Serge Meitinger : Jean-Paul
Hameury ou
l'homme de tangence.
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995.
Il vient de publier deux volumes de ses œuvres : Un puits de haut silence et Bornoyages du champ poétique, tous deux en 2008 aux éditions du Chasseur abstrait.
Ci-dessous repris en hommage à Jean-Paul Hameury récemment décédé et avec l'accord du Journal des Poètes, cet essai fut publié d'abord dans Le Journal des Poètes, n°
6-7 (54e année),
p. 16-17, octobre-novembre 1984.
Mis en ligne le 8 mars 2009.
Jean-Paul
Hameury ou
l'homme de tangence
Le
poème est épreuve et preuve de la limite ; il accompagne la frontière
équivoque où s'inversent les signes, quêtant l'improbable point de tangence où
s'ouvrira l'issue fatale — c'est-à-dire la sortie vers l'arrière-pays,
l'autre rive ou le toutautre, à chacun impartie par son destin.
Contrairement
à la plupart des humains, le poète se fait ainsi « homme de tangence,
homme de gué » (Cette autre rive,
p. 65) et l'inventaire des limites, le compagnonnage des frontières
privilégient des heures, des moments, des sites de l'être :
Combien peu s'arrêtent
dans la lente
avancée de l'aube,
dans la suturebrève
du crépuscule.
Ils préfèrent se
livrer au plein midi,
à la ténèbre dure, et
cependant
midi, minuit, manquent
de dissidences.
Qu'ils aillent plutôt
aux grèves
du matin, du soir, où
jour et nuit feignent
de s'opposer.(Cette autre rive, p. 45)
Toutefois
cette avancée dans les crépuscules, entre les berges du temps, ne comble
pas ; elle aiguise seulement l'attente, l'attention, car tenir n'est pas
notre lot :
À peine a-t-on touché
la rive
qu'elle nous est
ravie.
Saisir, cela nous est
permis,
mais retenir ?
Nos mainsqui enserrent les choses et
les veulentgarder,
nos mains, toujours,
finissent par
céder ;
elles s'en vont alors
les choses,
tout autres,
inchangées cependant,
et glissent
hors du noir caillot
qui nous reste. (Cette autre rive, p. 23)
Pourtant,
comme récompense imméritée d'une longue patience, d'une longue passion, déliée des attentes et des attitudes, il
reste — il doit rester toujours — la possibilité quasi-miraculeuse
du don gratuit — plutôt que de la rémunération dialectique —, du
consentement toujours fragmentaire de l'être à l'offrande :
Tout est là offert qui
pourtant
se dérobe. Or il
arrive qu'une
parcelle morcelée se
glisse
dans notre main et
pèse alors
contre la paume
aussi fortement qu'uneépaule de femme,
autant qu'un nouvel
astre
levé aux limites du
monde.
Et lecercle sedéfait,
et tout s'y vient
placer,
s'en échappe ou y
demeure
sereinement.
L'innombrable, infime,
mesurable, se tient
tout près
du cœur.
Alors, sans qu'on le
veuille ni
le sache, les mains,
prodigues,
ne tiennent plus à
rien.(Cette autre rive, p.67)
Et
le Réel devient ainsi le Sacré au creux fugace de notre paume, — alors
que le plus souvent, dans le temps que nous vivons, le point de tangence reste
immatériel, immémorial, théorique et peut-être imaginaire. Mais, quoi que l'on
puisse penser ou espérer, il faut toujours tenter le passage, car il y a
quelque chose d'inhumain, d'inutilement bestial malgré la pose esthétique ou
morale, à se tenir perpétuellement sous
la limite, sans essor, en deçà de l'être, comme le font la plupart des héros (ou
anti-héros) des Chroniques :
Celui-ci
s'était fait une gloire de vivre en lisière. Retiré des habituels passages,
couturé par les nuits, il mesurait désirs, caresses, et tenait en laisse les
meutes que l'on sait.
Il
espérait sculpter sa vie. […]
Quand
il comprit, il était trop tard. Ses membres devinrent de pierre ; ses yeux
se fermèrent […]
Demeura
quelque temps cette statue très belle, très inutile, à l'écart de tous les
chemins.
Et
de cette œuvre que chacun, autrefois, eût pu contempler, restent ces monceaux
de poudres que dispersent dans les vents, en ce moment même, tous ceux qui
passent. (Chroniques, p. 57)
L'homme
doit donc faire l'expérience des passages — fussent-ils semblables à l'absence
d'issue ou à une œuvre vouée à l'impossible — car il y va de son être
même de tenter quand même la sortie (de quelque nom qu'on l'appelle) :
Ce à quoi nous
aspirons
cela seul est
indicible
et doit cependant êtredit.
Veiller ne suffit pas,
il faut bâtir.
Or nous n'avons que
sables,
mais c'est desable
qu'il faut
bâtir !
Que d'autres aient
visage de sel,
bouche sans langue,
mais nous,
passeursobstinés ?
Continuons à mesurer
l'espace,
à tracer sentiers et
degrés ;
traquons au-delà des
clôtures,
et que toute frontière
soit levée !
Plus tard,
et si proche déjà
la mort saura donner à
ces maigres épures
l'humaine douceur
qui leur manquait.(Cette autre rive,p. 41)
La
mort : le grand mot est lâché — et il y a du courage à donner son juste
nom à l'issue espérée, à la moins improbable du moins ; tangence, passage,
gué que ne cesse d'explorer le bel ensemble poétique intitulé Brûlant seul, cette veillée funèbre à
deux voix, celle du mort contre celle du vif :
Et voici que semblables
aux bêtes blessées
vous tournez votre
visage
contre la terre.
Mais tant que vous n
'aurezdit oui
au déliement, il vous
faudravous retourner
longtemps dans le
souci
et vous étonner de
voir dans les jardins
les arbres grandir
encore
et vous étonner des
odeurs neuves
que les matins
abandonnent aux vents.(Brûlant seul, p. 25)
Il
faut acquiescer au « déliement », accepter de ne pas savoir, de ne
pas comprendre, de ne pas recevoir de signe. Le vivant évoque et implore de
toute sa mémoire, de tout son amour — et ses mots sont en romain, solides
comme l'illusion :
J'ai lu que des peuples autrefois
plaçaient pour qu'ils renaissent
une cigale dans la bouche des
morts.
Qu'on fasse de même pour
celui-ci ;
qu'on glisse l'amande noire
entre ses dents.
(…)
Puisse alors la terre délivrer
quelque signe !
Qu'elle l'accueille
et qu'il puisse lui demeurer
fidèle
sans crainte d'être
comme autrefois
ce passant coupable et pressé
En
répons, le mort, lui, « délie » — dans l'italique de l'élusion
et de l'esquive :
C'est votre part d'espérer les morts
habiter un autre espace.
C'est votre part de croire
qu'il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d'autres oiseaux.
C'est votre part
de ne savoir penser le rien.
Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d'une plaie.(Brûlant seul, pp. 34 et 35 en
regard)
Il
n'y a pas d'arrière-monde ; l'autre rive est encore celle-ci, la
même ; le tout autre est le Rien
— et mourir c'est entrer dans l'ardeur sobre du néant :
Tu voulais déposer enfin
ce paquet de hardes
cette puanteur.
Tu avais hâte d'en finir.
Désormais tu n'attends plus
ne veux plus.
Que le porche s'ouvre
ou demeure fermé
n'est plus souci.
Tu veilles dans le rien
comme flamme dans les ténèbres
— brûlant seul.(Brûlant seul, p. 71)
Et
face à cette irrécupérable éternité néante, n'oublions pas que le poème n'est
que le fruit du temps et des mots : il n'invente pas de passage, il en
maintient seulement le nom et la voix, il lui fait espace en son souffle. Et le
poème est le propos le plus propre du vivant, l'aveu du désir et de sa
précarité, de l'impuissance, car il y a bien des vœux inutiles :
Puissent mes mots
taupes grises et douces
te suivre sur les chemins
et t'accompagner
parmi les ombres lointaines.
Puissent-ils encore
sur ces terrasses revenus
porter sur leurs flancs terreux
un signe que je saurais lire.
Et
le mort répond sans même un trémolo d'apitoiement :
Voudrais-tu que ces
mots te permettent
d'entrer plus tard
sans trembler
dans « la forêt
obscure »
qu'ils t'aident à
trouver
« le chemin
difficile et sauvage »
qu'ils t'accoutument à
cette puanteur ?
Ils ne seront jamais
pour un impossible gué
que pierres jetées
dans une eau absente. (Brûlant seul, pp. 28 et 29)
Mais
enfin le poème — qui est l'activité la plus gratuite, quant aux besoins
vitaux, la plus facile à annuler, la plus insignifiante et en même temps, par
la saisie des intuitions vitales et fondamentales de l'existence, par la
sincérité de son montage (qui permet de comprendre le mécanisme même de toute
illusion), la chose la plus importante —, le poème, cet exercice
métaphysique, induit la jubilation parce qu'il se révèle d'une manière
exemplaire une pratique heureuse de la désillusion :
Là-haut,
dans les limites des
jardins,
tout ne saurait se
dire.
Jamais nous ne
pourrons décrire
le juste accord
qu'au-delà de toute lisière
savent si bien
parfaire
tant de lumière et
tant de nuit.
Maintes pluies, très
douces,
seront perdues,
mais qu'un filet d'eau
vive,
éperon dans le vaste
lancé, demeure,
et ce sera assez.(Cette autre rive, p.87)
Serge Meitinger
Bibliographie de
Jean-Paul Hameury (à la date de cet article, 1984) :
« L'Archipel de cendres » (poèmes en prose), Éditions
Subervie, 1975.
« Cette autre
rive », Éditions Ipomée, Moulins, 1978.
« Brûlant seul », Éditions La Dogana, Genève, 1982.
« Chroniques »précédé de « L'Archipel de cendres », Éditions Folle Avoine, Romillé, 1983.