Fils
Wladimir Berelowitch
Le Livre de Jacob : Une traversée du XXe siècle, Le Cerf, 2014.
Un fils brosse le portrait de son père — un Juif russe, qui
s'exile volontairement en France pour fuir la dictature bolchévique, qui entre
dans la Résistance lorsque son pays d'accueil est livré aux nazis par la
Collaboration. Un tel destin, pour dramatique qu'il soit, n'a rien d'exceptionnel
dans un siècle où l'humanité a vu se succéder, ou plutôt même coexister, les
plus violentes tyrannies de l'histoire, avec tout le cortège des guerres, des
exils, des déplacements et des meurtres de masse qui les accompagne. Et
pourtant en écrivant Le Livre de Jacob, W. Berelowitch
crée une œuvre singulière, à l'image de “l'homme d'exception” auquel
elle rend hommage.
Pour
saisir en quoi cette « traversée du XXe
siècle » est unique, il est utile de l'inscrire dans la riche
tradition des écrits consacrés à la figure du père juif.
On
connaît mieux celle de la « yiddishe
Mamma » : celle-ci a suscité tellement
de développements et d'“analyses” qu'elle est devenue un type (ou un
stéréotype ?) universel ; selon la boutade de Woody Allen, il n'est
pas même nécessaire d'être juive pour acquérir le statut de « mère
juive » : forte, aimante, protectrice, exigeante, culpabilisante,
étouffante, intrusive, aimée sans limite, un monstre
de tendresse... Dans la prolixe littérature qu'elle a inspirée domine, bien
évidemment, le panégyrique, décliné en de nombreux registres : du
sentimentalisme le plus attendri (voire larmoyant comme dans Le Livre de ma mère[1] d'Albert Cohen !) à la tendresse exaspérée (comme dans La Promesse
de l'aube[2] de Romain Gary) ou, a contrario
(comme dans Portnoy's complaint[3] de Philip Roth) sur le mode de la satire la plus acerbe. Les mères
juives ouvrent la voie à tous les excès et semblent prendre toute la place.
Mais,
même si ceux-ci sont plus sobres, plus denses,
plus graves, plus austères, les écrits consacrés ou adressés au père juif ne
manquent pas. Cette dévotion filiale est, bien sûr, enracinée dans une forte
tradition religieuse qui fait devoir au père d'être, pour son enfant, l'enseignant
lettré, le modèle éthique, le porteur et le passeur de l'héritage d'Isra‘l. Le
fils est, pour sa part, contraint à rappeler la mémoire du père défunt dans la
prière quotidienne et dans le cérémonial très codifié du deuil auquel il est
astreint.
On
se rappelle les souvenirs spirituels et malicieux de I.B. Singer, les quêtes ou enquêtes hallucinées qui jalonnent l'œuvre romanesque de
Patrick Modiano, le Brief an der Vater[4] de Franz Kafka — ce terrible règlement de compte
épistolaire —, ou Patrimony[5] l'œuvre dans laquelle Philip Roth semble abandonner tous ses masques.
On placera le récit de W. Berelowitch non loin
de Kaddish[6], l'hommage quasi liturgique rendu par le critique littéraire
américain Léon Wieseltier à son père, sous la forme d'un
journal méditatif collectant et commentant de nombreux textes de la Loi.
Cependant, Le Livre de Jacob apporte une touche originale à cet édifice
littéraire élevé en mémoire des pères.
Cette
originalité tient à son ambiguïté générique. Dans le
« prologue » qui ouvre ce récit, l'auteur — dont on
sait par ailleurs qu'il n'est pas un “littérateur” mais un historien de
profession, un universitaire dont les nombreux travaux érudits sur la Russie du
XIXe siècle font autorité dans le cercle des spécialistes — rappelle
le paradoxe aristotélicien : l'histoire, quand elle s'en tient aux faits,
à la réalité, manque de vraisemblance, s'éloigne de la vérité ; l'épopée
ou la tragédie, avec leur puissance d'évocation, savent seules se porter à la
hauteur de l'événement, se hisser à la hauteur de sa singularité et de son
universalité. Dès lors, « tout récit qui prétend reconstituer une vie
reste menacé de particularité et par conséquent d'insignifiance ».
Soit on se limite aux éléments objectifs et l'on manque l'essence individuelle,
soit on embellit la réalité et l'on risque de la travestir. Et cette aporie se
complique pour qui veut décrire un père « exceptionnel »
ou qui se voulait et se percevait comme telÉ Ainsi, aux antipodes de la
complaisance souvent narcissique de l'autobiographie, le projet de W. Berelowitch n'est pas de faire un énième récit de vie mais
de brosser « le portrait d'une personne », d'approcher au plus près
son caractère unique ; non d'en démontrer la réalité mais de tenter d'en
« révéler » la vérité. Ainsi, en s'appuyant « sur quelques
certitudes documentées », sur des paroles remémorées et « aussi
sur beaucoup de suppositions », le fils-narrateur pousse « ce
portrait vers des horizons éloignés, traçant autour » de son
« père des cercles concentriques de plus en plus larges, de plus en
plus osés, allant jusqu'à déranger les Saintes Écritures, afin que l'exception,
puisse en sa personne, se muer en universel. De sorte que ce livre ne sera ni
une histoire, ni une épopée, ni une tragédie. À moins qu'il ne soit un peu tout
cela à la fois ».
Voici,
à peu près, ce que donnerait la fiche d'identité, la notice nécrologique
de Jacques-Jacob Berelowitch (1888-1971) :
juriste russe assez cultivé, né à Oriol, près de
Moscou dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie mais converti au
christianisme orthodoxe afin de pouvoir entrer au barreau, il quitte en 1924
son pays natal, la terre de son enfance pour laquelle il ne cessera d'avoir le plus
tendre attachement. En effet, d'opinion libérale et réfractaire à l'arbitraire
et à l'autoritarisme du régime bolchévique, il émigre en France sans toutefois
renoncer à sa nationalité russe. Constatant avec effarement son pays d'accueil
livré aux nazis par la Collaboration, il échappe à la déportation et, grâce à
son aplomb et son excellente connaissance de l'allemand, il devient espion de
haut rang au service des Alliés. Refusant, pour rester fidèle à son refus de
toute compromission, les belles carrières que lui ouvrait son statut de « résistant »,
en U.R.S.S comme en France, il occupera des postes modestes. Il se dévoue à l'éducation
de ses trois fils, naturalisés français, et sera pour eux un père attentif,
révéré et exigeant.
Or,
une telle narration, même assortie de détails, ne
rendrait pas compte de « l'écheveau » que l'écrivain
doit démêler pour percer le mystère d'une existence. Chacun des neuf chapitres
qui composent cette tentative, cet “essai” de reconstitution est un fil qu'il s'agit
de tirer, au détriment de la linéarité chronologique. C'est une démarche
hardie, risquée même, qui expose à rencontrer des nœuds, à buter sur des
équivoques, à débusquer les non-dits et qui contraint à multiplier détours et
digressions. Cette élucidation est servie par une langue simple, sans apprêt,
dépourvue de tout épanchement lyrique mais comme emportée par la quête de
vérité qui mène d'opacités en découvertes, d'obstacles en révélations.
Pour
donner une idée de la “méthode” adoptée pour mener à
bien cet exercice spirituel, il nous suffira de suivre le premier chapitre du Livre de Jacob, intitulé « Le nom du père », dont on
peut dire qu'il contient le germe de tout le développement ultérieur. En voici
les premières lignes : « Il s'appelait Jacques et il s'appelait
Jacob : “Jacques-Jacob” ». C'est ainsi qu'il était doublement désigné
dans son passeport, alors que dans l'usage
courant il était Jacques. » À ce constat objectif s'enchaîne une
rêverie enfantine « pleine de déploiements sans fin » sur ce document
dont dates et lieux « semblaient émerger d'un temps et d'un espace
déportés quelque part aux confins de l'univers ».
Mais
surgit alors une première énigme : « la
dualité des noms ». Pourquoi l'addition de deux noms jumeaux dont l'un,
bien français (Jacques) est la transcription de l'autre (Jacob), d'origine
biblique ? Pour répondre à cette question, le fils, adolescent sans doute
à cette époque, recherche la réponse à la source même et interroge directement
le père ; celui-ci attribue ce doublet à la « balourdise d'un
fonctionnaire » qui « crut bien faire » en retranscrivant,
francisé, le prénom, courant en russe et dépourvu de toute connotation
hébraïque, de Yakov.
Mais
cette réponse recèle « une aspérité cachée » sur
laquelle l'adulte revient ; en historien rigoureux, il questionne et met à
l'épreuve la validité de cette
explication, de cette “archive orale”. À l'analyse sagace et “non dupe”,
ce modeste fait semble tout à fait représentatif de la manière dont son père
avait coutume de raconter sa vie sur deux plans. Le premier plan
attribue à une force impersonnelle ce qui lui arrivait, exhibant ainsi vertu
cardinale et éminente à ses yeux : l'objectivité, l'obiekivnost,
« vérité en laquelle cet athée déclaré plaçait une charge émotionnelle
et passionnelle d'autant plus absolue qu'il en dissimulait soigneusement les
origines religieuses » ; le second montre l'omnipotence, l'omniscience
« de sa propre personne, dont les gestes et les paroles occupaient tout
le devant de la scène ». On le voit, cette recherche du père est un
hommage mais pas une hagiographie.
Mais
l'enquête ne s'arrête pas là et la question,
obstinée, se pose à nouveau : « Qui était le responsable de cette
double construction “jacobique” ? » Aussi
faut-il se livrer au jeu des hypothèses : zèle mal placé d'un
fonctionnaire ignorant ? Complaisance de Yakov à
« conserver discrètement » sa « véritable origine » ?
Rappel, par le prénom « Jacob », du « Jakob »
allemand puisque, depuis sa jeunesse, « (s)on
père était beaucoup plus familier de l'Allemagne que de la France » ?
Pourtant,
là encore, il convient d'approfondir ce
« récit des origines » en liant ce prénom redondant aux diverses
histoires qui en découlent et en inscrivant la “petite” histoire individuelle
dans la “grande” histoire humaine. Lors de l'Occupation allemande,
Jacques-Jacob est dénoncé comme juif ; il se justifie auprès de la police
française en arguant que ce prénom, loin d'être une trace de judéité, traduit
simplement le nom russe de Yakov.
Ce
récit est soumis, selon la discipline rigoureuse
que s'impose le biographe-historien, à questionnement ; la culture
littéraire de l'auteur, nourrie sans doute par les lectures quotidiennes
exécutées par son père telles un rituel (juif ?) n'est jamais en défaut et
sans cesse il sollicite avec pertinence les mythes et les références
littéraires les plus variées pour éclairer son propos. Cette histoire du double
nom où « le héros joue quelques bons tours à des imbéciles trop crédules »
s'apparente trop, par ses aspects dramatiques et ses « tonalités
héroïques » à des récits traditionnels, à l'univers des contes.
Le
fils ne suspecte donc pas son père d'un tel étalage de vanité
et de forfanterie mais interprète ce « jeu entre les trois prénoms » comme le signe d'une
volonté (inconsciente ?) d'ériger
l'ambiguïté en système de défense et d'esquive, de s'installer dans une
duplicité capable de protéger un apatride résidant en France, tout en
maintenant les dimensions de russité et de judéité
qui le constituent en profondeur. « Caché derrière ses arabesques
onomastiques, le nom de mon père n'apparaissait
pas en pleine lumière, il restait inaccessible, inexpugnable, parce qu'il
reculait sans cesse à mesure qu'on s'avançait vers lui pour le saisir. »
L'herméneutique d'une âme ne saurait, sans doute, être achevée.
Ainsi
donc, à partir d'une simple « anomalie »
portée sur un passeport, les fils se dénouent peu à peu ; et il faudra
les huit chapitres suivants pour explorer et porter au jour, au moins
partiellement, le mystère (au sens
spirituel du terme cette fois) d'un père qui, apatride, n'a cessé d'être
profondément russe et, apostat, n'a cessé de porter en lui, comme « en
miniature » le destin du peuple juif.
Le
Livre de Jacob (ce titre sonne comme celui d'un
livre apocryphe judéo-chrétien de la Bible), dont on ne saurait décider s'il
est une étude biographique rigoureuse, un écrit autobiographique d'un genre
particulier ou un essai de spiritualité dédié « aux mânes » d'un père
adoré, est une œuvre puissante par son ambiguïté même. C'est un livre dicté non
par le souci d'écrire une belle histoire de famille mais par une urgence de
vérité, par un désir de voir clair en soi, qui se communiquera à tout lecteur
intrigué par le mystère de la paternité. Autant dire, à chacun d'entre nous.
Patrick Sultan