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Patrick Sultan : Considérations sur des intempestifs.

Compte rendu du livre d'Antoine Compagnon Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 3 mai 2005.

 


 

Considérations sur des intempestifs

 

Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005, Collection Bibliothèque des Idées, 464 pages, ISBN 2-07-077223-3

 

Dans une réflexion amorcée en un précédent ouvrage[1], Antoine Compagnon s'interrogeait sur les impasses et les contradictions d'une modernité avant-gardiste dont l'unique mot d'ordre, la seule exigence était de rompre avec la tradition. Il en dégageait les traits saillants : victime d'une illusion progressiste, elle exalte le nouveau comme valeur absolue ; elle nie la valeur du passé en vouant un culte irraisonné au jugement de la postérité ; enfin, entichée de théorisation abusive, elle sombre dans un formalisme stérile.

« Mes préférences vont aux artistes qui ne furent pas les dupes de la modernité. » Ainsi concluait-il sa traversée des courants modernes et postmodernes de l'art.

On peut dire que, quinze ans plus tard, Les Antimodernes confirment et approfondissent cette inclination pour « les Modernes en délicatesse avec les Temps Modernes, le modernisme ou la modernité, ou les modernes qui le furent à contrecœur, modernes déchirés ou modernes intempestifs » (p. 7). Antoine Compagnon rend un hommage complice à cette troupe hétéroclite de francs-tireurs récalcitrants à tout embrigadement, à contre-temps de leur époque. Citons quelques membres de ce disparate corps d'élite de la littérature française : Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Léon Bloy, Péguy, et enfin, parmi les contemporains, Gracq et même… Barthes.

Ces essayistes d'autant plus modernes qu'ils résistent au moderne, d'autant plus actuels qu'ils sont inactuels nous séduisent car « nous sommes attentifs aux chemins qui n'ont pas été empruntés par l'histoire » (9).

Selon un paradoxe énoncé d'abord par Albert Thibaudet mais repris et développé par Antoine Compagnon, si en France la vie politique tend vers la gauche, la littérature va vers la droite. Depuis la Révolution française, « presque toute la littérature » (11) serait antimoderne.

On se dit que ce jugement semble faire bon marché de Victor Hugo, de Stendhal, de Zola, d'Aragon, de Malraux, de Sartre difficilement classables à droite. Mais admettons cependant que les auteurs majeurs des XIXe et XXe siècles n'auraient cessé de résister « au rationalisme, au cartésianisme, aux Lumières, à l'optimisme historique » (11) ; en somme à résister au discours triomphant d'un modernisme naïf et péremptoire.

Faut-il alors voir dans ces intempestifs les éternels réactionnaires, les lugubres rétrogrades qui pleurent le passé, les tristes conservateurs idolâtres du temps jadis ? Bien au contraire, ces antimodernes, ambivalents, insaisissables, atopiques définitifs, sont pleinement de leur temps : sans s'y soumettre, ils le jaugent ; en se mesurant à lui, ils le mesurent. Ces contempteurs de la modernité seraient « le sel du moderne » (448), son « repli indispensable, sa réserve et sa ressource » (447).

Dans la première partie de son étude (15-151) intitulée « Idées », Antoine Compagnon dégage les traits structuraux de cette catégorie paradoxale d'antimodernes : « Ces figures de l'antimodernité peuvent être reconduites à un nombre restreint de constantes […], et encore elles forment un système où nous les verrons se recouper souvent. »

Puis une seconde partie (153-440), intitulée « Les Hommes », propose quelques monographies de plusieurs personnalités dont les engagements idéologiques sont décrits à la lumière des critères établis préalablement.

Ces « portraits » pourraient à bon droit s'inscrire dans la filiation essayistique de Sainte-Beuve tant l'érudition qui les sous-tend adopte l'allure d'une conversation libre, d'un colloque passionné et intime avec de grands esprits. Nous découvrons des écrivains pris dans les intrigues historico-littéraires de leurs époques, occupant des positions inconfortables, se débattant avec tous les camps constitués. Le dernier portrait consacré à Roland Barthes n'est pas le moins étonnant. Il présente comme un antimoderne celui qui fut non sans raison considéré comme le parangon de la modernité, le prince de la jeunesse pour reprendre la formule de Jean-Claude Milner[2], le destructeur le plus acharné de l'ancienne critique universitaire. Lassitude de l'âge ? Tentation de brûler ce qu'on a encensé ? Refus de se laisser statufier en apôtre de la modernité ? Roland Barthes reproche à l'avant-garde (à laquelle on a assimilé toute son œuvre théorique) la caution qu'elle donne à l'académisme bourgeois, son « aversion pour la langue » (423). Complice du conservatisme dont elle est le commode exutoire, elle est une forme de haine de la pensée pour autant qu'elle nie l'amour de la langue en cherchant à la vider de son pouvoir de signifier. Antoine Compagnon montre même que ce scepticisme de Barthes envers un modernisme « misologue » (431) n'est pas un revirement tardif mais bien une constante de sa réflexion. Surprenant renversement d'un Barthes maître du structuralisme marxisant, du défenseur forcené de la distanciation brechtienne, de l'acharné contempteur de l'institution scolaire, de l'anti-Picard, en amoureux des Classiques, en « récessif, conservatif, ou réactif » (433) — tous termes qui sont comme les versions mélioratives de « rétrograde », « conservateur », «réactionnaire ». Il pourrait prendre à son compte la fière devise de Guillaume d'Orange : « Je maintiendrai. » Ce paradoxe extrême trouve une parfaite formulation dans une déclaration publiée dans… la revue Tel Quel : « Être d'avant-garde, c'est savoir ce qui est mort ; être d'arrière-garde, c'est l'aimer encore » (433).

Afin de juger ce qui pourrait passer pour de la prestidigitation intellectuelle, il convient de revenir à la première partie de l'ouvrage qui fonde et justifie les « portraits littéraires » brossés dans la seconde partie.

Antoine Compagnon discerne « pour décrire la tradition antimoderne » (17) six figures : la contre-révolution (21-43), l'hostilité aux Lumières (44-62), le pessimisme (63-87), la référence au péché originel (88-110), le choix d'une esthétique sublime (111-136) et enfin l'adoption d'un style imprécatoire (137-151).

Ces « topoï apparus dès le lendemain de la Révolution française et revécus sous des formes variées » (17) sont liés entre eux. Si la Révolution française marque la défaite de l'Ancien Régime en consacrant la victoire de l'idéologie progressiste, le triomphe de l'homme bon et de la démocratie, il va de soi que l'antimoderne sera contre-révolutionnaire. Et pourtant, il ne sera pas un simple contradicteur de la Révolution ; il la pense pour la réfuter et ne nourrit pas l'illusion de remonter le fleuve de l'histoire. S'il prône le rétablissement de la monarchie, ce n'est point pour prendre le contre-pied de la Révolution mais pour la dépasser, la surmonter. Joseph de Maistre est le meilleur exemple de ce refus aux antipodes de la dénégation : « Le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire de la Révolution » (29). Chateaubriand dans son attachement sentimental et désabusé aux Bourbons ne dira pas autre chose. Balzac, puis Baudelaire apprendront à dialectiser avec l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg.

Cette hostilité à une Révolution dont on ne nie pas plus la grandeur que l'irréversibilité entraîne une contestation radicale de la loi du Progrès réputée absurde et ridicule en ce qu'elle nie la nature humaine, dispense de tout effort et de tout labeur, et affecte la volonté.

Un pessimisme radical qui prend des formes diverses — « désespoir, mélancolie, deuil, spleen, ou “mal du siècle” » (63) — ne peut dès lors manquer d'affecter les antimodernes. L'optimisme en effet reposerait sur une conception erronée de la société humaine et conduirait à une expansion de l'individu qui tournerait vite à l'anarchie. Au reste, sceptiques même envers les causes qu'ils défendent, les antimodernes sont trop désabusés pour avoir confiance dans l'établissement de la société juste, ordonnée, hiérarchique qu'ils appellent de leurs vœux.

Sans doute, un tel chagrin historique, si l'on peut dire, doit-il s'enraciner dans une théologie plus ou moins explicite du péché originel qui contamine tous nos actes et envahit nos existences.

Ainsi, l'antimoderne n'est pas un tiède ; il ne hait rien tant que la médiocrité, ne vénère rien tant que la grandeur (qui évidemment n'est pas de ce monde). Son âme tend vers le sublime, l'absolu, avec ce qu'il comporte de terrifiant et de disproportionné.

D'où la nette propension à un style cinglant, éclatant, excessif, démesuré — ce qui ne signifie pas débridé ou relâché. Antoine Compagnon parle de vocifération, de vitupération ou encore d'imprécation, d'une « alliance de prédiction et de prédication » (137). Cette écriture qui brille des feux du paradoxe, de la pointe assassine, de l'alliage des contraires trouve sa source dans les prophètes de l'Ancien Testament et dans l'éloquence religieuse et régale même le lecteur le plus réfractaire à leurs idées, d'un brio que lui donnent « l'humeur, la colère, la protestation » (151).

 

Au terme d'un tel parcours, savant et voluptueux, riche de références jusqu'alors peu exploitées, émaillé de citations savoureuses et inattendues, on pourrait être enclin à accepter sans plus de discussion le propos de cet ouvrage qui est de faire émerger « un système de pensée assez cohérent, une vision du monde marquée par quelques constantes dans la longue durée » (441). Or précisément, la vertu d'un tel essai est de susciter le débat, sinon la polémique et d'appeler à la critique.

C'est Antoine Compagnon qui soulève contre lui-même les objections les plus décisives et l'on peut douter qu'il y ait vraiment répondu. Dans la Conclusion de l'ouvrage (441-448), il écrit : « Rares sont les écrivains, en particulier au XXe siècle qui réunissent tous les traits de l'antimoderne. […] Dès lors, on jugera peut-être que nous avons abusé d'un terme qui, pris dans plusieurs sens au cours du temps, a perdu de son tranchant. Trop d'antimoderne tue l'antimoderne » (440). Et de fait, on ne sait plus trop au bout du compte, quel écrivain digne de ce nom peut être encore rangé (relégué) parmi les Modernes ; la catégorie d'antimoderne, trop large, aura absorbé la totalité des écrivains français.

D'autre part, du point de vue de la méthode de classification, les traits structuraux de ce « système de pensée » ne sont jamais tous présents dans un même écrivain. Barthes, s'il peut être un polémiste acide, n'a rien d'un vitupérateur à la Bloy. On chercherait vainement chez Gracq la croyance au péché originel. Péguy n'a rien d'un contre-révolutionnaire. Et qui plus que Julien Benda est un fidèle zélateur des Lumières, un adepte de leur idéal universaliste ? La notion d'antimoderne est trop équivoque et polysémique pour établir autre chose qu'une constellation analogique ordonnée par une ressemblance thématique. La leçon de rigueur structuraliste semble vraiment bien oubliée.

Mais surtout, cette catégorie d'antimoderne, si elle n'est pas vraiment structurale, peut-elle au moins vraiment constituer une classification historique ? Car, s'il y a bien par exemple une filiation ou un héritage qui se transmet de Joseph de Maistre à Baudelaire, de Baudelaire à Barbey , de Barbey à Bloy — et que la critique historique traditionnelle (la critique des sources) a de longue date identifiée —, le thème multiforme de l'allergie à la modernité peut-il à lui seul constituer une classe cohérente (à défaut d'être homogène) et pertinente pour éclairer l'histoire littéraire ? Est-ce bien de la même modernité que parlent un Thibaudet et un Roland Barthes, un Benda et un Gracq, un Péguy et un Baudelaire ? Le risque d'anhistoricité guette cette notion d'antimoderne aussi séduisante que dangereuse à manier.

C'est assurément le mérite de cet ouvrage stimulant d'Antoine Compagnon : il redonne le désir de batailler autour de questions de méthode, de l'écriture de l'histoire littéraire, de systématisation, de classification. Tous débats dont un retour subreptice (réactionnaire ?) à la critique traditionnelle, si estimable eût-elle été en son temps, nous priverait au plus grand détriment de notre liberté de juger.

Patrick Sultan



[1] Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990

[2] Jean-Claude Milner, Le Périple structural. Figures et paradigme, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2002.


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