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Hommage à Michel Dugué en quatre lectures
© : Serge Meitinger.

Mis en ligne le 7 décembre 2005.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.

Serge Meitinger a préparé pour ce site une anthologie des recueils de Michle Dugué.

 


DE L'HÔTE AU VOISIN

Hommage à Michel Dugué en quatre lectures

 

1.

 

Le salut à l'Autre

 

 

Le Salut à l'Hôte, Éditions Folle Avoine, Bédée, 1989.

 

          N'est que ce qui est là déjà devant nous ; toute promesse d'au-delà, toute nostalgie d'en deçà est néant ou mensonge : telle est la vulgate de nos temps de détresse. L'étant est le seul maître et voudrait se donner pour l'Être. Toutefois, si ce dernier s'est comme retiré, dérobé, de son retrait même il fait signe ; son absence n'est pas une abolition, une indifférente vacance, il demeure un pôle d'énergie occulte, une réserve voilée et, grâce à son étonnante bienveillance, ce qui ne cesse d'apparaître et de produire ainsi l'origine l'emporte malgré tout sur la massivité statique et mutique de ce qui est déjà là.

 

     Certes la première impression devant l'étendue du monde est celle de la voracité propre à l'espace et au désert :

 

L'étendue croît

(voraces : la mer, les vents, les terres)

et rehausse chaque chose afin d'en souligner

la manifeste gravité

 

Croît, loin là-bas

le désert

avec deux yeux

d'enfant perdu.

 

Cependant l'ascèse du voir et du vivre qui résulte de l'impression première implique un devoir : celui d'assumer la « gravité » des choses et implique une « méthode » (un chemin) vers l'être du monde : celle de l'innocence du laisser être… L'homme doit accomplir une entière révolution dans sa façon de se tenir devant les choses : au lieu de se poser devant elles comme le « maître et possesseur de la nature », il lui faut se laisser requérir par elles. De la sorte, en un mouvement réciproque de requête et d'accueil, les choses viennent à l'homme et celui-ci vient au monde — et à chaque fois comme pour la première fois : c'est à cette mouvante lisière que peut se dessiner la figure de l'hôte :

 

Tout séjour est difficile

(nous le savons)

 

Cependant il ne cesse de nous requérir — comme si nous avions un matin oublié de nous lever — et requiert tel l'hôte qui indifférent au temps s'anime de l'évidence de notre venue.

 

     L'hôte n'est pourtant pas une puissance transcendante qui deviendrait ainsi garante de notre accord avec les choses du monde et de la vie, de notre perpétuelle naissance au monde : lui qui « peut relever de n'importe quel règne » reste fondamentalement anonyme, il ne se laisse saisir ni comme personne, ni comme chose, ni comme dieu, il se contente de laisser être :

 

L'hôte est sur son seuil. Anonyme, yeux ouverts. Et se retire afin que l'éclosion se fasse au mieux.

 

Ce retrait de l'hôte — qui doit favoriser, au cœur et du cœur même de l'étant, « l'éclosion » d'un surcroît, d'un supplément à l'entièreté de ce qui est déjà là (et qui est aussi retour à l'origine) — fait de lui proprement l'intercesseur de l'Être. De la sorte il émet un signe en direction de l'homme qui vient au monde mais ce signe reste et devra rester en suspens, toujours encore à déchiffrer et à accueillir. L'hôte est donc aussi le messager de l'Autre — du tout autre — que l'homme doit savoir saluer comme ce dernier l'a d'abord salué. Néanmoins, la preuve qu'il y a eu échange entre l'homme et l'Être, la seule preuve de la réciprocité du Salut est dans cette manière presque évasive de s'absenter, de se retirer, de dire adieu. Demeurent, inextinguibles, la nostalgie de l'origine et le désir qui porte vers l'avenir — vers l'avenir en tant que tel —, demeure la faculté de questionner sans se lasser le proche et le lointain, l'originaire et le futur escompté, le manque et l'excès, la perte et la rémunération de la perte :

 

Combien de matins faudrait-il

afin qu'avec lui

tu parles

jusqu'à la transparence native ?

 

Ne désires-tu pas le trop

au risque de manquer

le peu ?

 

     Toutefois, Michel Dugué s'oppose ainsi à d'autres manières actuelles d'appréhender le rapport problématique du poète au monde et qui mettent, d'emblée, l'accent sur la déréliction et sur la chimérique improbabilité de l'instant où doit émerger « l'éclosion ». Par l'image ou le symbole du Salut adressé par le poète à l'hôte en retour d'une invite aussi pressante que précise, il souligne et met en avant la bienveillance secrète du tout autre bien que cette dernière soit toujours détournée, accordée dans le seul retrait ou le détour. L'altérité où se dérobe l'Être, s'arrachant aux faux prestiges de l'étant, préserve ou promeut, quoi qu'il arrive, une certaine fraternité entre l'homme et la dynamique des éléments du monde, en ce point-source improbable et contradictoire où vient et croît ce qui ne cesse de naître et de renaître comme toujours nouveau, toujours inouï, toujours en surcroît. Ce lieu et cet instant, précaires par essence, n'en constituent pas moins l'intime et ultime espoir du poète :

 

Cet instant mêlant le bonheur et l'amertume, n'existe que par sa fragilité, vers laquelle tu n'as d'autre solution que de tendre. Toi dont les fondations sont de sable.

 

     Et, pour nous, Le Salut à l'Hôte est d'abord un beau livre d'expérience et d'espérance. En effet, s'il tente continûment de « se frayer un passage » vers l'advenir d'un supplément au réel toujours déjà là — entreprise un peu folle mais consciente de sa nécessaire démesure —, grâce à l'hospitalité bienveillante de l'Autre, il sait « nous [ramener] à ce monde que nous faisons, en dépit de tout, nôtre » :

 

Peut-être, est-ce

l'amical mouvement

de l'hôte vers nous

qui émerge par où

croît le silence — et

s'avance en notre attente

afin de survenir dans l'instant

 

     De ce constat simple et véridique — pudique également — découlent une attente et une entente de l'Être qui ont répudié la peur comme le fantasme, l'impatience comme l'avidité et qui savent faire sa part à l'humilité de qui n'en finit jamais de commencer :

 

Nous ne craignons plus

les silences.

Mais, les avons-nous craints ?

 

Instruits par eux

de nos assises

(remises en cause continûment)

Nous commençons tout juste

à comprendre

le mouvement qui nous habite — et

nous porte vers l'hôte.

 

 

 

* * *

 

 

 

 

2.

 

Équilibre et lenteur de l'habiter

 

 

Le Paysage, Éditions Wigwam, Rennes, 1993.

 

     L'homme est et n'est pas la mesure du paysage. Ce dernier semble d'abord familier : on l'a sous les yeux, sous la main. On en peut nommer les choses une à une et les lieux : ceux d'un paysage marin de la Bretagne du Nord, par exemple.

 

     L'on dit ainsi : « mon herbe, cyprès et ‘coupe-vent’, Pointe du Château, Sept Îles, Chaussée des Renauds ». L'on n'est pas surpris par les métamorphoses atmosphériques, les variations subtiles de la lumière. Pourtant le vent, lui, vient de plus loin, il rôde et approprie le pays, le paysage au souffle de l'ailleurs. Et l'autre vient aussi du cœur du proche, de l'ordinaire des heures : l'autre apparaît dans l'éclaircie. Qui creuse sur place une lacune, un vide en tout ce qui est. Qui ouvre en un moment exceptionnel de révélation et d'« équilibre » — « où les choses se redisposent dans leurs volumes et leurs couleurs » — une « correspondance » inédite rappelant sur le mode du regret le mouvement initial, initiateur du premier contact — toujours déjà perdu — avec le monde. Avec quoi le « silence » et l'exigence d'« une extrême aération » des mots et des phrases : le texte se fait le recueil de « touches, bribes, traces » et n'a pas l'outrecuidance de prétendre coïncider avec son « pré-texte ». Mais le sentiment d'« équilibre » lié au « silence » est précieux : il permet de lire à même la réalité le jeu des forces engagées dans la seule présence des éléments terrestres. Combat presque immobile d'adversaires arc-boutés, résistance et « équilibre » une fois encore mais inhumain. Stabilité sans humilité de la Terre, surplomb abrupt du Ciel, mouvance errante et dépaysante du vent et de l'Océan. Et l'homme serait sans doute, de toutes parts, excédé voire annihilé par ce qui le dépasse s'il n'y avait le partage.

 

     Le pays, le paysage se crée dans et par le partage, dans un habiter ensemble : un habiter de peu de paroles où les mots sont les gestes du corps qui inscrivent la relation humaine dans le temps — dans la « lenteur » — et dans l'espace quotidien. L'accueil, la reconnaissance de l'autre se font en une accommodation réciproque des gestes, en un échange signifiant et concret de regards : sur le fond de « l'inconnu familier » (qui demeure inconnu bien que reconnu) peut éclore le sourire qui est bien le seul rayon humain comparable au soleil. À ce soleil dont l'éclairement est l'assomption du pays comme de ses habitants sortant enfin de l'Hiver et entrant dans la connivence active d'un bien-être commun. En Bretagne, sans doute plus qu'en des contrées bénéficiant d'une insolation plus intense, le Soleil reste le sourire complice de l'Être.

 

 

* * *

 

 

 

 

3.

 

Éclosion du simple

 

 

Le Jour contemporain, éditions Folle Avoine, Bédée, 1998.

 

     Laisser venir le simple, lui donner lieu en la parole — dans la tissure précaire, lâche ou serrée, des mots toujours un peu trop lourds ou trop frêles ou trop troués… Le droit au simple est peut-être le premier des droits poétiques de l'homme. La conquête du simple est aussi le premier devoir du poète. Le simple — ce qui, proche le neutre car il ne verse ni en qualité ni en quantité, ne compose ni ne se compose — tient à l'origine et à la fin. Il est avec l'aube quand on sait la voir et la dire, il est avec « la raison du matin » :

 

La raison du matin

se découvre dans ce bras de mer

qui vient à mon regard.

 

Et le consume

jusqu'à l'accroître

de brume et d'eau mêlés.

 

Avant que la lumière n'arase le paysage

le délivre de tout accident, le mesure

à l'aune d'une naissance

étonnée.

 

Il est avec le « mot dernier » du poète qui meurt, frère et ami :

 

Paul Quéré

(30 juillet 1993)

 

Le mot dernier

qu'il a pu dire

n'aura fait

d'autre bruit

que celui d'une feuille

qui tombe.

 

Trouvé ou plutôt entrevu, saisi ou plutôt pressenti, vécu ou plutôt imaginé de l'intérieur, dit ou plutôt murmuré, balbutié, fredonné — le simple est le seul garant du « Jour contemporain », « ce présent sans preuve ». Car c'est lui qui fait le lien entre les humanités par le hasard rassemblées et associées, conglomérées mais sauvées et distinguées, élevées par la rencontre avec le « lieu de leur naissance »… Avec l'autre, avec l'hôte qui est autrui ou le monde des êtres et des choses enfin accordés au « présent irréfutable » :

 

Aucun de nous

ne tient seul.

 

Il lui faut outre les os

une parole — fût-elle économe.

 

Alors le jour contemporain s'éclaire

un peu.

 

Leçon d'humilité et leçon d'humanité que celles ouvertes par les grandes scansions du livre : « l'arrière-saison », la « lumière basse » et le « bruissement des signes ». Même « la chute inouïe » peut devenir « danse » et « bénédiction » dans l'intime respect du simple.

 

N'aie crainte de ce présent irréfutable

brisé parfois comme poterie sous

la trique de fer.

Accorde-lui l'éclair de beauté

que tu opposeras au désastre.

 

Tu vois l'aile du milan

signant dans l'air

une page, un vide où

ne cesse d'affleurer ce qui

n'éclôt pas.

 

Le jour ne serait, peut-être,

que cela.

 

 

     Le simple est ainsi ce qui éclôt sans éclore, sans pourquoi ni comment, neutre — ni l'un ni l'autre — et tout à la fois, dans la distance du vide, tenue et même maintenue ! L'écart, distance et humilité, est la loi et permet seul d'arrondir ce monde en séjour et d'accueillir sur le seuil tous les voisins. Ils sont sans le savoir, sans le vouloir, sans même le pouvoir, des messagers de l'Être que l'on n'éprouve en sa vérité qu'évanescent, évanouissant, confiné à l'autre même ou même au néant.

 

 

 

* * *

 

 

 

 

4.

 

Voisinages

 

 

Les Alentours, Éditions Folle Avoine, Bédée, 2005.

 

     À proprement parler, l'Être n'a pas de centre. Ni sujet (et nous ne saurions tenir ce rôle afin de lui être « un » centre) ni objet (pas de point de fixation ou de cristallisation qui l'arrête et le cerne en le figeant). Toujours situé comme sur nos entours, nos alentours, il tient du halo ou du champ vibratoire, s'accordant à notre attente, à notre entente et à notre attention comme un « proche-lointain » qui se laisse esquisser des yeux et s'offre à l'ouïe, à l'odorat, à l'intuition mais s'esquive dès que notre main s'approche ou lui fait un signe trop insistant.

 

     L'événement a toujours lieu juste à côté, dans le silence et dans l'écart. Présence d'un arbre ou chant d'un oiseau, « pinceau de lumière », et cette « justesse », nous lui sommes souvent « mystérieusement accordés ». Nous avons cependant, dans l'ordinaire des jours où dominent nos préoccupations, à vaincre « notre indifférence » en rétablissant en nous « le plus âpre dénuement » et « cet état de silence/ d'où se lèvent les mots ». À ce prix, l'éveil est possible dans un monde remis à neuf, « dans une respiration/ assez large pour couvrir la journée ». Et le rythme nycthéméral entre alors dans la grande simplicité où « rien ne pèse » : la clarté des choses s'allie à celle de l'esprit.

 

     Toutefois la pluie établit à sa guise les territoires et elle partage l'espace entre un ici et une contrée placée sous le signe de l'horizon : entre les deux, le rideau, vaporeux, « certain-incertain » de l'ondée, qui « n'aura livré/ qu'une éclaircie, un tremblement/ de l'air, une hésitation limpide,/ un frissonnement vite réprimé ». Mais l'intervalle ainsi pressenti s'accompagne d'une plus grave prémonition voire d'une véritable monition :

 

C'est un horizon au plus près de soi,

une sorte de noir défilé où

chacun un jour rejoint l'autre

sans parler, sans dire que

c'est la nuit.

 

* * *

 

C'est ce même horizon

palpitant près de soi qui

continûment s'éloigne.

Pour peu que nous avancions les mains

dans une forme de prière

un silencieux mouvement

nous l'enlève.

 

La palpitation conférée à cette frontière « proche-lointaine » par la pluie lui donne la qualité d'un intransgressable et marque la limite d'un au‑delà qui est peut‑être aussi l'ultime : le « noir défilé » pourrait bien être ce royaume des morts que toutes les religions placent au loin et nous dérobent en même temps qu'elles en parlent. Et le signe ou la « prière », trop précis, trop pressant, alors adressé à cet autre monde possible effarouche l'Être et entraîne son retrait, sa fuite, son élusion… Nous sommes prévenus : l'Être ou la mort ou le dieu, il ne faut les arraisonner, même par un geste de dévotion :

 

Les dieux à l'instar des chauve-souris tracent dans le soir leurs arabesques insouciantes. Ils nous contraignent au silence. Et si dans une forme de prière nous avançons les mains, ils s'éclipsent.

Est-ce pure illusion que d'entendre alors des rires étouffés au loin ?

 

     Alors, ce sera l'humilité et le détour qui prévaudront, l'attention ou l'attente sans résolution, et l'hypothèse seulement aura le droit de se donner carrière sans insister, sans y toucher :

 

Se peut-il que nous puissions recueillir le bruit de leurs pas, le son de leurs voix, les rires aussi de l'autre côté ; que nous déplacions la frontière et que la table mise soit également la leur ?

 

L'homme, le proche, le frère, le voisin, vivant ou mort, encore vivant et déjà convié par ses morts, déjà mort et encore invité par les siens, en appelle à la mesure de toutes choses. La mesure est couleur : le bleu des ardoises ou des volets confronté à l'« irréfragable », le bleu du ciel ou du vitrail perforé de lumière, l'encre qui verse la nuit dans l'eau du jour. La mesure est le paysage imposant son aune aux présents comme aux absents, aux distraits comme aux attentifs ; sa dureté et sa douceur, sa distance et la présence de la haie qui s'impose après l'averse, revivifiée ; le pays devenu paysage a « la ferveur d'un compagnon tranquille quand l'escorte la lumière et que les eaux n'ont d'autre souci que d'exposer une surface lisse ». La mesure est « la distance de la pierre à soi », elle écarte et allie indissolublement. La mesure est « gorge ouverte », celle de l'oiseau qui explose en son chant sans jamais se disperser, ramenant toujours à l'originelle vigueur, celle de l'homme s'essoufflant à ouvrir le sol et à porter l'espace, en un « souffle » pris et repris « au bol/ usé de sa poitrine ». Jusqu'à la limite…

 

     « C'est la limite » qui fait l'homme et fait de lui notre mesure du monde. Le ciel est infini, mais « il se mire/ dans une tête d'épingle » ou une flaque dans le sentier sous le pas. Les choses viennent jusqu'à notre bord, visage, fenêtre, langage, papier, voix et font signe… La lumière même et les branches et le fragment d'horizon, qui tient ciel et mer entre deux bornes claires, dessinent « le point d'où l'on rejoint le plus obscur en soi ». C'est quand cela se renverse ainsi en notre conscience, quand cela se restreint et resserre qu'on approche enfin l'autre, par la mémoire commune, par le lieu commun (vérité partagée et sol natal), et qu'on se connaît enfin des « proches-lointains » qui sont proprement des voisins.

 

     Ce monde de mémoire nous dépasse et englobe : il porte vers l'enfance, la nôtre et l'immémoriale, celle des enfants morts et qui rient quelque part. Il anticipe « une butte de terre dans le petit cimetière »… Nous connaissons la joie et, la lumière, nous sommes « dedans sans même [nous] en rendre compte ». Nous démêlons les jours et que dire de plus de notre cheminement :

 

J'entends les rires des enfants,

les vieux morts — ce trouble mélange

qui rembouge le temps.

 

Je vais au devant de cette ombre.

Là, le futur se voûte,

c'est un ciel sans image.

 

Je m'étonne de la sûreté

de mes gestes, de la pression

du cœur, du fil de mon

sang.

 

La station vive d'un corps en pleine santé et son allant propre restent un mystère ; car le corps se dégrade, se délite avec la même « sûreté »… L'on peut bien sûr imaginer un mythe qui est celui de l'éternel voyant, du cyclope qui finit par crever lui-même son œil unique pour mieux voir et qui recouvre alors « la vue, peut-être même l'innocence./ Celle qui n'ignore pas contre quoi/ butent les jours. » Soudain le monde se mettrait à ressembler au monde, mais, pour nous, au jour la journée, il se ressemble bien peu et, le plus souvent, il ne ressemble encore à rien. Il ne nous fournit d'emblée guère d'appui et nous devons lui imposer notre patience tant que nous en avons la force. Il y a, pourtant, entre « proches-lointains », un signe qui vaut pour tout, un signe qui vaut tout, une parole, un sourire, de voisin à voisin :

 

Il n'a plus d'appui. Ses jambes flageolent. Par endroits le sol cède sous lui. Il s'en extrait malaisément. Mais il avance. C'est la nuit sans trêve. Sous le couvert des nuages la lune embarque. C'est la nuit façonnée comme un outil de bronze retrouvé dans la terre. Il s'arme de patience. Son œil entame la ténèbre et le rebord caillouteux du chemin. Il a les mains assurées, les paumes dures. Elles prennent des pierres coupantes. Le sang ne les tache pas. Lentement ses pupilles s'agrandissent. Il voit. C'est la nuit pourtant mais il voit. En voisin, je m'approche, je le hèle. Il se retourne et joint la parole à son sourire. Bientôt le jour, me dit-il.

 

     C'est ici le cyclope à l'œil crevé qui s'avance dans la nuit comme sur une terre qui roule et croule sous le pied et c'est Chep, le voisin à l'antique vélo, qui « a un combat à mener contre sa jambe malade ». Levé avant le jour, il s'avance dans le monde encore fermé de « la ténèbre », impose au sentier et à l'ombre son pas incertain mais têtu, affronte la roche et la soumet à ses mains comme les hommes de la préhistoire se sont soumis le silex et le bronze. Ce sont les mêmes gestes, la même nuit et la même aube, la même ténacité. Il n'y a plus qu'à ajouter, pour parfaire la preuve et avérer la plénitude de l'humanité ici en jeu, l'intensité discrète d'un salut matinal, simple comme bonjour, associant le mot au sourire. Le voisinage — au sens actif du terme : la faculté d'« être et de vivre ensemble » — malgré l'écart, l'indifférence, la timidité ou la pudeur, les mille aléas de l'existence, révèle son efficience. Respecté en son approche distante, insolite, maladroite, peut‑être incongrue, le voisin véritable — pour chacun d'entre nous, l'homme des entours ou des alentours — devient, par son allant et par son geste, l'hôte, celui qui accueille, celui qu'on accueille, c'est-à-dire le gardien ou l'intercesseur de l'Être.

 

 

* * *

 

     Ainsi, me semble-t-il, dans l'œuvre de Michel Dugué, entre Le Salut à l'Hôte et Les Alentours, la figure de l'hôte a évolué. La confiance a décru en « la bienveillance secrète du tout autre », quel que soit « son règne », et le salut adressé à cette évasive et altière entité, en réponse ou en écho aux mille signes de l'Être, n'a plus l'air d'être agréé avec autant d'évidence. Le poète se tourne désormais plus volontiers vers « les éloignés », ces défunts fraternels qui ont tracé la voie et passé l'horizon, et vers les voisins, ces « proches-lointains ». L'échange de signaux et de saluts se fait plutôt — en une égalité toujours inégale — dans la fraternité et la sollicitude de « mains patientes » qui aiment l'âme et façonnent la mémoire, dans le soleil pâle d'un sourire.

 

Serge Meitinger


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