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Patrick Sultan : La beauté du paradoxe.

Compte rendu du livre de G. K. Chesterton Le Paradoxe ambulant : 59 essais choisis par Alberto Manguel.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 30 août 2005.

 


La beauté du paradoxe

Gilbert Keith CHESTERTON, Le Paradoxe ambulant : 59 essais choisis par Alberto Manguel, traduit de l'anglais par Isabelle Reinharez, Postface de Alberto Manguel traduite par Christine Le Bœuf, Actes Sud, collection Le Cabinet de lecture, 2004, ISBN 2-7427-4807-5.

 

 

De quoi nous entretiennent les essais de Chesterton ? La liste des sujets qu'ils abordent est illimitée. Ils semblent confirmer la formule par laquelle Virginia Woolf définit la variété du genre essayistique : « L'essai peut être court ou long, sérieux ou insignifiant, il peut parler de Dieu ou de Spinoza, ou des tortues et de Cheapside[1]. » G. K. Chesterton (1874-1936) est volubile, disert, intarissable : la vie dans ses aspects les plus humbles comme les plus sublimes lui offre matière à d'abondants développements. Comme l'écrit Alberto Manguel dans sa rapide mais suggestive posface : « Aucun sujet ne paraît hors de son atteinte, sinon de son intérêt[2]. » Une inondation à Londres, une formule toute faite, une opinion répandue, un déménagement, une petite fille de Battersea qui joue avec sa poupée, la règle des trois unités, un vers d'Edward Lear, un conte de fée, la lecture d'un article de journal, le spectacle d'un vice ou une vertu — tout lui est bon pour exciter sa verve, échauffer son humeur fantaisiste et échafauder une multitude de paradoxes qui s'enchaînent à vive et fière allure.

On pourrait sans conteste ranger cet essayiste du côté des polémistes. Et assurément, c'est un infatigable bretteur, un pourfendeur inlassable, un saint Georges comique qui n'en finit pas de tailler en pièces les dragons du modernisme. Le vain utilitarisme bourgeois, la crédulité scientiste, l'athéisme paresseux, l'arrogance des riches et la démagogie sous toutes ses formes sont ses constantes bêtes noires.

Mais il vaudrait mieux dire que l'essayiste Chesterton est un « défenseur[3] » paradoxal : défenseur de la logique au moyen d'une éristique qui doit davantage à l'absurde et au nonsense qu'à la rationalité scolastique ; défenseur orthodoxe du credo catholique le plus dogmatique avec des arguments capables de mettre en déroute des bataillons de bigots. La « défense » pour cet adepte résolu du mystère est la meilleure des attaques.

Parvient-il toutefois à convaincre son lecteur que l'or vaut moins que le plomb, qu'un roman de quatre sous vaut bien un ennuyeux chef-d'œuvre, que la pluie n'a rien de désagréable, et que courir après son chapeau ou lutter contre un tiroir récalcitrant est la plus exaltante des aventures humaines ? Rien n'est moins sûr. Comme le note finement Borges : « Les défenses paradoxales de causes indéfendables requièrent […] des auditeurs convaincus de l'absurdité desdites causes[4]. »

Le paradoxe est en effet la forme privilégiée de l'écriture et aussi de la tournure d'esprit de Chesterton. Si le monde moderne est à l'envers, il suffirait de le retourner pour le mettre d'aplomb. Les Anglais déplorent-ils leur climat pluvieux ? Il n'en faut pas davantage pour susciter chez l'essayiste un feu roulant de raisonnements déroutants. Citons le sophisme suivant qui ouvre une série de raisonnements aussi peu probants, confinant à l'absurde : « Si l'Anglais apprécie tant les bains froids, pourquoi faut-il qu'il récrimine parce que le climat anglais est un bain froid[5] ? »

Cet éloge paradoxal de la pluie nous persuade difficilement de ne pas prendre notre parapluie en cas d'orage, mais, le temps d'un essai, nous voyons l'univers sous un autre angle : avec une once d'imagination, la pluie nous apparaît pour un peu comme « une gigantesque purification », un fantastique bain public. Elle « réalise le rêve de quelque hygiéniste dément : elle récure le ciel. Ses balais géants semblent des chevrons étoilés et les recoins sans étoiles du cosmos. C'est un nettoyage de printemps cosmique » ; elle nous « donnera toujours l'impression étrange de regarder le ciel d'en haut ».

Le raisonnement bien sûr ne convainc pas du tout, ou qu'à moitié, mais il surprend, il étonne. Il rompt (pour combien de temps ?) tout confort de pensée, il éblouit. C'est moins une pensée qui emporte la conviction qu'une pensée qui fait penser ou qui émerveille ; les idées de Chesterton ouvrent parfois à la rêverie. En bousculant les apparences, elles donnent au monde une densité exceptionnelle, miraculeuse. C'est toute la beauté du paradoxe.

Patrick Sultan



[1] Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs (The Common Reader, 1925), traduit de l'anglais par Céline Candiart, L'Arche, collection Tête-à-Tête, 2004, p. 247.

[2] Postface (pp. 367-377) : Prendre Chesterton au mot, p. 369.

[3] The Defendant (1901) est le titre de son premier essai.

[4] Aspects de G. K. Chesterton in Borges, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 943.

[5] Le Romantique sous la pluie, p. 211.


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