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Jacques, le paradigme…
Mis en ligne le 7 septembre 2001.

© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.

 


JACQUES, LE PARADIGME…

(esquisse d’une approche théorique du “récit déceptif”)

[Ceci est le texte d’un corrigé rédigé lié à un devoir de stylistique qui concernait la seconde page de Jacques le fataliste ; ce ne sont que des Indications qui seraient à reprendre.Il faudrait, à partir de ce paradigme, en effet, repérer avec plus de détails dans l’analyse les grands points de ce qui pourrait devenir une véritable approche théorique.]

 

 

Ce passage, qui est représentatif de tout le livre d’ailleurs, montre un double jeu narratif : un narrateur premier (= l’auteur supposé) raconte en focalisation zéro (c’est-à-dire sur le mode du narrateur omniscient) à un narrataire lui aussi premier (= un lecteur inventé pour l’occasion et auquel on suppose des attentes et des réactions) une histoire dont la teneur la plus intéressante (= les amours de Jacques) est racontée sur le mode de la focalisation interne par un narrateur second (= Jacques) à un narrataire second (= le maître). Toute la subtilité vient des interférences entre les deux niveaux du récit car l’auteur supposé a l’intention de faire éclater les conventions romanesques du pacte narratif ordinaire et implicite. Nous pourrions définir ainsi “l’horizon d’attente” (selon Hans-Robert Jauss) de tout lecteur de roman (nous empruntons certaines catégories à la Poétique d’Aristote qu’il faudrait réétudier à l’occasion d’un approfondissement) :

1) un récit a un début, un milieu et une fin, identifiables comme tels ;

2) les faits ou les événements narrés doivent s’enchaîner selon le vraisemblable et/ou le nécessaire ;

3) tout narrateur est supposé omniscient car rien d’essentiel à la compréhension de l’intrigue ou au désir (plus ou moins suspect) de savoir propre au lecteur ne doit rester dans l’ombre.

4) [Nous ajouterions un quatrième point, moins saillant ici : tout récit est censément au passé, le temps de l’aventure ne saurait guère, sauf dans des cas limites, être contemporain ou concomitant du temps de l’écriture ou du récit oral (ce trait prend de l’importance avec certaines formes modernes du récit).]

 

L’auteur supposé s’ingénie, ici, à décevoir ces trois attentes. D’abord il ne situe, en ce début de roman, ni les personnages, ni les lieux, ni le temps (l’époque), d’où la question du lecteur : — Et où allaient-ils ?  Le lecteur souhaiterait qu’on réponde le plus vite possible aux questions : “Qui ?  Où ?  Quand ?  Pourquoi ?  Comment ?” Plus tard il voudra périodiquement savoir où l’on en est et vers quelle fin l’on s’achemine. Ensuite le lecteur cherche une manière de causalité qui explique l’enchaînement des actions : il n’obtient d’emblée que la formule du fatalisme de Jacques et ce fatalisme ne mettant en avant que les manifestations inopinées d’une prédestination dont la loi reste insondable frustre le lecteur d’un enchaînement vraisemblable. Enfin le lecteur exige du narrateur une science complète des faits qui flatte son désir indiscret ou pervers de savoir (ce n’est pas par hasard qu’il s’agit d’amours…) et l’auteur supposé lui révèle, ici, à la fois l’arbitraire qui détermine habituellement l’omniscience narrative (c’est pure convention et imagination pure et cette imagination est invraisemblable) et la précarité de toute vérité dite ou contée en ce qu’elle tient aux circonstances et aux limites du narrateur. Pour l’auteur-narrateur, le fait de faire raconter ce qui est donné pour l’essentiel par Jacques au lieu de le faire lui-même sur le mode du narrateur omniscient met à l’épreuve la possibilité même du récit. Jacques le fataliste n’a pas d’intrigue au sens classique du terme ; ce qui en tient lieu et qui nous révèle les limites du romanesque, c’est l’histoire d’un récit presque impossible, celui des amours de Jacques, et qui, fuyant et instable, ne cesse de quêter ses conditions d’existence.

 

Ce roman est un emblème du romanesque : il révèle les conditions de possibilité et d’impossibilité du récit en le minant par un incessant jeu de discours. Ce passage met plus particulièrement en abyme le rapport entre le narrateur-auteur et son lecteur en redoublant la relation : de fait le maître attend de Jacques la même satisfaction que le lecteur du narrateur. L’ironie est, mais c’est le fait d’un narrateur omnipotent faute d’être omniscient, que l’impatience de l’un comme de l’autre soit une cause constante de retard. Plus le lecteur pose de questions, plus le moment du récit s’éloigne ; plus le maître s’impatiente, plus Jacques bavarde en marge de l’essentiel.

 

Les moments de récit, dans ce passage, sont de vrais pièges qui donnent l’impression de la réalité et de la vérité : vivacité et rapidité les caractérisent avec l’allure d’un récit oral (présentatifs, parataxe). Les moments de discours défont cette impression et sont destinés à décevoir l’attente de tout lecteur comme de tout auditeur : par ses apostrophes et ses questions, le narrateur exerce une manière de chantage sur le lecteur en le menaçant d’un éternel délai le privant de savoir ou d’une invraisemblance dommageable à l’effet de vérité espéré ; Jacques (comme beaucoup d’incontinents raconteurs qui aiment raconter pour raconter) ne cesse de commenter toutes les circonstances de ses aventures et frustre son maître de ce que ce dernier, lui aussi, voudrait savoir et, là, le discours se fait pléthore verbale presque uniquement “phatique” (et emphatique !) : « Ah ! monsieur, je ne crois pas qu’il y ait de blessures plus cruelles que celle du genou. » Pourtant, nous autres lecteurs, “modernes” largement prévenus et qui en avons vu d’autres, le Nouveau Roman en particulier, — nous, les seuls vrais narrataires en fait —, à chaque reprise même partielle même tendancieuse du récit, ne cessons de voir renaître, avec l’impression que « c’est bien ça », notre plaisir et notre espoir, preuve souveraine de l’omnipotence du seul vrai narrateur, Diderot. Cette mise en cause du romanesque est aussi le triomphe du roman.

Serge Meitinger

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