RETOUR : Écritures

 

Journal des sables, ou quelques jours au désert.

Mis en ligne le 18 décembre 2001.
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.

 


JOURNAL DES SABLES

ou quelques jours au désert

Une autre aventure dans le Sud malgache

Dimanche 5 août 2001
Andavadoaka (Au trou troué)

Nous sommes tout de même sortis de Tuléar, hier vers 14 h 30, après une ultime réparation effectuée sur la voiture que nous prête Alizène (trop usée sans doute !). La route était assez ensablée jusqu’à Ifaty mais nous sommes vaillamment passés bien que notre allure fût fort lente ! Petit arrêt à Ankilimalinika où nous a accueillis la vieille A., en pleine forme apparemment malgré les 90 ans et plus qu’on lui prête ! Repartis après un petit quart d’heure pour Ankililoaka où nous sommes arrivés à la nuit tombante. Nous avons dîné dans le village, retrouvant en pleine rue Zan Batist puis, à l’hotely, Arnault, nos complices de la caverne[1]. Très mauvais repas comme d’habitude en ces lieux, mais il n’y a plus rien d’ici Betsioky ! Route dans l’obscurité heureusement baignée de la pleine lune (comme le soir de notre visite à la grotte) jusqu’à Betsioky où nous avons trouvé, à la gendarmerie, toute la famille pas tout à fait endormie mais pas loin de l’être (il était près de 21 h). Deux hommes sont arrivés, peu après nous, pour s’entretenir avec le père de Phil : des « mercenaires », nous a-t-on dit, c’est-à-dire des informateurs qui viennent vendre des renseignements sur les mouvements des voleurs de zébus et qui préfèrent passer le plus discrètement possible, à la brune… J’ai bien dormi dans cet étrange local, un ancien garage à peine converti en logement pour une aussi grande famille, installation précaire et fort étroite. Dans ce dénuement (la gendarmerie malgache tient à peine ses agents au-dessus de la misère), dignité et simplicité des père et mère de Phil, gentillesse de leur accueil.

Repartis ce matin, tous les trois : Phil, Tahina notre chauffeur et moi, après le petit déjeuner, vers 8 h. La route de Morombe n’est vraiment pas bonne et dégage une épaisse poussière rouge qui nous a maquillés et grimés, nous teintant des pieds à la tête. La plaine poussiéreuse que nous avons traversée est assez morne, avec à l’est une barre grisée et continue de montagnes de moyenne altitude, territoire des Bara, éleveurs et voleurs de zébus. Ce n’est qu’une fois atteinte la rive du fleuve Mangoky que le paysage se peuple et verdoie un peu. Le Samangoky est une assez vaste région fertile, rationnellement irriguée et bien mise en valeur, densément peuplée et productive (mais l’on se demande par où et comment les agriculteurs font partir leurs produits, apparemment pas par la route, par le fleuve alors ?). L’arrivée sur Morombe est désolante et désolée. Le goudron déchiqueté est souvent pire qu’une piste correctement tracée : notre pot d’échappement nous a brusquement échappé et il nous a fallu revenir sur nos pas pour le retrouver… Il y a des endroits où l’on va pour… aller et l’on se dit qu’il faut vraiment avoir envie ou besoin de venir jusque là pour supporter un chemin si ingrat et si dénué d’intérêt (je me disais, je crois, exactement la même chose, il y a dix ans, quand je fis la même route une première fois).

Nous avons été taxés à l’entrée de Morombe d’un droit de stationnement de 5 000 FMG (= 5 FF) pour lequel on nous a délivré deux reçus ! Incongru en ce vrai désert, où il ne doit passer que deux ou trois véhicules par jour, mais ce droit a été institué pour l’éclipse du 21 juin dernier. Morombe étant l’un des sites où l’éclipse était totale, la région et la cité ont dû être envahies pendant quelques jours, et ensuite, l’on a maintenu la taxe, oubliant (sciemment) que l’événement était désormais bel et bien entré dans le passé ! La ville, si l’agglomération mérite ce nom, s’étire de façon lâche et discontinue sur une ligne parallèle au rivage sablonneux, sans aucun style ni caractère : il n’y a rien à voir (d’ici la prochaine éclipse totale de soleil du moins). Repas, en ce dimanche midi quasiment sans âme qui vive, dans une gargote : un bœuf en sauce bien cuit et plutôt bon. Puis, sortant de Morombe du côté de l’aérodrome, nous avons pris la piste pour le lieu où j’écris ceci. Une épreuve en fait assez dure pour le véhicule : sable, pierres, boue etc… Mais cela permet de se faire une assez bonne idée du rivage et je m’explique désormais mon impression lors du voyage en avion entre Morondava et Tuléar : ce bord de mer est en fait une gigantesque mangrove, large, épaisse, poussant de fortes ramifications à l’intérieur des terres visitées de temps à autre par la mer. Territoire mouvant, incertain, entre l’eau et la terre, mêlant le sable aux pierres et à la boue, parfois salée. Le temps est resté couvert toute la journée, heureusement !

Nous avons loué ici un bungalow devant la mer en un certain « Coco Beach », ensemble d’une douzaine de pavillons tenu par un karane. Le lieu est une pointe ou plutôt une presqu’île de rochers assez déchiquetés et délités qu’on dirait calcaires, située face à une île aux falaises du même genre et à une autre plus basse et plate appelée Nosy Hao (c’est-à-dire « île-poux » : à cause de sa forme d’ensemble ?). Les chambres sont juste au-dessus d’une plage où l’on peut se baigner si l’on ne craint ni le vent ni les remous. Mais l’ensemble n’a rien à voir avec Étretat (comme on nous l’avait dit) ; l’hôtel n’a rien non plus d’un quatre étoiles (contrairement à la même rumeur) : avec ses tables de nuit de clinique à quatre roulettes, manifestement achetées à une vente de surplus médicaux, insolites en ce cadre plutôt… rustique. Une grande baie s’ouvre au sud, du côté de Manombo, et il y a vraiment beaucoup de vent, un vent littéralement saoulant ; à l’extrémité nord de la pointe, face au petit village de pêcheurs dont les pirogues dorment sur la plage, une statue de la Vierge drapée en son manteau bleu, intercédant entre la mer et le hameau. Un seul autre bungalow est occupé, par une dame karane et ses trois enfants ; son fils aîné déjà rondouillard, comme sa mère, prenait un visible plaisir de bouche à déchiqueter des langoustes grillées et autres fruits de mer. Le patron de l’hôtel nous a assuré que la piste qui relie Andavadoaka à Manombo par la côte est bien meilleure que celle que nous avons empruntée pour venir jusqu’ici et qu’elle est facile pour une 4x4. Nous la prendrons donc demain et elle nous ramènera à proximité d’Ankilimalinika, car je n’ai, nous n’avons, vraiment pas envie de faire dans le sens inverse la piste de ce jour.

 

Mardi 7 août
Salary (ou Soalary)-Nord (Village sud)

Hier matin, pris la route un peu avant 8 h, nous informant bien et plusieurs fois de la direction à suivre pour ne pas nous égarer… et le supplice a commencé… Enfin, pas tout de suite en vérité, puisque nous nous sommes accordé le temps, juste à la sortie d’Andavadoaka, de contempler et de photographier quelques familles de baobabs, attroupement arboré toujours sympathique et curieux pour des yeux étrangers (je ne m’explique pas bien l’intérêt amusé que suscite cette variété d’arbres mais il est indéniable). Il nous a fallu contourner un vaste marigot de boue salée avant que de comprendre que la piste qui conduit vers Manombo est bien pire que l’autre, celle que nous avions faite la veille, en ce qui concerne le sable du moins… Et notre chauffeur ne sait pas conduire sur le sable : il a commencé par y aller doucement, mettant le crabotage à chaque passage plus sablonneux, ce qui fait avancer au millimètre, alors que sur le sable il faut rouler vite, le plus vite possible…

Nous avons traversé des paysages variés. D’abord, au sortir d’Andavadoaka, qui est vraiment une pointe rocheuse s’avançant toute seule en mer (et sur laquelle le karane du « Coco Beach » s’est assuré l’exclusivité par une implantation privative), nous avons longé et parfois chevauché des platitudes laguneuses, plus ou moins couvertes de végétaux en une manière de mangrove extensive, nous avons ainsi fendu quelques plaques d’eau salée qui ont constellé le pare-brise et le capot — au séchage des cristaux sont apparus.

Puis ce furent des forêts caillouteuses d’épineux et de baobabs, de grands épineux en gerbes élancées et dissymétriques que je qualifierais volontiers de « lyriques » par opposition aux cactus renflés, bedonnants ou aplatis en raquettes… Impression de détresse au milieu de cette sécheresse extrême, dénuement, soif et appel, monde où les baobabs, à cause souvent de leur forme de bouteilles, semblent se réserver le secret des eaux vitales… Avec, en plus, le sable bouillant et les pierres acérées, brutales…

Il y eut aussi des passages de plénitude et de fraîcheur régénérante, comme cette prairie d’herbe courte et salée, vallonnée et ombragée de nombreux filaos : nous y trouvâmes un troupeau de zébus paissant paisiblement sans nul gardien ; curiosité placide de ces grands et beaux animaux, ni agités, ni méfiants à notre approche, vigilants seulement avec leurs gros yeux fixes. Reliefs d’un pique-nique, os de poulet et coquilles d’œufs, les signes décryptés d’un passage semblable au nôtre : on doute parfois dans le désert de la communauté des hommes, un rien peut rassurer ; frustration toutefois de ne pas en savoir plus sur ces prédécesseurs. Ce fut aussi le lieu et le moment du premier incident : une fissure dans le pont‑arrière, réparée avec de l’araldite.

Les choses se sont aggravées peu après, quand nous sommes plus résolument entrés dans un paysage de dunes, jouxtant d’amples plages. Les entrées et sorties des villages nous furent, à chaque fois, fatales et il fallut user du treuil pour s’en tirer. Nous nous trouvâmes à plusieurs reprises l’objet de la curiosité générale et nous drainions en quelques minutes un grand concours de peuple, enfants et adultes, discret ou goguenard, tentant souvent de se rendre utile : nous étions l’attraction du jour car il ne doit pas passer beaucoup de véhicules en ces hameaux de pêcheurs, coupés de tout, posés à flanc de dune, le dos à la mer d’où viennent les vents. Dans un village un peu plus vaste, accoté à une gigantesque dune blanche, dessinée par le souffle des alizés avec la stricte découpe géométrique d’une sculpture moderne, tonnes de sable en suspens au-dessus du vif, nous prîmes pour point d’ancrage à l’effort de notre treuil le mât porte-drapeau du fokontany qui se brisa comme une allumette ! Il fallut pousser, il eût sans doute mieux valu commencer par là ! Nous marchandâmes le dédommagement.

Nos déboires ne firent ensuite que s’amplifier. Les mêmes causes…, nous eûmes de plus en plus souvent recours au treuil et l’ensablement de notre voiture devint presque systématique malgré les quelques réflexes acquis par Tahina qui commençait à comprendre comment conduire sur le sable. Ce, jusqu’au passage sableux où notre pont-avant, celui qui permet le crabotage, lâcha définitivement, transformant notre 4x4 en voiture ordinaire, à un seul pont… Autant dire que les dernières tentatives pour avancer furent presque vaines : quelques mètres gagnés à chaque fois pour retrouver le même piège. Nous pûmes constater au passage à quel point les arbres et même les arbustes ici enracinés sont résistants : ils peuvent supporter sans céder une traction de plusieurs tonnes alors que leurs troncs sont frêles, tordus et enchevêtrés, c’est dire la force de leurs racines en réseau (un poteau vermoulu ou même fraîchement équarri ne se compare pas à une telle potentialité passive). Bref après une série de tentatives, réitérées pendant plus de deux heures et après avoir épuisé l’aide et les ressources d’un homme qui voyageait à pied avec une floppée de petits enfants, nous renonçâmes… Phil et moi décidâmes, à 17 h, de gagner à pied le village le plus proche, Salary, situé d’après notre informateur à cinq kilomètres environ et doté de bungalows, visité régulièrement par un camion, collecteur de poulpes, qui pourrait nous secourir…, ne laissant avec la voiture que le chauffeur.

La première heure de marche fut assez allègre et presque exaltante malgré le sable que nous ne cessions de fouler malaisément, suivant tantôt le chemin de rive, tantôt la plage, vent debout en pleine face, ainsi jusqu’au couchant. Les paysages étaient impressionnants : d’immenses plages désertes et immaculées, une mer splendide et terrible, durement drossée par l’alizé, d’un bleu profond et impavide, indifférent, sous un ciel tout aussi impossible… La suite fut plus pénible dans la nuit tombée… L’arrivée au premier village ne nous soulagea pas car nous apprîmes que ce que nous cherchions (les bungalows, le camion) se tenait dans le second village, plus au sud, à deux ou trois kilomètres encore… Traversant le hameau éparpillé sur la dune, nous prîmes à nouveau par la plage, recevant un vent de sable piquant dans les yeux : des filles, à l’intérieur d’une case éclairée, partirent en éclats de rire à la vue subite, dans leur fenêtre, de ce vazaha, pataugeant sur leur dune et aveuglé par le souffle écrétant les replis sablonneux, rire de pure surprise qui me blessa car je souffrais… Ce fut le moment le plus difficile que ces dernières centaines de mètres qui nous séparaient encore des lumières vives mais lointaines qui, dans le village sud, signalaient notre but, …le havre. Sur la plage, sur les rochers, je ne cessais de trébucher, ne voyant pas distinctement le sol, n’appréciant correctement ni la consistance de ce que j’avais sous les pieds, ni la profondeur des trous, ni la hauteur des obstacles. Nous étions guidés par de jeunes pêcheurs et Phil avait beau me soutenir, je n’avançais plus qu’avec réticences. Les derniers mètres, une fois repris le chemin de rive, se firent en tâtonnant sur un sable tout à fait meuble où je roulais et tanguais comme un marcheur ivre de fatigue et de vent. Nous ne sommes arrivés ici que vers 19 h 15 dans la plus épaisse des nuits, éclairée seulement par les quatre néons aveuglants de Chez Jean-Louis où nous avons trouvé refuge et, ô coïncidence qui nous parut de bon augure ! le camion évoqué par notre informateur arriva exactement en même temps que nous…

Le jeune métis vazaha, Michel, qui est le propriétaire du camion et comme le petit roi des lieux, écartant l’idée d’un remorquage (il prétendait que la piste était trop étroite pour que son camion pût manœuvrer), nous proposa son aide, se faisant fort de conduire la 4x4, pneus dégonflés, jusqu’à Manombo… Malgré notre scepticisme (en raison de l’état de notre véhicule), nous n’avions pas vraiment le choix et nous acceptâmes ce marché, pour le lendemain c’est-à-dire pour ce jour… Nous n’avions pas mangé depuis le matin, depuis les crêpes du petit déjeuner au « Coco-Beach », et fort peu bu au cours de la journée. Le repas nous fut servi un peu avant 21 h, du poulet un peu dur… Sommeil ensuite, mais dans une musique criarde : c’est ici aussi la boîte de nuit du village, attraction des gosses et des ados qui viennent se trémousser en groupes très bruyants et de plus, tout le monde crie, le patron, le premier, qui ne cesse de hurler… Le tapage a duré jusqu’à l’extinction du groupe électrogène, vers minuit, et il a repris ce matin vers 8 h 45, avec l’allumage dudit groupe…

Nous avons eu froid cette nuit car le drap et l’espèce de couverture qu’on nous avait donnés (pour deux), de forme carrée, étaient trop courts pour couvrir les pieds en même temps que la tête ! Il nous a fallu réajuster tout notre harnachement en milieu de nuit (mettre le blouson de Phil sur nos pieds et même la nappe qui couvre la petite table où j’écris) pour échapper au surcroît de fraîcheur du petit matin. Nous y sommes à peu près parvenus et avons, en somme, honnêtement dormi, de quoi réparer nos forces et purger notre fatigue d’hier…. Café assez bon au petit déjeuner, par contre les bok-bok (pâte façonnée en boule et cuite comme un gros beignet) étaient rassis et un peu durs à avaler.

Phil est parti, vers 8 h, par la pirogue à moteur qui fait du cabotage (distribuant et ramassant des denrées que le camion apporte et remporte) et avec le jeune métis en position de chef d’expédition. Ils pensaient que le trajet pour rejoindre la 4x4 (7 kilomètres de piste environ, un peu moins par les plages) prendrait par mer, un gros quart d’heure. Je ne sais si c’est vrai (il est 9 h 10) ; j’attends ici dans le bungalow, dans le bruit de la boîte… de jour, les gosses crient d’excitation…

Sortant de Chez Jean-Louis vers la plage, atteignant le sommet de la dune, je quitte l’enclos de pieux pointus, effilés, qui délimite un vaste carré de sable autour duquel se tiennent cinq bungalows, un bloc sanitaire sommaire, l’épicerie-boîte de nuit-logis du patron et un peu au milieu une terrasse couverte qui sert de bar et de restaurant. L’ensemble est, la nuit, éclairé de puissantes barres de néon grâce auxquelles, lundi soir, nous nous sommes guidés. Ce faisant, j’ai vue sur un village vezo situé en bord de plage, à l’endroit où s’arrondit une modeste crique qui fait office de havre. Le village, une poignée de petites cases en vondrona, touffes liées de roseaux ou de paille, ou de plus grandes en bois (avec tout de même quelques toits de tôle), sur le versant de la dune donnant vers l’intérieur des terres, dominant d’un côté la mer toujours recommencée, de l’autre un paysage de forêt sèche et épineuse. Un monde arrêté, figé comme le sable que le vent déplace certes sans cesse mais toujours dans le même ordre des choses. Vie calme, uniquement scandée par les activités de la pêche et de la collecte des produits marins. Couronnant le site, l’espèce de boîte-disco où je réside agrémente les loisirs mais exclusivement ceux des plus jeunes, et elle représente, avec ses néons et son ostensible vacarme, une manière d’exotisme bien que la musique, ainsi amplifiée parfois en rythmes féroces, soit majoritairement de la musique malgache et même locale. C’est aussi le point névralgique par où passent les principaux contacts avec l’extérieur et le commerce et l’argent…

J’attends dans l’incertitude et avec des sentiments mêlés, car l’état du véhicule m’inquiète, à juste titre. Attente, passivité vaine : s’occuper (je n’ai rien apporté à lire, je n’ai que le cahier où j’écris), prendre des photos ?

11 h 45. Je me suis promené sur la plage des deux côtés, nord et sud : après les pointes, d’autres baies et d’autres criques, aussi calmes et splendides, et ainsi de suite, une image d’infinie répétition, répétition paradisiaque mais répétition… Parlé avec un adolescent au français scolaire et appliqué. Il m’a présenté en quelques mots simples les activités des pêcheurs et leur mode de vie puis laissé, peu avant midi, pour aller manger son riz.

13 h 30. Lors du repas de midi, vive querelle de Jean-Louis, le patron de l’établissement avec un vazaha nommé Daniel : ils se disputaient à propos d’un chantier qu’ils gèrent en commun, il fallait savoir qui en était le vrai chef ! Jean-Louis, à son habitude, hurlait en son « français mot à mot » (comme il le désigne lui-même), Daniel restait très calme, accentuant seulement parfois un peu plus la déjà forte intonation méditerranéenne de sa langue. Je remarque qu’il y a par ici, aussi, des vazaha plus ou moins entrepreneurs, plus ou moins aventuriers, j’en ai repéré un autre, à queue de cheval qui est italien ou néerlandais bien qu’il s’exprime en anglais.

Le petit métis vazaha (Michel !) est revenu, peu avant midi au moment où je commençais à manger, apparemment exténué, déshydraté, en état de déroute et furieux d’avoir fait six bons kilomètres à pied dans la chaleur pour revenir de notre véhicule qu’il n’a pas réussi à faire démarrer car la batterie est à plat… Il déclara, plus de deux fois et sur le plus péremptoire des tons, qu’on ne pouvait plus rien faire, que cette 4x4 était pourrie et qu’il en voulait à Phil de ne pas l’avoir mieux renseigné sur la charge de ladite batterie : il aurait pu apporter celle de son camion… Je crois que son animosité envers nous a commencé par là. Pas moyen d’en tirer plus de lui. Il était épuisé et s’est retiré pour dormir. Pas de Phil à l’horizon : il est resté là-bas pour seconder Tahina et pour d’ultimes tentatives, la patience des Malgaches est infinie. Un homme trapu et large, au visage rond et plutôt aplati, d’une très impressionnante force tranquille et qui représente pour nous rien moins que le salut (j’apprendrai plus tard qu’il s’appelle Fatory Armand et qu’il est notre voisin à Tuléar), m’a abordé peu après pour me dire qu’il connaissait M. Alizène et sa 4x4 et qu’il pouvait nous faire remorquer jusqu’à Manombo par un tracteur à lui qui opère dans le coin à partir de Tsandamba, village situé à une douzaine de kilomètres au sud d’ici. Mais pour ce faire, il faut au moins 20 litres de gasoil. Nous avons envoyé des piroguiers avec un jerrican pour en chercher dans notre propre réservoir ; ils sont partis il y a déjà une demi-heure et il leur faut au moins deux heures en tout car le retour contre le vent est beaucoup plus difficile à faire que l’aller. Je continue à me demander et à demander ce que fait Phil : apparemment il a eu des mots avec le métis. « Il était nerveux », m’a dit Armand, traduisant les propos d’un des témoins ! Le problème est que j’aurais dû faire parvenir, par nos piroguiers, de l’eau et de la nourriture aux deux naufragés de la route… Je n’y ai pas pensé à temps… Décidément dans des circonstances qui me déroutent je n’ai pas le sens de l’à-propos… Le stress est là !

15 h 35. Toujours pas de piroguiers en vue ! Les ont-ils trouvés ? Je ne tiens plus en place ! Toutes les hypothèses me traversent l’esprit tour à tour. J’en suis épuisé mais je me dis que je ne suis pas le plus à plaindre. Du côté d’Alizène et de toute la famille, notre disparition doit être signalée et le branle-bas doit être lancé mais le temps que tout se connecte ! J’en viens déjà à me demander si nous serons bien de retour à La Réunion dans une semaine (mardi 14 août) comme cela est nécessaire. De plus il nous faut impérativement confirmer notre retour vendredi au plus tard car il y a ensuite le week-end et la confirmation doit se faire au moins 72 h avant le départ ! Par moments me prend une forme de panique et l’angoisse monte de causer de l’angoisse sans rien pouvoir faire pour la soulager en communiquant : ici il n’y a ni téléphone, ni radio (ni CiBi, ni système de B. L. U. comme celui dont sont équipés les postes de gendarmerie), ni télé, ni radiophonie (faute de réémetteurs, même pas de transistors !), ni transports en commun (seul le camion du métis fait le lien…)… Ni pain, ni journaux, ni fruits, ni légumes frais… C’est vraiment le désert !

17 h 10. La pirogue n’est pas revenue : le vent est contraire et le retour ne peut être que très lent… De toute façon M. Armand a demandé aux piroguiers de faire passer à la vedette (c’est ainsi que l’on appelle la pirogue à moteur prise par Phil ce matin et qui doit revenir ici) le jerrican de gasoil quand ils la croiseront. Pas de nouvelles de Phil donc, resté sur la route : il s’est peut-être occupé de ravitailler Tahina qui, lui, n’a pas mangé depuis hier matin ! J’ai demandé au métis vazaha dont le camion, plein désormais des poulpes qu’il est venu collecter, attend, pour partir, le retour de la vedette, de prendre avec lui notre jerrican de 20 litres pour le transporter jusqu’à Tsandamba et, au cas où le jerrican ne reviendrait pas, de nous dépanner de 20 litres ; il n’a pas répondu, ce qui est je le crains, éloquent…

 

Mercredi 8 août

8 h 50. Hier soir, au moment même où j’écrivais les lignes qui précèdent Phil est entré. Immense bouffée de joie! Lui, le chauffeur et les gars partis avec la pirogue en début d’après-midi ont réussi à faire avancer la voiture, la menant presque jusqu’au premier village (à 2,5 km d’ici). À ce moment le camion de zourites est parti pour la remorquer jusqu’à nous. Toutes ces manœuvres, entamées dès le matin, ont pris un temps démesuré car le disque d’embrayage donne, lui aussi, des signes de faiblesse (c’est bien hélas ! une 4x4 pourrie comme le dit avec mépris Michel)…

Il ne restait que 10 litres de carburant à peu près dans le réservoir (donc rien de récupérable) car nos efforts désespérés et inappropriés dans les sables ont épuisé, en plus de la batterie mise à plat par l’usage immodéré du treuil, notre provision de carburant (consommation record de plus de 20 litres aux cent !). Le problème qui reste donc entier pour le remorquage jusqu’à Manombo tel qu’il a été proposé par M. Armand est celui dudit carburant. Il en faut 20 litres pour le tracteur et un supplément aussi pour notre 4x4 puisque le moteur doit tourner pendant qu’on tire le véhicule afin de garder l’usage des freins et de la direction, assistés. Il faut en faire venir de Manombo où le ravitaillement n’est d’ailleurs pas évident : faute de station-service, il faut solliciter les commerçants qui parfois en profitent ou les religieux installés sur place. Refus cassant et même véhément du métis vazaha qui ne veut pas s’occuper de cet achat. Il y a eu à ce propos une prise de bec assez brutale entre Jean-Louis, le patron, et celui-ci ; j’ai cru comprendre que le patron évoquait la solidarité de couleur (fotsy, c’est-à-dire blanc, ai-je saisi plusieurs fois…), rageusement reniée par l’autre, se comportant en vazaha plus matérialiste et plus égoïste que nature… comme s’il voulait surenchérir, en fait, sur un tempérament brutal et impérieux qu’il a sans doute hérité, avec le goût du pastis, de son côté paternel… Afin d’en administrer immédiatement la preuve, il a profité de ma position, de la dette « morale » accumulée par nous en raison de son intervention (ratée…), pour me faire un taux de change particulièrement défavorable sur une petite somme que je devais changer pour subvenir à nos besoins immédiats. S’il avait su à quel point ce comportement était prévisible et stéréotypé, il se serait peut-être abstenu ! Un peu mesquin mais c’est un passionné tout en foucades irraisonnées qui profite sur-le-champ de ses avantages !

Bref, il a fallu envisager le départ de Phil avec le camion de zourites pour qu’il réalise, lui-même, l’achat de carburant à Manombo et revienne avec le précieux liquide, par le même moyen, profitant de la rotation journalière… Au retour, pas avant cette après-midi, il s’arrêterait à Tsandamba pour prendre le tracteur ; le temps ensuite d’arriver ici… Pour la fin de l’après-midi au plus tôt ou en début de soirée… Le tout suivi d’une probable nuit de remorquage à laquelle je m’efforce déjà de me préparer !

Maintenant que la solution est en cours, le stress qui m’a tenu presque toute la journée d’hier est tombé et je jouis un peu plus librement de ma position fortuite en ce site exceptionnel. Tahina, notre chauffeur, arrivé jusqu’ici avec le véhicule, est pour sa part un exemple de placidité ; il est vrai qu’il n’est responsable de rien bien que son insuffisance « technique » soit une des causes de notre déconfiture actuelle. Il a supporté sans broncher la faim et la soif à lui imposées sur le chemin ; maintenant qu’il est là avec la 4x4 au pied de notre dune, il vit benoîtement, dormant dans le véhicule, venant ici pour les repas, flânant sur la plage entre les pirogues avec de jeunes pêcheurs… Pour ma part j’expérimente ma patience, mon endurance et mes capacités de réaction, bien que je ne sois pas soumis au plus rude de l’épreuve : nous avons eu aussi la chance d’échouer non loin de Chez Jean-Louis, les seuls bungalows disponibles à des kilomètres à la ronde et où le havre, un peu fruste, est tout de même correct…

Comme je n’ai rien pris à lire avec moi, ô imprudence ! pour cette escapade qui devait durer trois jours au plus, je n’ai que la ressource d’écrire dans ce cahier que je traîne partout avec moi — j’ai aussi l’impression de tirer à la ligne, pour occuper le temps ! Mais comme hier, je vais faire une petite promenade.

14 h 10. Pris quelques photos en fin de matinée, dans la chaleur montante, dans la lumière intense, trop intense à cause du sable et de la mer… Au moment du repas, Tahina me dit que le fameux tracteur auquel nous aspirons comme à notre sauveur est passé ce matin vers 11 h, alors qu’il allait vers le nord chercher des produits… Il repasserait demain matin pour nous prendre en remorque !!! Ce qui veut dire une troisième nuit ici ! Retour d’inquiétude, je me demande si Phil est au courant de cette nouvelle donne, lui qui est parti hier soir et qui doit revenir ce soir avec le carburant par l’unique camion… Bref je ne sais pas bien comment tout cela va se combiner ! J’espère que Phil sera là ce soir et dans de bonnes conditions, j’espère qu’on a pu prévenir Alizène et la famille. L’attente se prolonge et s’allonge… Il faut s’y faire et cesser d’imaginer le pire, tentation récurrente voire obsessive !

Tahina, pour en revenir encore à lui est sur la plage avec le jeune pêcheur dont il a fait connaissance. Tout cela, pour lui qui n’avait guère jusqu’ici quitté Tananarive et les plateaux, est une véritable expérience de découverte et même exotique : c’est un tout autre pays. De plus, lui n’est pas pressé, nulle obligation institutionnelle ne l’attend. Le rythme du temps n’est vraiment pas pour lui le même que pour nous. Sensible sans doute à ma nervosité mal dissimulée, il m’a demandé à la fin du repas si ça allait, je lui ai fait part de mon présent fatalisme.

Je me prends à rédiger quelques notes à propos de Nour, 1947 de Jean-Luc Raharimanana[2], son tout dernier livre, le troisième. En ce roman qui densifie jusqu’à la saturation les signes et les symboles de l’oppression, en plus de la trop évidente obsession pour la décomposition et la destruction cruelle des corps, s’impose une méditation, plus qu’une analyse, sur la dimension d’appartenance propre aux êtres humains, foncièrement sociaux, laquelle est susceptible de conférer aux groupes ainsi constitués un sentiment de supériorité tel qu’il les rend absolument et comme volontairement insensibles à l’humanité même des individus des autres groupes humains. Évoquant directement le cas de Madagascar, Raharimanana souligne l’unité profonde et même viscérale de la langue comme de la culture alors que l’histoire malgache est faite de guerres entre tribus où des groupes ethniques entiers, frères ou cousins pourtant, sont réduits en esclavage et, au moment de la traite, vendus comme marchandises avec un traitement bien plus dur que celui qu’on réserve aux bêtes de somme ou de boucherie. (Cette cruauté s’explique sans doute par la volonté de réduire au maximum la ressemblance humaine en ces êtres encore trop proches de leurs maîtres et bourreaux, de les ravaler à la part animale la plus nue qui représente plus qu’une bonne moitié de notre humaine condition. Les nazis qui apparaissent aussi dans le livre firent de même.) L’auteur, on le sent, regrette que l’histoire de son pays n’ait pas été autre, que son peuple n’ait pas su opposer une unanimité aux diverses tentatives esclavagistes puis coloniales. Dans le traitement qu’il réserve à la part des vaincus qu’il veut mettre ici au premier plan, il rapproche et unit en une même déploration toutes les victimes des réducteurs d’humanité : les esclaves des régimes anciens (monarchies, dynasties locales et tribales) et ceux qui furent vendus aux étrangers (Arabes et Européens), les nouveaux asservis du système colonial (cet asservissement et la conscience qui en fut prise provoquant la rébellion désespérée de 1947 dont la référence est incluse dans le titre de l’ouvrage), les Juifs et tous les sous-hommes proclamés qui furent au vingtième siècle en proie aux pogroms nazis et autres…

La compassion pour toutes les victimes se noue d’ailleurs passionnément à l’horreur ambivalente que suscite la vision de la souffrance et de la déchéance allant jusqu’aux métamorphoses du cadavre putréfié, liquéfié sous nos yeux, jusqu’au dépeçage sacrificiel parfois suivi de l’ingestion de fragments du corps sacrifié… Car, il y a, dans la cruauté en acte quand elle s’en prend à l’image de l’humain qu’elle dénature, une foncière ambiguïté qui peut aussi la renvoyer à la dimension incommensurable du sacré. Bien que le narrateur récuse assez violemment cette confusion qui semble donner raison aux dieux buveurs de sang, il leur substitue une divinité évanescente et fluante, fluide, une déesse d’eau (qu’il appelle Dziny) qui n’en exige pas moins la vie de ceux qui se vouent à elle, à l’oubli qu’elle seule dispense. Les trois livres de Raharimanana apparaissent sous le signe, sous le syndrome d’une telle fascination-répulsion et la violence à l’œuvre en ses pages hypnotise et tétanise autant qu’elle révulse.

Il y a quelque ironie (de situation) à griffonner tout ceci (d’après le souvenir que je garde du livre, lu juste avant notre départ) en ce village où règne la paix d’une vie très strictement menée au rythme des marées, des vents et des activités de pêche, en marge d’un océan immuable, en ce couloir littoral protégé par le récif qui garde toujours du pire (naturel), où la vie est sans histoire et sans mémoire ou presque… Voire : les scènes saisies hier, la querelle de Jean-Louis avec le vazaha dénommé Daniel, les ingérences et les manœuvres intéressées de ces nouveaux petits « colons », les velléités tyranniques et les caprices du petit roi Michel mais aussi le monopole que s’est assuré le fils du président de la République malgache sur l’exploitation d’une trentaine de kilomètres de ce rivage (dans quel but ?) peuvent être des germes… Il n’y a guère de situation humaine où l’on ne puisse déceler des germes du pire (humain) — qui heureusement ne s’accomplit pas toujours.

15 h 30. Nous commençons à attendre le retour du camion qui pourrait arriver à 16 h, mais ce peut être à 19 h ou même à 21 h ! L’heure n’a pas grande importance en soi : l’essentiel, pour moi, c’est qu’il me ramène Phil et le carburant quel que soit le scénario possible pour demain ! Je me dis aussi que si demain, à la même heure, nous ne sommes pas encore partis, je devrai emprunter le camion à son retour sur Manombo avec son chargement de pieuvres. J’y arriverai dans la nuit et prendrai le taxi-be à 3 h pour Tuléar. Il me faut en effet impérativement me trouver à Tuléar vendredi matin, pour reconfirmer notre départ (j’ai les billets avec moi !). Nous devons être à Tana dimanche soir ou lundi au plus tard… Nous pourrons y arriver, je le pense encore, mais cela ne se sera pas alors fait sans émois ! J’y suis vraiment d’ailleurs, dans l’émoi… J’en vibre de partout… m’efforçant de maîtriser mon souffle pour calmer les contractions qui, par moments, me serrent la poitrine…

Autre ironie (de situation), se remémorer ici le Klondike — palace sea and sun — et le costume prince de Galles (Yves Saint-Laurent) du président de jury que je fus à l’Ile Maurice en juin alors qu’ici je n’ai qu’un short jeans bien trop large pour moi et rien d’autre à mettre… Du palace au gourbi, et retour… c’est bien de n’être pas fixé, figé, dans une gamme, un style, un type… de vivre l’aventure après le confort, la sécurité après le risque…, loi et plaisir des contrastes. J’attends tout de même ma délivrance et celle de ceux que j’aime et qui s’inquiètent pour moi…

17 h 40. Toujours pas de camion. Retour d’une autre promenade sur la plage vers le nord, quelques photos encore ; j’ai épuisé mes pellicules… Suivant vaguement les mouvements diffus d’un certain nombre d’individus dans les dunes au nord du village, j’ai surpris, à l’heure où le soleil bascule, le bain des garçons en un bosquet retiré, non loin des lieux d’aisance, non loin du puits où ils remplissent leurs seaux… L’un, zatovo dans sa fleur, nu, me tournant le dos, semblait jouer avec son sexe sous le regard amusé, égrillard-rigolard, de garçons plus petits. Il a fort tranquillement continué quand il m’a vu le regarder, moi aussi fasciné par le fascinum… Manifestement il s’exhibait avec plaisir et complaisance pour le plus grand plaisir aussi de ceux qui regardaient : exhibitionnisme et voyeurisme innocents, naturels ? Un garçon plus grand, presque un adulte déjà, remarquant ma présence, n’a rien dit ni manifesté mais a réfréné leur jeu, éloignant l’éphèbe en le prenant par les épaules. Il y a toujours quelqu’un pour rappeler la loi qui rabroue, fût-elle tacite, non-écrite ! Je me suis éclipsé et je suis ensuite allé jusqu’au bout de la plage comme le matin : en bord de mer, le vent soufflait ; quelques pirogues revenaient en remontant le vent et accostaient. Au retour, plus de garçons, des jeunes filles se lavaient les jambes près du puits… Je suis revenu au village. Deux mots au chauffeur au passage lui expliquant (mais m’a-t-il compris ?) que si nous ne sommes pas partis demain matin, je prends le camion pour Manombo puis le taxi-be pour Tuléar…

J’ai tenté de me faire une idée de ce que vont nous coûter ces quelques jours chez Jean-Louis. Mon ébauche était bien au-dessous de la réalité : il nous a sorti, sur plusieurs pages d’un cahier d’écolier, des comptes véritablement astronomiques, établis avec un sens tout à fait arbitraire du tarif et l’on peut dire que nous nous sommes vraiment fait escroquer ! Mais nécessité… J’ai payé ce soir même dans l’idée de pouvoir partir rapidement à tout moment.

 

Jeudi 9 août

7 h 45. Le camion est arrivé hier soir, exactement à la même heure que lundi : à 19 h 20… Il est resté très peu, juste le temps de charger les poulpes. Phil était là avec le carburant et, dans l’incertitude où nous étions encore à propos des mouvements du tracteur, il m’a proposé de prendre immédiatement le camion qui allait repartir de façon à être à Tuléar dans la nuit. Le patron dudit camion, le vazaha kely dont l’animosité continue à nous poursuivre, a d’abord refusé, disant que son camion n’était pas destiné à la promenade, puis, devant ma visible détresse, il a accepté mais à condition que Phil ne vienne pas (il ne l’encaisse pas c’est évident !) et que je monte derrière avec ceux qui s’assoient sur les cuves où sont enfermés les poulpes. C’est moi qui n’ai pas osé monter ainsi, craignant l’inconfort extrême, craignant en ces conditions de craquer en route ; peur aussi, partagée par Phil, d’arriver seul à Tuléar au milieu de la nuit… Bref j’ai reculé et je me trouve à peu près, ce matin, dans la même situation qu’hier, je m’en veux passablement : car si je ne suis pas parti d’ici ce soir, au retour du camion, je me sentirai vraiment humilié !

Dans la nuit vraiment un mauvais sommeil, agité… Pour nous calmer, nous avons décidé de partir en pirogue tôt ce matin. Plus calmes, une fois la décision prise… Petit sommeil jusqu’à 6 h 20 où je me suis levé et rapidement lavé. Phil est parti négocier le trajet en pirogue dès 6 h 45 et il n’est pas encore revenu. Je suppose que pour la pirogue ça n’a pas marché et qu’il est parti s’enquérir du tracteur. Je ne sais exactement… Un camion bleu pâle avec des tonneaux ou des cuves est passé vers 7 h… Tahina dormait encore à poings fermés et il n’a rien entendu : bienheureux les innocents (ou plutôt les irresponsables) ! Il vient juste de faire démarrer la 4x4 (7 h 50). Pour changer, j’attends ! De plus en plus rongé car l’urgence croît. Je n’ai ni mangé ni bu en prévision d’un long voyage en pirogue. J’attends de savoir ce que l’on fait pour éventuellement boire un café.

 

14 h 45. Sur la piste entre Tsifota et Manombo

Au bout de deux bonnes heures employées à convaincre le chauffeur du tracteur, peu disposé en fait à obéir aux ordres de son patron Armand Fatory, Phil est revenu victorieux et avec l’engin. Nous avons été pris en remorque vers 9 h. Nous avons cheminé en faisant alterner les épisodes où nous étions tractés avec les moments où nous roulions de façon autonome, le sol plus ferme s’y prêtant mieux… Tout cela allait bien lentement et nous avions le temps d’admirer l’ample sérénité des lieux traversés. Petite étape à Tsandamba, en une épicerie à cheval sur la crête de la dune-village, le temps de prendre un café et de grignoter des biscuits dans une lumière qui dispensait avec prodigalité sa splendeur… Un peu plus loin, nous avons failli entrer en collision avec la voiture conduite par le père qui se rendait à Salary pour superviser le chantier d’une nouvelle église. Un homme aux cheveux déjà blancs, coupés à la brosse, l’air énergique, voire cassant parlant le malgache typique des missionnaires français, mal accentué et souvent imperméable aux particularismes dialectaux. Phil (qui avait appris, dès hier, à Manombo cette visite et son but) l’a mis au courant de notre situation et il a accepté de nous prendre avec lui à son retour en cas de pépin… Et ce pépin a eu lieu : quelques kilomètres après Tsifota alors qu’il ne nous restait plus que 16 km à faire d’ici Manombo, l’un des gros pneus du tracteur a crevé. On s’affaire à réparer mais, une fois de plus, c’est très long. Suspense : arriveront-ils à réparer correctement pour la suite du voyage et avant que le bon père ne repasse ? Il faut impérativement que nous arrivions à Tuléar ce soir !!! Par n’importe quel moyen ! Je me suis caché au moment où le camion de Michel est passé (bien en avance ce jour), venant de Manombo et se dirigeant vers Salary: « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » s’est enquis le petit roi sans même jubiler, l’air seulement ennuyé et avec une moue qui se voulait indifférente.

Phil est allé rejoindre le chauffeur auprès de ceux qui tentent de réparer le pneu, le tracteur étant derrière nous cette fois ! Je suis seul dans la voiture immobilisée en rase campagne ou plutôt en pleine forêt et je me dis que ladite forêt surtout composée d’arbres secs et d’épineux, difformes et étiques, de branchages morts qui traînent, sans aucun caractère qui puisse en rien flatter le sens esthétique (la nature est parfois simplement laide ou sans intérêt), n’a sans doute pas beaucoup évolué depuis la préhistoire et qu’elle n’a rien à voir ni à faire avec l’homme, ce passant inutile et insignifiant qui n’est pas même ici pour elle, un parasite ou une cause de nuisances…

 

Vendredi 10 août
Tuléar–Anketa

Le père (j’apprendrai un peu plus tard dans la journée qu’il s’appelle José) est repassé avant que les servants du tracteur n’eussent fini leur réparation et nous sommes montés avec lui, laissant la 4x4 et le tracteur à leur trop lente locomotion. À l’arrière de sa camionnette tout-terrain découverte, posés plutôt qu’assis sur deux planches pas entièrement fixées, quatre passagers d’un côté et quatre de l’autre, avec, au milieu, des sacs remplis de poisson et d’autres denrées plus ou moins dégoulinantes qui ne cessaient de ballotter sur nos pieds. Je n’avais pas trop de mes deux mains pour m’accrocher tantôt ici tantôt là, plié en deux, le dos rond, tombant sans cesse en avant, parfois soulevé et comme jeté en l’air par un cahot plus fort que les autres : l’allure était vive et brusque, en effet, en raison de la piste de sable sur laquelle il fallait parfois slalomer… Les seize derniers kilomètres jusqu’à Manombo furent à la hauteur de leur réputation : riches en passages alternativement et même parfois simultanément sableux et caillouteux… En marge, par échappées, ou derrière mon dos sur la droite du véhicule, le canal du Mozambique et le même splendide paysage admiré depuis le matin : la même côte idyllique aux baies de sable et de rochers, aux promontoires bordés d’une mer bleu turquoise, sous un ciel presque aussi bleu, quelques pirogues piquées au milieu des flots où des pêcheurs s’activaient calmement… Les cheveux et les yeux dans le vent de la vitesse, je n’avais pas le temps ni le moyen de voir vraiment : je devinais et j’imaginais d’après mes souvenirs… Tournant le dos au calme et à la beauté, mon inconfort était grand mais je me disais que cela durerait de toute façon bien moins longtemps que, l’an passé, notre traversée en bateau jusqu’à l’île Sainte-Marie, aller et retour, qui fut, pour nous et à tous points de vue, bien plus dangereuse…

Le père allait bien jusqu’à Tuléar juste après. Nous avons pu être du voyage et, dès que Phil eut réglé les ultimes problèmes de gasoil en prévision de l’arrivée de la 4x4 et du tracteur, j’ai pris place dans la cabine cette fois, tout contre la portière ; une femme qui y était déjà installée lors du trajet précédent se tenait entre le père et moi ; elle avait un rhume, toussait, reniflait fort et pesait parfois mollement et chaudement sur moi (avec quelque complaisance, m’a-t-il semblé). Conversation soutenue avec le père, manifestement heureux de parler français, presque tout du long. Originaire du nord de la France (d’où son prénom de José, vieil héritage espagnol des Flandres), il est à Madagascar depuis 40 années dont 30 à Tuléar et 5 à Manombo (les toutes premières s’étant passées à Fianarantsoa dont il n’avait pas supporté le climat) et, malgré l’âge et une certaine fatigue, il semble faire preuve d’un désir intact de prosélytisme. Nous avons évoqué le pays, sa situation matérielle, son histoire récente, les diverses coutumes des ethnies locales, l’organisation de l’église catholique en districts quasi administratifs et le travail soutenu qu’il a à y faire : un réseau d’occupations prenantes et denses, induisant un emploi du temps féroce, ne laisse apparemment rien ou presque rien au souci de soi… Manifestement il est presque toujours sur les routes, tenu par des horaires stricts en contradiction totale avec l’atmosphère d’ensemble et en contradiction partielle avec la dimension spirituelle de sa charge. J’ai tout de même senti en lui une réelle et immense solitude et, par moments, une sorte de trouble ou une hésitation mâtés par le respect le plus rigoureux du règlement ou de l’horaire qu’il s’impartit d’avance pour chaque tâche… Nous avons aussi parlé de poésie et encore au moment même où, à l’entrée de Tuléar, la camionnette, coupant à travers des tas de débris, roulait sur une carcasse sèche de zébu qui s’est dressée comme dans le Guernica de Picasso ou dans un tableau de Francis Bacon, suscitant une exclamation unanime des passagers…

Le trajet Manombo-Tuléar a duré, conformément aux énergiques prévisions du père, deux heures exactement : départ à 18 h 30, arrivée à 20 h 30… Il nous a déposés, Phil et moi, au stationnement d’Anketa, me demandant de poster pour lui de La Réunion une série de lettres pour la France que je prendrai demain à la Cathédrale. Retour à pied jusqu’à la maison. Nous avons réveillé Manega et les filles. Clém, soulagée, s’est jetée dans mes bras avec un sanglot. Soulagement général. Alizène, arrivé un peu plus tard, nous a fait part de l’inquiétude de tous, de la leur, de celle des parents de Phil, de leurs recherches ; il nous a reproché, à moi et à Phil, une certaine légèreté ou plutôt une légèreté certaine, nous accusant de ne pas l’avoir écouté, ajoutant avec assurance que la piste du bord de mer était impossible à faire et que même les 4x4 ont leurs limites… Nous avions envie d’ajouter : surtout quand ce ne sont plus vraiment des 4x4 tant elles sont pourries ! Mais le ton du reproche a cédé assez vite, une fois l’inquiétude apaisée, à une complicité presque enjouée, soulignant les bons moments, la beauté des sites traversés, le charme de l’aventure…

 

Le charme de l’aventure… Dommage que les meilleurs moments aient été vécus dans l’inquiétude et le stress, dans la préoccupation, que le temps des voyageurs n’ait pas été ouvert et libre comme celui des villages et des lieux traversés, de leurs habitants, vraiment accordé à leur rythme ! Mais la discordance des temps, l’aigu qui perçait parfois la poitrine et faisait battre le cœur ont exacerbé aussi et comblé notre sens de la beauté, d’une beauté rendue d’autant plus sensible qu’elle reste en partie inaccessible… Les difficultés de communication l’écartent de nous tout en la protégeant et, intacte, l’on ne saurait que l’effleurer : impossible de la tenir, de la saisir, de la réduire… Mais notre absence même est positive et il faut imaginer toute cette splendeur vivant seule sa splendeur en un ailleurs proche et lointain, dans une plénitude qui doit continuer à se passer de nous, dont nous devons nous passer pour qu’elle reste ce qu’elle est. Les habitants de ces lieux, qui ont aussi leurs préoccupations, ne savent sans doute pas qu’ils vivent dans la beauté — c’est tout de même un réconfort pour nous que de savoir qu’un tel état du monde subsiste quelque part.

Serge Meitinger


Quelques éclaircissements :

 

Cette nouvelle aventure est à mettre en rapport avec celle racontée dans Soamari des esprits ou la caverne, accessible sur le site D'autres espaces

 

La région évoquée se situe au nord de Tuléar en allant vers Morombe et Morondava. Ankilimalinika est à 60 km au nord de Tuléar, Ankililoaka à 85 km, Betsioky à 125 km, Morombe à 230 km. Andavadoaka est sur la côte quand on redescend de Morombe vers le sud et vers Manombo en longeant la mer, à 48 km de cette ville. Salary à une cinquantaine de kilomètres au sud de ce site. Il faut encore en compter 47 km jusqu’à Manombo-Sud (à 70 km de Tuléar). Cette aventure se déroule à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau de la caverne de Soamari, vers le nord.

 

Vezo, bara sont des noms d’ethnies malgaches du Sud : les vezo sont des pêcheurs vivant sur la côte ; les bara vivent dans la montagne qui barre l’horizon de la plaine traversée en direction de Morombe.

 

Fokontany, désigne l’unité administrative locale, la commune ; hotely, désigne une gargote, un restaurant populaire ; karane, indien de confession musulmane ou pakistanais, commerçants et investisseurs ; taxi be, taxi collectif ; vazaha, désigne l’étranger blanc en général, les Français plus spécifiquement ; vazaha kely, littéralement « petit vazaha », désigne ironiquement les Malgaches qui singent les Français ; zatovo, désigne l’adolescent dans la fleur de sa jeunesse ; comme adjectif, veut dire « beau, joli » ; (z)ourites, pieuvres, poulpes.

 

 


NOTES

[1] Voir Soamari des esprits ou la caverne, Une aventure dans le Sud malgache, sur le site D'autres espaces .

[2] Nour, 1947, Le Serpent à Plumes, Paris, 2001.

 

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