Patrick Sultan : Compte rendu du livre de Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française. © : Patrick Sultan. Mis en ligne le 3 décembre 2005.
Le temps de l'école buissonnièreCharles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset, 2005, 968 pages, ISBN 2 246 63431 8. Un
dictionnaire en impose toujours. Son volume, sa massivité donnent l'espoir
qu'on sortira de sa lecture plus complet, plus rempli, plus informé, sinon plus
instruit. C'est un livre-oracle : on le consulte en cas de doute ou
d'incertitude. On peut s'y plonger, ou même s'y perdre ; on n'en a jamais
fini avec lui et d'ailleurs on ne peut jamais le finir : il est par
essence toujours inachevé, indéterminé et son auteur doit toujours l'augmenter,
l'enrichir d'une nuance, le réviser, l'amender. C'est un tonneau des Danaïdes
glorieux et le moindre mérite des Littré et des Larousse n'est pas d'avoir
consacré leur vie à édifier des monuments qu'ils savaient périssables. Un
nouveau dictionnaire fait souvent date car il met à jour nos connaissances mais
par là même il est dès l'origine condamné à une inéluctable péremption. Toutefois,
un dictionnaire vise et atteint parfois une certaine exhaustivité. Tentant de
rassembler selon un certain ordre une grande quantité d'informations
objectives, incontestables, il réduit au minimum, sinon à rien, la part de
subjectivité des définitions. Il fait autorité. Le
Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig ne mérite qu'à peine
son titre, à moins de n'y voir qu'une antiphrase. Il ne faut en effet chercher
dans cet ouvrage ni désir d'épuiser le sujet, ni exigence d'impartialité ou
même de sérénité. L'égoïsme du propos (peut-être aurait-il été plus juste
d'user de l'adjectif stendhalien « égotiste ») affiché et crânement
proclamé détourne le lecteur d'y voir un ouvrage de référence. Seuls sa masse
et son classement de A à Z apparentent cet ouvrage enflé et profus à la forme
savante, austère et respectable qu'est un dictionnaire. Un millier de pages
rassemble en effet une quantité impressionnante de notules, des centaines de
notices critiques sur les écrivains les plus variés, des analyses d'œuvres plus
ou moins connues, des jugements lapidaires, des exécutions sommaires, des
impressions, des développements de longueurs inégales qui vont de la boutade à
la maxime, de l'aphorisme à la galéjade, du commentaire stylistique ou
grammatical à la facétie verbale. En somme, beaucoup d'un peu de tout et moins
un dictionnaire que l'expansion verbeuse d'un ego-lecteur qui expose avec
enthousiasme et ferveur ses préférences et surtout ses dégoûts, ses
inclinations et ses humeurs. En tout cas, ce recueil d'essais
est le témoignage polymorphe et prolixe d'une indéniable passion (vorace ?
dévorante ? dévoratrice ?) pour la littérature. C'est cet amour
communicatif des Lettres qui a sans doute conquis des critiques d'ordinaire peu
enclins aux éloges dithyrambiques comme, entre bien d'autres, Angelo Rinaldi[1]
ou même Maurice Nadeau[2].
Le premier estime que « l'entreprise de M. Dantzig n'a pas d'équivalent » et le second se demande « où
[l'auteur de ce volumineux Dictionnaire de la littérature française] a pris le
temps d'engranger tant de lectures, pris le temps, surtout, d'apprécier de
façon si intelligente et sensible leur propos ». Il est difficile de se dissocier de ce concert de
louanges ! Et assurément la « folie[3] » bibliomaniaque de Charles Dantzig a de quoi susciter curiosité et sympathie. Cet écrivain (il préfère ce titre à celui de critique) en effet se représente en permanence, au fil des articles de son dictionnaire, comme un lecteur précoce, boulimique, toujours à l'affût d'une bonne page, fouinant dans les librairies, infatigable dévorateur de pages imprimées. On lui envie une telle libido legendi Ce
lecteur insatiable qui se vante d'avoir étudié le droit à l'Université pour
échapper à tout devoir de lecture est à tu et à toi avec les écrivains qu'il
fréquente depuis… toujours : les grandeurs d'établissement (scolaires) ne
l'impressionnent pas. Il les rudoie, les rejette, les fustige : « Sartre
est un fatras »
(803) ; « Camus n'a pas le sens de la langue qui distingue les
grands artistes des bons écrivains »
(141) ; « Colette est un ventre » (199) ; « Rousseau n'a pas un talent très personnel » (774) ; « Simone de
Beauvoir n'écrit ni bien ni mal : elle n'écrit pas » (90). Il semble vivre dans l'intimité des
grandes ou moins grandes œuvres et cette désinvolture un peu affectée le
conduit à en prendre à son aise avec Honoré, Jean ou Victor. Sa familiarité est
telle qu'il finit par se montrer familier avec les auteurs dont il parle ;
avec les membres de sa famille, pourquoi se gêner ? « Stendhal a
l'air de Woody Woodpecker, le pivert du dessin animé, qui tourne à toute
vitesse autour d'un caillou et hop, voici le général Grant » (833), « La Fontaine,
c'est Gene Kelly »
(436). Balzac « barbouille. Stylise machinalement. Ne corrige pas[4] » (66). Au sujet de Montaigne,
C. Dantzig a la formidable audace de dire : « Pour tout dire,
il m'emmerde. Ce potinage universel. Je le trouve frivole » (552). Son éthique de lecture est simple (simpliste ?) : il lit tout ce qui lui tombe sous la main et rejette sans autre forme de procès tout ce qui lui tombe des mains. Ces foucades d'adolescent qui ne respecte aucune autorité hormis la sienne propre ont de quoi attendrir lorsqu'un écrivain d'âge mûr y reste fidèle. Il demeure toujours assez divertissant de dessiner des moustaches à la Joconde, de lire de préférence sous le manteau plutôt qu'attaché à un pupitre. Quel régal de tirer la barbe du Père Hugo ! L'ouvrage de C. Dantzig est donc comme un anti-Lagarde et Michard ; c'est un manuel pour l'école buissonnière. La
bibliothèque est peut-être un lieu d'éternelles vacances et la scolastique du
discours théorique fait souvent perdre la saveur du savoir des livres. Et l'on
aurait tort de bouder son plaisir à entendre parler de littérature de façon
divertissante. Pourquoi pas ? Le point de vue hédoniste n'est pas pire
qu'un autre et il vaut certes mieux lire avec appétit et entrain que de
chercher dans les œuvres littéraires un savoir mort et poussiéreux. Ainsi,
C. Dantzig donne le goût de découvrir de nombreux écrivains dits de second
rayon (Emmanuel Berl [98-100], Frédéric Berthet [105-107],
Rémy de Gourmont [354-356], Pierre Herbart [371-373], Maurice Sachs [785-788]…) ; il en parle sans complaisance, avec respect et nuance ;
leur relative obscurité le rend plus indulgent, plus mesuré, plus attentif, en
somme plus critique. C. Dantzig affirme la supériorité de
la critique créatrice (ou de la critique intégrée à l'œuvre créatrice) sur la
critique savante et raisonnée. C'est le fond de son attitude à l'égard des
œuvres. Le verbe, rebondissant de l'œuvre contemplée vers l'œuvre à créer, tel
est son idéal. À l'article « Commentaire » (202), il écrit :
« Je me souviens comme, lycéen, les commentaires me désespéraient. (…)
Une fable, un poème, une nouvelle sont des objets finis, fermés, des
cailloux ? Que tirer d'un caillou ? J'ai depuis constaté que le
commentaire est agréable aux esprits stériles. » Le critique serait un artiste
raté et l'artiste un critique accompli : c'est en fait une idée reçue bien
ancienne et qui s'est révélée souvent fausse[5].
Voilà le genre de préjugés que le recours à un minimum d'histoire ou de théorie
littéraire aurait pu éviter. Le dédain pour l'érudition ou la théorie
littéraire, s'il peut être salutaire pour réaffirmer la primauté de l'œuvre sur
le commentaire et vivifier l'acte de lecture, a aussi ses limites et ses
étroitesses. On se dit alors que ce Dictionnaire n'aurait rien perdu à
s'alléger des inutiles provocations aux « Grands Écrivains » (qui leur voue encore
un culte ?). On se lasse aussi des moqueries et des sautes d'humeur. Et
c'est après tout peut-être à la longue un jeu fastidieux, passé l'âge de quinze
ans, que de s'amuser à déboulonner la statue de Malraux ou de Gide. Les joies de l'école buissonnière n'ont
qu'un temps. Patrick Sultan [1] Le Figaro Littéraire du jeudi 25 août 2005. [2] Quinzaine Littéraire, numéro 908, du 1er au 15 octobre 2005, page 27. [3] Au sens architectural dont le gratifie Angelo Rinaldi dans son article cité supra (note 1). [4] C'est bien évidemment faux. [5] On trouvera un amusant florilège de ces accusations lancées par des écrivains contre les critiques dans Bernard Pivot, Les Critiques littéraires, Flammarion, collection Le Procès des Juges, 1968. |