme un être
« rude, malpropre », sans logis et errant à l'aventure. Toutefois il
est animé d'une ardeur insatiable pour « ce qui est beau et ce qui est
bon » et se révèle « chasseur redoutable », « passionné de
savoir » et passant tout son temps à « philosopher. » Mais il a
ainsi, tenant de son père le rusé, quelque chose du « sorcier », du
« magicien » et de « l'expert ». « Ni mortel ni
immortel », il ne cesse de croître et de décroître, de s'épanouir et de se
flétrir, de gagner et de perdre, passant de l'indigence à l'opulence et
vice-versa sans transition ni cesse. Ni savant ni ignorant, il en sait tout de
même assez pour être conscient de sa déficience et souhaiter s'améliorer sans
jamais parvenir, là non plus, à la stabilité. Diotime
en revient alors à ce qui restera l'une des définitions-clefs de ce grand
démon : « Éros est amour du beau », ce qui implique ipso
facto désir du savoir et du bien. Et la
prophétesse en profite pour renverser une idée reçue, pour détruire une image
toute faite : dans la relation amoureuse telle que l'envisagent les Grecs
de l'époque classique, Éros ne tiendrait pas le rôle de l'aimé qui, bien sûr,
est beau et comblé de tous les charmes possibles mais celui de l'amant en quête
et requête perpétuelles. Éros n'est pas l'éromène, mais l'éraste, il n'est pas celui qui accorde et offre en s'offrant mais celui qui
ne cesse de chercher et de demander et n'obtient jamais exactement ce qu'il
souhaite. Au fait, que souhaite et que cherche vraiment un amoureux ?
Diotime va maintenant entreprendre de répondre à cette immense question. L'objet de l'amour c'est d'avoir à soi ce qui est bon, toujours (Suite des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 204c-206a) Qu'aimons-nous
quand nous aimons ? « Celui qui aime les belles choses, aime ;
qu'est-ce qu'il aime ? » Socrate répond que c'est la possession,
c'est-à-dire la jouissance personnelle de la beauté que nous avons désirée.
Diotime souhaite pousser un peu au-delà en demandant ce que devient l'homme
désormais en possession de ce qu'il désire. Le jeune Socrate sèche
lamentablement. La devineresse fait un détour par le bon, à la place du beau,
et Socrate peut alors répondre : « Il sera heureux. » Les deux
interlocuteurs tombent d'accord sur le fait qu'avec le mot
« bonheur », nous touchons un terme : inutile de questionner
encore, la sensation (ne serait-ce tout
de même plus ?) que le bonheur est atteint se passe de pourquoi et de
raisons ! Pourtant, bien que passant par la subjectivité d'un être
d'émotion en proie à ce qu'il vit, le bonheur n'est pas tout à fait
inaccessible à la Raison ; la fin du discours de Diotime le mettra en
évidence quand elle décrira l'accès à la contemplation suprême qui, bien
qu'intime en son essor incarné, est d'une parfaite et objective universalité, à
la fois pensée et pensante. Le désir du bonheur lié à la possession de ce qui
est beau et bon est, lui, d'une universalité bien plus immédiate :
« Ce souhait est commun à tous les êtres humains. » Se
pose alors un problème qui relève du langage mais qui engage plus loin que les
mots : pourquoi n'applique-t-on pas le verbe « aimer » (éran
en grec) à toutes les occurrences où ce souhait ou ce désir du bon se trouve
mis en jeu ? Mettant à part une espèce singulière de
« l'aimer », l'on finit par lui laisser l'exclusivité du terme :
il ne se trouve plus appliqué qu'à la relation de désir entre personnes impliquant
quête, conquête et possession, tant selon le corps que selon l'âme. Il y a un
autre cas dans la langue grecque qui est celui du « faire » (poïein en grec) : initialement voué à désigner toute
« production », matérielle autant qu'intellectuelle et artistique, il
finit par se restreindre au travail poétique et musical du poète et chanteur
qu'est d'abord l'aède chez les Grecs. Diotime se propose de rendre au verbe
« aimer » sa plus large extension : « Tout ce qui est désir
de ce qui est bon, tout ce qui est désir du bonheur, voilà en quoi consiste
pour tout le monde “le très puissant Éros, l'Éros perfide”. » En ce sens,
la recherche des richesses, de l'honneur (militaire, civique et politique,
olympique et sportif) et du savoir (sous toutes ses formes) se place sous cette
catégorie de l'appétence pour ce qui est bon et mérite le nom
d'« amour ». Au passage, Diotime disqualifie le mythe élaboré par
Aristophane : il n'est pas question à ses yeux d'aimer le propre pour le
propre, parce qu'il serait un retour fusionnel et gratifiant au même, mais de
l'aimer seulement si ce propre et ce même coïncident avec le meilleur, à la
fois pour soi et hors de soi. Ainsi « aimer » c'est tendre vers ce
qui est bon pour le posséder et Diotime ajoute « pour l'avoir toujours à
soi » ! Elle reprend ainsi ce qu'elle ne devrait pouvoir, en bonne
logique narrative, reprendre puisqu'elle est censée parler vingt ans plus tôt,
le propos de Socrate dans son élenkhos quand il reconnaît, comme seul « désir » possible envers ce
que l'on possède déjà au présent, le souhait d'en prolonger indéfiniment la
possession. Nous touchons ici à un désir d'éternelle stabilité dans la
jouissance qui va s'ouvrir au pur vœu de l'immortalité, mais pour accéder à une
image prégnante et déterminante de ce vœu, il va falloir à Diotime recentrer le
concept de désir sur l'amour au sens le plus restreint, celui qui engage
procréation, gestation et accouchement. Pourquoi ? C'est
que le langage a sans doute ses raisons — que la raison méconnaît —
quand il accorde à une seule espèce de l'« aimer » le terme qui
devrait être générique. De fait, l'amour (ou attirance) qui porte
irrésistiblement l'une vers l'autre deux personnes (censément de sexe opposé),
afin qu'elle s'unissent selon le corps et selon l'âme, est le « modèle » de toutes les autres appétences possibles
— et de l'appétence essentielle qui tient, pour le philosophe, à
l'être même de l'homme. Car ce type d'« aimer » noue en lui le désir
tel qu'en lui-même et le médium biologique de la perpétuation, seule
immortalisation possible pour des êtres incarnés. Il est l'immortalité à la
portée et à la mesure du corps. Par congruence métonymique et métaphorique,
cette fécondité possible va s'étendre à deux êtres de même sexe et à deux âmes
se fécondant et s'accouchant selon des modalités singulières. (Il serait
intéressant de voir si, pour le poïein, la restriction linguistique fonctionne de la même manière, mettant en
lumière une forme de « production » essentielle ou selon l'être même
de l'homme… Ce n'est toutefois pas notre propos, ici.) L'amour a nécessairement pour objet aussi l'immortalité (Suite des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 206b-207a) Diotime, comme elle l'a déjà fait plus haut, commence par poser à son interlocuteur une question franche et massive, totalement ouverte en apparence : quelle est la nature de l'action ou de l'activité de ceux qui se livrent avec sérieux à l'amour ? Socrate avoue une fois de plus qu'il ne sait pas répondre et réitère des protestations d'admiration envers son initiatrice afin d'en savoir plus. Alors, sans nul détour ni explication préliminaire, Diotime impose sa métaphore de « l'accouchement à terme » que Socrate dit ne pas comprendre. Tel serait le type d'action ou de « besogne », terme lié à la parturition lui aussi, de ceux qui s'adonnent et se donnent à l'amour. Il nous faut signaler toutefois que la traduction, celle de Luc Brisson, que nous suivons ici est la première, à notre connaissance, à recourir pour traduire les termes grecs à l'expression technique, relevant du vocabulaire obstétrique : « accouchement à terme », là où tous les traducteurs antérieurs ont écrit : « enfantement (ou engendrement) dans (et par) la beauté ». Ces derniers métaphorisent immédiatement alors que Luc Brisson veut souligner un glissement sémantique du propre au figuré qui lui semble voulu par Platon. L'heureux accouchement d'un fruit parfaitement mûr, c'est-à-dire arrivé à son heure (ce que veut dire l'expression en kaloi, abréviation de en kaloi khronoi), est doublement lié à la beauté car cette dernière en est l'adjuvant externe (ou le catalyseur) et le réceptacle en même temps qu'elle impressionne intimement la forme du produit lui-même, qu'elle informe le beau fruit. Voici comment Diotime s'explique : les êtres humains sont tous potentiellement « gros dans leur corps et dans leur âme » — ils ont tous quelque chose à mettre au monde et qui se nourrit de leur plus profonde intimité — et il leur faut enfanter, quasiment sur le mode d'un impératif catégorique ! Mais ce doit être « à terme », c'est-à-dire quand le fruit de leur gestation est mûr, ni trop tôt, ni trop tard. L'enfantement résultant de l'union de la femme et de l'homme est bien le « modèle » et il a « quelque chose de divin » car il incarne notre seule possibilité physique d'immortalité. Toutefois, comme à l'autre, il faut des conditions propices à l'enfantement spirituel, il faut qu'il soit préservé de tout ce qui est en discordance avec ce « divin » qu'il représente, lui aussi. C'est pourquoi le « beau », en lien constant avec le « bon », concourt autant à la conception qu'il stimule par le désir et à la gestation dont il informe le fruit qu'à l'heureuse délivrance qu'il facilite par la joie dilatatoire et expansive qui lui est propre. Si bien que la fécondation de l'âme a besoin du « beau » tout au long de son cycle, et de beaux corps autant que de belles âmes : « Éros est amour du beau » veut dire qu'il attend de la beauté qu'elle garantisse tous les moments d'un cycle gestatoire dont elle est aussi l'exaltante finalité. Il est souligné cependant que tout retard opposé à cette nécessaire gésine s'accompagne d'une intense souffrance : Diotime ne le cache pas, la « conception », même intellectuelle et morale, peut aussi connaître des contretemps douloureux. Il faut en tirer l'idée que l'amour du beau — cautionnant le désir, la conception puis l'accouchement à terme de l'âme — induit une activité aux conséquences sérieuses et même graves, pénétrée de divin, et qui place le « toujours » initialement évoqué sous le signe de l'« immortalité », c'est-à-dire « pour un être mortel » celui de la « perpétuation dans l'existence ». L'amour, compris comme désir « d'avoir à soi ce qui est bon [et ce qui est beau], toujours », quand il passe par le processus entier de la procréation et de la génération humaines, selon son essence et selon ses moyens, même ou surtout si ce processus gestatoire s'élève à la puissance métaphorique d'une conception d'ordre spirituel, est bien également désir d'immortalité et d'une « immortalité » pleinement digne de l'homme ! Qu'une référence concrète de la vie organique, humaine et animale, devienne sous tous ses aspects la métaphore d'une progression de l'âme, d'un processus et d'un progrès spirituels et même ontologiques est la plus grande surprise qui naisse de ce passage. Socrate souligne d'ailleurs cet étonnement par son aveu d'incompréhension initial. Mais la teneur de cette image restera jusqu'à la fin du discours de Diotime sous-jacente tout en se déployant pédagogiquement. Il s'agit bien, et dans le détail, de la procréation accompagnée du désir qui l'impulse, et suivie de la grossesse dont un heureux accouchement doit libérer et magnifier le fruit. Et il s'agit de la reproduction envisagée du côté féminin. Chacune des phases de ce cycle naturel : conception, gestation, parturition, devient un échelon de l'ascension de l'âme, fécondée et grosse et destinée à accoucher peut-être dans la douleur. Car la métaphore platonicienne va jusqu'à intégrer au concept la dimension douloureuse de la parturition et l'angoisse à la fois physique et psychologique liée aux aléas de la grossesse comme de la gésine. Il est possible que le philosophe (Platon plus que Socrate alors) ait voulu opposer cette vision d'une fécondité intérieure produisant par mûrissement et croissance interne, calquée sur la gestation féminine avec ses aléas, à une conception purement accumulative et quantitative du savoir telle que la montre Agathon au début du dialogue quand il souhaite voir Socrate s'allonger auprès de lui, espérant profiter par contagion et émanation de sa science éminente. Socrate ironise sur le thème des vases communicants, le contenu du plus plein s'écoulant vers le plus vide… Certains commentateurs actuels y lisent la défiance du philosophe envers une conception seulement masculine et virile de la fécondité, fondée sur la pénétration et l'émission sporadique du sperme, sans lendemain, le lendemain et la charge de la potentielle immortalité étant tout entiers laissés au féminin. On peut y voir aussi l'image d'une foncière bisexualité de l'âme, le mythe d'Aristophane se trouvant ainsi spiritualisé et soumis à l'empire du bon et du beau, non plus à celui du propre ! Une telle âme, pourvue des deux sexes, donc de toutes les fécondités, sensible aux deux sexes, donc à tous les désirs, comprendrait mieux qu'une autre que « l'amour de ce qui est beau » est « l'amour de la procréation et de l'accouchement dans de belles conditions » ! Procréation et perpétuation (Suite des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 207a-208b) Plaçant comme sous un instinct d'éternité, le désir ou le besoin, chez les animaux comme chez les hommes, de se perpétuer, Diotime y lit le signe d'un impératif universel visant à l'immortalité. L'acharnement des animaux à perpétuer leurs différentes espèces, les ruses qu'ils utilisent dans ce seul but et les sacrifices qu'ils consentent pour élever et préserver leurs petits illustrent la puissance d'un instinct sans calcul. Le trouble ou le malaise où les jette le rut tant qu'il n'a pas atteint son objectif est un révélateur du manque qui ne cesse de projeter en avant les êtres vivants vers la perpétuité, ne leur laissant nul repos possible. Et, dans cette perspective, il faut « toujours laisser un être nouveau à la place d'un ancien », on dit communément : un jeune à la place d'un vieux. Mais tout aussi bien, quand il s'agit de l'évolution et du vieillissement du corps comme de l'être individuel, un vieux à la place d'un jeune et un plus vieux encore à la place d'un moins vieux… C'est en effet une curieuse conception du mûrissement puis du dépérissement de l'individu que défend Diotime : plutôt que de dire que, sous tous ses avatars, l'être reste identique à lui-même bien qu'il change en son enveloppe apparente, elle envisage chacune des étapes du cycle propre à l'entier parcours humain, corps et âme, comme l'apparition ou plutôt la « procréation » d'un être nouveau, comme si nous (re)naissions sans cesse avec les privilèges de l'innovation. Elle étend le processus aux connaissances et aux souvenirs, montrant comment nos configurations mentales ne cessent de changer et d'innover par rapports aux moments antérieurs. Loin de tenir l'oubli de certains savoirs ou l'abandon de postures morales, intellectuelles ou idéologiques anciennes pour une perte ou une trahison, elle veut y voir l'émergence d'une configuration nouvelle, parente de l'ancienne mais lui apportant un renouvellement suffisant pour prolonger son existence et lui permettre ainsi un surcroît de vitalité comme de présence. Diotime y détecte le travail même de la réflexion ou de la recherche intellectuelle : ces dernières œuvrent au constant remplacement de ce qui a été laissé, dans le but de sauvegarder l'unité et la cohérence du savoir de l'individu en son unicité de sujet pensant et agissant. Les humains n'étant pas pourvus d'essences immuables, comme le sont les êtres divins, ils ne bénéficient pas d'une identité éternelle et absolue mais d'une identité muable qui ne se perpétue qu'en se procréant sans cesse à nouveau. C'est là une « procréation continuée », suggérant déjà l'idée d'une « création continuée » et sans cesse reprise pour être toujours perpétuée, telle que la concevra Descartes, mais strictement appliquée au ressort de l'être humain comme de l'être vivant. C'est pourquoi ceux-ci s'attachent tant, démesurément, à ce qui leur apparaît comme « un rejeton » d'eux-mêmes. Et « cette activité sérieuse qu'est l'amour » est bien le meilleur — le seul ? — moyen qu'ils aient d'« assurer leur immortalité ». Du désir d'éternité à l'engendrement dans et par la beauté (Suite des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 208c-209e) Car il y a rejeton et rejeton… Et Diotime, traitée soudain par son vieux disciple en vraie professionnelle de la sophistique, se lance dans un long monologue qui va contenir toute la théorie — tout le mythe ? — de l'ascension dialectique et érotique que doit accomplir celui qui veut être initié aux mystères d'Éros. La tournure introductive qu'elle donne à son propos, traduite par : « N'en doute point… », est la reprise littérale du « eû isthi » péremptoire des sophistes qui veulent couper court à la possible contestation. Est-ce, pour Platon, une mise en garde ironique à l'endroit du dogmatisme qui va ici s'afficher ? Il nous est difficile, voire impossible, de restituer les intentions du philosophe : il maintient tout du long ce que nous appellerions, à la moderne, une attitude marquée par le « dialogisme » ou la « polyphonie ». Est-ce pour laisser le sens ouvert ou pour mieux faire émerger, sur la bigarrure des opinions, des foucades et des snobismes, la puissante véridicité de sa thèse ? Celle-ci n'apparaît-elle pas toutefois plutôt comme un mythe, dont les termes imagés restent sujets à caution, n'emportant pas forcément l'adhésion à la manière d'une déduction ou d'une induction formellement établies ? La part de vérité, propre au discours de Diotime, semble l'emporter sur celle des autres orateurs par sa vigueur, sa rigueur et l'intégration unitaire qu'elle promeut sans anéantir entièrement leur apport. Car le génie littéraire de Platon préserve du discrédit total et de l'absurde les positions, même fortement contestées, de ses adversaires et consorts ! Le discours de Diotime ne relève certes pas de l'opinion, de la doxa, et il prétend avec quelque raison s'approcher du savoir vrai : mais, en fait, s'élève-t-il vraiment beaucoup au-dessus de « l'opinion droite » ? Et qui sera le garant de la justesse de ce savoir ? Elle parle seule, en définitive, dans ces longues pages, en ces longues minutes. La vérité reste un chantier et un cheminement individuel dont l'initiation s'avère une heureuse image. Diotime,
donc, montre qu'à la différence des animaux qui ne peuvent se perpétuer qu'en
leurs rejetons de chair, les humains préfèrent parfois projeter vers l'éternité
des rejetons d'eux-mêmes qui ne sont que des simulacres ou des ombres portées.
Elle souligne à quel point la recherche effrénée des honneurs et des charges
civiques et politiques est un moyen pour un citoyen de perpétuer son nom et sa
figure publique : chacun rêve d'avoir la gloire de Périclès ! Et il y
a la gloire pour la gloire : la devineresse renverse les exemples
magnifiés plus haut par Phèdre. Elle doute qu'Alceste se soit sacrifiée par
amour pour son mari Admète seulement, qu'Achille ait voulu suivre dans la mort
son amant Patrocle par amoureux dévouement. Non, ces deux-là, comme Codros, le
roi athénien qui se fit tuer par l'ennemi afin de sauver sa dynastie, étaient
bien plus attachés, dit-elle, à l'image glorieuse qu'ils laisseraient de leur
excellence qu'à la fidélité vouée à une personne chère. De la sorte
l'« aimer » retrouve un instant le sens général et l'objet qui lui
furent donnés plus haut — « avoir à soi ce qui est bon,
toujours » — et le désir d'immortalité s'autonomise, devenant
puissance motrice, à part entière : « c'est l'immortalité qu'ils
aiment. » Mais, l'on sent le relatif discrédit jeté par Diotime et par le
philosophe sur cette perpétuation par le simulacre — flatus vocis — : il s'agit là toutefois de la
conception la plus commune de l'immortalité à l'œuvre dans la mentalité antique
et dont les grands auteurs se sont fait l'écho depuis Homère jusqu'à Plutarque
et au-delà, un beau nom porté à l'éternité par la mémoire des hommes ! D'une
certaine manière — d'une manière certaine ? —, il faut en
repasser par le corps, par une incarnation du désir, seule vraiment apte à
procréer au-delà, dans des conditions qui ne soient pas fallacieuses. Le cas de
« ceux qui sont féconds selon le corps » est vite réglé. Ils se
contentent de procréer des enfants de chair, avec l'illusion indue que ceux-ci
assureront d'une suffisante manière leur perpétuité ou, plus exactement ici,
leur postérité. Ce n'est pas la voie privilégiée par Platon et sa porte-parole
dépassera ce stade commun en une propédeutique particulière réservée aux hommes
divins, « gros » de valeurs idéales, et qui cherchent à les incarner
en les transmettant autant qu'à les transmettre en les incarnant. Elle pense à
tous « ceux qui sont féconds selon l'âme » : les poètes
« procréateurs » et les artisans « inventeurs », mais aussi
surtout les législateurs. Elle dessine déjà un parcours qui est un chemin de
vie qui conduit du jeune âge à la pleine maturité. Les « hommes
divins », féconds selon l'âme depuis leur jeunesse, sentent progressivement
s'éveiller en eux « le désir d'engendrer et de procréer », la
maturation de leur génie intime étant liée au progrès de leur désir de
procréation. Mais pour qu'ils entrent en grossesse, il leur faut rencontrer
l'objet qui va les stimuler puis les aider à accoucher dans de bonnes et belles
conditions. Ces hommes de bien sont, selon le modèle grec des désirs, des
affections et des amours développé aussi par les autres orateurs, attirés
surtout par les jeunes hommes : le corps d'un beau et jeune garçon, pourvu
si possible aussi d'une belle âme et d'un esprit prometteur, va être
l'embrayeur et le point de fixation de l'expérience. Et l'occasion de la
procréation puis de l'engendrement peut légitimement s'appeler aussi
« faire l'éducation du jeune homme » (paideïa). Diotime met en lumière une congruence dans
l'action apte à unir « le bel objet » et son mentor : pas
d'activité exclusive de la part de celui-ci, les deux hommes travaillent
ensemble et en même temps à se changer tout en changeant l'autre ; la
capacité d'assimilation du jeune homme et la qualité de son accueil, tenant à
sa beauté physique et spirituelle, influent sur l'ampleur et la beauté du
« fruit. » Les échanges qui en résultent débouchent sur une
« communion bien plus intime » et « une affection bien plus
solide » entre amant et aimé que celles qui nouent les parents de chair à
leur progéniture. Les hommes divins font d'une pierre deux coups, ils enfantent
doublement : au contact stimulant de la beauté incarnée en un bel objet,
ils accouchent d'un beau fruit — qui est une œuvre, esthétique,
législatrice, morale et politique — et ils éduquent un être, profondément
aimé, qui est lui aussi, pour une part, leur œuvre et leur postérité. Cette
propédeutique peut élever ceux qui s'y livrent à la hauteur des grands poètes
procréateurs comme Homère et Hésiode qui ont laissé, dans et par leur œuvre,
les plus enviables et les plus immortels des rejetons ; Diotime songe
toutefois plus particulièrement aux grands législateurs comme Lycurgue à
Lacédémone et Solon à Athènes. Le modèle promu par le philosophe, relayé ici
par la prophétesse, est, à ce niveau, en dernier ressort, politique et assez proche de celui qu'a développé Pausanias
dans son éloge. Les temples que la renommée devrait dresser seraient destinés
d'abord à ces grands hommes qui, dit-elle, ont été stimulés par l'incarnation
de leur désir à produire les plus belles lois qui soient pour leur cité —
les plus justes et les meilleures : garantes de « l'ordonnance des
cités et des domaines », de la « modération » comme de la
« justice ». Ils produisaient une œuvre politique vouée à
l'immortalité tout en formant de leurs mains et avec leur cœur le citoyen
idéal ! Vers la révélation suprême
des mystères d'Éros
(Suite et fin des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 209e-212a) Telle
serait la version exotérique de la théorie ou du mythe : la seule
peut-être qui puisse être accessible au jeune Socrate, tant sa naïveté et son
ignorance paraissent grandes ! Mais il y a aussi la voie ésotérique de
l'initiation au mystère — aux mystères d'Éros, ici ! Le chemin de
vie s'appelle maintenant initiation et cette dernière a ses degrés, clairement
établis et situés sur une ligne ascendante dont la progression est pensée et
vécue en même temps. Vécue par l'homme « gros » des valeurs idéales
qu'il souhaite enfanter puis accoucher ; potentiellement agréée et reprise
par celui qui joue d'abord le rôle de l'éromène, devenant à son tour productif, digne d'enfanter selon l'âme. Dès la
jeunesse du néophyte, et c'est le seuil même d'une telle initiation, il lui
convient de « rechercher les beaux corps ». D'abord, première étape,
l'attachement passionné, mêlant inextricablement appétence physique et désir
d'élévation dans et par une belle forme, se fixe sur un seul corps, sur une
personne unique dont on privilégie l'allure, la prestance et la présence, et
cette polarisation, qui engage corps et âme, produit déjà « de beaux
discours », enfantant des valeurs en rapport avec le contexte social.
Puis, seconde étape, constatant que la beauté et ce qui y affère présentent des
traits analogues et tout aussi exaltants en une multitude de corps comme de
personnes, l'amoureux se défait d'un attachement par trop exclusif, professe et
pratique l'amour de tous les beaux corps. Il est déjà en train d'abstraire les principales qualités qui portent
et structurent le beau dans le monde concret pour se tourner vers la forme
universelle de la beauté, mais, à ce stade, il ne cesse de comparer et de
jauger, lançant et relançant l'appeau du désir et prenant toujours appui sur la
diversité du sensible. Ensuite, troisième étape, il fait un pas décisif vers la
valeur en soi en privilégiant l'âme ou les âmes plutôt que les formes
corporelles : les âmes sont en effet susceptibles d'une analyse en termes de
force, de forme et de dynamique, comparable à celle qu'on réserve aux corps. Il
s'agira ici, d'abord, de psychologie et de la recherche d'affinités électives,
plutôt intellectuelles et morales, et les valeurs positives de ce niveau se
substitueront à celles de la beauté physique : un jeune homme de belle âme
et de bon tempérament, mais de beauté physique médiocre, sera préféré à un
adonis sans cœur ni esprit ou capricieux. Il s'agira encore de régler l'action
au moyen d'une éthique qui vise à « rendre la jeunesse meilleure » et
l'amoureux y pourvoira par une production de discours spécifiques. Une beauté
propre aux caractères et aux actions morales, aux « belles
occupations », se dégage et s'impose. La quatrième étape fait passer du
sensible à l'intelligible, des « actions » de portée physique et
morale aux « sciences » et aux connaissances certaines c'est-à-dire à
l'intellect pur et abstrait qui chez Platon est entièrement tourné vers le
calcul puis la saisie des Formes. La métaphore visuelle reste prégnante et
c'est comme si l'initié voyait de ses yeux l'idéal bien que son probable
éblouissement, proche l'aveuglement, soit en même temps suggéré. L'on peut
appréhender comme une cinquième étape, résolument mystique et réservée au
myste, elle, celle qui fait passer des sciences et des Formes, encore marquées
par la multiplicité, à « une science qui soit unique et qui appartienne au
genre de celle qui a pour objet la beauté ». Le philosophe incite alors
l'initié à envisager « l'océan du beau et le contemplant, [à] enfante[r]
de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, […] jusqu'au moment où,
rempli alors de force et grandi, il aperçoive une science qui soit unique
[…]. » Le but est la contemplation d'une Forme ultime et unique,
contemplation qui déborde et emporte tout regard charnel. Platon donne ainsi à
anticiper sur les théories du sublime et surtout sur celle de l'Un plotinien,
le beau ou plutôt la beauté en soi étant une meilleure figure du rassemblement
mystérieux, à la fois synthétique et puissamment expansif qui caractérise cette
entité, que les Idées-Formes de vrai et de bon, trop abstraites et nettement
moins visualisables encore (sans doute, là encore, parce que le visuel demeure,
malgré une forme d'abstraction quintessentielle à l'œuvre, au premier plan). Ici
se tient la révélation suprême des mystères d'Éros ! À la fin et au
couronnement d'un processus d'« instruction », ou plutôt
d'initiation, qui lui a fait « contempler les choses belles dans leur
succession et dans leur ordre correct », le myste atteint
« soudain », en un instant qui ressemble à une extase, « quelque
chose de merveilleusement beau ». Ce qui distingue la quatrième étape de
la cinquième, ce serait ce passage d'une progression réglée et hiérarchique,
systématiquement mise en œuvre par le myste sous l'éventuelle direction d'un
mystagogue, à l'illumination d'un instant sans égal. Et, ainsi, il y a
contemplation d'une réalité absolue qui est le beau en lui-même et pour
lui-même, non soumis au changement (il ne naît ni ne meurt, ne croît ni ne
décroît), inaccessible à quelque relativité que ce soit : temps, espace,
angle de vue, multiplicité des regardants… De plus cette beauté en soi et pour
soi est proprement irreprésentable puisqu'elle ne se configure ni comme un
corps avec des mains ou un visage, ni comme un discours avec sa rhétorique et
ses parties obligées, ni comme une « connaissance certaine » avec ses
règles et concepts. Non séparable de soi, elle n'émigre jamais en nul autre
corps ni entité, « perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son
aspect. » Toutefois « toutes les autres choses qui sont belles
participent de cette beauté » bien qu'elles n'influent en rien sur elle ni
par leur développement ni par leur dépérissement, ni par leur naissance ni par
leur mort. La révélation ultime des mystères d'Éros est elle-même un mystère,
mais c'est un mystère exaltant, porteur de joie et capable de dilater l'être de
celui qui l'entrevoit. Elle pose cependant, par l'entremise de l'instant
extatique qu'elle produit, la question de la temporalité effective de
l'expérience. Diotime résume d'une façon rapide et didactique l'entier parcours
initiatique : « La voie droite qu'il faut suivre dans le domaine des
choses de l'amour […], c'est, en prenant son point de départ dans les beautés
d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen
d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous
les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations
vers les belles connaissances, puis des belles connaissances qui sont certaines
vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la
science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en
soi » (211c). Pourtant, l'on peut légitimement se demander si ce programme
idéal est bien celui d'une initiation qui se déroulerait au fil d'une vie
entière et qui ne serait couronnée qu'à son ultime sommet et pour toujours. Car
l'instant extatique qui s'ouvre à la fin (?) — « ce point de la vie
[…] où, pour l'être humain, la vie vaut d'être vécue », selon les mots de
Diotime — n'est ni un état stable de l'âme ni une connaissance certaine
du même type que les connaissances scientifiques ordinaires. Instant qui
échappe à l'engrènement des moments, connaissance qui déborde et l'entendement
et même la raison, cette illumination n'a ni temps repérable ni lieu fixé ni
concept qui permettraient de la tenir et retenir. On peut se demander si elle
n'est pas toujours à retrouver, une fois
atteinte et éteinte, si elle n'est pas sans cesse à « re-produire. »
En ce cas, il s'agirait peut-être moins qu'une initiation d'un seul tenant,
occupant et polarisant fortement le champ d'une vie entière, que de précipités
ou d'instantanés initiatiques, cumulant ponctuellement en une manière de temps
vertical, aussi rempli que bref, la totalité de l'expérience sans cesse à
reprendre. De nombreux passages d'autres dialogues de Platon mettant en scène
le rapport de Socrate aux jeunes et beaux garçons, des allusions contenues dans
l'éloge que va faire tout à l'heure Alcibiade de son maître montrent le
philosophe va-nu-pieds, tout au long de sa vie, en Éros chasseur d'éphèbes.
C'est comme s'il reprenait, à chaque nouvelle rencontre, à chaque fois qu'il
séduit, le cycle complet de l'initiation évoquée, se faisant passer lui-même et
faisant passer l'élu du jour, en un temps très court, de l'amour d'un beau
corps à celui des beaux corps puis à celui de l'âme et des hautes valeurs,
éthiques et métaphysiques. La nature par essence instable de l'instant
extatique, qui n'est pas à la portée de tous toujours, pas même de Socrate,
suggère cette discontinuité et cette nécessaire reprise, interminable,
incessante, mais toujours incertaine et susceptible de mettre le courage, la
patience et le désir lui-même à rude épreuve. Ce
n'est pas en ce sens toutefois que la prophétesse de Mantinée conclut son
discours à nouveau directement adressé au jeune Socrate auquel elle fait honte
de ses attachements charnels et de ses illusions d'amoureux naïf et souvent
transi. Elle termine sur un vibrant éloge du cheminement initiatique qu'elle a
défendu et illustré et de celui qui atteindrait le but qu'elle a décrit et
fixé : qu'éprouverait « un homme qui arriverait à voir la beauté en
elle-même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l'infection des chairs
humaines, des couleurs et d'une foule d'autres futilités
mortelles » ? Les mots sont durs envers la matérialité périssable,
que le christianisme voudra peccable : l'on comprend qu'un tel moment ait
pu éveiller un écho en des âmes chrétiennes ! Il s'agit plutôt ici de
« contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l'unicité
de sa Forme » que de considérer quelque puissance trinitaire, mais
l'idéalisation et le rejet ambigu de la chair sont semblables : il est
nécessaire de passer par le corps, mais c'est pour le laisser et juger !
Diotime l'affirme : cet homme, au point culminant de son initiation,
« […] ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables,
[…] c'est la vérité qu'il touche ». Un tel homme ne devrait-il pas
« être aimé des dieux » et ne mérite-t-il pas « de devenir
immortel », lui qui communie sous les espèces de la beauté en soi avec la
réalité véritable, absolue et éternelle ? Platon, grâce au discours de
Diotime, nous jette directement au pinacle d'une doctrine, la sienne, que
Socrate pour sa part n'avait sans doute jamais envisagée comme telle ! Conclusion donnée par Socrate et arrivée intempestive d'Alcibiade (212b-214a) Pourtant
Socrate conclut dans le même sens que Diotime, donnant à la théorie de son
disciple le gage d'une antériorité honorable fondée sur l'ancienneté d'une
tradition supposée et sur la sacralité diffuse mais puissante des mystères
initiatiques qui, comme ceux d'Éleusis, continuent à marquer les esprits et les
cœurs dans la Grèce classique. Ainsi il rend à Éros ce qui lui
appartient : sous le signe de l'immortalité désirée et peut-être obtenue,
ce grand démon est en mesure d'« enfanter la vertu véritable » et de
la nourrir ; il est l'un des plus grands bienfaiteurs du genre humain.
Comme ses prédécesseurs, les orateurs soucieux de grâces et d'élégances ou de
belles images, il termine sur un appel fervent au culte réglé et assidu d'Éros
dont la « puissance » et la « vaillance » ne sauraient trop
être louées ! On
se précipite pour féliciter Socrate, le dernier des orateurs prévus.
Aristophane, seul, tente d'objecter car Diotime, par la voix de Socrate, a
quelque peu écorné sa thèse ! Mais un tumulte s'élève à la porte de la
cour : l'on frappe et manifestement, il s'agit d'un groupe bruyant et
aviné qui souhaite entrer pour se mêler au symposium. C'est Alcibiade avec tout
un cortège de fêtards : d'emblée il se dit ivre, mais souhaite participer
à l'hommage rendu à Agathon qu'il vient couronner de bandelettes. Ce qu'il
fait, dès qu'il est entré ! Il va s'asseoir sur le lit où se tient déjà
Agathon, n'ayant pas encore repéré Socrate qui est le troisième sur cette
couche ! Quand il le voit, il se récrie sur le ton mi-plaisant mi-amer qui
caractérise désormais sa relation avec Socrate. Alcibiade a pour l'heure (en
416) trente-cinq ans et son histoire d'amour avec le philosophe commence à
dater, mais celui qui est désormais au sommet de son influence politique ne
s'est jamais tout à fait pardonné de n'avoir pas suivi la voie tracée pour lui
par Socrate : ce dernier l'a incité à d'abord se connaître lui-même avant
de se mêler des affaires de la cité et à se modérer en toutes choses. Il n'a
jamais mis en œuvre la leçon, il va tout de suite l'avouer et, historiquement,
il va bientôt le payer (dès 415, avec l'expédition en Sicile). Les relations
entre les deux hommes sont celles d'un badinage qui se voudrait plaisant mais
qui se révèle parfois grinçant : chacun des deux accuse l'autre d'une
jalousie exclusive destinée à le frustrer de toute nouvelle opportunité, une
jalousie qui pourrait aller jusqu'aux voies de fait ! Alcibiade reproche à
Socrate de continuer à traquer partout et toujours les plus beaux garçons sans
tolérer chez lui pareille émancipation. Inversement Socrate reproche à
Alcibiade de tout se permettre en la matière sans rien lui accorder en raison
d'une possessivité maladive. Ce jeu de dépit amoureux souligne une manière
d'échec commun, d'échec en commun : le philosophe n'a pas réussi à faire de
celui qu'il a le plus aimé, beau corps et bel esprit mais âme litigieuse, un
homme selon son idéal, ce que son amour voulait à toute force ; le jeune
ambitieux n'a pas écouté son amant mais sait qu'il a raison, se reprochant de
ne pas maîtriser son tempérament impulsif et excessif, et surtout avide de
plaisir et de gloire, d'honneurs et de louanges même frelatés… L'exemple
d'Alcibiade nous offre un contrepoint réaliste et même trivial aux envolées de
Diotime ! Pourtant il va prononcer un éloge de son maître et amant qui
fait entrer plus concrètement que la prophétesse ne saurait le faire la figure
d'Éros dans la vie. Relance de l'éloge et changement d'objet (Érixymaque propose à Alcibiade de parler à son tour, 214a-214e) Après
avoir couronné Socrate du restant des bandelettes dont il a déjà honoré
Agathon, Alcibiade s'intronise « chef de la beuverie » et ordonne à
chacun de reprendre les libations. Éryximaque, comme il l'a fait au tout début,
prend la parole pour rappeler que les convives ici assemblés avaient accepté le
principe d'un « éloge d'Éros » et qu'ils ont rempli ce vœu,
l'éloquence se substituant partiellement à la beuverie, et il demande à
Alcibiade d'assumer son tour bien qu'il soit arrivé après la série complète des
discours dédiés à la déité. Alcibiade met en avant son ébriété : ce qu'il
dirait dans ces conditions ne pourrait rivaliser avec ce qui a été dit (et
qu'il n'a pas entendu). D'autre part, rappelant la jalousie infernale qu'il
prête à Socrate, il prétend même que celui-ci ne tolérerait pas une seconde
qu'il profère, lui le plus férocement aimé, un autre éloge que le sien
propre ! Et il évoque encore une possible poussée de violence de la part
du philosophe vindicatif, parole malheureuse que ce dernier veut écarter comme
un signe de mauvais augure. Éryximaque accorde à Alcibiade la possibilité de
prononcer « un éloge de Socrate » ; le jeune homme renchérit en
disant que c'est une nécessité non une possibilité. Il va infliger à Socrate
« la punition qu'il mérite » ! Serait-ce de faire rire à ses
dépens, comme le craint l'intéressé ? Non, ce sera la pure et simple
vérité concernant le cas Socrate ! Alors celui-ci acquiesce : il n'a
pas peur de la vérité et l'exige même ; ce juste propos sera de nature à
faire oublier beaucoup des beaux mensonges précédemment avancés. Le silène séducteur (Début de l'éloge de Socrate par Alcibiade, 214e-217a) Pour
rendre compte de l'« excentricité » de Socrate (atopia = nature déroutante, atypique) et faire ainsi son
éloge, Alcibiade va avoir recours à une image qu'il introduit d'emblée et qu'il
reprendra en conclusion : celle du silène. Cette évocation fonctionne à
deux niveaux simultanément : l'être mythologique appelé silène, de la
famille des satyres comme Marsyas, présente des traits de ressemblance physique
avec notre philosophe ; les sculpteurs ont l'habitude de façonner, en
terre cuite, des statues creuses en forme de silènes qui sont, en fait, des
manières de boîtes à trésor destinées à recéler un précieux contenu. Socrate a
le physique ingrat du silène, bedonnant, chauve et laid ; il en a aussi le
talent car Marsyas était un redoutable joueur de flûte qui eut le malheur
d'entamer la compétition avec Apollon, le dieu de la
lyre, et de l'emporter : le dieu le fit écorcher vif ! Le silène a un
talent que son allure pataude ne laisse pas percevoir comme les boîtes de forme
grotesque contiennent « des figurines de dieux » ou des denrées de
prix. Mais quel est le talent de Socrate ? À la différence de Marsyas, il
n'a même pas besoin d'un instrument pour charmer et envoûter son auditoire. Sa
parole suffit et celle-ci agit sur tous ses interlocuteurs quels que soient
leur sexe, leur âge, leur condition sociale. Et Alcibiade témoigne : pour
sa part, lui qui est le pupille de Périclès, il a une grande expérience des
discours politiques et, avec son tuteur, il était à bonne école. Pourtant les
grands orateurs politiques qu'il a entendus, lui laissant l'exercice de sa
froide raison, n'ont jamais produit chez lui un effet analogue à celui que
provoque le moindre discours de Socrate : « Mon cœur bat beaucoup
plus fort que celui des Corybantes et ses paroles me tirent des larmes. »
Et ces émotions, dont il ne peut se défendre, le mettent en cause
personnellement, le forçant à interroger sa conscience et à scruter son mode de
vie pour le critiquer. C'est un reproche vivant et qui le prend aux
entrailles : « Je continue à n'avoir pas souci de moi-même, alors que
je m'occupe des affaires d'Athènes. » Il tente de fuir comme il fuirait
les Sirènes de l'Odyssée et il l'avoue : « il est le seul être humain
devant qui j'éprouve un sentiment, qu'on ne s'attendrait pas à trouver en
moi : éprouver de la honte devant quelqu'un. » Il est impossible à
Alcibiade de ne pas être d'accord avec Socrate quand il l'entend, mais, dès
qu'il le quitte, il retombe dans son goût effréné du pouvoir, des honneurs et
des flatteries liées au système démocratique et encourageant la démagogie.
L'entrevoir, même un instant, lui rend une conscience vite douloureuse, alors
il l'évite, allant jusqu'à souhaiter sa disparition, ce qui le jette dans un
nouveau remords. Pour Alcibiade, le cas Socrate est inassimilable et intimement
torturant. Le jeune homme, délivré par l'ivresse de tout scrupule trop pudique,
dévoile à nu et à cru ce que vivent sans doute nombre des interlocuteurs de
Socrate parmi les plus sensibles et les plus intelligents : ce dernier les
place devant leur vérité et les appelle à un effort qui va contre la facilité
qui nourrit leur nature jouisseuse et paresseuse ; ce dernier leur révèle
le défaut de leur tempérament, voire de leur être, et ils ont du mal à le lui
pardonner ; certains finissent par voir en lui le seul coupable. Ce
silène est donc un séducteur irrésistible, mais c'est une séduction paradoxale
qu'il mène à terme, une séduction pour orienter vers le vrai, le beau, le
bien ! « Aucun de vous ne connaît vraiment cet homme-là. » Cet
Éros, chasseur d'éphèbes, a le flair aiguisé et le goût sûr : il s'adresse
toujours aux idoles de la palestre, aux plus beaux, aux plus frais, aux meilleurs,
« il ne cesse de tourner autour d'eux, il est troublé par eux ». Il
se donne un air naïf et ignorant, badin et même anodin, en même temps que
semble l'emporter le désir flagrant qui le conduit, mais c'est là son enveloppe
extérieure car à l'intérieur, si celui-ci peut apparaître, il n'est que
modération et tempérance. Il ne se soucie pas de recevoir du jeune homme les
marques de soumission et de dévouement qui en feraient bientôt son éromène : il souhaite plutôt éveiller en lui un vif désir que
le garçon ne sait d'emblée identifier. L'enfant se tourne vers son maître,
pensant répondre à son désir par le geste adéquat, par l'offrande de ce qu'il
estime le plus précieux en lui, c'est-à-dire sa fleur, mais c'est vers tout
autre chose que veut le tourner Socrate et qu'il contient, lui, à l'intérieur,
comme la boîte à secret contient les « figurines des dieux », des
choses « si divines, si précieuses, si parfaitement belles et si
extraordinaires ». L'Éros chasseur qu'est Socrate n'a de cesse qu'il n'ait
transformé l'objet de son désir en chasseur lui aussi, même si le jeune homme
commence par se tromper d'objet et de médium. Alcibiade va expliciter
l'aventure qu'il a ainsi vécue à ses propres dépens. Alcibiade inverse les rôles (Suite de l'éloge de Socrate, 217a-219d) Le
jeune Alcibiade, il l'avoue lui-même, était terriblement imbu de sa beauté
— avec quelque raison, apparemment, puisque la réputation en est venue
intacte jusqu'à nous — et il estimait que c'était pour lui « une
aubaine et une chance étonnante » que Socrate se fût épris de lui.
Tributaire de la conception commune, que nous avons vue à l'œuvre chez Agathon,
souhaitant se placer tout près de Socrate au début du banquet, il s'imaginait
qu'accorder ses faveurs au philosophe lui permettrait « d'apprendre de lui
tout ce qu'il savait ». Cette conception de la transmission du savoir
comme d'un contenu versé d'un vase dans un autre est peut-être liée ici à celle
de la fécondité virile comme pure et simple émission de sperme. L'expression de
logos spermatikos, désignant la qualité
éminente et fondatrice du discours du maître, induit une confusion sans doute
grossière, mais que des pédagogues peu scrupuleux et hâbleurs car emplis de
désir pour leurs jeunes élèves, animés donc par l'Éros « vulgaire » qu'a
dénoncé Pausanias, ont parfois entretenue à leur avantage. Le jeune aristocrate
ambitieux, lui, n'a pas froid aux yeux et il est prêt à beaucoup de concessions
— voire de transgressions — pour s'assurer un savoir qu'il sent en
mesure de lui conférer un pouvoir : peut-être voit-il seulement, à ce
moment, en Socrate un sophiste plus doué que les autres, car ce que ce dernier
appelle « philosophie », quasiment le premier, brûle et mord l'âme de
ceux dont ses discours s'emparent ! Et ce désir effréné de savoir risque
de faire « commettre et dire n'importe quelle extravagance ». La
principale extravagance d'Alcibiade sera de renverser les rôles. Constatant que
le philosophe, censément amoureux de lui, ne faisait d'aucune manière tangible
le premier pas, le jeune homme va s'ingénier à en multiplier les occasions.
Contrairement à l'usage qui voulait que les jeunes garçons et les adolescents
fussent toujours suivis de près par un esclave pédagogue qui veille sur eux et
sur leur vertu, Alcibiade s'arrange pour écarter souvent ledit chaperon et se
trouver en tête-à-tête avec l'objet de ses désirs. Il attend que celui-ci se
déclare, en vain. Il s'amuse à jouter avec Socrate lors de ses exercices
physiques et « sans témoin » : la lutte corps à corps de deux
nudités est propice à des impulsions et des incitations qui débordent le
sport ! En vain, encore… Alors, dit Alcibiade, « Je l'invite à dîner
avec moi, tout comme un amant qui veut tenter quelque chose sur son
aimé. » Et il est clair que la relation s'est inversée : l'éromène est devenu l'éraste chasseur, il se fait le demandeur et l'aimé qui se
fait prier et supplier est désormais Socrate, le plus laid est courtisé par la
beauté. C'est, en fait, la stratégie pédagogique et philosophique de l'Éros
va-nu-pieds : créer chez celui que l'on a séduit par une cour assidue et
apparemment pressante, le désir effréné de s'assurer la présence voire la
possession de celui qui a lancé le jeu. C'est bien sûr une étape sur le chemin
de la connaissance et de la sagesse, mais l'impétrant, tout obnubilé par sa
passion, n'en voit d'abord rien. Socrate d'ailleurs ne se presse pas pour
répondre à l'invitation et, la première fois qu'il vient, il s'éclipse dès le
repas achevé. Il faut à Alcibiade ruser et faire traîner la conversation fort
tard pour forcer Socrate à rester dormir chez lui. Et
s'accomplit alors, ce que la pudeur devrait réserver et que l'ivresse qui dit
la vérité ne peut que proclamer haut et fort pour la plus grande gloire de
Socrate — ne s'agit-il pas ici de son éloge ? Alcibiade justifie sa
démesure et son impudence par l'image de la « morsure » : celui
« qu'une vipère mâle a mordu », et c'est ici le désir philosophique
instillé par les discours de Socrate, ne peut partager le récit de son mal
qu'avec ceux qui ont subi la même atteinte et les Phèdre, les Agathon, les
Éryximaque, les Pausanias, les Aristodème et les Aristophane, ici présents et
tous les autres qui ont eu à faire à Socrate, comprendront ! Sitôt la
lampe éteinte, Alcibiade entreprend Socrate et l'éphèbe s'offre en bonne et due
forme, établissant le marché ! Il y a, pour lui, honneur et avantage à
céder à ce qu'il tient pour le désir du philosophe : honneur par rapport
aux valeurs diffuses dans le contexte social et qui veulent qu'un rapport homosexuel
accompagné d'une initiation digne de ce nom soit à considérer comme positif et
même honorable, avantage parce que le jeune homme pense y gagner la science qui
l'aidera à dominer. Socrate fait, une fois de plus, le « faux naïf »,
mais il déplace la question sans qu'Alcibiade comprenne sur le champ l'enjeu
exact du propos. Il commence par donner raison au jeune fat : le marché
qu'il envisage n'est pas un marché de dupes si Socrate est bien en mesure de le
« rendre meilleur. » Il fait celui qui trouve chez Alcibiade une
réelle clairvoyance puisque, derrière la laideur apparente du philosophe,
l'adolescent semble pressentir une « beauté inimaginable » bien que
fort « différente de la grâce que revêt son aspect physique » à lui,
l'arbitre des élégances athéniennes du moment. Et dans l'échange « beauté
contre beauté », le profit qu'en tirera l'éphèbe sera patent puisque
« c'est la beauté véritable qu'il entreprend d'acquérir ». La leçon
que propose Socrate est conforme à son propos permanent, conforme aussi à la
pensée développée par Diotime : par delà la beauté des beaux corps,
règnent celle des (belles) âmes et celle du beau en soi, toutes deux effleurées
ici mais non explicitées. Pourtant Socrate met en garde avec son humilité
habituelle : lui, il n'est rien, il ne sait rien et s'emparer de ce qui
lui est propre par un échange peut-être hasardé, c'est risquer de perdre son
temps et sa peine ! Le marché est dénoncé avant que d'être conclu et
Alcibiade renvoyé à sa naïveté : il a encore de trop bons yeux de chair
pour avoir la vue de l'esprit suffisamment perçante. Il n'est pas mûr encore
pour l'initiation complète. Dépité,
le jeune homme s'en remet entièrement au jugement de Socrate : que ce
dernier fasse ce qu'il juge « le meilleur pour toi comme pour moi »
et le philosophe sursoit, laissant le temps à la « délibération ».
Alcibiade n'a pas compris la portée de la réponse faite par l'Éros
va-nu-pieds : il n'a pas saisi le décalage que place celui-ci entre beauté
du corps et beauté véritable, le donnant-donnant proposé par Alcibiade étant un
échange inégal où le garçon serait indûment gagnant car sans effort de sa part
autre que le sacrifice de sa fleur dont Socrate n'a en dernier ressort que
faire. Cette incompréhension, Alcibiade l'actualise par son geste impudique
auquel il accorde par ce récit une gloire éternelle : il se couche alors
sur Socrate, espérant encore produire chez lui l'étincelle charnelle qui
serait, croit-il, sa victoire. En vain et il ne comprendra que bien plus tard
la portée de cette résistance ou de cette froideur : « Je me levai
après avoir dormi aux côtés de Socrate, sans que rien de plus ne se fût passé
que si j'avais dormi auprès de mon père ou de mon frère aîné. » Il
se lève en effet avec le sentiment d'avoir été « méprisé » et en même
temps plein d'admiration pour « le naturel de Socrate, sa modération et sa
fermeté ». Socrate, le chasseur, l'a piégé ne laissant à son désir éperdu,
à l'effet brûlant de la morsure, « aucune issue » si ce n'est la voie
de l'amélioration personnelle, de la prise en main du sujet par lui-même.
Alcibiade n'en aura vraiment idée qu'après coup et avec des intermittences de
la conscience, comme du cœur, qui expliquent son attitude ambivalente envers
son maître. Tempérance et courage de
Socrate (Suite de
l'éloge de Socrate, 219e-221c) L'éloge
se poursuit par l'évocation de l'endurance et de la tempérance de Socrate.
Extraordinairement résistant à toutes les fatigues et contraintes des campagnes
militaires, il subit les aléas du sort avec calme et même placidité, supportant
le froid, le chaud, la faim, la soif avec la même équanimité. Il mange et boit
abondamment toutefois quand l'approvisionnement est rétabli et « le plus
étonnant, c'est que personne n'a vu Socrate ivre ». Il se révèle aussi
« l'homme démonique » qu'il est, en des circonstances apparemment
fort inappropriées, surpris, en pleine campagne militaire, par une méditation
extatique qui le laisse sur pied toute une journée, du point du jour à l'aube
suivante, en plein soleil et dans la nuit, sans manger ni boire ni bouger d'un
iota. Il est ainsi à la fois la risée et la légende de la soldatesque qui
traite son extase en spectacle plaisant et incompréhensible. Il a, lors d'un
combat (sans doute celui qui précéda le siège de Potidée), sauvé la vie
d'Alcibiade, blessé, qu'il ramena avec toutes ses armes. Mais le prix de
courage fut décerné à Alcibiade par les stratèges, avec l'appui enthousiaste de
Socrate lui-même. Lors de la déroute de Délion, il fit montre d'une telle
fermeté que chacun, dans la débandade, le laissa tranquille et que même Lachès,
le stratège responsable du moment, reconnut son sang-froid comme plus ferme que
le sien propre. Et l'on pourrait citer de nombreux traits de semblable nature à
mettre au crédit de cet homme divin ! Péroraison sur le silène (Fin de l'éloge de Socrate, 221c-222b) Les
diverses qualités, souvent extraordinaires, dont Socrate fait montre, se
trouveraient facilement en moult autres personnages connus et reconnus. Ce qui
est inédit et qui fait la spécificité du philosophe, le rendant à nul autre
comparable qu'il s'agisse d'un contemporain ou d'un ancien, c'est la façon
excentrique dont il tient en lui les contradictoires ou les contraires :
courageux et toujours magnanime pour les siens comme pour l'ennemi, sage et insolent,
respectueux des rites et des mystères, voué à une manière d'extase et en même
temps redoutable dialecticien rationaliste, violent et doux, passionnément
amoureux et tempérant voire chaste, impudent et pudique… Cet homme est un
oxymore vivant et, pour rendre compte de cette excentricité, Alcibiade va en
revenir à son image initiale du silène. Il
ajoute un troisième niveau à ceux qu'il a déjà discriminés : au niveau
physique, Socrate ressemble à un silène et son allure est en contradiction avec
son vrai talent ; si l'on privilégie l'image des boîtes à secret,
façonnées en forme de silènes, il partage avec elles cette dissimulation de
l'exquis et du sublime sous une enveloppe grossière et même repoussante.
Alcibiade complète son portrait d'Éros-Socrate, en indiquant que les discours
de Socrate sont, eux aussi, à fond dérobé : en surface, ils ont souvent
l'air anodins, triviaux, consacrés à des thèmes grotesques ou grossiers ;
au fond, « ils recèlent une multitude de figurines de l'excellence »
(ou de la vertu). De fait, il s'agit ici de la reprise obsédante et
unificatrice à la fois de la même image, celle d'une dissimulation habile et
efficace, volontaire et fortuite (Socrate n'a pas choisi son apparence
physique, mais il en fait l'usage le plus pertinent), destinée à cacher sous
une enveloppe « vulgaire » une richesse intérieure et aristocratique
qui ne demande qu'à paraître à point nommé et à qui il convient. Et cette
insistance fait penser à l'image imposée par Diotime qui voit les « hommes
divins » dont elle parle « gros dans leur corps et dans leur
âme », mais ils restent parfois longtemps sans pouvoir actualiser leur
fécondité intime. La richesse intérieure que recèle Socrate ne demande, elle
aussi, qu'à trouver son adjuvant pour enfanter et pour permettre à celui qui
s'appliquera à la découvrir, à la déchiffrer puis à la mettre en œuvre de
« devenir un homme accompli ». Et
la méthode de Socrate, pour faire fructifier son fond(s), est de renverser,
avec une insolence qui frise l'impudence et même l'impudeur, les habituels
liens amoureux que le contexte social et culturel athénien tolère entre un
jeune homme et un homme plus âgé, entre un éraste et son éromène. Il ne
cesse de faire en sorte que l'aimé, affolé par le désir qu'il croit sentir en
celui qui le presse et le noie de beaux discours, ne devienne à son tour un
amant passionné, en quête de ce « beau » que recèle celui qui,
désormais, en retour l'inspire. Il s'agit bien d'un échange « beauté
contre beauté » : le jeune homme étant, par sa beauté, le catalyseur
d'un enfantement dont il devra devenir, à terme, l'accoucheur dans et par la
beauté, cette dernière ayant seulement changé de face : le beau corps de
l'aimé aide à accoucher la belle âme de l'amant et bientôt la sienne propre… Il
est sûr toutefois, contrepoint ou point d'orgue (?), que le jeune homme du
monde réel quand il s'appelle Alcibiade, Charmide ou Euthydème ne l'entend pas
toujours de cette oreille : le « beau corps » s'estime d'abord
« méprisé », lui qui est tellement sûr du caractère irrésistible de
sa beauté et qui veut être adoré charnellement avec toutes les marques
matérielles que cela implique. En vérité, il est difficile à Socrate de trouver
un bien-aimé qui, devenant amoureux du beau véritable, garantisse
l'accouchement à terme de sa richesse intérieure : le silène risque, à son
corps défendant, de demeurer plus qu'à demi refermé sur son beau secret,
éprouvant comme le fils de Pénia sa misère et le manque qui est le propre du
désir déçu ; il n'en poursuit pas moins, comme le fils de Poros, sa quête,
« viril, résolu, ardent », car il reste « un chasseur
redoutable » et rusé ! Alcibiade, avec le recul du temps, a bien fait
la part des choses et il comprend ce qu'il s'est passé, mais son humiliation
d'adolescent irrésistible et repoussé lui laisse quelque ressentiment. C'est
pourquoi il termine son éloge, d'une façon mi-goguenarde, mi-amère, par une
mise en garde adressée à Agathon : s'il engage une relation suivie avec
Socrate, il apprendra bientôt « à ses dépens » ce qu'il en coûte
d'accepter l'hommage du silène ! Fin du dialogue (222c-223d) Un
éclat de rire général accompagne l'achèvement du discours d'Alcibiade, tant les
auditeurs le sentent, en raison de sa franchise quasi impudique, encore
passionné et pas du tout guéri de la « morsure de vipère mâle »
infligée par Socrate. Le philosophe aux pieds nus, dont le stratagème central
est dévoilé en même temps que sa potentielle et reconductible désillusion,
relance le badinage de jalousie qui l'oppose au jeune démagogue : c'est
pour s'assurer la bienveillance d'Agathon et pour le courtiser qu'Alcibiade
termine sur cette mise en garde ad hominem.
Agathon, de son côté, renchérit et il s'ensuit un jeu sur la place que chacun
des trois convives Alcibiade, Socrate et Agathon doit tenir sur le lit
d'apparat. Selon la place occupée, il y aura à faire tel ou tel éloge :
inutile de refaire un éloge de Socrate, mais ce dernier se dit tenté de faire
celui d'Agathon. Le jeune maître de céans est flatté, heureux qu'il serait de
se trouver loué en si belle compagnie ! Alcibiade fait éclater son dépit
une ultime fois, juste avant l'arrivée d'un nouveau groupe de fêtards qui
profite de la confusion pour s'introduire. Désormais l'on ne fera plus que
boire ! Éryximaque, Phèdre et quelques autres s'éclipsent. Aristodème,
notre informateur, s'endort. Quand il se réveille, c'est déjà l'aube, il
remarque que seuls Agathon, Aristophane et Socrate continuent à boire et à
discuter. Ils parlent apparemment de comédie et de tragédie, Socrate soutenant
que le même auteur devrait savoir composer dans les deux genres. Aristophane
puis Agathon s'endorment à leur tour. « Après les avoir de la sorte
endormis », Socrate se lève et sort, entamant comme si de rien n'était sa
journée ordinaire. La légende est vivante car « personne n'a vu Socrate
ivre ». Conclusion toute provisoire, avant plus ample informé ! L'enchâssement
des récits à l'intérieur du dialogue, la profondeur temporelle qu'il intègre
ainsi magistralement et l'échappée à la fois fictionnelle et philosophique, permise
par le personnage « sacré » de Diotime, nous semblent centrés sur un
objet unique et essentiel qui, par delà la figure d'Éros, dédicataire putatif
des éloges successifs, et grâce à elle, serait la méthode socratique elle-même,
la maïeutique associée au personnage
« concret » de Socrate. Cette dernière, en effet, qui est l'art
d'accoucher les esprits comme les matrones accouchent les corps, s'articule
sans aucune solution de continuité à la théorie développée par la devineresse
de Mantinée qui privilégie la métaphore d'un « accouchement à terme »
rendu seulement possible par l'entremise de la « beauté ».
Évidemment, la prophétesse déploie sa théorie jusqu'à ses conséquences
extatiques : Platon prête à cette grande ancêtre dotée d'une aura sacrale
les ultimes développements de sa propre doctrine, achevée alors que tous les
protagonistes du dialogue sont morts. Le Socrate historique et vivant n'a pas
eu le moyen de connaître et de mettre en pratique cette magnifique dialectique
ascensionnelle dans son intégrité et dans toute sa rigueur. Pourtant, le silène
qu'il était aussi, et qui renfermait tant de splendeurs cachées sous son écorce
brute, était bien « gros » de toutes sortes de vertus et riche d'une
excellence parfois laissée en jachère. Ce besoin de « procréation »
entretenait sans cesse en lui l'appétence pour le vrai, le beau, le bon et
faisait de lui l'arpenteur infatigable des places et des carrefours, le
redoutable chasseur d'éphèbes, rôdant autour des gymnases, l'interlocuteur
intarissable de tout chacun. Il lui fallait en effet trouver de « belles
circonstances » pour engendrer, éprouver l'exact aiguillon de la beauté
portée en avant par un beau corps, puis par une belle âme… Il lui fallait pour
adjuvants l'étincelle du beau avivée dans le désir et le partage avec une belle
âme déjà éprise du beau fruit à produire et à mettre au monde, car l'on ne
procrée et n'accouche jamais seul
d'un enfant viable, de chair ou d'esprit, à engager dans la vie. C'est un
travail en commun, à deux pour le moins, et quand on entend Alcibiade, après
les envolées de Diotime, l'on comprend pourquoi le silène, « gros »
de fruits magnifiques pourtant, est trop souvent resté refermé sur son trésor
plus qu'à demi inemployé. P. S. : Ce commentaire a été
écrit en parallèle à une série de cours dispensés en septembre et octobre 2007.
Tel qu'il se présente maintenant il doit être considéré comme un premier jet en
vue de mieux. Dans les années à venir, s'adjoindront des « scolies »
qui développeront certains points précis, certaines analyses, certains moments
« dramatiques » et nous tiendrons compte également de plus nombreux
commentaires antérieurs. Nous nous attacherons aussi avec plus de détail au
texte grec et à son rendu dans les diverses traductions disponibles. Il y aura
donc plusieurs réécritures à venir de cette première tentative, sans doute trop
rapide dans ses conclusions. À suivre… Serge Meitinger Université de La Réunion Septembre-décembre
2007 |