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Éros socratique. Socrate, Alcibiade et les effets de l'amour
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et il appartient à l'équipe Oracle de cette Université.
Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.

Écrit et dit pour la Journée de l'Antiquité de l'Université de la Réunion, journée qui a eu lieu le 25 avri 2007, ce texte constitue le deuxième d'une série de deux textes consacrés au thème du daïmôn de Socrate. Le premier texte a été mis en ligne le 19 mai 2005.
Deuxième texte mis en ligne le 8 mai 2007.

 


ÉROS SOCRATIQUE

Socrate, Alcibiade et les effets de l'amour

Amour « est un grand daimôn » (202d)[1] : telle est la première qualification réservée à Éros par Diotime dans Le Banquet de Platon ; telle était aussi la dénomination que lui attribuait Apulée, vers la fin de son traité du Démon de Socrate (vers 150 après J.-C.)[2], et il ajoutait que son pouvoir plénier est « de tenir éveillé ». Ainsi il n'y a pas discordance mais continuité entre la figure du daimôn socratique ou « signe divin », que nous avons située et présentée dans notre précédente intervention[3] comme la singulière puissance d'une négativité en acte, et celle d'Éros, daimôn inquiet et toujours en manque qui ne cesse de relancer sa quête et la quête. On dirait d'ailleurs que le portrait d'Éros dessiné par la voyante de Mantinée est autant celui de Socrate que celui de l'intermédiaire ailé, séducteur et volontiers entremetteur, apparenté à Aphrodite selon la mythologie classique, fils d'Expédient (Poros) et de Misère (Pénia) selon le mythe platonicien. Et notre premier philosophe nous est montré avec insistance, à l'orée de nombre des dialogues platoniciens, comme perpétuellement en chasse à la beauté, à celle d'Alcibiade bien sûr mais aussi à celle de tous les beaux garçons s'ébattant presque nus sur les palestres d'Athènes, lieux où n'en finit plus de rôder le Silène. Pourtant l'érotique mise en jeu par Socrate, une fois qu'il a abordé l'adolescent le plus splendide du groupe, est d'emblée et délibérément pédagogique et la sévère réfutation dialectique impitoyablement infligée par l'« inquiéteur », par le « poisson torpille », à ses préférés est de nature à d'abord les humilier et rabaisser, à les convaincre de leur foncière ignorance. Et, alors que cet exercice de réfutation appliqué aux prétentions des importants et des experts lui vaut mille ennemis de par la cité, dans le contexte du gymnase, il suscite un désir en retour, une effusion parfois effrénée… C'était d'ailleurs sans doute le but du pédagogue perpétuellement amoureux que de faire passer son élève, grâce à l'amour et au désir réveillés en lui, d'une beauté extérieure et tournée vers le paraître à une beauté et à une bonté intérieures, invisibles mais rendues sensibles, à un exercice délibéré et délié de sa conscience raisonnante. À ce stade, cependant, il faudrait, nous semble-t-il, distinguer entre un Éros socratique et un Éros platonicien — voire platonique — : nous ne sommes pas convaincu que la célèbre dialectique érotique conduisant, sans coup férir apparemment, des beaux corps au souverain Bien, telle qu'exposée par Diotime, soit pleinement conforme au style comme au génie socratiques. Socrate n'assume d'ailleurs pas en personne cette ascension en escalier vers l'idéal et il en reste plus modestement, et non moins efficacement, à un mode plus terre à terre de la relation à la beauté : il ne cesse de se laisser inspirer par le désir que lui inspirent les beaux corps pour aider les jeunes gens qui l'éblouissent et l'émeuvent tout entier à mieux se connaître, pour mieux se connaître et s'éprouver lui-même à leur contact. Pour ce faire, il exacerbe et polarise en eux la puissance même du désir qu'il attire d'abord sur lui pour leur en donner conscience et maîtrise raisonnable : il faut d'abord aimer le Satyre en sa rude et brute écorce pour envisager d'ouvrir le Silène qui recèle les trésors incommensurables de la sagesse et de la science. La dialectique érotique socratique, telle que mise en œuvre dans l'Alcibiade par exemple, procède à une véritable permutation des rôles qui renverse le rapport amoureux considéré à l'époque comme normal entre un jeune homme et un homme mûr et où le chasseur devient le chassé, où l'éveilleur aspire à être à son tour éveillé et guidé par celui qu'il a élu. Un tel éveil réciproque, qui se joue à deux en une relation tendant à une manière d'égalité idéale, ne se masque toutefois ni l'obstacle ni le détour nécessaire : une opacité, une intransitivité demeurent malgré l'inversion inspirée des postures, malgré l'affûtage du logos critique, malgré toutes les bonnes intentions… Dans l'appariement et l'effet de couple recherchés, une énergie considérable, qui naît de l'inextinguible fontaine du désir, est continûment investie et mise en œuvre. Cette énergie est le fonds et le support obligés de toute l'entreprise : plutôt bienveillante et même positive en son jaillissement premier, elle n'exclut tout de même pas des prises de position ou des actions équivoques — voire négatives —, marquées par la plasticité des appétits, par la plus ou moins grande ductilité des tempéraments et des circonstances, par les intermittences de l'occasion. La dialectique socratique de l'amour n'est pas jouée d'avance et son sens (signification et direction) reste incertain, l'aiguillon du manque se laissant couramment sentir jusqu'à inverser ou annihiler parfois la tension rectrice de l'essor désirant, de la quête. Il nous apparaît que Socrate, Satyre et Silène, en particulier dans sa relation à Alcibiade, pressent ou anticipe ce qu'un grand poète et penseur allemand rassemblera, un jour, sous le signe impérieux et exaltant, à la fois libre et nécessaire, du démonique.

Portrait d'Éros en Socrate

Alors que Phèdre, qui, lors du banquet évoqué dans son dialogue par Platon, lance le thème obligé de l'éloge d'Éros, voit en lui l'un des plus anciens dieux, issu directement de Gaïa, la Terre-Mère, et qu'Agathon, maître de céans et héros de la fête, tout fraîchement couronné poète tragique lauréat, le tient au contraire pour le plus jeune, sans cesse renaissant, Diotime souligne fortement qu'il n'est qu'un « intermédiaire » entre les dieux et les hommes, lui qui ne possède pas encore la beauté à laquelle il aspire. L'étrangère de Mantinée estime Éros « dépourvu des choses bonnes et des choses belles » et qu'il a « le désir de ces choses qui lui manquent » (202d). Sa personnalité et son destin illustrent une figure du manque que le mythe met en images. Misère, sa mère, a eu le projet de se faire engrosser par Expédient, son père, sans doute afin de conjurer sa perpétuelle pénurie par un engendrement lui-même déjà fondé sur la ruse. Naît un personnage équivoque mais plein d'entregent :

Puis donc qu'il est le fils de Poros et Pénia, Éros se trouve dans la condition que voici. D'abord, il est toujours pauvre, et il s'en faut de beaucoup qu'il soit délicat et beau, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n'a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins, car, puisqu'il tient de sa mère, c'est l'indigence qu'il a en partage. À l'exemple de son père en revanche, il est à l'affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c'est un chasseur redoutable ; il ne cesse de tramer des ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son temps à philosopher, c'est un sorcier redoutable, un magicien et un expert. (203c-d)

Qui ne reconnaîtrait, sous ces traits à peine forcés, le Socrate va-nu-pieds et supportant sans broncher, lors des campagnes militaires où il est hoplite, les conditions de vie les plus rudes, ainsi que le redoutable « inquiéteur » des rues et des carrefours athéniens, toujours en chasse du vrai, du bon et du beau. Le portrait n'ignore pas non plus, tout en lui répondant, les insinuations d'Aristophane qui, dans Les Nuées, fait de notre philosophe, un sorcier doublé d'un sophiste. C'est l'image conventionnelle d'un Éros joli et plutôt mou, empêtré dans le réseau de séductions complexes, subtiles et futiles, qui est pulvérisée au profit d'une entité singulière, s'incarnant en un humain typé en même temps qu'il ne cesse d'emblématiser au mieux une postulation humaine qui relève autant du psychologique que de l'ontologique. Diotime poursuit :

Il faut ajouter que par nature il n'est ni immortel ni mortel. En l'espace d'une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu'il tient de son père ; mais ce que lui procurent ses expédients sans cesse lui échappe ; aussi Éros n'est-il jamais ni dans l'indigence ni dans l'opulence. Par ailleurs il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l'ignorance. (203d-e)

Les métamorphoses et anamorphoses de l'être désirant révèlent une plasticité protéiforme qui laisse dans un entre-deux. Satisfaction et savoir restent pris dans un suspens et un inachèvement qui interdisent de posséder comme de conclure. L'erreur commune est de tenir Éros pour l'aimé, chacun le réduisant à l'inspirante beauté de son bien-aimé, alors qu'il est « amour du beau » et daimôn (204b) c'est-à-dire l'amant, l'aimant universel, ou le « ce qui aime » (204c) jamais comblé, jamais maître et possesseur ni du beau ni du savoir auxquels il tend de toutes ses forces. Diotime, par son enseignement, incite le Socrate encore jeune qui l'interroge à « devenir un jour redoutable sur les questions relatives à Éros » (207c) grâce à la lucidité et à la maîtrise acquises par ce dévoilement, lucidité et maîtrise qui feront de lui l'incarnation même de la sagesse aimante.

C'est cette incarnation que célèbre aussi Alcibiade, à la fin du Banquet, en un éloge improvisé qui substitue, sans barguigner, Socrate à Éros pour mieux faire apparaître la continuité d'ensemble d'un dialogue qui vise à promouvoir la figure amoureuse d'un grand chasseur d'âmes. Lequel ne cesse toutefois de commencer et de recommencer — en un désir naissant, mourant, revivant — par la beauté des corps.

La chasse à la beauté

À l'orée du Protagoras[4], un ami anonyme, s'adressant à Socrate, se fait l'écho d'une plaisanterie qui court sans doute les palestres depuis un certain temps :

L'AMI : D'où viens-tu, Socrate ? Sans doute de la chasse à la beauté d'Alcibiade ? Je l'ai vu justement avant-hier et, c'est vrai, j'ai trouvé que c'était un bel homme. Mais un homme, Socrate, soit dit entre nous, avec déjà toute cette barbe qui lui pousse au menton !

SOCRATE : Et alors ? N'es-tu pas toi-même un admirateur d'Homère, qui a dit que le plus bel âge était celui de la première barbe, c'est-à-dire précisément l'âge d'Alcibiade ? (309a)

De fait, Alcibiade, qui a alors dix-sept ans, a déjà un peu dépassé l'âge de sa « fleur » (c'est le terme exact traduit ici par « beauté ») et Socrate, au début du dialogue qui porte le nom du plus aimé de tous, justifiera formellement la poursuite de ses assiduités, alors que celui-ci y atteint ses vingt ans. Toutefois les rencontres et les occasions ne manquent pas à Socrate : dans les premiers instants du Charmide[5], il avoue son trouble et son éblouissement. De retour de la campagne de Potidée, Socrate, qui a été absent de longs mois, retrouve avec plaisir la palestre de Tauréas et il s'informe de la nouvelle moisson de jeunes garçons qui viennent y faire leurs exercices. Critias (cousin de la mère de Platon) lui présente son cousin Charmide (l'oncle maternel de Platon) dont la beauté et la prestance enflamment tous les assistants. Pour attirer son attention, Critias invente une petite ruse qui met en valeur Socrate et l'adolescent s'assoit à côté de lui. Alors, dit Socrate,

[…] il jeta sur moi des yeux que je ne saurais décrire et s'apprêta à m'interroger, et […] tous ceux qui étaient dans la palestre firent cercle autour de nous. C'est alors, mon noble ami, que j'entrevis l'intérieur de son vêtement : je m'enflammai, je ne me possédai plus et j'ai compris que Kydias était très versé dans les choses de l'amour, lui qui a donné ce conseil, en parlant d'un beau garçon : « Prends garde qu'un jeune faon rencontrant un lion ne se fasse arracher un morceau de chair ». De fait, j'avais l'impression d'être moi-même tombé sous les griffes d'une créature de cette espèce. (155c-d-e)

Toutefois, comme pour Lysis dans le dialogue éponyme, la toute jeune beauté doit s'accompagner de réserve et de modestie, de noblesse et de pudeur : ces qualités situent par ailleurs le rang social de cette jeunesse, aristocratie, classes possédantes et dirigeantes. De plus ces vertus morales doivent s'accompagner d'une véritable curiosité et d'un certain désir de savoir comme d'évoluer pour emporter l'adhésion du philosophe qui entreprend alors de mettre à l'épreuve la sagacité de celui qui l'a d'abord envoûté et il s'y prend d'une telle manière qu'il le réduit bien vite à quia au moyen de sa technique de l'élenkhos ou réfutation dialectique. Contre toute attente, au lieu de tenter de séduire par des paroles faciles ou flatteuses, Socrate dont la puissance désirante a été si vivement éveillée démolit avec une virtuosité parfois sophistique tous les essais de définition tentés par les jeunes gens : il les soumet à un interrogatoire qui leur donne et nous donne le tournis et il les place pour finir devant l'évidence de leur ignorance. Le cas peut-être le plus paradoxal est celui d'Alcibiade car il est le plus aimé et le mieux étrillé du lot.

Érotique pédagogique

Socrate aime Alcibiade et il n'y a pas lieu de mettre en doute cet attachement d'abord passionné et longuement prolongé. Le philosophe l'avoue dans le Gorgias[6] en s'adressant à Calliclès (personnage de fiction qui défend une idéologie aristocratique et brutale proche de celle d'Alcibiade) :

Toi, moi, nous deux ensemble, sommes amoureux : moi, j'aime Alcibiade, fils de Clinias, et la philosophie ; toi, tu aimes Démos, le peuple d'Athènes et le fils de Pyrilampe. (481d)

Pourtant il est difficile d'aimer Alcibiade et la philosophie en même temps, vu que le jeune homme n'a guère de propension à l'examen de soi et que ses qualités prétendument aristocratiques tournent vite à l'arrogance et au défi, à l'impudeur également et au désir de tyrannie. L'essai le plus développé pour convaincre Alcibiade se situe dans le dialogue qui porte son nom où Socrate tente de faire saisir au jeune homme toute l'ampleur de son ignorance d'une part et la nature exacte de l'homme, donc du soi-même, de l'autre. L'échange commence de façon quasiment incongrue par la démarche qu'accomplit Socrate après une longue poursuite assidue et muette de l'objet de ses désirs : il s'adresse à lui quand, apparemment, il n'est plus temps parce que son daimôn désormais l'y autorise !

SOCRATE : Fils de Clinias, tu es étonné, je pense, que moi qui ai été ton premier amoureux, je sois le seul à ne pas m'être éloigné quand tous les autres s'en sont allés, mais aussi que je ne t'ai pas même adressé la parole pendant tant d'années, alors que les autres t'importunaient par leurs entretiens. La cause n'en était pas humaine, mais c'était quelque opposition inspirée par un démon, dont tu apprendras plus tard la puissance. Mais maintenant qu'il ne s'y oppose plus, je suis venu à toi et j'ai espoir qu'il ne me retienne plus dorénavant. (103a-b)[7]

Le daimôn de Socrate, démon inhibiteur, laisse le champ libre à Éros, démon inquiet et stimulateur. Mais après le temps qui convient : si les autres amants d'Alcibiade se sont éloignés, ce n'est pas seulement parce qu'il les a découragés, dominés ou chassés, c'est aussi parce que la « fleur » d'Alcibiade est fanée et que le désir des hommes d'Athènes ne trouve plus en lui la figure habituelle de l'éromène. Il a vingt ans à l'époque du dialogue et entre dans la maturité. C'est pourtant à cet instant que l'amour de Socrate va trouver enfin à s'exercer et il prétend être le seul à pouvoir être vraiment utile au pupille de Périclès. L'amour de Socrate va se soumettre la supériorité d'Alcibiade et c'est la puissance même du désir d'Alcibiade qui le rend digne de l'intérêt du philosophe car Socrate connaît mieux que le jeune homme lui-même la nature et la portée de ce qui l'anime :

Mais je vais maintenant te révéler à toi-même tes pensées et tu verras combien j'ai persévéré à t'observer. Si quelque dieu te disait : « Alcibiade, que veux-tu ? Continuer à vivre ayant ce que tu as maintenant, ou mourir à l'instant même, s'il ne t'était pas possible d'acquérir davantage, », il me semble que tu préférerais mourir. Mais maintenant quel espoir te porte ? Je vais te le dire. Tu penses que si assez vite tu t'avançais pour prendre la parole devant le peuple athénien — et tu le penses possible d'ici peu — t'étant donc avancé vers eux, tu prouverais aux Athéniens que tu mérites d'être honoré comme ni Périclès ni personne d'autre avant lui ne l'a été, et qu'ayant fait cette démonstration tu serais tout-puissant dans la cité. (105a-b)

L'Éros, qui émeut et meut Socrate, l'aide à mettre au jour la formidable volonté de puissance qui bouillonne au cœur du jeune aristocrate dont la noblesse, la richesse et la dominance de caste ne sont que les premiers leviers et il rêve de canaliser cette force dans le bon sens afin qu'elle atteigne noblement et justement son but politique. Sans ce fonds prodigieux et dangereux qu'il a d'emblée pressenti, jamais Socrate ne se serait sans doute intéressé à ce garçon brillant et prétentieux, en se donnant le but de l'accompagner puis de le guider. Mais pour que l'ambitieux ne se fourvoie pas, il faut qu'il connaisse et l'objet de son ambition et l'outil de celle-ci, c'est-à-dire d'abord lui-même. L'interrogatoire en forme d'élenkhos auquel Socrate va soumettre Alcibiade vise à circonscrire le champ précis de ses connaissances. Car Socrate sait que l'éducation du jeune homme a été négligée en raison de l'insouciance de son tuteur, Périclès, et de l'indocilité de l'éphèbe. Il n'a appris que l'alphabet, la cithare et la lutte, refusant d'apprendre la flûte et quoi que ce soit d'autre. Pourtant il prétend s'attacher aux affaires de la cité et convaincre les citoyens de choisir ce qu'il proposera. Socrate essaie de lui faire dire ce qu'il sait du juste et de l'injuste, de l'avantageux et du désavantageux et le constat est négatif :

SOCRATE : N'a-t-il pas été dit au sujet de ce qui est juste et injuste que le bel Alcibiade, le fils de Clinias, ne savait pas, mais croyait savoir et était sur le point d'aller à l'assemblée pour donner des conseils aux Athéniens sur ce qu'il ignorait complètement ? N'était-ce pas cela ?

ALCIBIADE : C'est manifeste. (113b)

De ce constat réitéré va naître chez le jeune homme un mélange instable fait de la honte infligée à sa suffisance et de la vive volonté qu'il a de se racheter aux yeux de celui qui l'aime et de lui-même. Socrate lui fait prendre conscience de la différence entre le préjugé idéologique, acquis au contact des divers groupes sociaux, aristocratique en ce qui le concerne, et le savoir, entre les techniques qui conditionnent toutes les ressources nécessaires à la vie politique, sociale et personnelle et celle qui vise à développer et magnifier l'essentiel, c'est-à-dire le soi ou l'âme. Il va lui montrer que qui ne se connaît pas soi-même n'est pas en mesure de diriger les autres et que pour se connaître soi-même, dans toute sa dignité humaine, il faut viser l'excellence. Alcibiade finit par admettre que « l'excellence est le propre de l'homme libre » et il comprend « l'état dans lequel [il] se trouve à présent » (135c). Nommer cet état serait une offense à sa beauté, car la beauté reste promesse d'excellence ! Toujours est-il qu'in extremis, en ce dialogue, le jeune homme promet d'agir sur lui-même et de « commencer à prendre soin de la justice ». Il se vante même de bientôt inverser les rôles, c'est-à-dire de devenir le « pédagogue » de Socrate, ce dont ce dernier se félicite avec un certain humour plein de scepticisme !

Ouvrir le Silène !

L'ardeur naissant à la fin de l'Alcibiade a eu ses effets, amoureux, lesquels se trouvent longuement exposés dans l'éloge de Socrate prononcé par un Alcibiade de trente-cinq ans à l'issue du Banquet. Alcibiade va bien inverser les rôles, mais d'aimé (éromène) il va se faire amant (éraste), ce qui est inconvenant dans le contexte grec de l'époque où c'est l'homme mûr qui courtise et tente de séduire non le plus jeune tenu à une stricte réserve. S'ajoute à ce manque de décence et de mesure l'illusion d'une transmission des connaissances et de la sagesse dans et par la seule osmose d'un rapport physique. Tout cela explique l'extraordinaire transgression tentée par Alcibiade :

Or, comme je croyais qu'il était sérieusement épris de la fleur de ma jeunesse, je crus que c'était pour moi une aubaine et une chance étonnante ; je m'étais mis dans l'idée qu'il me serait possible, en accordant mes faveurs à Socrate, d'apprendre de lui tout ce qu'il savait ; car, bien entendu, j'étais extraordinairement fier de ma beauté. (217a)

S'ensuit une série d'invitations tendancieuses comme un amoureux sait en faire à qui il veut séduire lors d'un tête-à-tête ; l'éphèbe énamouré fait la chasse au Silène et ce dernier ne cède rien, ne se départant jamais de son calme. L'affaire culmine en un ultime essai : après un échange de propos éclairants et définitifs où Socrate a rappelé qu'il s'agit d'acquérir à la place de l'apparence de la beauté (celle d'Alcibiade) la beauté véritable (celle de la sagesse) et qu'il ne faut pas compter sur lui, Socrate, sur sa beauté comme sur sa sagesse, pour réaliser par lui-même ce troc, Alcibiade s'obstine, en vain :

Je me soulevai donc, et, sans lui laisser la possibilité d'ajouter le moindre mot, j'étendis sur lui mon manteau — en effet c'était l'hiver —, je m'allongeai sous son grossier manteau, j'enlaçai de mes bras cet être véritablement divin et extraordinaire, et je restai couché contre lui toute la nuit. (219b-c)

Alcibiade note alors avec dépit et une jalousie caustique que c'est la constante tactique du séducteur Socrate, Satyre et Silène, que de susciter chez tous les beaux garçons auxquels il s'intéresse des effets du même ordre qui les transforment en amoureux éperdus et éconduits. Ils subissent les interrogatoires dévastateurs du philosophe qui, sans jamais se lasser, leur révèle leur ignorance et ils n'en aiment que plus encore la chaîne qui les soumet à lui. C'est qu'ils rêvent tous, chacun à sa manière, d'ouvrir un jour le Silène pour s'emparer sans coup férir des trésors qu'il contient, trésors de savoir, de sagesse et de beauté intérieure… Alcibiade, qui raconte longtemps après sa naïveté et sa déconvenue, n'a pourtant pas su éteindre sa honte, née au temps de ses vingt ans quand il a promis de se faire le « pédagogue » de Socrate et qu'il a continué à négliger l'examen de soi, la culture de son âme et la quête de l'excellence intime. Il a eu le temps d'apprendre que la beauté et la sagesse ne sont pas à chercher dans le Silène mais en soi et, depuis qu'il le sait en bonne et claire conscience, la honte lui fait éviter de rencontrer trop souvent Socrate. Et, sous l'échange de plaisanteries mi badines mi amères où Socrate et Alcibiade s'accusent réciproquement de tyrannie amoureuse et de jalousie maniaque, chacun interdisant en fait à l'autre d'aimer qui que ce soit en dehors de lui, sous cet échange secrètement agressif, transparaît la vérité amoureuse de l'Éros socratique : déçue en son objet, la force du désir en vient à s'aigrir quelque peu et à s'irriter en vain, parfois douloureusement, du contretemps infligé par la nature même des êtres ; en elle le manque demeure patent. Alcibiade est resté fidèle à son tempérament et il n'a pas tenu ses promesses, d'abord envers lui-même ; Socrate, fidèle à son daimôn, ne fait pas de concessions malgré son propre désir. Pourtant il continue à vénérer et à entretenir en lui l'essor fiévreux de celui qui ne se possède plus et se trouve projeté hors de lui-même et qui est le premier moteur d'une véritable ascension vers l'excellence, peut-être le seul. Une forme de divine folie est la garante de ce possible envol, à la fois libre et nécessaire.

« Aimant l'amour[8] » : naissance du démonique

En effet, au début du Phèdre[9], le personnage éponyme lit à Socrate, avec une vanité de prosélyte, un discours savant et orné de Lysias qui argumente contre l'amoureux véritable, prétendant que, pour rendre les meilleurs services à celui qu'on désire et affectionne à la fois, l'on ne doit pas l'aimer au sens passionnel du terme, ce sentiment entraînant la jalousie, l'égoïsme, la violence prédatrice, le refus de laisser à l'autre la possibilité même de s'épanouir vraiment. Socrate abonde d'abord en ce sens dans un discours fleuri en forme de pastiche, puis son daimôn, qui ici se confond avec Éros, le rappelle à l'ordre et exige une palinodie : il y a eu « une faute à l'égard d'Éros ». Le philosophe est alors comme pris de rage contre cette « stupidité toute civilisée » (242e) qu'il vient de louanger et, littéralement inspiré, il se lance dans un dithyrambe effréné en l'honneur de l'amour. Son discours est d'abord un éloge de la folie inspirée par le dieu — et presque subrepticement Éros redevient le dieu qu'il n'a jamais tout à fait cessé d'être — : manie et délire, prémonition et superstition, mantique, sauvagerie d'amour… L'âme humaine est décrite comme un attelage de deux chevaux, l'un beau et bon alors que l'autre est le contraire. Le cocher a fort à faire pour conduire cette paire discorde et pour tenir l'équilibre. Dans ces conditions, l'âme et le corps jouent des rôles opposés et l'élévation de l'âme risque toujours d'être entravée et tirée vers la matière imparfaite. Seule une manière de folie ou de possession enthousiaste finit par permettre l'essor souhaité par tout ce qui compose le meilleur de l'être : l'une des formes de cette folie est celle-ci :

[…] quand, en voyant la beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie (beauté), on prend des ailes et que, pourvu de ces ailes, on éprouve un vif désir de s'envoler sans y arriver, quand, comme l'oiseau, on porte son regard vers le haut et qu'on néglige les choses d'ici-bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de folie. Conclusion : […] c'est parce qu'il a part à cette forme de folie que celui qui aime les beaux garçons est appelé « amoureux du beau ». (249d-e).

Bien que reniant, au passage, l'amant vulgaire, celui qui « s'abandonnant au plaisir, se met en devoir, à la façon d'une bête à quatre pattes, de saillir, d'éjaculer, et, se laissant aller à la démesure, ne craint ni ne rougit de poursuivre un plaisir contre nature » (250e-251a)[10], Socrate n'en célèbre pas moins, de manière très physique, l'« initié de fraîche date » auquel, littéralement, dans le frisson et la sueur, il pousse des ailes :

[…] celui-là, quand il lui arrive de voir un visage d'aspect divin, qui est une heureuse imitation de la beauté, ou la forme d'un corps, commence par frissonner […]. Puis, il tourne son regard vers cet objet, il le vénère à l'égal d'un dieu et, s'il ne craignait de passer pour complètement fou, il offrirait au jeune garçon des sacrifices comme à la statue d'un dieu, comme à un dieu. Or, en l'apercevant il frissonne, et ce frisson, comme il est naturel, produit en lui une réaction, il se couvre de sueur car il éprouve une chaleur inaccoutumée. En effet, lorsque par les yeux, il a reçu les effluves de la beauté, alors il s'échauffe et son plumage s'en trouve vivifié ; et cet échauffement fait fondre la matière dure qui, depuis longtemps, bouchait l'orifice d'où sortent les ailes, les empêchant de pousser. Par ailleurs, l'afflux d'aliment a fait, à partir de la racine, gonfler et jaillir la tige des plumes sous toute la surface de l'âme. En effet l'âme était jadis tout emplumée ; la voilà donc, à présent, qui tout entière bouillonne, qui se soulève […] (251a-b)

Le vocabulaire réaliste, quasi naturaliste, employé par le mythe permet de visualiser et de corporaliser l'effet physiologique de cet amour idéal :

Chaque fois donc que, posant ses regards sur la beauté du jeune garçon et recevant de cet objet des particules qui s'en détachent pour venir vers elle — d'où l'expression « vague du désir », l'âme est vivifiée et réchauffée, elle se repose de sa souffrance et elle est toute joyeuse. (251c)

L'idéalisation patente ne peut toutefois voiler la puissance ambivalente de ce frisson et de cette fièvre, de cette superstition sacrée qui mêle crainte et tremblement à une nouvelle gestation, pleine du dieu. L'essor de l'âme emplumée qui bouillonne et s'élève, demeure incertain et il ne s'arrache pas tout à fait à la souffrance : une dissymétrie persiste et une inégalité. L'objet du désir reste, et doit peut-être rester, inaccessible, pur objet de vision : suprême source de la joie, il est également l'image de l'impossible ; l'aimé infiniment inégal, sans réciprocité et frustrateur, propose le plus souvent une relation presque totalement intransitive. Et l'âme est plus fréquemment démunie et esseulée que joyeuse et comblée :

Et, prise de folie, elle ne peut ni dormir la nuit ni rester en place le jour, mais sous l'impulsion du désir, elle court là où, se figure-t-elle, elle pourra voir celui qui possède la beauté. (251e)

L'âme vit alors exactement comme l'Éros que peint Diotime et, malgré son éveil, à cause même de sa lucidité, elle connaît la déréliction et l'abandon, la frénésie de la quête sans résultat. La folie qui l'anime la porte et l'exténue, lui montre et lui cache, car l'âme tombe facilement de celle qui élève et éclaire, propre à l'Éros transcendant, à celle qui enferme dans le délire et qui accable. La folie qui est démesure et sortie risquée de soi, coup de force parfois pathétique, mène aussi, souvent, au pire désordre, voire à la catastrophe, du moins est-elle le signe tangible d'un dynamisme perpétuel, d'une « force motrice indispensable à toute réalisation[11] » dont le jaillissement nécessaire n'est pourtant pas toujours suffisant ou s'inverse ! L'amant universel, « aimant l'amour » pour l'amour et qui tout traverse, est parfois mal aimant. Socrate a aimé Alcibiade, qui le lui a mal rendu, et son amour n'a pu épargner à l'aimé, devenu un amant abusif et un chef politique présomptueux, le désastre de l'expédition de Sicile qui commence moins d'un an après la date fixée au dialogue du Banquet (c'est-à-dire 416 avant J.-C.). Socrate a aimé l'énergie désirante qui emplissait le jeune pupille de Périclès, « cette puissance incroyable sur les êtres et les choses », et il l'a aimé, en bonne part, à cause de cette potentialité ouverte et battante qu'il a tenté d'infléchir dans un sens plus conforme à ses vœux de philosophe. Pourtant une « dynamique aveugle, mais inexorable, qu'il faut savoir utiliser, mais à laquelle on ne peut échapper », nourrie par le tempérament ardent d'Alcibiade, a emporté celui-ci jusqu'à sa fin tragique en 404 : après plusieurs trahisons et plusieurs retours, de rocambolesques péripéties entre diverses cités grecques et barbares, il meurt assassiné par ses ennemis — les Trente tyrans d'Athènes et les Lacédémoniens, leurs alliés — en terre étrangère, à un peu plus de quarante-cinq ans. À la vue de ce destin, où la grandeur et l'excellence ne sauraient se séparer de l'excès et de l'outrecuidance, il semble que l'Éros socratique, grand daimôn stimulateur, — agissant en lien étroit avec le daimôn inhibiteur, dit aussi « signe divin » —, et qui voulut un temps se faire le guide aimant d'Alcibiade, préfigure à sa manière rigoureusement contradictoire et inquiète, active et instante, cette puissance singulière que Goethe, au livre vingtième de Poésie et vérité, a bien du mal à dénommer et qu'il place sous le terme, évident et improbable, de démonique (daemonisch) :

Il crut découvrir dans la nature, organique et inorganique, animée et inanimée, quelque chose qui ne se manifestait que dans la contradiction, et qui ne se laissait donc pas ramener à un concept et encore moins à un terme. Ce n'était pas divin, puisqu'il semblait irrationnel ; pas humain, puisqu'il ne relevait pas de l'entendement ; pas satanique, puisqu'il était bienfaisant, ni angélique, puisqu'il trahissait souvent une joie maligne. Il tenait du hasard, car il n'aboutissait à rien ; il ressemblait à la Providence, car il laissait entrevoir une certaine cohérence. Tout ce qui nous limite semblait pénétrable par lui ; il paraissait disposer arbitrairement des éléments nécessaires de notre existence ; il resserrait le temps et il étendait l'espace. Il semblait ne se plaire que dans l'impossible, et repousser le possible avec mépris.[12]

Socrate d'une part, incarnant ce grand daimôn qu'est Amour, selon Diotime, éducateur qui cherchait toujours à se faire éduquer, homme étrange et atypique, toujours ironique, Éros d'autre part en tant qu'amant et aimant universel, parfois mal aimant, créateur et destructeur, lumineux et opaque, semeur de folie et plein de mètis, pourraient bien, à eux deux, donner figure à ce « quelque chose », à « cet être redoutable » qui « paraît intervenir entre tous les autres pour les séparer et les unir », comme l'écrit Goethe qui en cherchait justement la figure.

Serge Meitinger



[1] Platon : Le Banquet, présentation et traduction de Luc Brisson, GF Flammarion, Paris, 1998 ; nous citons toujours cette traduction avec la référence de page et de paragraphe à l'édition standard de Henri Estienne, Genève, 1578.

[2] Apulée : Le Démon de Socrate, traduction de Colette Lazam, préface de Pascal Quignard : « Petit traité sur les anges », Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, 1993, p. 65-66.

[3] « Socrate ou l'apologie du daimôn », Journées de l'Antiquité 2005-2006, Tome 1, Travaux & Documents, n° 29, Faculté des Lettres, Université de La Réunion, p. 59-69, janvier 2007.

[4] Platon : Protagoras, présentation et traduction de Frédérique Ildefonse, GF Flammarion, Paris, 1997 ; pagination Estienne également.

[5] Platon : Charmide suivi de Lysis, présentation et traduction de Louis-André Dorion, GF Flammarion, Paris, 2004 ; pagination Estienne également.

[6] Platon : Gorgias, présentation et traduction de Monique Canto, GF Flammarion, Paris, 1993 ; pagination Estienne également.

[7] Platon : Alcibiade, présentation et traduction de Jean-François Pradeau et Chantal Marbœuf, GF Flammarion, Paris, 1999 ; pagination Estienne également.

[8] Paul Éluard : « La Dame de carreau », in Les Dessous d'une vie, 1926 (repris dans Donner à voir, Gallimard, Paris, 1939).

[9] Platon : Phèdre, présentation et traduction de Luc Brisson, GF Flammarion, Paris, 1997 ; pagination Estienne également.

[10] Toutefois, en 256b-e, des amants qui sont dits avoir « mené une vie grossière » et qui ont cédé, même plus d'une fois, au désir physique qui les portait l'un vers l'autre, seront sauvés et leurs âmes pourvues d'ailes « parce qu'ils s'aiment » en même temps dans l'excellence, dans et par le fol élan divin d'Éros, qui les transcende.

[11] Nous citons ici, et dans les autres expressions entre guillemets de ce paragraphe : Pierre Hadot, Éloge de Socrate, Éditions Allia, Paris, 2000, p. 58.

[12] Johann Wolfgang von Goethe : Dichtung und Warheit, Vierter Teil, Buch XX, in Werke, Hamburger Ausgabe, Band 10, Autobiographische Schriften II, DTV, München, 1981, s. 175 ; traductions de L.-G. Fink (1991) et d'Henri Richelot (1863) ajustées par mes soins.


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