Jacques, le paradigme
© : Serge Meitinger. Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.
JACQUES, LE PARADIGME(esquisse d’une approche théorique du “récit déceptif”)[Ceci est le texte d’un corrigé rédigé lié à un devoir de stylistique qui concernait la seconde page de Jacques le fataliste ; ce ne sont que des Indications qui seraient à reprendre.Il faudrait, à partir de ce paradigme, en effet, repérer avec plus de détails dans l’analyse les grands points de ce qui pourrait devenir une véritable approche théorique.] Ce
passage, qui est représentatif de tout le livre d’ailleurs, montre
un double jeu narratif : un narrateur premier (= l’auteur
supposé) raconte en focalisation zéro (c’est-à-dire
sur le mode du narrateur omniscient) à un narrataire lui aussi premier (= un
lecteur inventé pour l’occasion et auquel on suppose des attentes
et des réactions) une histoire dont la teneur la plus
intéressante (= les amours de Jacques) est racontée sur le
mode de la focalisation interne par un narrateur second (= Jacques)
à un narrataire second (= le maître). Toute la
subtilité vient des interférences entre les deux niveaux du
récit car l’auteur supposé a l’intention de faire
éclater les conventions romanesques du pacte narratif ordinaire et
implicite. Nous pourrions définir ainsi “l’horizon
d’attente” (selon Hans-Robert Jauss) de tout lecteur de
roman (nous empruntons certaines catégories à la Poétique
d’Aristote qu’il faudrait réétudier à
l’occasion d’un approfondissement) : 1) un récit a un début, un milieu et une fin,
identifiables comme tels ; 2) les faits
ou les événements narrés doivent s’enchaîner
selon le vraisemblable et/ou le nécessaire ; 3) tout
narrateur est supposé omniscient car rien d’essentiel à la
compréhension de l’intrigue ou au désir (plus ou moins
suspect) de savoir propre au lecteur ne doit rester dans
l’ombre. 4) [Nous
ajouterions un quatrième point, moins saillant ici : tout
récit est censément au passé, le temps de l’aventure
ne saurait guère, sauf dans des cas limites, être contemporain ou
concomitant du temps de l’écriture ou du récit oral (ce
trait prend de l’importance avec certaines formes modernes du
récit).] L’auteur
supposé s’ingénie, ici, à décevoir ces trois
attentes. D’abord il ne situe, en ce début de roman, ni les
personnages, ni les lieux, ni le temps (l’époque),
d’où la question du lecteur : — Et où
allaient-ils ? Le lecteur souhaiterait qu’on réponde le
plus vite possible aux questions : “Qui ?
Où ? Quand ? Pourquoi ?
Comment ?” Plus tard il voudra périodiquement
savoir où l’on en est et vers quelle fin l’on
s’achemine. Ensuite le lecteur cherche une manière de
causalité qui explique l’enchaînement des actions : il
n’obtient d’emblée que la formule du fatalisme de Jacques et
ce fatalisme ne mettant en avant que les manifestations inopinées
d’une prédestination dont la loi reste insondable frustre le
lecteur d’un enchaînement vraisemblable. Enfin le lecteur exige du
narrateur une science complète des faits qui flatte son désir
indiscret ou pervers de savoir (ce n’est pas par hasard
qu’il s’agit d’amours…) et
l’auteur supposé lui révèle, ici, à la fois
l’arbitraire qui détermine habituellement l’omniscience
narrative (c’est pure convention et imagination pure et cette imagination
est invraisemblable) et la précarité de toute
vérité dite ou contée en ce qu’elle tient aux
circonstances et aux limites du narrateur. Pour l’auteur-narrateur, le
fait de faire raconter ce qui est donné pour l’essentiel par
Jacques au lieu de le faire lui-même sur le mode du narrateur omniscient
met à l’épreuve la possibilité même du
récit. Jacques le fataliste n’a pas d’intrigue au
sens classique du terme ; ce qui en tient lieu et qui nous
révèle les limites du romanesque, c’est l’histoire
d’un récit presque impossible, celui des amours de Jacques, et
qui, fuyant et instable, ne cesse de quêter ses conditions d’existence. Ce roman
est un emblème du romanesque : il révèle les
conditions de possibilité et d’impossibilité du
récit en le minant par un incessant jeu de discours. Ce passage met plus
particulièrement en abyme le rapport entre le narrateur-auteur et son lecteur
en redoublant la relation : de fait le maître attend de Jacques la
même satisfaction que le lecteur du narrateur. L’ironie est, mais
c’est le fait d’un narrateur omnipotent faute
d’être omniscient, que l’impatience de l’un comme de
l’autre soit une cause constante de retard. Plus le lecteur pose de
questions, plus le moment du récit s’éloigne ; plus le
maître s’impatiente, plus Jacques bavarde en marge de
l’essentiel. Les
moments de récit, dans ce passage, sont de vrais pièges qui
donnent l’impression de la réalité et de la vérité :
vivacité et rapidité les caractérisent avec l’allure
d’un récit oral (présentatifs, parataxe). Les moments de
discours défont cette impression et sont destinés à
décevoir l’attente de tout lecteur comme de tout auditeur : par
ses apostrophes et ses questions, le narrateur exerce une manière de
chantage sur le lecteur en le menaçant d’un éternel
délai le privant de savoir ou d’une invraisemblance
dommageable à l’effet de vérité
espéré ; Jacques (comme beaucoup d’incontinents
raconteurs qui aiment raconter pour raconter) ne cesse de commenter toutes les
circonstances de ses aventures et frustre son maître de ce que ce
dernier, lui aussi, voudrait savoir et, là, le discours se
fait pléthore verbale presque uniquement “phatique” (et
emphatique !) : « Ah ! monsieur, je ne crois pas
qu’il y ait de blessures plus cruelles que celle du genou. »
Pourtant, nous autres lecteurs, “modernes” largement
prévenus et qui en avons vu d’autres, le Nouveau Roman en particulier,
— nous, les seuls vrais narrataires en fait —, à
chaque reprise même partielle même tendancieuse du récit, ne
cessons de voir renaître, avec l’impression que
« c’est bien ça », notre plaisir et notre
espoir, preuve souveraine de l’omnipotence du seul vrai narrateur,
Diderot. Cette mise en cause du romanesque est aussi le triomphe du roman. Serge Meitinger |