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Patrick Sultan : Un luxe de paroles.

Compte rendu du livre de Benedetta Craveri L'Âge de la conversation.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 28 octobre 2005.

 


Un luxe de paroles

Benedetta Craveri, L'Âge de la conversation, traduit de l'italien par Éliane Deschamps-Pria, (titre original : La Civilta della Conversazione, Adelphi Edizioni, Milan, 2001), Gallimard, collection Tel, 2002.

 

 

« Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ni les connaissances qu'on y peut développer n'en sont pas le principal intérêt ; c'est une certaine manière d'agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu'on pense, de jouir à l'instant de soi-même, d'être applaudi sans travail ; de manifester son esprit dans toutes les nuances par l'accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d'électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l'excès même de leur vivacité, et réveille les autres d'une apathie pénible. » C'est ainsi que dans le chapitre xi de son essai-fleuve, De l'Allemagne (1810), Madame de Staël analyse et décrit les effets de ce qui est, selon elle, une véritable passion française, l'amour de la causerie. Elle exprime également l'idée que les Français (les Parisiens ?) se sont, à tort ou à raison, faite d'eux-mêmes : une nation qui « de tout temps » aime à parler[1], qui excelle dans le bonheur de la « conférence ». La conversation se veut au-dessus du bavardage. Et bien qu'elle soit le fruit d'une éducation, elle ne se confond pas avec l'éloquence, trop concertée et laborieuse ; si c'est un art, c'est l'art du naturel. Comme la gastronomie, la conversation est par-dessus tout un plaisir, un luxe — en somme une spécialité française.

 

L'essai historique de Benedetta Craveri confirme, justifie et prolonge cette intuition mais l'arrache à la généralisation anhistorique qui la réduit en stéréotype contestable. En effet, ce n'est pas « de tout temps » que la conversation a constitué un trait distinctif de la civilisation française. C'est au contraire dans l'histoire qu'elle l'est devenue et tout l'objet de « [c]e livre [est de raconter] l'histoire d'un idéal, le dernier idéal dans lequel la noblesse française de l'Ancien régime put se reconnaître pleinement, et qui lui permit une dernière fois de se présenter comme l'emblème et le modèle de la nation tout entière » (page 9).

Dans la deuxième décennie du xviie siècle, la noblesse française connaît une forme de crise d'identité : la monarchie absolutiste lui porte de rudes coups : elle est exclue de la sphère des décisions politiques et perd le contrôle de l'administration. La vénalité des charges limite définitivement son accès à la domination économique ; elle s'appauvrit. Et même son rôle ancestral dans la défense du pays est contesté. Dépouillée de la fortune et même du privilège des armes, elle doit s'inventer un nouvel espace où puissent s'affirmer ses prétentions à la supériorité. Cet espace privé, « protégé et ludique » (29) sera celui d'un monde régi par un code de bienséances, de bonnes manières ; un monde de divertissement, de délicatesse, de préséances fondées sur la lignée et sur l'esprit. Aucun monarque ne pourra y régner. Marque de distinction sociale et apanage de la caste nobiliaire, la conversation aurait fini par configurer un langage, une sensibilité, une esthétique, un mode de vie, un art, un style unique en Europe.

 

    Pourtant, l'ouvrage de Benedetta Craveri, bien qu'il se nourrisse à de nombreuses sources savantes[2], bien qu'il se fonde sur de nombreux travaux anciens ou récents, n'est pas à proprement parler une histoire érudite de la conversation française[3]. Ce n'est pas un livre d'histoire mais un essai qui raconte une histoire. Le propos de cet ouvrage est non pas tant d'étudier un objet historique que de ressusciter un moment brillant et prestigieux de l'intelligence française, qui aurait sombré avec la Révolution française. Il n'interroge pas de l'extérieur les acteurs et les moments de cette civilisation du verbe (et de cette civilisation par le verbe) mais donne (ou rend) la parole à ce monde singulier de brillants causeurs que l'Europe d'Ancien Régime a admiré, envié et imité. Le style choisi pour exposer les résultats de cette exhumation tente même de « rendre l'écho de ce “style moyen” où les lecteurs du temps aimaient à se reconnaître » (12) ; les portraits, les anecdotes, les bons mots, les citations de vers galants ou facétieux ne manquent pas qui instruisent en séduisant. On fréquente les derniers salons où l'on cause, on est présenté au meilleur monde, on croise les figures les plus en vue de l'aristocratie, on pénètre leur intimité, on entre dans leur cercle.

    À tout seigneur, tout honneur ! C'est essentiellement aux maîtresses des lieux que revient le devoir d'initier le lecteur novice à cette culture mondaine dont elles sont les prêtresses. Madame de Rambouillet (56-79), Madame de Longueville (117-139), la duchesse de Montbazon (140-151), la marquise de Sablé (152-207), la Grande Mademoiselle (208-262), Madame de La Sablière (311-322), Madame de Sévigné et son amie Madame de Lafayette (263-310), puis la marquise de Lambert (389-407) et Madame de Tencin (408-434) nous servent de guide durant les siècles de cet « âge de la conversation ».

Même si elles ne doivent pas ce rôle majeur à une émancipation féminine, les femmes, tirant un parti paradoxal de leur position sociale et culturelle fragile, ne tardent pas à investir une sphère privée que ni les institutions traditionnelles ni la politique ne peuvent occuper. L'éducation qu'on leur dispense est-elle insuffisante et bornée ? Leur langage est-il limité par leur ignorance ? Les voilà protégées du pédantisme des doctes et prêtes à inventer une langue bienséante, claire et finalement pédagogique. « Vestales d'un patrimoine de signes » (52), elles deviennent les principaux agents de diffusion, et bien au-delà de leur milieu d'origine, d'une culture fondée sur la politesse, le loisir, le goût, le divertissement.

    Ces Précieuses, ces mondaines de l'Hôtel de Rambouillet, ces lectrices de L'Astrée, furent, on le sait, cruellement brocardées, entre autres par Molière. Mais aucune de ces femmes qui dirigèrent et animèrent les salons où défilait tout ce qui comptait d'artistes, de savants, et de philosophes et même d'ecclésiastiques ne ressemble à ces bas-bleus qu'on a cherché et qu'on est parvenu souvent à ridiculiser en les stigmatisant sous le titre infamant de précieuses. Si leur amour de l'esprit les rassemble, elles ne se ressemblent en rien. Dans les vies souvent parallèles de ces femmes illustres, de la chaste et pieuse Arthénice à l'intrigante et sulfureuse Madame de Tencin, de la délicate et sensitive Madame de la Sablière, « le papillon du Parnasse », à l'héroïque et fière Anne Marie Louise d'Orléans que de différences ! Benedetta Craveri excelle, dans ces morceaux de bravoure, à l'art beuvien de portraits dont la succession permet de suivre les variations et les métamorphoses de cet art de la conversation qui, commencé sous le règne de Louis xiii, connut son apogée au Siècle des Philosophes et sa mort violente avec la Révolution.

 

    Le lecteur est plongé dans cet univers léger mais non point toutefois dénué de quelque profondeur, traversé par le plaisir et hanté par le souci de son salut.

 

Mais une fois passé le moment d'enchantement suscité par l'évocation de ce monde lointain, nous nous demandons si, comme l'affirme Benedetta Craveri dans son avant-propos (15)[4], « nous en sentons le manque » et si nous en espérons la renaissance. Car de cette période ou plutôt de ce milieu restreint sans doute délicieusement raffiné, est-on bien sûr de regretter la morgue aristocratique, l'orgueil nobiliaire sans borne, la vanité et finalement l'espèce de futilité qui frappe d'inanité ses rituels aussi vides que recherchés ? Sans tomber dans un robespierrisme littéraire, on peut juger finalement bien prétentieuses les rodomontades de ces seigneurs et maîtres arbitres du bon goût, ces causeurs vaniteux imbus d'un invincible sentiment de supériorité. Et puis, ne peut-on soutenir que les grands artistes de cette période (de La Fontaine à Diderot) se sont davantage démarqués de ce grand monde qu'ils ne s'y sont instruits, ou qu'ils n'en ont hérité. Même si leur inspiration et leur langage s'en sont nourris, est-ce d'une autre manière que Proust par exemple a su tirer parti de sa fréquentation des snobs ? Même si l'on se pique de bel esprit, même si l'on goûte les piquants ragots de Tallemant, il faut néanmoins beaucoup se contraindre et montrer une grande indulgence alliée à une pesante érudition pour s'amuser des flatteries maniérées de Voiture, sourire des saillies de Ménage ou s'intéresser aux pâtres de L'Astrée. Les romans de Madeleine de Scudéry, la plus pure et directe émanation de cet âge de la conversation, peuvent-ils supporter une lecture qui ne soit pas seulement historique ?

L'âge de la conversation n'est-il pas au bout du compte l'ère d'un délicieux mais, — il faut l'avouer — bien vain et bien futile jeu mondain, d'un dialogue qui n'a rien de socratique, rien de véritablement éducateur. « Ainsi les hommes à qui l'on parle ne sont point ceux avec qui l'on converse ; leurs sentiments ne partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leur discours ne représentent point leur pensées, on n'aperçoit d'eux que leur figure, et l'on est dans une assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant, où le Spectateur paisible est le seul à être mû par lui-même[5]. » Peut-être Rousseau a-t-il prononcé le jugement définitif et sans appel sur une société qui s'est admirée, célébrée sans retenue au point que cet amour de soi démesuré a fini par la faire envier et désirer à son tour ?

Patrick Sultan



[1] Kant lui-même dans son Anthropologie (1798) tient que « la nation française se caractérise par son goût de la conversation ; elle est à ce point de vue un modèle pour les autres nations ».

[2] La très instructive bibliographie commentée (française, italienne, anglaise, allemande et américaine) qui est proposée en fin d'ouvrage dresse un panorama complet des axes de la recherche universitaire consacrée à ce chapitre de l'histoire des idées.

[3] Elle reste à écrire mais on en trouvera les linéaments dans l'étude stimulante de Marc Fumaroli, « La conversation », in Nora P. (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, Gallimard, collection Quarto, volume 3, 1997, pp. 3617-3675.

[4] Dans son étude citée dans la note précédente, Marc Fumaroli exprime un souhait analogue, même s'il n'évoque pas, dans son énumération, la conversation des salons aristocratiques : « Il faut se demander si la conversation platonicienne, montaignienne, staëlienne et beuvienne, entre hommes libres et singuliers, entre lettrés n'a pas obstinément sa patrie en France. Cette conversation-là, l'Europe nous la demande, de nouveau. »

[5] Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, tome II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, p. 235, cité par Benedetta Craveri à la page 523.

 


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