Serge Meitinger. « Du manque
seul » © : Serge Meitinger. Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Vient de paraître : Miroir brûlé, miroir des analogues, troisième volume de ses oeuvres poétiques, Le Chasseur abstrait éditeur. On peut trouver ce livre avec ses autres ouvrages : Un puits de haut silence (poésie), Les Œuvres du guetteur (poésie), Bornoyages (essais) et L'Homme de désir (récits), parus chez Le Chasseur abstrait, sur Amazon.fr. « Du manque seul »Cuirasse rouge où tout le paysage du
cirque alentour – crêtes acérées des remparts, abrupts
vertigineux et forêts touffues – se forme et déforme à
l'envi en une figure multiple et une, mobile, étirable et
malléable, mais proprement infracassable, le chauffeur accentuant à
plaisir la courbe qu'il trace dans le parking désert en en
faisant crisser le revêtement friable. Le capot de la voiture
flambant neuve, qui se gare en exécutant un parfait arc de
cercle, porte l'univers entier, du sol au ciel, et l'exhausse en
ronde-bosse. Il reflète et amplifie aussi l'amphithéâtre du
cimetière paysager de Grand-Îlet qu'il métamorphose, comme pour
une célébration, en ostensoir, en tabernacle, en reposoir. Le
veuf, car c'est lui, a acheté ce véhicule paré des ultimes
raffinements de la technique peu après le décès de son épouse
pour combler le gouffre intérieur où ne se faisait pas encore le
deuil, pour jeter un pont entre l'absence de l'aimée et la
pléthore inconvenante du monde, trouver un tempérament entre
manque et excès. L'objet se faisant chose, c'est-à-dire à son
tour agent et cause, est devenu médiateur et égaliseur. L'homme
s'est mis à passer de plus en plus de temps dans son automobile,
ou tout autour d'elle, pour en bichonner l'éclat, entretenir sa
pleine capacité à refléter et ainsi capturer le monde, en un
parfait miroir, pour l'adapter à sa propre volonté de mouvement.
Cela ne le consolait pas, mais l'éclairait et lui permettait de
continuer à avancer et à vivre.
En ce samedi, il était venu au crépuscule,
accompagné de sa fille adolescente, rendre visite au tertre de
terre, déjà déformé par les pluies, sous lequel reposait son
épouse, encore en attente du tombeau de pierre qu'il avait
commandé à une entreprise renommée. Comme dans un film, les deux
portières avant du véhicule s'ouvrirent en même temps et d'un
même mouvement. Le père et la fille refermèrent leur porte, qui
claqua discrètement, luxueusement, avec la même synchronisation,
chacun descendant ensuite vers l'arrière de la voiture tout en
considérant son reflet dans la carrosserie, le père avec
satisfaction, la fille avec un sensible agacement. Une pression
souple sur la clef de contact fit se lever le hayon du coffre
avec le bruit délicat d'une mécanique intelligente et
zélée : l'homme en sortit un lourd bouquet composé avec
toute la sophistication d'un savant fleuriste, la jeune fille
quelques branches vertes seulement nouées avec un ruban. Elle les
avait cassées elle-même dans la haie du jardin et attachées avec
le lien qui avait tenu ses cheveux pendant la semaine. Elle se
disait en considérant l'énorme et prétentieuse gerbe maniée par
son père : « Ces fleurs, elles ne ressemblent pas à ma
mère, non elles ne plairaient pas à maman ! » et elle
n'en finissait pas de s'étonner du comportement de celui-ci
depuis le décès de l'épouse, de la mère aimée.
Le coffre refermé, avec un bref soupir de
machine, les deux protagonistes remontèrent vers l'avant de
l'automobile, puis vers l'entrée du cimetière. Les bouquets
inégaux se mirèrent un instant dans les flancs en forme de
bouclier poli des portières avec des effets inégaux : celui
du père qui s'élargit, s'étrécit et soudain s'amenuisa jusqu'à
paraître en lambeaux, infligea à ce dernier une déception
inattendue, un vrai coup au cœur ; celui de la fille, fidèle
à lui-même, à elle-même, souffrit à peine de l'épreuve. Le père
s'avança vers la tombe avec de moins en moins d'assurance et il
tremblait quand il posa sa luxueuse offrande florale bien au
centre, à même la terre, encore humide d'une ondée de fin
d'après-midi. La fille était, elle aussi, émue et elle déposa ses
vertes branches aux pieds de sa mère, en dehors du rectangle
consacré. Côte à côte, ensemble et isolés dans leur chagrin, ils
pleuraient silencieusement.
« Je me demande si ce bouquet
convient. Trop lourd, trop cher, trop voyant, il encombre plutôt
qu'autre chose ! » se
disait-il. « Comment ai-je pu me tromper à ce point ?
C'est Ettie qui a raison avec ces
rameaux arrachés à la haie qu'elle-même planta et entretint tant
d'années durant. » Et il se mit à murmurer sur un mode
psalmodique, quasi intérieurement car il en déborda quelque écume
sur ses lèvres, son nom, son nom d'amour, connu d'eux seuls et,
se concentrant sur ces syllabes, il les mena jusqu'à leur
complète exténuation, espérant de cet épuisement une
intercession. Quand cela résonna en lui comme un appel inconnu,
comme un flux saccadé sans début ni fin issu du fond des choses,
il s'attendit à la voir se lever de son lit de glaise, tout en se
traitant de fou. Il comprit que tel était son vœu le plus
viscéral, le seul, l'impossible, qu'il n'était pas guéri, que
l'absence de l'aimée ne faisait pour l'heure que lui en prouver
l'existence absolue, entière, ailleurs mais en un proche quelque
part, inaccessible.
« Pourquoi m'as-tu abandonnée, moi
qui ne suis pas encore prête pour la vie et qui attends tes
leçons ? Tu me manques, tu me manques follement ! J'ai
ici un gouffre à mes pieds : dans cette tombe, tu n'es plus
personne ; tu y es sans y être, il n'y a personne. Dépouille
mortelle, dit-on : ce qui dépouille surtout les vivants de
la présence aimée sans leur laisser aucune espérance, ni revoir,
ni retour, ni reprise… Il faut accepter cette absence, ce jamais
plus, apprendre à en vivre. » Et elle se concentrait,
derrière ses yeux, sur des images vives, fleurs colorées du
souvenir. Moments clairs, chaleureux où rayonnait la mère :
sourires, caresses, marques d'intérêt, de souci ou de compassion
mais aussi des gestes plus triviaux mais porteurs de sens :
froncements de sourcils, moues, sursauts d'étonnement, tics plus
ou moins perceptibles, réflexes quasi inconscients et toute la
danse plénière du corps pris en son essor le plus banal, le plus
quotidien, à se remémorer comme un ballet souverain qui, en son
temps, exhaussait le monde. C'était sa gerbe posthume.
« Même sans toi, j'ai à devenir mais cette grâce me
porte. »
Ils se recueillirent longtemps sans
bouger, toujours en silence, laissant la nuit tomber sur eux sans
réagir, seuls debout sur ce gradin élevé du cimetière. Ils
reprirent conscience de ce qui les entourait, maintenant dans
l'obscurité, à peu près au même moment, et s'ébrouèrent avec
gêne, comme sortant d'un sommeil très profond. S'aidant des
lueurs célestes qui clignotaient, ils revinrent vers l'automobile
tapie comme un gros caméléon dans le noir et devenue nuit, tous
ses effets abolis – oubliés les crêtes acérées des cirques,
les abrupts, les bois touffus. La fille s'en trouva soulagée et
le père aussi car il commençait à ressentir de la honte pour
avoir tant délégué à la pure et simple mécanique qu'il avait élue
comme intercesseur. Il se disait qu'il devrait bientôt y
réfléchir sérieusement. Chacun monta de son côté, après le bruit
discret mais bien net du déverrouillage des portières, et, dans
la voiture, père et fille se prirent par les mains, serrant fort,
tandis que les yeux éclatants du véhicule, encore immobile,
éclairaient partiellement le monde désert du parking, de la nuit
close, leur dévoilant le vide où ils se devaient d'avancer.
Serge Meitinger |