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Trois poèmes critiques. En hommage à Jacques Garelli, poète.
Mis en ligne le 7 octobre 2001.
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.

Texte paru d'abord dans De la création poétique (autour de l'œuvre de Jacques Garelli), Tome 2 : « Penser le poème » (collectif), Éditions Encre Marine, La Versanne, 2000.

 


TROIS POÈMES CRITIQUES

En hommage à Jacques Garelli, poète

Être partout, toujours…

à propos de L’Ubiquité d’Être suivi de Difficile séjour, Éditions José Corti, Paris, 1986

Il y a sans doute d’abord — Évidence première qui est presque un mythe mais n’en reste pas moins fondatrice — l’expérience abrupte de l’antériorité absolue propre au lieu où l’on est : ce monde-ci nous est un « corps-et-âme » plus ancien que le nôtre, plus clairvoyant aussi :

 

Et voici que se dresse la pente abrupte de votre corps immémorial. Sa pierre ne lui accorde aucune concession. Seul l’oiseau la raie. Pour sûr, quelque chose de vous tombe du soir.

 

Car d’où vient ce qui nous permet de voir et nous rend voyant-visible ? Nous partageons la lumière avec l’œil facetté du granit qui n’est peut-être qu’un voir pétrifié. Et ne sommes-nous pas toujours-déjà pris dans les réseaux sensoriels d’un échange universel ? Nous ne faisons sans doute qu’affirmer une dépendance réciproque quand même nous croyons tenir le monde sous « la » dépendance de nos sens et de notre esprit :

 

La clairvoyance tombée d’en haut. Il lui fallait une futaie pour sévir. Deux yeux donnant corps au silence. Sans tache, immémoriaux. Que votre regard tendu les tienne dans sa dépendance !

 

Quel œil a commencé dans l’immense regard du monde ? Et quel pas, quel rythme sur nos sentiers ? Nulle frontière, qui nous garderait du vide comme une peau, ne passe entre chair et précipice : le Moi revêt l’ubiquité de la pluie saturant un lieu de l’Être sans le cerner ni l’enclore :

 

Je veux qu’on imagine, sous le nom du Moi, une zone, comme la pluie, qu’on imagine son tir, d’un trait, sans mesure et qui subsiste, là.

 

Le Moi est ainsi un faisceau de mouvances tensionnelles, souvent divergentes ou entrecroisées, qui tentent d’inventer un équilibre sans toujours y satisfaire :

 

Dans cette zone de mouvance aux phases d’équilibre en éclats de pétales rompus, un nœud de tensions troque incontinent sa mise.

 

Le travail incessant des forces, des formes et des flux — mouvements internes-externes — remanie sans cesse la structure plastique du corps-conscience traversé de part en part et débordé, débordant sur le monde. Le corps souhaite échapper à la « gangue de la peau », devenant par métamorphose un corps-monde, adéquat encore au corps-conscience, mais en même temps le lieu d’une perte et d’un silence, la faille d’un certain savoir et d’un certain sens :

 

Que leur corps miraculé, un ici, s’échappe de toute part, faisant éclater la gangue désormais écaillée de la peau.

 

De cette zone, j’ausculte un savoir intermittent, dont la charge du silence, propice au recueil, sans jamais le cumul fourvoyé d’un combat, matrice de formes surgies du vide, en un point éloigné de toute histoire, fait rage.

 

Le corps-monde est, avant toute dichotomie qui sépare le sujet-conscient de l’objet-étendu, un lieu travaillé du monde, inséré dans la trame de l’Être, et il est ainsi un « lieu pensant » donnant à la matière prétendument inanimée l’occasion d’émettre, sur ses singuliers réseaux, de « hautes fréquences » de pensée sauvage :

 

C’est dire que dans la rue, pour l’homme à l’écoute, la ville pense. Événement minuscule, au-delà de toute mâchoire, qu’accomplit, en ce lieu, la faim dévorante d’un astre.

 

Le corps-monde est aussi un corps-langage strié de mots qui ne sont pas encore des signes mais des potentiels chargés d’Être : fibres nerveuses saturées de vocables et fibres verbales sillonnées de nerfs à vif, le langage n’est pas un abri mais le « Lieu » violent d’un drame à activer plutôt qu’à déchiffrer où la folle possibilité « ek-statique » d’être tout, partout, se ponctue de finitude et de mort :

 

Il est temps d’activer l’éclat du palimpseste, qui recouvre les traces illisibles de cette mort, non que s’y cache l’empreinte d’un signataire, cet autre, arraché du hasard, vous, moi, qui le suscite en le lisant.

 

En effet, l’expérience ontologique mise en œuvre dans L’Ubiquité d’Être semble achopper au Temps humain, à la précarité de l’être-pour-la-mort : comment « être toujours » ou mieux « être le toujours » du monde ? La présence de la mort travaille et troue constamment le jeu de l’Être, elle néantise ou neutralise des pans entiers du possible : elle interdit ainsi tout facile séjour et contraint le poète à questionner sans cesse à nouveau la rugueuse rigueur du permanent, susceptible de ménager peut-être un mode de survie qui risque toutefois d’être inhospitalier :

 

Moi, rayé, ma mort serait-elle inhospitalière ?

 

C’est le lieu d’un telle survie — a priori peu amène — que tente d’ouvrir l’ensemble des textes réunis sous le titre de Difficile séjour et qui s’écrivent dans la proximité ontologique d’une œuvre sculpturale (dont le volume contient 22 reproductions), celle de Gonzalo Fonseca, impressionnante par le travail qu’elle réserve à la pierre brute. Cette dernière n’est, apparemment, « touchée » que marginalement par le sculpteur qui en préserve ainsi le surgissement sauvage, la présence opaque. Mais, par le polissage et l’historiage de certaines surfaces, l’aménagement de cavités de formes plus ou moins régulières et l’adjonction de fragments sculptés, anatomiques, géométriques ou autres, d’origine visiblement humaine, il en rend « intelligibles » les contours et la forme globale qui emplissent de sens et de temps humains l’espace — brut et travaillé — de la pierre, comme quelque site naturel que l’on aurait agencé pour un culte primitif. La pierre pense et le poète essaie de faire penser les mots au même lieu :

 

Une chose est de parler des pierres. Une autre de fonder le verbe en leur lieu. Car, aussitôt, un champ de tensions irrépressibles se déploie, dont l’instabilité fait exploser toutes les marges du savoir, en même temps que basculent les limites jadis reconnues au bloc éveillé, dont la pointe du geste fixait le séjour.

 

Le verbe poétique — séjournant au plus près de la pierre âpre et sans abri habitable — explore et sculpte à son tour ; il recrée en lui, avec le sentiment aigu de la finitude et une approche quasi tactile de la mort, l’étrange stature du bloc pensant qui est caverne et monument, stèle, crypte, chambre et tombeau. Il parcourt la surface accidentée, « sa peau miraculée d’orange », suppute la qualité du « sommeil compact » propre à la pierre mate et pleine, estime la respiration du roc, pondère le songe minéral par le rêve vibrant de l’homme car, c’est incontestable :

 

Dans le vertige clôturé de la chambre, le corps immémorial poursuit son destin.

 

 

 

D’une certaine ligne flexueuse…

à propos d'Archives du silence (poèmes) suivi de Récurrences du songe (essai), Éditions José Corti, « En lisant en écrivant », 1989

Chacun noue avec les choses un réseau de tensions porté à l’esprit par le rythme traversé d’une chaîne de sons, de couleurs, de lignes non encore prises en formes, de masses chargées de matières et de nom.

 

Notre présence au monde est déjà ce tissu, ce tricot ou ce filet où nous sommes depuis toujours tissés, « noués », mais libre à nous toutefois de faire « filer » une maille, de saisir pour le suivre un des fils de la « chaîne » qui nous entraîne et nous institue rythmiquement (bien qu’en sourdine) : travail qui « porte à l’esprit » l’étoffe du songe qui est le fonds de notre vie. Car notre état de veille reste inséparable d’une zone sensible d’arrière-veille à laquelle il est possible de s’accorder par une sorte de rêve éveillé qui est attente et attention au minime :

 

Soucieux de ce qui vit en creux, attentif à ce qui est moins qu’herbe, mais porte l’évidence accomplie de l’être, ravagé par la beauté de ses contraires, comme les entours terrifiés d’un trèfle, qu’une main calleuse dépose, ce geste, dont la part de silence retranche, voyage potentiel, que convoque une gerbe sise aux confins différés de soi.

 

Il s’agit pour l’homme, né du langage et dans le langage, de se faire un instant le « sol réceptif » d’un état fondamental ou primordial de la matière qui est l’être à l’état naissant, antérieur à toute institution symbolique comme à tout dénombrement quantifié des éléments naturels : « les improbables premiers Donneurs de noms » ont d’abord été regard et écoute, tension et acuité avant et afin de pouvoir « donner nom » :

 

J’imagine la tension de leur écoute, l’acuité de leur regard.

[…]

Je songe au premier caillot, qui s’est bloqué dans leur gorge, à la pastille de sang rauque, qui monte en plein ciel, à l’oreille qui chavire, selon le rythme de partage, que les ressacs d’une houle déposent, quand drague une écume d’azur et de blanc.

 

Le rythme auquel, de la sorte, s’associe le corps sentant, parlant et pensant de l’être humain est celui du monde en sa rumeur. En effet, le rythme est aussi, étymologiquement, le mouvement un et partagé du ressac qui divise sans cesse et rassemble à nouveau. Mais ce n’est là que « première écoute », il faut en imaginer une « seconde » :

 

Plus que la première, j’invoque, ici, la seconde écoute, issue du hasard, au millionième passage, qui découvre sous les vagues, d’imprévisibles points de fixations, des indices de mort sur les grains à peine remués du sable, des lacunes qui appellent, des abîmes qui se happent, mettant en résonance le tourbillon qui creuse et la pose d’un silence sur une chaîne ponctuée de sons.

Soudain, une séquence imprévisible se fêle, un nœud scintille, dont le relief fixe l’amorce anticipée d’un nom.

 

La « seconde écoute » saisit dans la « chaîne » en apparence ininterrompue et monotone du rythme naturel des points de scansion qui rendent totalement imprévisible ou improbable la poursuite indéfinie du mouvement premier. Ce sont là, à la fois, des moments de manque presque imperceptibles et des indices de dureté comme de scintillation. Sur l’abîme ou le silence d’un défaut, d’une faille, d’une petite mort s’érige l’appel d’un « nom » qui, comme un astre, fixe sans figer et retient sans arrêter. L’ensemble de la « chaîne » ou du rythme en devient soudain visible et lisible et le parcours de la « séquence imprévisible » peut se faire ligne (flexueuse) ou phrase (baroque), selon que l’on veut suivre Léonard de Vinci ou Mallarmé. L’œuvre picturale n’est-elle pas, selon le Traité de la Peinture relayé par Ravaisson, tributaire de « la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue… une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur » ? Quant à Mallarmé qui, d’une certaine manière, tient la syntaxe pour l’axe générateur du poème, il lui importe fort de réussir à rythmer son texte comme une « longue phrase baroque.. où succède à des rentrées en l’ombre, après un remous soucieux, tout à coup l’éruptif multiple sursautement de la clarté ». Toutefois la phrase comme la ligne ne visent qu’à célébrer, dans et par leur propre mouvement, le dynamisme intérieur à la matière vive et, par une constante mise en abyme des éléments, des lieux, des moments, des sensations les uns par rapport aux autres, par la saisie des points-sources où se fixent et scintillent les nœuds des relations à l’œuvre dans l’œuvre du monde, ligne et phrase miment et rejouent sans cesse pour nous l’allure et la métamorphose d’un « apparaître » agissant qui est aspiration à l’Être et venue en présence : le poème qui devient ainsi « ligne flexueuse » et « phrase baroque » produit moins d’illusoires échos que les conditions mêmes de notre expérience primitive et cependant quotidienne du monde et de l’être-au-monde.

 

Mais cette remontée vers la genèse de notre perception se veut en même temps un transport, un « transfert » ou un « transit » — une métaphore — vers « la jeunesse du monde » : le poète qui, à partir de son expérience préréflexive, accompagne ou anticipe le lacis d’une telle ligne, le progrès d’une telle phrase a l’impression d’assister, en un spectacle enfin primordial, à la naissance du monde, à l’émergence de l’ordre même et de la clarté des choses dans lesquels il est lui-même « raciné ». Il en arrive ainsi à « donner un nom » au commerce qu’entretient avec la nuit la lumière stellaire :

 

Ici, l’acte de nomination cherche à s’accorder à la poussée des nombres, dans la mesure où il déploie ce que la lumière, en ses fins de parcours les plus ténus, qui sont, de la Merveille, notre unique partage, recèle d’infini, en ce qu’elle accorde d’entrevoir.

 

Toutefois l’étoffe du songe cosmique ici magnifié —dont la ligne ou la phrase font et défont sans cesse le réseau, d’un seul et même geste —est celle d’une « gigantesque Névrose » qui tisse et noue en un unique et merveilleux « événement », à la fois transindividuel et individué, un « absolu vécu en sa ponctualité présente » :

 

Toutes ces branches, certes, ne portent point d’idées réelles, telles que seules en incombe à la force suspendue, qui transfère jusqu’aux confins de la lumière, les parcours soudain arrêtés d’une vitesse, d’où fuse, ancienne, l’image bifurquée mais pure d’une constellation.

 

C’est alors le « moment cosmomorphique d’un jeu fabuleux qui se joue dans l’incertitude d’autres Mondes » et Jacques Garelli pulvérise nos horizons, nous initiant en majeur au délire du ciel nocturne et à la plus souveraine ubiquité qui soit :

 

Ainsi m’est venue l’idée de traiter la nuit, en ses pertes et en ses fuites, non comme l’œuvre d’Un ou de plusieurs dieux — Combien de relais à l’Ouvrage ? — ni comme le fruit nécessaire d’une cascade de hasard  — Les aveugles ne voient guère mieux que les voyants dans le noir ! — Mais comme une gigantesque Névrose, dont l’absence de titulaire signerait la démesure de la Folie. Comme tout ce qui advient en l’Univers passe par le périple transitoire de l’individu, fût-il ou non localisable, j’ai saisi ce moment de grâce et d’énergie sous le nom de Folle. Car la Folle, comme la Grâce et l’énergie, est toujours ailleurs !

Or, si le ciel en son énoncé, est du genre masculin, la femme, de toute évidence, en ses mystères est nocturne ! J’ai tenté, dès lors, de marier la Folle avec elle-même, c’est-à-dire avec les astres cannibales, qu’elle expurge de ses nébuleuses et qui se nourrissent de ce qu’elle dévore.

Jadis, un poète titulaire de plusieurs désastres, adressa, sans retour, un message à la Voyante. Peut-on dire, aujourd’hui, que le ciel voit ? Ne pouvant récuser ni affirmer pareille réponse, ce soir, j’écris pour les Naines Blanches !

 

Ou comment lire et « dé-lire », dans le sens même de notre ubiquité et selon « la ligne flexueuse » de la plus baroque des phrases, des clichés de la NASA (nombreux en le livre) nous montrant des étoiles, comme les naines blanches, s’éloignant de notre système solaire à des vitesses astronomiques et préfigurant ce qui sera la fin de notre galaxie ! Immémorial, le passé, le futur de l’Être !

 

 

 

Miroirs éclatés d’encre…

à propos de L’Entrée en démesure (poème) suivi de L’Écoute et le regard et de Lettre aux aveugles sur l’invisible poétique (essais), Éditions José Corti, « En lisant en écrivant », 1995

L’appel au poème, l’appel du poème est une déferlante, qui noie, et dissout tous les repères. Pourtant, ici, nulle « vésanie », il ne s’agit nullement de l’état pathologique d’une raison perturbée :

 

L’entrée en démesure n’implique aucunement un sacrifice aux puissances anarchiques qui s’effondrent tôt ou tard dans l’incohérence, ni le culte du bruit et de la fureur.

 

Il y va de l’effacement progressif des marques, des effigies, des simulacres et des noms. D’où le caractère parfois nostalgique de ce pèlerinage en une zone, qui, d’elle-même, se congédie.

 

Le verbe, ainsi délié de toute détermination préétablie et lancé en avant avec un dynamisme effréné, accomplit sur place une prodigieuse accélération lyrique du sentir et du pâtir comme du penser qui arrache à « la réalité empirique » pour promouvoir la dimension plénière de « l’imaginaire ». Cette dernière, qui ne se réduit ni à la fantaisie sans poids de l’invention ludique ni aux charmes délétères d’une série d’entrechats sur le néant, fait « paraître » enfin ce qui, sans elle, demeure invisible (et le reste d’ailleurs en partie) : elle donne ou laisse sa chance à ce qui, n’étant pas (non ens), n’est pourtant point « quelque chose de contraire à l’Être, mais seulement quelque chose d’autre » (Platon). C’est cette altérité qu’il faut être capable d’envisager et de porter en avant, c’est elle qui nous ramène à l’état premier, émergeant, de notre rapport au monde, encore préindividuel, préréfléchi, extraconceptuel, « état » duquel notre inventivité doit sans cesse repartir à neuf pour aller plus loin que toutes les déterminations déjà engrangées par l’humanité comme par notre histoire personnelle. L’imagination créatrice est ainsi « le fondement » dans lequel s’enracine la possibilité intrinsèque de toute connaissance de l’Être s’enlevant sur le fond du non-étant (non ens) et de tout progrès subséquent…  Ce n’est pas toutefois sans une certaine « nostalgie » car, vivant l’intense bouillonnement de l’imaginaire, il ne faut succomber à l’illusion : l’imaginaire n’est pas le réel et ne saurait le devenir, l’imaginaire ne cesse de, cruellement parfois, « se congédier » pour demeurer lui-même…

 

Le poème rêvé, médité, écrit, puis imprimé, est bien un « miroir d’encre » mais c’est un « miroir éclaté ». Non le reflet fidèle, c’est-à-dire ressemblant, d’une réalité que, par ailleurs, il nie ou défait mais le reflet déformant et multipliant, dilacérant aussi et torturant de ce qui est et apparaît d’abord comme étant… Rien de ce qui est réel ou étendu n’y demeure intact ou inviolé. Torture, supplice, anamorphose et métamorphose… Il peut en résulter un déchirement de l’esprit et du cœur où coule le sang d’une plaie imaginaire mais battante… « Miroirs éclatés d’encre…  » : c’est par référence au Chinois, peintre et poète, écrasant durement le bambou effilé qui est son pinceau-stylet sur le papier et éclaboussant de points d’encre la page vierge. Taches, lignes ou dragon-chimère, trait enlaçant, rassemblant, éparpillant et ramassant ce qui n’est plus le réel mais plus-que-réel bien qu’irréel, ce qui, arraché à la nuit, lui est restitué marqué du sceau compliqué, paradoxal et inverse, de l’individu non encore constitué mais travaillant, toujours et encore, à « s’individuer » :

 

Or, ce qu’il y a d’un peu étrange, c’est comme l’individu, quelque part, dans sa carapace, tendant au-dessus du front ses antennes et ses pseudopodes, du seul fait qu’il se contracte, qu’il se distend ou qu’il pense, qu’il s’agisse d’une crique aux rêves absolus de crabes ou des affres qui se mêlent à l’Encrier-Montagne, recompose, mais à l’envers, en ses miroirs éclatés d’encre, quelque chose qui tient de la nuit des mondes.

 

L’individu, ainsi présenté, revêt encore l’ubiquité de qui n’est pas arrêté en une identité et/ou une altérité déjà partagées et cloisonnées mais demeure comme un système métastable en équilibre précaire autour d’un « état » transitoire toujours sur le point de se déphaser, de « s’individuer » autrement selon des voies, des coulées, des tracées non encore figées, lignées, calculées…  Cet individu n’est d’ailleurs pas spécifiquement seulement occasionnellement humain : la Galactée, évoquée dans les deux premiers mouvements de cette symphonie cosmique et stellaire qu’est L’Entrée en démesure, est à la fois femme et déesse, planète et nébuleuse, elle qui croise en son nom et en son être la nymphe Galatée et notre Voie lactée. Le Chambellan, qui domine le second mouvement, est celui quel que soit son règne qui « réfléchit », en lui et hors de lui, au double sens du terme, le dynamisme logique des nombres et des formes-mouvements chiffrables et chiffrées. Il est une constellation mouvante et pensante, un individu sans ego. Braconnier de l’Être et contrebandier des Raisons d’être, traqueur et parfois prédateur, il ne s’abaisse pas aux menus trafics qui visent l’infime profit d’un compte enfin rond et bien circonscrit ou d’un horaire stable :

 

« Mais les fugues, pense-t-il, la passion en gerbe des musiciens, les dialectiques aux parcours ailés, les noèmes en fleurs ? Faut-il les enclore en une enceinte de jardinier, pour célébrer avec un guide leur énigme et leurs curiosités transies de noms aux parfums graves, ou les saisir abruptes, en des bosquets interdits, traversés de biefs aux ruptures de niveaux sauvages ?

Car, comment, hormis accroc, se rejoindre dans la distance, se fixer ou se renvoyer, quand il n’est plus même question pour les tables jadis imparables de fréquences, de prédire l’avancée invisible d’un astre, dont le cours se mesure aux scrupules qui s’éveillent, quand vient à se brouiller le réseau établi des avances et des retards ? »

 

Pour que le jeu reste le Jeu du Monde et que l’infini continue à souverainement réaffirmer le Hasard sans s’y perdre, il faut s’en prendre radicalement aux privilèges de l’Un et de l’indivisible, de l’individu et de l’Éternel. Nouvel lgitur, ayant fait l’expérience ambivalente du Coup de Dés, le Chambellan peut moduler en clausule ou en coda :

 

Déchirant l’ancestrale partition, qui n’a fait grâce qu’à l’Unique et aux multiples combinaisons des nombres, « l’individu est une nostalgie » dit-il. « C’est le simulacre de l’infini qui se pulvérise et pour se rattraper, en chacun de nous, mais en vain, se dénombre ! »

 

Car ce mauvais infini est sous le signe et la dépendance du Gestell, c’est-à-dire, selon le terme heideggérien, « du mécanisme implacable et aveugle né de l’esprit de détermination et de réduction technique qui s’est emparé de notre planète ». Ce verrouillage, ou cet « arraisonnement » (où l’on entend le triomphe de la raison ratiocinante et mesquine), est la cause majeure des grandes catastrophes écologiques des tout derniers siècles, qu’il s’agisse d’écologie naturelle, d’écologie humaine ou de celle de l’esprit… « L’individu érigé en Éternel tue » et d’abord ceux qui ont fait du débordement perpétuel sur les marges leur Raison de vivre et de mourir, les explorateurs inspirés des franges de l’Être confinant aux « non-choses », essentielles : Van Gogh, Hölderlin, Nerval, Artaud, Mozart… À cette hécatombe, sans connotation sacrée ou sacrificielle hélas ! le poète oppose, pour éviter encore un peu le « trou noir » final et peut-être inéluctable, l’injonction empruntée à Lao-Tseu : « Obscurcir l’Obscur !… » Il convient d’approfondir et d’aggraver par tous les moyens les apparents dysfonctionnements de la machine raisonnante qui place les bornes et forge les barreaux, cadenasse les geôles, géométrise les cellules, de parier sur ses ratés et de provoquer tous les courts-circuits possibles et imaginables… D’explorer les lacunes, les interstices, les failles pleines d’oubli et d’inconnu… Il s’agit bien, en effet, encore et toujours, d’imagination, d’imaginaire, du potentiel, du possible et de l’improbable auxquels on laisse courir leur chance, rouler leurs chiffres, leurs images et leurs signes qui ne se totalisent jamais en compte rond, en « Sainte croyance » ou en profit, mais demeurent actifs et mouvants, efficients, dans le Jeu qu’ils contribuent à perpétuer, à entretenir et à remettre continûment à jour et au jour — dans le Jeu du Monde…

 

C’est à ce seul prix que « l’écoute et le regard » peuvent rester neufs et refleurir sans cesse en étonnement. À ce prix que « l’invisible poétique », dont les aveugles ont sans doute une plus juste idée que les voyants, fait signe et montre tout en se donnant pour « non-étant » (non ens), non-chose ou « néant » (en un sens qui s’écarte délibérément de l’ontologie classique), ou pour le « vide » (pour parler comme le Chinois), c’est-à-dire comme l’In-visible, l’In-audible, l’Im-palpable et l’In-su constituants.

Serge Meitinger

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