Journal des sables, ou quelques jours au désert. Mis en ligne le 18 décembre 2001. Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.
JOURNAL DES SABLESou quelques jours au désertUne autre aventure dans le Sud malgacheDimanche 5 août 2001Andavadoaka (Au trou troué)Nous
sommes tout de même sortis de Tuléar, hier vers 14 h 30,
après une ultime réparation effectuée sur la voiture que
nous prête Alizène (trop usée sans doute !). La route
était assez ensablée jusqu’à Ifaty mais nous sommes
vaillamment passés bien que notre allure fût fort lente !
Petit arrêt à Ankilimalinika où nous a accueillis la
vieille A., en pleine forme apparemment malgré les 90 ans et plus
qu’on lui prête ! Repartis après un petit quart
d’heure pour Ankililoaka où nous sommes arrivés à la
nuit tombante. Nous avons dîné dans le village, retrouvant en
pleine rue Zan Batist puis, à l’hotely, Arnault,
nos complices de la caverne[1].
Très mauvais repas comme d’habitude en ces lieux, mais il
n’y a plus rien d’ici Betsioky ! Route dans
l’obscurité heureusement baignée de la pleine lune (comme
le soir de notre visite à la grotte) jusqu’à Betsioky
où nous avons trouvé, à la gendarmerie, toute la famille
pas tout à fait endormie mais pas loin de l’être (il
était près de 21 h). Deux hommes sont arrivés, peu
après nous, pour s’entretenir avec le père de Phil :
des « mercenaires », nous a-t-on dit,
c’est-à-dire des informateurs qui viennent vendre des
renseignements sur les mouvements des voleurs de zébus et qui
préfèrent passer le plus discrètement possible, à
la brune… J’ai bien dormi dans cet étrange local, un ancien
garage à peine converti en logement pour une aussi grande famille,
installation précaire et fort étroite. Dans ce dénuement
(la gendarmerie malgache tient à peine ses agents au-dessus de la
misère), dignité et simplicité des père et
mère de Phil, gentillesse de leur accueil. Repartis
ce matin, tous les trois : Phil, Tahina notre chauffeur et moi,
après le petit déjeuner, vers 8 h. La route de Morombe
n’est vraiment pas bonne et dégage une épaisse
poussière rouge qui nous a maquillés et grimés, nous
teintant des pieds à la tête. La plaine poussiéreuse que
nous avons traversée est assez morne, avec à l’est une
barre grisée et continue de montagnes de moyenne altitude, territoire
des Bara, éleveurs et voleurs de zébus. Ce n’est
qu’une fois atteinte la rive du fleuve Mangoky que le paysage se peuple
et verdoie un peu. Le Samangoky est une assez vaste région fertile,
rationnellement irriguée et bien mise en valeur, densément
peuplée et productive (mais l’on se demande par où et
comment les agriculteurs font partir leurs produits, apparemment pas par la
route, par le fleuve alors ?). L’arrivée sur Morombe est
désolante et désolée. Le goudron déchiqueté
est souvent pire qu’une piste correctement tracée : notre pot
d’échappement nous a brusquement échappé et il nous
a fallu revenir sur nos pas pour le retrouver… Il y a des endroits
où l’on va pour… aller et l’on se dit qu’il faut
vraiment avoir envie ou besoin de venir jusque là pour supporter un
chemin si ingrat et si dénué d’intérêt (je me
disais, je crois, exactement la même chose, il y a dix ans, quand je fis
la même route une première fois). Nous
avons été taxés à l’entrée de Morombe
d’un droit de stationnement de 5 000 FMG (= 5 FF)
pour lequel on nous a délivré deux reçus ! Incongru
en ce vrai désert, où il ne doit passer que deux ou trois
véhicules par jour, mais ce droit a été institué pour
l’éclipse du 21 juin dernier. Morombe étant l’un des
sites où l’éclipse était totale, la région et la cité ont dû
être envahies pendant quelques jours, et ensuite, l’on a maintenu
la taxe, oubliant (sciemment) que l’événement était
désormais bel et bien entré dans le passé ! La ville,
si l’agglomération mérite ce nom, s’étire de
façon lâche et discontinue sur une ligne parallèle au
rivage sablonneux, sans aucun style ni caractère : il n’y a
rien à voir (d’ici la prochaine éclipse totale de soleil du
moins). Repas, en ce dimanche midi quasiment sans âme qui vive, dans une
gargote : un bœuf en sauce bien cuit et plutôt bon. Puis,
sortant de Morombe du côté de l’aérodrome, nous avons
pris la piste pour le lieu où j’écris ceci. Une
épreuve en fait assez dure pour le véhicule : sable,
pierres, boue etc… Mais cela permet de se faire une assez bonne
idée du rivage et je m’explique désormais mon impression
lors du voyage en avion entre Morondava et Tuléar : ce bord de mer
est en fait une gigantesque mangrove, large, épaisse, poussant de fortes
ramifications à l’intérieur des terres visitées de
temps à autre par la mer. Territoire mouvant, incertain, entre
l’eau et la terre, mêlant le sable aux pierres et à la boue,
parfois salée. Le temps est resté couvert toute la
journée, heureusement ! Nous
avons loué ici un bungalow devant la mer en un certain « Coco
Beach », ensemble d’une douzaine de pavillons tenu par un
karane. Le lieu est une pointe ou plutôt une presqu’île de
rochers assez déchiquetés et délités qu’on dirait
calcaires, située face à une île aux falaises du même
genre et à une autre plus basse et plate appelée Nosy Hao
(c’est-à-dire « île-poux » :
à cause de sa forme d’ensemble ?). Les chambres sont juste
au-dessus d’une plage où l’on peut se baigner si l’on
ne craint ni le vent ni les remous. Mais l’ensemble n’a rien
à voir avec Étretat (comme on nous l’avait dit) ;
l’hôtel n’a rien non plus d’un quatre étoiles
(contrairement à la même rumeur) : avec ses tables de nuit de
clinique à quatre roulettes, manifestement achetées à une
vente de surplus médicaux, insolites en ce cadre plutôt… rustique.
Une grande baie s’ouvre au sud, du côté de Manombo, et il y
a vraiment beaucoup de vent, un vent littéralement saoulant ; à
l’extrémité nord de la pointe, face au petit village de
pêcheurs dont les pirogues dorment sur la plage, une statue de la Vierge
drapée en son manteau bleu, intercédant entre la mer et le
hameau. Un seul autre bungalow est occupé, par une dame karane et ses
trois enfants ; son fils aîné déjà rondouillard,
comme sa mère, prenait un visible plaisir de bouche à
déchiqueter des langoustes grillées et autres fruits de mer. Le
patron de l’hôtel nous a assuré que la piste qui relie
Andavadoaka à Manombo par la côte est bien meilleure que celle que
nous avons empruntée pour venir jusqu’ici et qu’elle est
facile pour une 4x4. Nous la prendrons donc demain et elle nous ramènera
à proximité d’Ankilimalinika, car je n’ai, nous
n’avons, vraiment pas envie de faire dans le sens inverse la piste de ce
jour. Mardi 7 aoûtSalary (ou Soalary)-Nord (Village sud)Hier
matin, pris la route un peu avant 8 h, nous informant bien et plusieurs fois de
la direction à suivre pour ne pas nous égarer… et le
supplice a commencé… Enfin, pas tout de suite en
vérité, puisque nous nous sommes accordé le temps, juste
à la sortie d’Andavadoaka, de contempler et de photographier
quelques familles de baobabs, attroupement arboré toujours sympathique
et curieux pour des yeux étrangers (je ne m’explique pas bien
l’intérêt amusé que suscite cette
variété d’arbres mais il est indéniable). Il nous a
fallu contourner un vaste marigot de boue salée avant que de comprendre
que la piste qui conduit vers Manombo est bien pire que l’autre, celle
que nous avions faite la veille, en ce qui concerne le sable du moins… Et
notre chauffeur ne sait pas conduire sur le sable : il a commencé
par y aller doucement, mettant le crabotage à chaque passage plus
sablonneux, ce qui fait avancer au millimètre, alors que sur le sable il
faut rouler vite, le plus vite possible… Nous
avons traversé des paysages variés. D’abord, au sortir
d’Andavadoaka, qui est vraiment une pointe rocheuse
s’avançant toute seule en mer (et sur laquelle le karane du « Coco
Beach » s’est assuré l’exclusivité par une
implantation privative), nous avons longé et parfois chevauché
des platitudes laguneuses, plus ou moins couvertes de végétaux en
une manière de mangrove extensive, nous avons ainsi fendu quelques
plaques d’eau salée qui ont constellé le pare-brise et le
capot — au séchage des cristaux sont apparus. Puis ce
furent des forêts caillouteuses d’épineux et de baobabs, de
grands épineux en gerbes élancées et dissymétriques
que je qualifierais volontiers de « lyriques » par
opposition aux cactus renflés, bedonnants ou aplatis en raquettes…
Impression de détresse au milieu de cette sécheresse
extrême, dénuement, soif et appel, monde où les baobabs,
à cause souvent de leur forme de bouteilles, semblent se réserver
le secret des eaux vitales… Avec, en plus, le sable bouillant et les
pierres acérées, brutales… Il y eut
aussi des passages de plénitude et de fraîcheur
régénérante, comme cette prairie d’herbe courte et
salée, vallonnée et ombragée de nombreux filaos :
nous y trouvâmes un troupeau de zébus paissant paisiblement sans
nul gardien ; curiosité placide de ces grands et beaux animaux, ni
agités, ni méfiants à notre approche, vigilants seulement
avec leurs gros yeux fixes. Reliefs d’un pique-nique, os de poulet et
coquilles d’œufs, les signes décryptés d’un
passage semblable au nôtre : on doute parfois dans le désert
de la communauté des hommes, un rien peut rassurer ; frustration
toutefois de ne pas en savoir plus sur ces prédécesseurs. Ce fut
aussi le lieu et le moment du premier incident : une fissure dans le pont‑arrière,
réparée avec de l’araldite. Les
choses se sont aggravées peu après, quand nous sommes plus
résolument entrés dans un paysage de dunes, jouxtant
d’amples plages. Les entrées et sorties des villages nous furent,
à chaque fois, fatales et il fallut user du treuil pour s’en
tirer. Nous nous trouvâmes à plusieurs reprises l’objet de
la curiosité générale et nous drainions en quelques
minutes un grand concours de peuple, enfants et adultes, discret ou goguenard,
tentant souvent de se rendre utile : nous étions l’attraction
du jour car il ne doit pas passer beaucoup de véhicules en ces hameaux
de pêcheurs, coupés de tout, posés à flanc de dune,
le dos à la mer d’où viennent les vents. Dans un village un
peu plus vaste, accoté à une gigantesque dune blanche,
dessinée par le souffle des alizés avec la stricte découpe
géométrique d’une sculpture moderne, tonnes de sable en
suspens au-dessus du vif, nous prîmes pour point d’ancrage à
l’effort de notre treuil le mât porte-drapeau du fokontany qui se
brisa comme une allumette ! Il fallut pousser, il eût sans doute
mieux valu commencer par là ! Nous marchandâmes le
dédommagement. Nos
déboires ne firent ensuite que s’amplifier. Les mêmes causes…,
nous eûmes de plus en plus souvent recours au treuil et l’ensablement
de notre voiture devint presque systématique malgré les quelques
réflexes acquis par Tahina qui commençait à comprendre
comment conduire sur le sable. Ce, jusqu’au passage sableux où
notre pont-avant, celui qui permet le crabotage, lâcha
définitivement, transformant notre 4x4 en voiture ordinaire, à un
seul pont… Autant dire que les dernières tentatives pour avancer
furent presque vaines : quelques mètres gagnés à
chaque fois pour retrouver le même piège. Nous pûmes
constater au passage à quel point les arbres et même les arbustes
ici enracinés sont résistants : ils peuvent supporter sans
céder une traction de plusieurs tonnes alors que leurs troncs sont
frêles, tordus et enchevêtrés, c’est dire la force de
leurs racines en réseau (un poteau vermoulu ou même
fraîchement équarri ne se compare pas à une telle
potentialité passive). Bref après une série de tentatives,
réitérées pendant plus de deux heures et après
avoir épuisé l’aide et les ressources d’un homme qui
voyageait à pied avec une floppée de petits enfants, nous
renonçâmes… Phil et moi décidâmes, à 17 h,
de gagner à pied le village le plus proche, Salary, situé
d’après notre informateur à cinq kilomètres environ
et doté de bungalows, visité régulièrement par un
camion, collecteur de poulpes, qui pourrait nous secourir…, ne laissant
avec la voiture que le chauffeur. La
première heure de marche fut assez allègre et presque exaltante
malgré le sable que nous ne cessions de fouler malaisément,
suivant tantôt le chemin de rive, tantôt la plage, vent debout en
pleine face, ainsi jusqu’au couchant. Les paysages étaient
impressionnants : d’immenses plages désertes et
immaculées, une mer splendide et terrible, durement drossée par
l’alizé, d’un bleu profond et impavide, indifférent,
sous un ciel tout aussi impossible… La suite fut plus pénible dans
la nuit tombée… L’arrivée au premier village ne nous
soulagea pas car nous apprîmes que ce que nous cherchions (les bungalows,
le camion) se tenait dans le second village, plus au sud, à deux ou
trois kilomètres encore… Traversant le hameau
éparpillé sur la dune, nous prîmes à nouveau par la
plage, recevant un vent de sable piquant dans les yeux : des filles,
à l’intérieur d’une case éclairée, partirent
en éclats de rire à la vue subite, dans leur fenêtre, de ce
vazaha, pataugeant sur leur dune et aveuglé par le
souffle écrétant les replis sablonneux, rire de pure surprise qui
me blessa car je souffrais… Ce fut le moment le plus difficile que ces
dernières centaines de mètres qui nous séparaient encore
des lumières vives mais lointaines qui, dans le village sud, signalaient
notre but, …le havre. Sur la plage, sur les rochers, je ne cessais de
trébucher, ne voyant pas distinctement le sol, n’appréciant
correctement ni la consistance de ce que j’avais sous les pieds, ni la
profondeur des trous, ni la hauteur des obstacles. Nous étions
guidés par de jeunes pêcheurs et Phil avait beau me soutenir, je
n’avançais plus qu’avec réticences. Les derniers
mètres, une fois repris le chemin de rive, se firent en tâtonnant
sur un sable tout à fait meuble où je roulais et tanguais comme
un marcheur ivre de fatigue et de vent. Nous ne sommes arrivés ici que
vers 19 h 15 dans la plus épaisse des nuits,
éclairée seulement par les quatre néons aveuglants de Chez
Jean-Louis où nous avons trouvé refuge et, ô
coïncidence qui nous parut de bon augure ! le camion
évoqué par notre informateur arriva exactement en même
temps que nous… Le jeune
métis vazaha, Michel, qui est le propriétaire du
camion et comme le petit roi des lieux, écartant l’idée
d’un remorquage (il prétendait que la piste était trop
étroite pour que son camion pût manœuvrer), nous proposa son
aide, se faisant fort de conduire la 4x4, pneus dégonflés,
jusqu’à Manombo… Malgré notre scepticisme (en raison
de l’état de notre véhicule), nous n’avions pas
vraiment le choix et nous acceptâmes ce marché, pour le lendemain
c’est-à-dire pour ce jour… Nous n’avions pas
mangé depuis le matin, depuis les crêpes du petit déjeuner
au « Coco-Beach », et fort peu bu au cours de la
journée. Le repas nous fut servi un peu avant 21 h, du poulet un
peu dur… Sommeil ensuite, mais dans une musique criarde :
c’est ici aussi la boîte de nuit du village, attraction des gosses
et des ados qui viennent se trémousser en groupes très bruyants
et de plus, tout le monde crie, le patron, le premier, qui ne cesse de hurler…
Le tapage a duré jusqu’à l’extinction du groupe
électrogène, vers minuit, et il a repris ce matin vers 8 h 45,
avec l’allumage dudit groupe… Nous
avons eu froid cette nuit car le drap et l’espèce de couverture
qu’on nous avait donnés (pour deux), de forme carrée,
étaient trop courts pour couvrir les pieds en même temps que la
tête ! Il nous a fallu réajuster tout notre harnachement en
milieu de nuit (mettre le blouson de Phil sur nos pieds et même la nappe
qui couvre la petite table où j’écris) pour échapper
au surcroît de fraîcheur du petit matin. Nous y sommes à peu
près parvenus et avons, en somme, honnêtement dormi, de quoi
réparer nos forces et purger notre fatigue d’hier….
Café assez bon au petit déjeuner, par contre les bok-bok
(pâte façonnée en boule et cuite comme un gros beignet)
étaient rassis et un peu durs à avaler. Phil est
parti, vers 8 h, par la pirogue à moteur qui fait du cabotage
(distribuant et ramassant des denrées que le camion apporte et remporte)
et avec le jeune métis en position de chef d’expédition.
Ils pensaient que le trajet pour rejoindre la 4x4 (7 kilomètres de piste
environ, un peu moins par les plages) prendrait par mer, un gros quart d’heure.
Je ne sais si c’est vrai (il est 9 h 10) ; j’attends ici
dans le bungalow, dans le bruit de la boîte… de jour, les gosses
crient d’excitation… Sortant
de Chez Jean-Louis vers la plage, atteignant le sommet de la
dune, je quitte l’enclos de pieux pointus, effilés, qui
délimite un vaste carré de sable autour duquel se tiennent cinq
bungalows, un bloc sanitaire sommaire, l’épicerie-boîte de
nuit-logis du patron et un peu au milieu une terrasse couverte qui sert de bar
et de restaurant. L’ensemble est, la nuit, éclairé de
puissantes barres de néon grâce auxquelles, lundi soir, nous nous
sommes guidés. Ce faisant, j’ai vue sur un village vezo
situé en bord de plage, à l’endroit où s’arrondit
une modeste crique qui fait office de havre. Le village, une poignée de
petites cases en vondrona, touffes liées de roseaux
ou de paille, ou de plus grandes en bois (avec tout de même quelques
toits de tôle), sur le versant de la dune donnant vers
l’intérieur des terres, dominant d’un côté la
mer toujours recommencée, de l’autre un paysage de forêt
sèche et épineuse. Un monde arrêté, figé
comme le sable que le vent déplace certes sans cesse mais toujours dans
le même ordre des choses. Vie calme, uniquement scandée par les
activités de la pêche et de la collecte des produits marins.
Couronnant le site, l’espèce de boîte-disco où je
réside agrémente les loisirs mais exclusivement ceux des plus
jeunes, et elle représente, avec ses néons et son ostensible
vacarme, une manière d’exotisme bien que la musique, ainsi
amplifiée parfois en rythmes féroces, soit majoritairement de la
musique malgache et même locale. C’est aussi le point
névralgique par où passent les principaux contacts avec
l’extérieur et le commerce et l’argent… J’attends
dans l’incertitude et avec des sentiments mêlés, car
l’état du véhicule m’inquiète, à juste
titre. Attente, passivité vaine : s’occuper (je n’ai
rien apporté à lire, je n’ai que le cahier où
j’écris), prendre des photos ? 11 h 45.
Je me suis promené sur la plage des deux côtés, nord
et sud : après les pointes, d’autres baies et d’autres
criques, aussi calmes et splendides, et ainsi de suite, une image
d’infinie répétition, répétition paradisiaque
mais répétition… Parlé avec un adolescent au
français scolaire et appliqué. Il m’a
présenté en quelques mots simples les activités des
pêcheurs et leur mode de vie puis laissé, peu avant midi, pour
aller manger son riz. 13 h 30.
Lors du repas de midi, vive querelle de Jean-Louis, le patron de
l’établissement avec un vazaha nommé
Daniel : ils se disputaient à propos d’un chantier
qu’ils gèrent en commun, il fallait savoir qui en était le
vrai chef ! Jean-Louis, à son habitude, hurlait
en son « français mot à mot » (comme il le
désigne lui-même), Daniel restait très calme, accentuant
seulement parfois un peu plus la déjà forte intonation
méditerranéenne de sa langue. Je remarque qu’il y a par
ici, aussi, des vazaha plus ou moins entrepreneurs, plus ou moins
aventuriers, j’en ai repéré un autre, à queue de
cheval qui est italien ou néerlandais bien qu’il s’exprime
en anglais. Le petit
métis vazaha (Michel !) est revenu, peu avant midi au
moment où je commençais à manger, apparemment
exténué, déshydraté, en état de
déroute et furieux d’avoir fait six bons kilomètres
à pied dans la chaleur pour revenir de notre véhicule qu’il
n’a pas réussi à faire démarrer car la batterie est
à plat… Il déclara, plus de deux fois et sur le plus
péremptoire des tons, qu’on ne pouvait plus rien faire, que cette 4x4
était pourrie et qu’il en voulait à Phil de ne pas
l’avoir mieux renseigné sur la charge de ladite batterie : il
aurait pu apporter celle de son camion… Je crois que son animosité
envers nous a commencé par là. Pas moyen d’en tirer plus de
lui. Il était épuisé et s’est retiré pour
dormir. Pas de Phil à l’horizon : il est resté
là-bas pour seconder Tahina et pour d’ultimes tentatives, la
patience des Malgaches est infinie. Un homme trapu et large, au visage rond et
plutôt aplati, d’une très impressionnante force tranquille
et qui représente pour nous rien moins que le salut (j’apprendrai
plus tard qu’il s’appelle Fatory Armand et qu’il est notre
voisin à Tuléar), m’a abordé peu après pour
me dire qu’il connaissait M. Alizène et sa 4x4 et qu’il
pouvait nous faire remorquer jusqu’à Manombo par un tracteur
à lui qui opère dans le coin à partir de Tsandamba,
village situé à une douzaine de kilomètres au sud
d’ici. Mais pour ce faire, il faut au moins 20 litres de gasoil. Nous
avons envoyé des piroguiers avec un jerrican pour en chercher dans notre
propre réservoir ; ils sont partis il y a déjà une
demi-heure et il leur faut au moins deux heures en tout car le retour contre le
vent est beaucoup plus difficile à faire que l’aller. Je continue
à me demander et à demander ce que fait Phil : apparemment
il a eu des mots avec le métis. « Il était nerveux »,
m’a dit Armand, traduisant les propos d’un des témoins !
Le problème est que j’aurais dû faire parvenir, par nos
piroguiers, de l’eau et de la nourriture aux deux naufragés de la
route… Je n’y ai pas pensé à temps…
Décidément dans des circonstances qui me déroutent je
n’ai pas le sens de l’à-propos… Le stress est
là ! 15 h 35.
Toujours pas de piroguiers en vue ! Les ont-ils trouvés ?
Je ne tiens plus en place ! Toutes les hypothèses me traversent
l’esprit tour à tour. J’en suis épuisé mais je
me dis que je ne suis pas le plus à plaindre. Du côté
d’Alizène et de toute la famille, notre disparition doit
être signalée et le branle-bas doit être lancé mais
le temps que tout se connecte ! J’en viens déjà
à me demander si nous serons bien de retour à La Réunion
dans une semaine (mardi 14 août) comme cela est nécessaire. De
plus il nous faut impérativement confirmer notre retour vendredi au plus
tard car il y a ensuite le week-end et la confirmation doit se faire au moins
72 h avant le départ ! Par moments me prend une forme de
panique et l’angoisse monte de causer de l’angoisse sans rien
pouvoir faire pour la soulager en communiquant : ici il n’y a ni
téléphone, ni radio (ni CiBi, ni système de B. L. U. comme
celui dont sont équipés les postes de gendarmerie), ni
télé, ni radiophonie (faute de réémetteurs,
même pas de transistors !), ni transports en commun
(seul le camion du métis fait le lien…)… Ni pain, ni
journaux, ni fruits, ni légumes frais… C’est vraiment le
désert ! 17 h 10.
La pirogue n’est pas revenue : le vent est contraire et le
retour ne peut être que très lent… De toute façon M. Armand
a demandé aux piroguiers de faire passer à la vedette
(c’est ainsi que l’on appelle la pirogue à moteur prise par Phil
ce matin et qui doit revenir ici) le jerrican de gasoil quand ils la
croiseront. Pas de nouvelles de Phil donc, resté sur la route : il
s’est peut-être occupé de ravitailler Tahina qui, lui,
n’a pas mangé depuis hier matin ! J’ai demandé
au métis vazaha dont le camion, plein désormais des
poulpes qu’il est venu collecter, attend, pour partir, le retour de la
vedette, de prendre avec lui notre jerrican de 20 litres pour le transporter
jusqu’à Tsandamba et, au cas où le jerrican ne reviendrait
pas, de nous dépanner de 20 litres ; il n’a pas répondu, ce
qui est je le crains, éloquent… Mercredi 8 août8 h 50.
Hier soir, au moment même où j’écrivais les
lignes qui précèdent Phil est entré. Immense
bouffée de joie! Lui, le chauffeur et les gars partis avec la pirogue en
début d’après-midi ont réussi à faire avancer
la voiture, la menant presque jusqu’au premier village (à 2,5 km
d’ici). À ce moment le camion de zourites est parti
pour la remorquer jusqu’à nous. Toutes ces manœuvres,
entamées dès le matin, ont pris un temps démesuré
car le disque d’embrayage donne, lui aussi, des signes de faiblesse
(c’est bien hélas ! une 4x4 pourrie comme le dit avec
mépris Michel)… Il ne
restait que 10 litres de carburant à peu près dans le
réservoir (donc rien de récupérable) car nos efforts
désespérés et inappropriés dans les sables ont
épuisé, en plus de la batterie mise à plat par
l’usage immodéré du treuil, notre provision de carburant (consommation
record de plus de 20 litres aux cent !). Le problème qui reste donc
entier pour le remorquage jusqu’à Manombo tel qu’il a
été proposé par M. Armand est celui dudit carburant. Il en
faut 20 litres pour le tracteur et un supplément aussi pour notre 4x4
puisque le moteur doit tourner pendant qu’on tire le véhicule afin
de garder l’usage des freins et de la direction, assistés. Il faut
en faire venir de Manombo où le ravitaillement n’est
d’ailleurs pas évident : faute de station-service, il faut
solliciter les commerçants qui parfois en profitent ou les religieux
installés sur place. Refus cassant et même véhément
du métis vazaha qui ne veut pas s’occuper de cet achat.
Il y a eu à ce propos une prise de bec assez brutale entre Jean-Louis,
le patron, et celui-ci ; j’ai cru comprendre que le patron
évoquait la solidarité de couleur (fotsy, c’est-à-dire
blanc, ai-je saisi plusieurs fois…), rageusement reniée par
l’autre, se comportant en vazaha plus matérialiste
et plus égoïste que nature… comme s’il voulait
surenchérir, en fait, sur un tempérament brutal et
impérieux qu’il a sans doute hérité, avec le
goût du pastis, de son côté paternel… Afin d’en
administrer immédiatement la preuve, il a profité de ma position,
de la dette « morale » accumulée par nous en
raison de son intervention (ratée…), pour me faire un taux de
change particulièrement défavorable sur une petite somme que je
devais changer pour subvenir à nos besoins immédiats. S’il
avait su à quel point ce comportement était prévisible et
stéréotypé, il se serait peut-être abstenu ! Un
peu mesquin mais c’est un passionné tout en foucades
irraisonnées qui profite sur-le-champ de ses avantages ! Bref, il
a fallu envisager le départ de Phil avec le camion de zourites pour
qu’il réalise, lui-même, l’achat de carburant à
Manombo et revienne avec le précieux liquide, par le même moyen,
profitant de la rotation journalière… Au retour, pas avant cette
après-midi, il s’arrêterait à Tsandamba pour prendre
le tracteur ; le temps ensuite d’arriver ici… Pour la fin de
l’après-midi au plus tôt ou en début de soirée…
Le tout suivi d’une probable nuit de remorquage à laquelle je
m’efforce déjà de me préparer ! Maintenant
que la solution est en cours, le stress qui m’a tenu presque toute la
journée d’hier est tombé et je jouis un peu plus librement
de ma position fortuite en ce site exceptionnel. Tahina, notre chauffeur,
arrivé jusqu’ici avec le véhicule, est pour sa part un
exemple de placidité ; il est vrai qu’il n’est responsable
de rien bien que son insuffisance « technique » soit une
des causes de notre déconfiture actuelle. Il a supporté sans
broncher la faim et la soif à lui imposées sur le chemin ;
maintenant qu’il est là avec la 4x4 au pied de notre dune, il vit
benoîtement, dormant dans le véhicule, venant ici pour les repas,
flânant sur la plage entre les pirogues avec de jeunes pêcheurs…
Pour ma part j’expérimente ma patience, mon endurance et mes
capacités de réaction, bien que je ne sois pas soumis au plus
rude de l’épreuve : nous avons eu aussi la chance
d’échouer non loin de Chez Jean-Louis, les seuls
bungalows disponibles à des kilomètres à la ronde et
où le havre, un peu fruste, est tout de même correct… Comme
je n’ai rien pris à lire avec moi, ô imprudence ! pour
cette escapade qui devait durer trois jours au plus, je n’ai que la
ressource d’écrire dans ce cahier que je traîne partout avec
moi — j’ai aussi l’impression de tirer à la
ligne, pour occuper le temps ! Mais comme hier, je vais faire une petite
promenade. 14 h 10.
Pris quelques photos en fin de matinée, dans la chaleur montante,
dans la lumière intense, trop intense à cause du sable et de la
mer… Au moment du repas, Tahina me dit que le fameux tracteur auquel nous
aspirons comme à notre sauveur est passé ce matin vers 11 h,
alors qu’il allait vers le nord chercher des produits… Il
repasserait demain matin pour nous prendre en remorque !!! Ce qui veut
dire une troisième nuit ici ! Retour d’inquiétude, je
me demande si Phil est au courant de cette nouvelle donne, lui qui est parti
hier soir et qui doit revenir ce soir avec le carburant par l’unique
camion… Bref je ne sais pas bien comment tout cela va se combiner !
J’espère que Phil sera là ce soir et dans de bonnes
conditions, j’espère qu’on a pu prévenir
Alizène et la famille. L’attente se prolonge et s’allonge…
Il faut s’y faire et cesser d’imaginer le pire, tentation
récurrente voire obsessive ! Tahina,
pour en revenir encore à lui est sur la plage avec le jeune
pêcheur dont il a fait connaissance. Tout cela, pour lui qui
n’avait guère jusqu’ici quitté Tananarive et les
plateaux, est une véritable expérience de découverte et
même exotique : c’est un tout autre pays. De plus, lui
n’est pas pressé, nulle obligation institutionnelle ne
l’attend. Le rythme du temps n’est vraiment pas pour lui le
même que pour nous. Sensible sans doute à ma nervosité mal
dissimulée, il m’a demandé à la fin du repas si
ça allait, je lui ai fait part de mon présent fatalisme. Je me
prends à rédiger quelques notes à propos de Nour, 1947 de
Jean-Luc Raharimanana[2], son tout dernier
livre, le troisième. En ce roman qui densifie jusqu’à la
saturation les signes et les symboles de l’oppression, en plus de la trop
évidente obsession pour la décomposition et la destruction
cruelle des corps, s’impose une méditation, plus qu’une
analyse, sur la dimension d’appartenance propre
aux êtres humains, foncièrement sociaux, laquelle est susceptible
de conférer aux groupes ainsi constitués un sentiment de
supériorité tel qu’il les rend absolument et comme
volontairement insensibles à l’humanité même des
individus des autres groupes humains. Évoquant directement le cas de
Madagascar, Raharimanana souligne l’unité profonde et même
viscérale de la langue comme de la culture alors que l’histoire
malgache est faite de guerres entre tribus où des groupes ethniques
entiers, frères ou cousins pourtant, sont réduits en esclavage
et, au moment de la traite, vendus comme marchandises avec un traitement bien
plus dur que celui qu’on réserve aux bêtes de somme ou de
boucherie. (Cette cruauté s’explique sans doute par la
volonté de réduire au maximum la ressemblance humaine en ces
êtres encore trop proches de leurs maîtres et bourreaux, de les
ravaler à la part animale la plus nue qui représente plus
qu’une bonne moitié de notre humaine condition. Les nazis qui
apparaissent aussi dans le livre firent de même.) L’auteur, on le
sent, regrette que l’histoire de son pays n’ait pas
été autre, que son peuple n’ait pas su opposer une
unanimité aux diverses tentatives esclavagistes puis coloniales. Dans le
traitement qu’il réserve à la part des vaincus qu’il
veut mettre ici au premier plan, il rapproche et unit en une même
déploration toutes les victimes des réducteurs
d’humanité : les esclaves des régimes anciens
(monarchies, dynasties locales et tribales) et ceux qui furent vendus aux
étrangers (Arabes et Européens), les nouveaux asservis du
système colonial (cet asservissement et la conscience qui en fut prise
provoquant la rébellion désespérée de 1947 dont la
référence est incluse dans le titre de l’ouvrage), les
Juifs et tous les sous-hommes proclamés qui furent au vingtième
siècle en proie aux pogroms nazis et autres… La
compassion pour toutes les victimes se noue d’ailleurs
passionnément à l’horreur ambivalente que suscite la vision
de la souffrance et de la déchéance allant jusqu’aux
métamorphoses du cadavre putréfié, liquéfié
sous nos yeux, jusqu’au dépeçage sacrificiel parfois suivi
de l’ingestion de fragments du corps sacrifié… Car, il y a,
dans la cruauté en acte quand elle s’en prend à
l’image de l’humain qu’elle dénature, une foncière
ambiguïté qui peut aussi la renvoyer à la dimension
incommensurable du sacré. Bien que le narrateur récuse assez
violemment cette confusion qui semble donner raison aux dieux buveurs de sang,
il leur substitue une divinité évanescente et fluante, fluide,
une déesse d’eau (qu’il appelle Dziny) qui n’en exige
pas moins la vie de ceux qui se vouent à elle, à l’oubli
qu’elle seule dispense. Les trois livres de Raharimanana apparaissent
sous le signe, sous le syndrome d’une telle fascination-répulsion
et la violence à l’œuvre en ses pages hypnotise et
tétanise autant qu’elle révulse. Il y a
quelque ironie (de situation) à griffonner tout ceci
(d’après le souvenir que je garde du livre, lu juste avant notre
départ) en ce village où règne la paix d’une vie très
strictement menée au rythme des marées, des vents et des
activités de pêche, en marge d’un océan immuable, en
ce couloir littoral protégé par le récif qui garde
toujours du pire (naturel), où la vie est sans histoire et sans
mémoire ou presque… Voire : les scènes saisies hier,
la querelle de Jean-Louis avec le vazaha dénommé
Daniel, les ingérences et les manœuvres intéressées
de ces nouveaux petits « colons », les
velléités tyranniques et les caprices du petit roi Michel mais
aussi le monopole que s’est assuré le fils du président de
la République malgache sur l’exploitation d’une trentaine de
kilomètres de ce rivage (dans quel but ?) peuvent
être des germes… Il n’y a guère de situation humaine
où l’on ne puisse déceler des germes du pire (humain) — qui
heureusement ne s’accomplit pas toujours. 15 h 30.
Nous commençons à attendre le retour du camion qui pourrait
arriver à 16 h, mais ce peut être à 19 h ou
même à 21 h ! L’heure n’a pas grande
importance en soi : l’essentiel, pour moi, c’est qu’il
me ramène Phil et le carburant quel que soit le scénario possible
pour demain ! Je me dis aussi que si demain, à la même heure,
nous ne sommes pas encore partis, je devrai emprunter le camion à son
retour sur Manombo avec son chargement de pieuvres. J’y arriverai dans la
nuit et prendrai le taxi-be à 3 h pour Tuléar. Il me faut en
effet impérativement me trouver à Tuléar vendredi matin,
pour reconfirmer notre départ (j’ai les billets avec moi !). Nous
devons être à Tana dimanche soir ou lundi au plus tard… Nous
pourrons y arriver, je le pense encore, mais cela ne se sera pas alors fait
sans émois ! J’y suis vraiment d’ailleurs, dans
l’émoi… J’en vibre de partout…
m’efforçant de maîtriser mon souffle pour calmer les
contractions qui, par moments, me serrent la poitrine… Autre
ironie (de situation), se remémorer ici le
Klondike — palace sea and sun — et le
costume prince de Galles (Yves Saint-Laurent) du président de jury que
je fus à l’Ile Maurice en juin alors qu’ici je
n’ai qu’un short jeans bien trop large pour moi et rien
d’autre à mettre… Du palace au gourbi, et retour…
c’est bien de n’être pas fixé, figé, dans une
gamme, un style, un type… de vivre l’aventure après le
confort, la sécurité après le risque…, loi et
plaisir des contrastes. J’attends tout de même ma délivrance
et celle de ceux que j’aime et qui s’inquiètent pour moi… 17 h 40.
Toujours pas de camion. Retour d’une autre promenade sur la plage
vers le nord, quelques photos encore ; j’ai épuisé mes
pellicules… Suivant vaguement les mouvements diffus d’un certain
nombre d’individus dans les dunes au nord du village, j’ai surpris,
à l’heure où le soleil bascule, le bain des garçons
en un bosquet retiré, non loin des lieux d’aisance, non loin du puits
où ils remplissent leurs seaux… L’un, zatovo dans sa
fleur, nu, me tournant le dos, semblait jouer avec son sexe sous le regard
amusé, égrillard-rigolard, de garçons plus petits. Il a
fort tranquillement continué quand il m’a vu le regarder, moi aussi
fasciné par le fascinum… Manifestement il
s’exhibait avec plaisir et complaisance pour le plus grand plaisir aussi
de ceux qui regardaient : exhibitionnisme et voyeurisme innocents,
naturels ? Un garçon plus grand, presque un adulte
déjà, remarquant ma présence, n’a rien dit ni
manifesté mais a réfréné leur jeu, éloignant
l’éphèbe en le prenant par les épaules. Il y a
toujours quelqu’un pour rappeler la loi qui rabroue, fût-elle
tacite, non-écrite ! Je me suis éclipsé et je suis
ensuite allé jusqu’au bout de la plage comme le matin : en
bord de mer, le vent soufflait ; quelques pirogues revenaient en remontant le
vent et accostaient. Au retour, plus de garçons, des jeunes filles se
lavaient les jambes près du puits… Je suis revenu au village. Deux
mots au chauffeur au passage lui expliquant (mais m’a-t-il compris ?)
que si nous ne sommes pas partis demain matin, je prends le camion pour Manombo
puis le taxi-be pour Tuléar… J’ai tenté de me faire une idée de
ce que vont nous coûter ces quelques jours chez Jean-Louis. Mon
ébauche était bien au-dessous de la réalité :
il nous a sorti, sur plusieurs pages d’un cahier d’écolier,
des comptes véritablement astronomiques, établis avec un sens
tout à fait arbitraire du tarif et l’on peut dire que nous nous sommes
vraiment fait escroquer ! Mais nécessité… J’ai
payé ce soir même dans l’idée de pouvoir partir
rapidement à tout moment. Jeudi 9 août7 h 45.
Le camion est arrivé hier soir, exactement à la même
heure que lundi : à 19 h 20… Il est resté
très peu, juste le temps de charger les poulpes. Phil était
là avec le carburant et, dans l’incertitude où nous
étions encore à propos des mouvements du tracteur, il m’a
proposé de prendre immédiatement le camion qui allait repartir de
façon à être à Tuléar dans la nuit. Le patron
dudit camion, le vazaha kely dont l’animosité
continue à nous poursuivre, a d’abord refusé, disant que
son camion n’était pas destiné à la promenade, puis,
devant ma visible détresse, il a accepté mais à condition
que Phil ne vienne pas (il ne l’encaisse pas c’est évident !)
et que je monte derrière avec ceux qui s’assoient sur les cuves
où sont enfermés les poulpes. C’est moi qui n’ai pas
osé monter ainsi, craignant l’inconfort extrême, craignant
en ces conditions de craquer en route ; peur aussi, partagée par
Phil, d’arriver seul à Tuléar au milieu de la nuit…
Bref j’ai reculé et je me trouve à peu près, ce
matin, dans la même situation qu’hier, je m’en veux
passablement : car si je ne suis pas parti d’ici ce soir, au retour
du camion, je me sentirai vraiment humilié ! Dans la
nuit vraiment un mauvais sommeil, agité… Pour nous calmer, nous
avons décidé de partir en pirogue tôt ce matin. Plus
calmes, une fois la décision prise… Petit sommeil
jusqu’à 6 h 20 où je me suis levé et rapidement
lavé. Phil est parti négocier le trajet en pirogue dès 6 h 45
et il n’est pas encore revenu. Je suppose que pour la pirogue ça
n’a pas marché et qu’il est parti s’enquérir du
tracteur. Je ne sais exactement… Un camion bleu pâle avec des
tonneaux ou des cuves est passé vers 7 h… Tahina dormait
encore à poings fermés et il n’a rien entendu :
bienheureux les innocents (ou plutôt les irresponsables) ! Il vient
juste de faire démarrer la 4x4 (7 h 50). Pour changer,
j’attends ! De plus en plus rongé car l’urgence
croît. Je n’ai ni mangé ni bu en prévision d’un
long voyage en pirogue. J’attends de savoir ce que l’on fait pour
éventuellement boire un café. 14 h 45. Sur la piste entre Tsifota et Manombo Au bout
de deux bonnes heures employées à convaincre le chauffeur du
tracteur, peu disposé en fait à obéir aux ordres de son
patron Armand Fatory, Phil est revenu victorieux et avec l’engin. Nous
avons été pris en remorque vers 9 h. Nous avons
cheminé en faisant alterner les épisodes où nous
étions tractés avec les moments où nous roulions de
façon autonome, le sol plus ferme s’y prêtant mieux…
Tout cela allait bien lentement et nous avions le temps d’admirer
l’ample sérénité des lieux traversés. Petite
étape à Tsandamba, en une épicerie à cheval sur la
crête de la dune-village, le temps de prendre un café et de
grignoter des biscuits dans une lumière qui dispensait avec
prodigalité sa splendeur… Un peu plus loin, nous avons failli
entrer en collision avec la voiture conduite par le père qui se rendait
à Salary pour superviser le chantier d’une nouvelle église.
Un homme aux cheveux déjà blancs, coupés à la
brosse, l’air énergique, voire cassant parlant le malgache typique
des missionnaires français, mal accentué et souvent
imperméable aux particularismes dialectaux. Phil (qui avait appris,
dès hier, à Manombo cette visite et son but) l’a mis au
courant de notre situation et il a accepté de nous prendre avec lui
à son retour en cas de pépin… Et ce pépin a eu
lieu : quelques kilomètres après Tsifota alors qu’il
ne nous restait plus que 16 km à faire d’ici Manombo,
l’un des gros pneus du tracteur a crevé. On s’affaire
à réparer mais, une fois de plus, c’est très long.
Suspense : arriveront-ils à réparer correctement pour
la suite du voyage et avant que le bon père ne repasse ? Il faut
impérativement que nous arrivions à Tuléar ce soir !!!
Par n’importe quel moyen ! Je me suis caché au moment
où le camion de Michel est passé (bien en avance ce jour), venant
de Manombo et se dirigeant vers Salary: « Qu’est-ce
qu’il y a encore ? » s’est enquis le petit roi sans
même jubiler, l’air seulement ennuyé et avec une moue qui se
voulait indifférente. Phil
est allé rejoindre le chauffeur auprès de ceux qui tentent de
réparer le pneu, le tracteur étant derrière nous cette
fois ! Je suis seul dans la voiture immobilisée en rase campagne ou
plutôt en pleine forêt et je me dis que ladite forêt surtout
composée d’arbres secs et d’épineux, difformes et
étiques, de branchages morts qui traînent, sans aucun
caractère qui puisse en rien flatter le sens esthétique (la
nature est parfois simplement laide ou sans intérêt), n’a
sans doute pas beaucoup évolué depuis la préhistoire et
qu’elle n’a rien à voir ni à faire avec
l’homme, ce passant inutile et insignifiant qui n’est pas même
ici pour elle, un parasite ou une cause de nuisances… Vendredi 10 aoûtTuléar–AnketaLe
père (j’apprendrai un peu plus tard dans la journée
qu’il s’appelle José) est repassé avant que les
servants du tracteur n’eussent fini leur réparation et nous sommes
montés avec lui, laissant la 4x4 et le tracteur à leur trop lente
locomotion. À l’arrière de sa camionnette tout-terrain
découverte, posés plutôt qu’assis sur deux planches
pas entièrement fixées, quatre passagers d’un
côté et quatre de l’autre, avec, au milieu, des sacs remplis
de poisson et d’autres denrées plus ou moins dégoulinantes
qui ne cessaient de ballotter sur nos pieds. Je n’avais pas trop de mes
deux mains pour m’accrocher tantôt ici tantôt là,
plié en deux, le dos rond, tombant sans cesse en avant, parfois
soulevé et comme jeté en l’air par un cahot plus fort que
les autres : l’allure était vive et brusque, en effet, en
raison de la piste de sable sur laquelle il fallait parfois slalomer… Les
seize derniers kilomètres jusqu’à Manombo furent à
la hauteur de leur réputation : riches en passages alternativement
et même parfois simultanément sableux et caillouteux… En
marge, par échappées, ou derrière mon dos sur la droite du
véhicule, le canal du Mozambique et le même splendide paysage admiré
depuis le matin : la même côte idyllique aux baies de sable et
de rochers, aux promontoires bordés d’une mer bleu turquoise, sous
un ciel presque aussi bleu, quelques pirogues piquées au milieu des
flots où des pêcheurs s’activaient calmement… Les cheveux
et les yeux dans le vent de la vitesse, je n’avais pas le temps ni le
moyen de voir vraiment : je devinais et j’imaginais
d’après mes souvenirs… Tournant le dos au calme et à
la beauté, mon inconfort était grand mais je me disais que cela
durerait de toute façon bien moins longtemps que, l’an
passé, notre traversée en bateau jusqu’à
l’île Sainte-Marie, aller et retour, qui fut, pour nous et à
tous points de vue, bien plus dangereuse… Le
père allait bien jusqu’à Tuléar juste après.
Nous avons pu être du voyage et, dès que Phil eut
réglé les ultimes problèmes de gasoil en prévision
de l’arrivée de la 4x4 et du tracteur, j’ai pris place dans
la cabine cette fois, tout contre la portière ; une femme qui y
était déjà installée lors du trajet
précédent se tenait entre le père et moi ; elle avait
un rhume, toussait, reniflait fort et pesait parfois mollement et chaudement
sur moi (avec quelque complaisance, m’a-t-il semblé). Conversation
soutenue avec le père, manifestement heureux de parler français,
presque tout du long. Originaire du nord de la France (d’où son
prénom de José, vieil héritage espagnol des Flandres), il
est à Madagascar depuis 40 années dont 30 à Tuléar
et 5 à Manombo (les toutes premières s’étant
passées à Fianarantsoa dont il n’avait pas supporté
le climat) et, malgré l’âge et une certaine fatigue, il
semble faire preuve d’un désir intact de prosélytisme. Nous
avons évoqué le pays, sa situation matérielle, son
histoire récente, les diverses coutumes des ethnies locales,
l’organisation de l’église catholique en districts quasi
administratifs et le travail soutenu qu’il a à y faire : un
réseau d’occupations prenantes et denses, induisant un emploi du
temps féroce, ne laisse apparemment rien ou presque rien au souci de soi…
Manifestement il est presque toujours sur les routes, tenu par des horaires
stricts en contradiction totale avec l’atmosphère d’ensemble
et en contradiction partielle avec la dimension spirituelle de sa charge.
J’ai tout de même senti en lui une réelle et immense solitude
et, par moments, une sorte de trouble ou une hésitation
mâtés par le respect le plus rigoureux du règlement ou de
l’horaire qu’il s’impartit d’avance pour chaque
tâche… Nous avons aussi parlé de poésie et encore au
moment même où, à l’entrée de Tuléar,
la camionnette, coupant à travers des tas de débris, roulait sur
une carcasse sèche de zébu qui s’est dressée comme
dans le Guernica de Picasso ou dans un tableau de Francis Bacon,
suscitant une exclamation unanime des passagers… Le
trajet Manombo-Tuléar a duré, conformément aux
énergiques prévisions du père, deux heures
exactement : départ à 18 h 30, arrivée
à 20 h 30… Il nous a déposés, Phil et moi,
au stationnement d’Anketa, me demandant de poster pour lui de La
Réunion une série de lettres pour la France que je prendrai
demain à la Cathédrale. Retour à pied jusqu’à
la maison. Nous avons réveillé Manega et les filles. Clém,
soulagée, s’est jetée dans mes bras avec un sanglot.
Soulagement général. Alizène, arrivé un peu plus
tard, nous a fait part de l’inquiétude de tous, de la leur, de
celle des parents de Phil, de leurs recherches ; il nous a reproché,
à moi et à Phil, une certaine légèreté ou
plutôt une légèreté certaine, nous accusant de ne
pas l’avoir écouté, ajoutant avec assurance que la piste du
bord de mer était impossible à faire et que même les 4x4
ont leurs limites… Nous avions envie d’ajouter : surtout quand
ce ne sont plus vraiment des 4x4 tant elles sont pourries ! Mais le ton du
reproche a cédé assez vite, une fois l’inquiétude
apaisée, à une complicité presque enjouée,
soulignant les bons moments, la beauté des sites traversés, le
charme de l’aventure… Le
charme de l’aventure… Dommage que les meilleurs moments
aient été vécus dans l’inquiétude et le
stress, dans la préoccupation, que le temps des voyageurs n’ait
pas été ouvert et libre comme celui des villages et des lieux
traversés, de leurs habitants, vraiment accordé à leur
rythme ! Mais la discordance des temps, l’aigu qui perçait
parfois la poitrine et faisait battre le cœur ont exacerbé aussi et
comblé notre sens de la beauté, d’une beauté rendue
d’autant plus sensible qu’elle reste en partie inaccessible…
Les difficultés de communication l’écartent de nous tout en
la protégeant et, intacte, l’on ne saurait que l’effleurer :
impossible de la tenir, de la saisir, de la réduire… Mais notre
absence même est positive et il faut imaginer toute cette splendeur
vivant seule sa splendeur en un ailleurs proche et lointain, dans une
plénitude qui doit continuer à se passer de nous, dont nous
devons nous passer pour qu’elle reste ce qu’elle est. Les habitants
de ces lieux, qui ont aussi leurs préoccupations, ne savent sans
doute pas qu’ils vivent dans la beauté — c’est
tout de même un réconfort pour nous que de savoir qu’un
tel état du monde subsiste quelque part. Serge Meitinger Quelques éclaircissements : Cette nouvelle aventure est
à mettre en rapport avec celle racontée dans Soamari des
esprits ou la caverne, accessible sur le site D'autres espaces La région
évoquée se situe au nord de Tuléar en allant vers Morombe
et Morondava. Ankilimalinika est à 60 km au nord de Tuléar,
Ankililoaka à 85 km, Betsioky à 125 km, Morombe
à 230 km. Andavadoaka est sur la côte quand on redescend de
Morombe vers le sud et vers Manombo en longeant la mer, à 48 km de
cette ville. Salary à une cinquantaine de kilomètres au sud de ce
site. Il faut encore en compter 47 km jusqu’à Manombo-Sud
(à 70 km de Tuléar). Cette aventure se déroule
à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau de
la caverne de Soamari, vers le nord. Vezo, bara sont des
noms d’ethnies malgaches du Sud : les vezo sont des
pêcheurs vivant sur la côte ; les bara vivent
dans la montagne qui barre l’horizon de la plaine traversée en
direction de Morombe. Fokontany, désigne
l’unité administrative locale, la commune ; hotely, désigne
une gargote, un restaurant populaire ; karane, indien
de confession musulmane ou pakistanais, commerçants et
investisseurs ; taxi be, taxi collectif ; vazaha,
désigne l’étranger blanc en général,
les Français plus spécifiquement ; vazaha kely, littéralement
« petit vazaha », désigne ironiquement les Malgaches
qui singent les Français ; zatovo, désigne
l’adolescent dans la fleur de sa jeunesse ; comme adjectif, veut
dire « beau, joli » ; (z)ourites,
pieuvres, poulpes. NOTES [1] Voir Soamari des
esprits ou la caverne, Une aventure dans le Sud malgache, sur le site D'autres espaces . [2] Nour, 1947, Le Serpent à
Plumes, Paris, 2001. |