Trois poèmes critiques. En hommage à Jacques Garelli, poète. Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995. Texte paru d'abord dans De la création poétique (autour de l'uvre de Jacques Garelli), Tome 2 : « Penser le poème » (collectif), Éditions Encre Marine, La Versanne, 2000.
TROIS POÈMES CRITIQUESEn hommage à Jacques Garelli, poèteÊtre partout, toujours…à propos de L’Ubiquité d’Être suivi de Difficile séjour, Éditions José Corti, Paris, 1986Il y a sans
doute d’abord — Évidence première qui est
presque un mythe mais n’en reste pas moins fondatrice — l’expérience
abrupte de l’antériorité absolue propre au lieu où
l’on est : ce monde-ci nous est un « corps-et-âme »
plus ancien que le nôtre, plus clairvoyant aussi : Et voici
que se dresse la pente abrupte de votre corps immémorial. Sa pierre ne
lui accorde aucune concession. Seul l’oiseau la raie. Pour sûr,
quelque chose de vous tombe du soir. Car
d’où vient ce qui nous permet de voir et nous rend voyant-visible ?
Nous partageons la lumière avec l’œil facetté du
granit qui n’est peut-être qu’un voir pétrifié.
Et ne sommes-nous pas toujours-déjà pris dans les réseaux
sensoriels d’un échange universel ? Nous ne faisons sans
doute qu’affirmer une dépendance réciproque quand
même nous croyons tenir le monde sous « la »
dépendance de nos sens et de notre esprit : La
clairvoyance tombée d’en haut. Il lui fallait une futaie pour
sévir. Deux yeux donnant corps au silence. Sans tache,
immémoriaux. Que votre regard tendu les tienne dans sa
dépendance ! Quel
œil a commencé dans l’immense regard du monde ? Et quel
pas, quel rythme sur nos sentiers ? Nulle frontière, qui nous
garderait du vide comme une peau, ne passe entre chair et précipice :
le Moi revêt l’ubiquité de la pluie saturant un lieu de
l’Être sans le cerner ni l’enclore : Je veux
qu’on imagine, sous le nom du Moi, une zone, comme la pluie, qu’on
imagine son tir, d’un trait, sans mesure et qui subsiste, là. Le Moi est
ainsi un faisceau de mouvances tensionnelles, souvent divergentes ou
entrecroisées, qui tentent d’inventer un équilibre sans
toujours y satisfaire : Dans
cette zone de mouvance aux phases d’équilibre en éclats de
pétales rompus, un nœud de tensions troque incontinent sa mise. Le travail
incessant des forces, des formes et des flux — mouvements
internes-externes — remanie sans cesse la structure plastique du
corps-conscience traversé de part en part et débordé,
débordant sur le monde. Le corps souhaite échapper à la « gangue
de la peau », devenant par métamorphose un corps-monde,
adéquat encore au corps-conscience, mais en même temps le lieu
d’une perte et d’un silence, la faille d’un certain savoir et
d’un certain sens : Que leur
corps miraculé, un ici, s’échappe de toute part, faisant
éclater la gangue désormais écaillée de la peau. De cette
zone, j’ausculte un savoir intermittent, dont la charge du silence,
propice au recueil, sans jamais le cumul fourvoyé d’un combat,
matrice de formes surgies du vide, en un point éloigné de toute
histoire, fait rage. Le
corps-monde est, avant toute dichotomie qui sépare le sujet-conscient de
l’objet-étendu, un lieu travaillé du monde,
inséré dans la trame de l’Être, et il est ainsi un « lieu
pensant » donnant à la matière prétendument
inanimée l’occasion d’émettre, sur ses singuliers
réseaux, de « hautes fréquences » de
pensée sauvage : C’est
dire que dans la rue, pour l’homme à l’écoute, la
ville pense. Événement minuscule, au-delà de toute
mâchoire, qu’accomplit, en ce lieu, la faim dévorante
d’un astre. Le
corps-monde est aussi un corps-langage strié de mots qui ne sont pas
encore des signes mais des potentiels chargés d’Être :
fibres nerveuses saturées de vocables et fibres verbales
sillonnées de nerfs à vif, le langage n’est pas un abri
mais le « Lieu » violent d’un drame à
activer plutôt qu’à déchiffrer où la folle
possibilité « ek-statique » d’être
tout, partout, se ponctue de finitude et de mort : Il est
temps d’activer l’éclat du palimpseste, qui recouvre les
traces illisibles de cette mort, non que s’y cache l’empreinte
d’un signataire, cet autre, arraché du hasard, vous, moi, qui le
suscite en le lisant. En effet,
l’expérience ontologique mise en œuvre dans L’Ubiquité
d’Être semble achopper au Temps humain, à la
précarité de l’être-pour-la-mort : comment « être
toujours » ou mieux « être le toujours »
du monde ? La présence de la mort travaille et troue constamment le
jeu de l’Être, elle néantise ou neutralise des pans entiers
du possible : elle interdit ainsi tout facile séjour
et contraint le poète à questionner sans cesse à nouveau
la rugueuse rigueur du permanent, susceptible de ménager peut-être
un mode de survie qui risque toutefois d’être inhospitalier : Moi,
rayé, ma mort serait-elle inhospitalière ? C’est
le lieu d’un telle survie — a priori peu
amène — que tente d’ouvrir l’ensemble des textes réunis
sous le titre de Difficile séjour et qui
s’écrivent dans la proximité ontologique d’une
œuvre sculpturale (dont le volume contient 22 reproductions), celle de
Gonzalo Fonseca, impressionnante par le travail qu’elle réserve
à la pierre brute. Cette dernière n’est, apparemment, « touchée »
que marginalement par le sculpteur qui en préserve ainsi le surgissement
sauvage, la présence opaque. Mais, par le polissage et
l’historiage de certaines surfaces, l’aménagement de
cavités de formes plus ou moins régulières et
l’adjonction de fragments sculptés, anatomiques,
géométriques ou autres, d’origine visiblement humaine, il
en rend « intelligibles » les contours et la forme
globale qui emplissent de sens et de temps humains l’espace — brut
et travaillé — de la pierre, comme quelque site naturel que
l’on aurait agencé pour un culte primitif. La pierre pense et le
poète essaie de faire penser les mots au même lieu : Une chose est de parler des pierres. Une autre de
fonder le verbe en leur lieu. Car, aussitôt, un champ de tensions
irrépressibles se déploie, dont l’instabilité fait
exploser toutes les marges du savoir, en même temps que basculent les
limites jadis reconnues au bloc éveillé, dont la pointe du geste
fixait le séjour. Le verbe
poétique — séjournant au plus près de la pierre
âpre et sans abri habitable — explore et sculpte à son
tour ; il recrée en lui, avec le sentiment aigu de la finitude et
une approche quasi tactile de la mort, l’étrange stature du bloc
pensant qui est caverne et monument, stèle, crypte, chambre et tombeau.
Il parcourt la surface accidentée, « sa peau miraculée
d’orange », suppute la qualité du « sommeil
compact » propre à la pierre mate et pleine, estime la
respiration du roc, pondère le songe minéral par le rêve
vibrant de l’homme car, c’est incontestable : Dans le
vertige clôturé de la chambre, le corps immémorial poursuit
son destin. D’une certaine ligne flexueuse…à propos d'Archives du silence (poèmes) suivi de Récurrences du songe (essai), Éditions José Corti, « En lisant en écrivant », 1989Chacun
noue avec les choses un réseau de tensions porté à
l’esprit par le rythme traversé d’une chaîne de sons,
de couleurs, de lignes non encore prises en formes, de masses chargées
de matières et de nom. Notre
présence au monde est déjà ce tissu, ce tricot ou ce filet
où nous sommes depuis toujours tissés, « noués »,
mais libre à nous toutefois de faire « filer » une
maille, de saisir pour le suivre un des fils de la « chaîne »
qui nous entraîne et nous institue rythmiquement (bien qu’en
sourdine) : travail qui « porte à l’esprit »
l’étoffe du songe qui est le fonds de notre vie. Car notre
état de veille reste inséparable d’une zone sensible d’arrière-veille
à laquelle il est possible de s’accorder par une sorte de
rêve éveillé qui est attente et attention au minime : Soucieux
de ce qui vit en creux, attentif à ce qui est moins qu’herbe, mais
porte l’évidence accomplie de l’être, ravagé
par la beauté de ses contraires, comme les entours terrifiés
d’un trèfle, qu’une main calleuse dépose, ce geste, dont
la part de silence retranche, voyage potentiel, que convoque une gerbe sise aux
confins différés de soi. Il
s’agit pour l’homme, né du langage et dans le langage, de se
faire un instant le « sol réceptif » d’un
état fondamental ou primordial de la matière qui est l’être
à l’état naissant, antérieur à toute
institution symbolique comme à tout dénombrement quantifié
des éléments naturels : « les improbables
premiers Donneurs de noms » ont d’abord été
regard et écoute, tension et acuité avant et afin de pouvoir « donner
nom » : J’imagine la tension de
leur écoute, l’acuité de leur regard. […] Je songe au premier caillot, qui
s’est bloqué dans leur gorge, à la pastille de sang rauque,
qui monte en plein ciel, à l’oreille qui chavire, selon le rythme
de partage, que les ressacs d’une houle déposent, quand drague une
écume d’azur et de blanc. Le rythme
auquel, de la sorte, s’associe le corps sentant, parlant et pensant de
l’être humain est celui du monde en sa rumeur. En effet, le rythme
est aussi, étymologiquement, le mouvement un et partagé du ressac
qui divise sans cesse et rassemble à nouveau. Mais ce n’est
là que « première écoute », il faut
en imaginer une « seconde » : Plus que
la première, j’invoque, ici, la seconde écoute, issue du
hasard, au millionième passage, qui découvre sous les vagues,
d’imprévisibles points de fixations, des indices de mort sur les
grains à peine remués du sable, des lacunes qui appellent, des
abîmes qui se happent, mettant en résonance le tourbillon qui
creuse et la pose d’un silence sur une chaîne ponctuée de
sons. Soudain,
une séquence imprévisible se fêle, un nœud scintille,
dont le relief fixe l’amorce anticipée d’un nom. La « seconde
écoute » saisit dans la « chaîne »
en apparence ininterrompue et monotone du rythme naturel des points de scansion
qui rendent totalement imprévisible ou improbable la poursuite
indéfinie du mouvement premier. Ce sont là, à la fois, des
moments de manque presque imperceptibles et des indices de dureté comme
de scintillation. Sur l’abîme ou le silence d’un
défaut, d’une faille, d’une petite mort s’érige
l’appel d’un « nom » qui, comme un astre,
fixe sans figer et retient sans arrêter. L’ensemble de la « chaîne »
ou du rythme en devient soudain visible et lisible et le parcours de la « séquence
imprévisible » peut se faire ligne (flexueuse) ou phrase
(baroque), selon que l’on veut suivre Léonard de Vinci
ou Mallarmé. L’œuvre picturale n’est-elle pas, selon le
Traité de la Peinture relayé par Ravaisson,
tributaire de « …la manière
particulière dont se dirige à travers toute son étendue…
une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur » ? Quant
à Mallarmé qui, d’une certaine manière, tient la
syntaxe pour l’axe générateur du poème, il lui
importe fort de réussir à rythmer son texte comme une « longue
phrase baroque.. où succède à des rentrées en
l’ombre, après un remous soucieux, tout à coup
l’éruptif multiple sursautement de la clarté ». Toutefois
la phrase comme la ligne ne visent qu’à célébrer,
dans et par leur propre mouvement, le dynamisme intérieur à la
matière vive et, par une constante mise en abyme des
éléments, des lieux, des moments, des sensations les uns par
rapport aux autres, par la saisie des points-sources où se fixent et
scintillent les nœuds des relations à l’œuvre dans
l’œuvre du monde, ligne et phrase miment et rejouent sans cesse pour
nous l’allure et la métamorphose d’un « apparaître »
agissant qui est aspiration à l’Être et venue en
présence : le poème qui devient ainsi « ligne
flexueuse » et « phrase baroque »
produit moins d’illusoires échos que les conditions
mêmes de notre expérience primitive et cependant quotidienne du
monde et de l’être-au-monde. Mais cette
remontée vers la genèse de notre perception se veut en même
temps un transport, un « transfert » ou un « transit »
— une métaphore — vers « la jeunesse du
monde » : le poète qui, à partir de son
expérience préréflexive, accompagne ou anticipe le lacis
d’une telle ligne, le progrès d’une telle phrase a
l’impression d’assister, en un spectacle enfin primordial, à
la naissance du monde, à l’émergence de l’ordre
même et de la clarté des choses dans lesquels il est
lui-même « raciné ». Il en arrive ainsi
à « donner un nom » au commerce
qu’entretient avec la nuit la lumière stellaire : Ici,
l’acte de nomination cherche à s’accorder à la
poussée des nombres, dans la mesure où il déploie ce que
la lumière, en ses fins de parcours les plus ténus, qui sont, de
la Merveille, notre unique partage, recèle d’infini, en ce
qu’elle accorde d’entrevoir. Toutefois
l’étoffe du songe cosmique ici magnifié —dont la
ligne ou la phrase font et défont sans cesse le réseau,
d’un seul et même geste —est celle d’une « gigantesque
Névrose » qui tisse et noue en un unique et merveilleux « événement »,
à la fois transindividuel et individué, un « absolu
vécu en sa ponctualité présente » : Toutes
ces branches, certes, ne portent point d’idées réelles,
telles que seules en incombe à la force suspendue, qui transfère
jusqu’aux confins de la lumière, les parcours soudain
arrêtés d’une vitesse, d’où fuse, ancienne,
l’image bifurquée mais pure d’une constellation. C’est
alors le « moment cosmomorphique d’un jeu fabuleux qui se joue
dans l’incertitude d’autres Mondes » et Jacques Garelli
pulvérise nos horizons, nous initiant en majeur au délire du ciel
nocturne et à la plus souveraine ubiquité qui soit : Ainsi
m’est venue l’idée de traiter la nuit, en ses pertes et en
ses fuites, non comme l’œuvre d’Un ou de plusieurs dieux — Combien
de relais à l’Ouvrage ? — ni comme le fruit
nécessaire d’une cascade de hasard — Les aveugles
ne voient guère mieux que les voyants dans le noir ! — Mais
comme une gigantesque Névrose, dont l’absence de titulaire
signerait la démesure de la Folie. Comme tout ce qui advient en
l’Univers passe par le périple transitoire de l’individu,
fût-il ou non localisable, j’ai saisi ce moment de grâce et
d’énergie sous le nom de Folle. Car la Folle, comme la Grâce
et l’énergie, est toujours ailleurs ! Or, si
le ciel en son énoncé, est du genre masculin, la femme, de toute
évidence, en ses mystères est nocturne ! J’ai
tenté, dès lors, de marier la Folle avec elle-même,
c’est-à-dire avec les astres cannibales, qu’elle expurge de
ses nébuleuses et qui se nourrissent de ce qu’elle dévore. Jadis,
un poète titulaire de plusieurs désastres, adressa, sans retour,
un message à la Voyante. Peut-on dire, aujourd’hui, que le ciel
voit ? Ne pouvant récuser ni affirmer pareille réponse, ce
soir, j’écris pour les Naines Blanches ! Ou comment
lire et « dé-lire », dans le sens même de
notre ubiquité et selon « la ligne flexueuse »
de la plus baroque des phrases, des clichés de la NASA (nombreux
en le livre) nous montrant des étoiles, comme les naines blanches,
s’éloignant de notre système solaire à des vitesses
astronomiques et préfigurant ce qui sera la fin de notre galaxie !
Immémorial, le passé, le futur de l’Être ! Miroirs éclatés d’encre…à propos de L’Entrée en démesure (poème) suivi de L’Écoute et le regard et de Lettre aux aveugles sur l’invisible poétique (essais), Éditions José Corti, « En lisant en écrivant », 1995L’appel
au poème, l’appel du poème est une déferlante, qui
noie, et dissout tous les repères. Pourtant, ici, nulle « vésanie »,
il ne s’agit nullement de l’état pathologique d’une
raison perturbée : L’entrée
en démesure n’implique aucunement un sacrifice aux puissances
anarchiques qui s’effondrent tôt ou tard dans
l’incohérence, ni le culte du bruit et de la fureur. Il y va
de l’effacement progressif des marques, des effigies, des simulacres et
des noms. D’où le caractère parfois nostalgique de ce
pèlerinage en une zone, qui, d’elle-même, se
congédie. Le verbe,
ainsi délié de toute détermination
préétablie et lancé en avant avec un dynamisme
effréné, accomplit sur place une prodigieuse
accélération lyrique du sentir et du pâtir comme du penser
qui arrache à « la réalité empirique »
pour promouvoir la dimension plénière de « l’imaginaire ».
Cette dernière, qui ne se réduit ni à la fantaisie sans
poids de l’invention ludique ni aux charmes
délétères d’une série d’entrechats sur
le néant, fait « paraître » enfin ce qui, sans
elle, demeure invisible (et le reste d’ailleurs en partie) : elle
donne ou laisse sa chance à ce qui, n’étant pas (non
ens), n’est pourtant point « quelque chose de contraire
à l’Être, mais seulement quelque chose d’autre »
(Platon). C’est cette altérité qu’il
faut être capable d’envisager et de porter en avant, c’est
elle qui nous ramène à l’état premier,
émergeant, de notre rapport au monde, encore préindividuel,
préréfléchi, extraconceptuel, « état »
duquel notre inventivité doit sans cesse repartir à neuf
pour aller plus loin que toutes les déterminations déjà
engrangées par l’humanité comme par notre histoire
personnelle. L’imagination créatrice est ainsi « le
fondement » dans lequel s’enracine la possibilité
intrinsèque de toute connaissance de l’Être s’enlevant
sur le fond du non-étant (non ens) et de tout progrès
subséquent… Ce
n’est pas toutefois sans une certaine « nostalgie »
car, vivant l’intense bouillonnement de l’imaginaire, il ne faut
succomber à l’illusion : l’imaginaire n’est pas
le réel et ne saurait le devenir, l’imaginaire ne cesse de,
cruellement parfois, « se congédier » pour
demeurer lui-même… Le
poème rêvé, médité, écrit, puis
imprimé, est bien un « miroir d’encre » mais
c’est un « miroir éclaté ». Non le
reflet fidèle, c’est-à-dire ressemblant, d’une
réalité que, par ailleurs, il nie ou défait mais le reflet
déformant et multipliant, dilacérant aussi et torturant de ce qui
est et apparaît d’abord comme étant… Rien de ce qui
est réel ou étendu n’y demeure intact ou inviolé.
Torture, supplice, anamorphose et métamorphose… Il peut en résulter un
déchirement de l’esprit et du cœur où coule le sang
d’une plaie imaginaire mais battante… « Miroirs éclatés d’encre…
» : c’est par référence au Chinois,
peintre et poète, écrasant durement le bambou effilé qui
est son pinceau-stylet sur le papier et éclaboussant de points
d’encre la page vierge. Taches, lignes ou dragon-chimère, trait
enlaçant, rassemblant, éparpillant et ramassant ce qui
n’est plus le réel mais plus-que-réel bien
qu’irréel, ce qui, arraché à la nuit, lui est
restitué marqué du sceau compliqué, paradoxal et inverse,
de l’individu non encore constitué mais travaillant, toujours et
encore, à « s’individuer » : Or, ce
qu’il y a d’un peu étrange, c’est comme
l’individu, quelque part, dans sa carapace, tendant au-dessus du front
ses antennes et ses pseudopodes, du seul fait qu’il se contracte,
qu’il se distend ou qu’il pense, qu’il s’agisse
d’une crique aux rêves absolus de crabes ou des affres qui se
mêlent à l’Encrier-Montagne, recompose, mais à
l’envers, en ses miroirs éclatés d’encre, quelque
chose qui tient de la nuit des mondes. L’individu,
ainsi présenté, revêt encore l’ubiquité de qui
n’est pas arrêté en une identité et/ou une
altérité déjà partagées et
cloisonnées mais demeure comme un système métastable en
équilibre précaire autour d’un « état »
transitoire toujours sur le point de se déphaser, de « s’individuer »
autrement selon des voies, des coulées, des tracées non encore
figées, lignées, calculées… Cet individu n’est
d’ailleurs pas spécifiquement seulement occasionnellement humain :
la Galactée, évoquée dans les deux premiers mouvements de
cette symphonie cosmique et stellaire qu’est L’Entrée en
démesure, est à la fois femme et déesse,
planète et nébuleuse, elle qui croise en son nom et en son
être la nymphe Galatée et notre Voie lactée. Le Chambellan,
qui domine le second mouvement, est celui quel que soit son règne qui « réfléchit »,
en lui et hors de lui, au double sens du terme, le dynamisme logique des
nombres et des formes-mouvements chiffrables et chiffrées. Il est une
constellation mouvante et pensante, un individu sans ego. Braconnier de
l’Être et contrebandier des Raisons d’être, traqueur et
parfois prédateur, il ne s’abaisse pas aux menus trafics qui
visent l’infime profit d’un compte enfin rond et bien circonscrit
ou d’un horaire stable : « Mais
les fugues, pense-t-il, la passion en gerbe des musiciens, les dialectiques aux
parcours ailés, les noèmes en fleurs ? Faut-il les enclore
en une enceinte de jardinier, pour célébrer avec un guide leur
énigme et leurs curiosités transies de noms aux parfums graves,
ou les saisir abruptes, en des bosquets interdits, traversés de biefs
aux ruptures de niveaux sauvages ? Car,
comment, hormis accroc, se rejoindre dans la distance, se fixer ou se renvoyer,
quand il n’est plus même question pour les tables jadis imparables
de fréquences, de prédire l’avancée invisible
d’un astre, dont le cours se mesure aux scrupules qui
s’éveillent, quand vient à se brouiller le réseau
établi des avances et des retards ? » Pour que le
jeu reste le Jeu du Monde et que l’infini continue à
souverainement réaffirmer le Hasard sans s’y perdre, il faut
s’en prendre radicalement aux privilèges de l’Un et de
l’indivisible, de l’individu et de l’Éternel. Nouvel
lgitur, ayant fait l’expérience ambivalente du Coup de Dés,
le Chambellan peut moduler en clausule ou en coda : Déchirant
l’ancestrale partition, qui n’a fait grâce qu’à
l’Unique et aux multiples combinaisons des nombres, « l’individu
est une nostalgie » dit-il. « C’est le simulacre de
l’infini qui se pulvérise et pour se rattraper, en chacun de nous,
mais en vain, se dénombre ! » Car ce
mauvais infini est sous le signe et la dépendance du Gestell, c’est-à-dire,
selon le terme heideggérien, « du mécanisme implacable
et aveugle né de l’esprit de détermination et de
réduction technique qui s’est emparé de notre
planète ». Ce verrouillage, ou cet « arraisonnement »
(où l’on entend le triomphe de la raison ratiocinante et
mesquine), est la cause majeure des grandes catastrophes écologiques des
tout derniers siècles, qu’il s’agisse
d’écologie naturelle, d’écologie humaine ou de celle
de l’esprit… « L’individu érigé en
Éternel tue » et d’abord ceux qui ont fait du
débordement perpétuel sur les marges leur Raison de vivre et de
mourir, les explorateurs inspirés des franges de l’Être
confinant aux « non-choses », essentielles : Van
Gogh, Hölderlin, Nerval, Artaud, Mozart… À cette
hécatombe, sans connotation sacrée ou sacrificielle hélas ! le poète oppose, pour éviter encore un peu le « trou
noir » final et peut-être inéluctable,
l’injonction empruntée à Lao-Tseu : « Obscurcir
l’Obscur !… » Il convient d’approfondir et
d’aggraver par tous les moyens les apparents dysfonctionnements de la
machine raisonnante qui place les bornes et forge les barreaux, cadenasse les
geôles, géométrise les cellules, de parier sur ses
ratés et de provoquer tous les courts-circuits possibles et imaginables…
D’explorer les lacunes, les
interstices, les failles pleines d’oubli et d’inconnu… Il
s’agit bien, en effet, encore et toujours, d’imagination,
d’imaginaire, du potentiel, du possible et de l’improbable auxquels
on laisse courir leur chance, rouler leurs chiffres, leurs images et leurs
signes qui ne se totalisent jamais en compte rond, en « Sainte
croyance » ou en profit, mais demeurent actifs et mouvants,
efficients, dans le Jeu qu’ils contribuent à perpétuer,
à entretenir et à remettre continûment à jour et au
jour — dans le Jeu du Monde… C’est
à ce seul prix que « l’écoute et le regard »
peuvent rester neufs et refleurir sans cesse en étonnement. À ce
prix que « l’invisible poétique », dont les
aveugles ont sans doute une plus juste idée que les voyants, fait
signe et montre tout en se donnant pour « non-étant »
(non ens), non-chose ou « néant »
(en un sens qui s’écarte délibérément de
l’ontologie classique), ou pour le « vide » (pour
parler comme le Chinois), c’est-à-dire comme l’In-visible,
l’In-audible, l’Im-palpable et l’In-su constituants. Serge Meitinger |