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Patrick Sultan : Le moment essayiste de la prose française.

Compte rendu du livre de Marielle Macé Le Temps de l'essai. Histoire d'un genre en France au XXe siècle.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 5 mai 2006.

 


Le moment essayiste de la prose française

Marielle Macé, Le Temps de l'essai. Histoire d'un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, collection L'Extrême Contemporain, 2006.

 

L'essai, ce genre si aimable, inventé par le plus amical des écrivains, a suscité au cours du vingtième siècle, des haines farouches, ou tout au moins de vives flambées d'antipathie. On peut s'en étonner car ce genre qui prend sa source dans le goût pour la conversation libre et franche n'a rien de rébarbatif et de dogmatique, rien de rigide ou de tranchant.

Et pourtant, de quels griefs ne l'accable-t-on pas ? La polémique est récurrente, de Benda à Bourdieu, ou plus récemment Bouveresse ou Badiou. Ce serait un genre imposteur qui prend ses analogies pour des démonstrations et ses métaphores pour des preuves — un travail de pensée bâclée. On lui reproche aussi ses prétentions encyclopédiques, son vain et superficiel bavardage. Faible sur le plan conceptuel, traître à la pureté rationnelle, semant la confusion dans l'ordre des raisons et des discours, il est suspecté de faire tomber la pensée dans « l'universel reportage ».

Marielle Macé voit dans cette haine de l'essai un symptôme : l'allergie, l'antipathie, la défiance récurrentes dont il fait périodiquement les frais sont les signes les plus sûrs de son importance pour l'histoire intellectuelle et esthétique de notre temps, « des indices du processus d'institution de l'essai » (page 51). Cette détestation qui, pour atteindre sa cible, repère l'ennemi avec une certaine précision est donc finalement instructive ; elle dessine en creux la place (dans son apparente atopicité même) de l'essai, sa difficile et problématique installation dans le panorama intellectuel français. Sa place n'est pas toute faite. Ce genre doit s'imposer, faire ses preuves : « En entrant de plain-pied dans le territoire littéraire, en s'imposant dans le répertoire des genres, l'essai devra rendre des comptes » (p. 52). Il devra donc tout en se développant se justifier, se fonder et se refonder en permanence, prendre d'assaut sa position dans le champ littéraire. C'est cette histoire de duels et d'affrontements, cette succession de querelles territoriales, cette suite d'empiétements et de rivalités que cette  « histoire d'un genre en France au XXe siècle » retrace en la centrant autour d'une question plus générale : la littérature peut-elle prétendre à être un mode de connaissance ? peut-elle constituer un savoir auquel ni les sciences ni la philosophie ne nous donneraient accès ?

Pour Marielle Macé, la question de son statut fait de l'essai un genre spécifique au vingtième siècle. Cette affirmation surprend au premier abord, car il est courant de faire débuter l'histoire de l'essai à partir des Essais, de la poursuivre par l'examen des Essais de morale de Pierre Nicole (1670) aux côtés des Entretiens, Conversations et autres Dialogues du Grand Siècle, de la poursuivre en se référant aux écrits des Encyclopédistes, pour arriver enfin aux critiques littéraires du dix-neuvième siècle (Sainte-Beuve, Taine…). On parvient alors à l'époque florissante de l'essai, la nôtre ![1]

De manière plus rigoureuse, Marielle Macé montre au contraire à quel point l'œuvre singulière de Montaigne reste longtemps sans réelle postérité, et demeure comme un exemple unique dans la littérature française tant que les essayistes nont pas revendiqué l'auteur des Essais comme figure tutélaire. Dans le domaine des formes, ce sont les héritiers qui désignent leurs ancêtres. C'est seulement au prix d'une confusion homonymique que l'on s'évertue à tracer une ligne continue des Essais jusqu'à l'essai contemporain ; celui-ci ne simpose comme genre visible qu'au moyen d'une stricte assignation de ses tâches ; il ne puise dans une sorte de mémoire, de fonds générique que pour autant que cette mobilisation lui fournit des créances, une lignée. L'histoire du genre connaît son déploiement dans l'effectuation de l'un des quelques-uns de ses possibles. La réserve mémorielle, le fonds disponible de l'essai est sollicité selon les besoins théoriques du moment.

Aussi est-ce à partir du moment où se fait sentir la nécessité de légitimer le genre, de le fonder qu'il émerge véritablement. Et ce moment, c'est[2], en France, celui où la rhétorique est discréditée comme forme suprême du savoir (1885, date de la disparition de la classe de Rhétorique), le moment où plane « un soupçon d'incompatibilité entre la valeur de la vérité et la valeur esthétique » (p. 49). Dès lors que la rhétorique est dévaluée, la littérature se voit dans l'obligation de renoncer à sa prétention à témoigner du vrai. Elle doit rentrer dans le rang, et laisser aux sciences positives, à l'histoire, à la psychologie, la sociologie le soin de penser le réel et se contenter des restes : l'émotion, l'effusion, la séduction — la part du lyrisme, de la subjectivité débridée. Que la prose d'art enchante, pourvu qu'elle renonce à convaincre. « La question de l'essai ne semble se poser que dans une culture scindée, et cette scission est directement articulée, pour le domaine littéraire, sur l'expulsion de la rhétorique et l'autonomisation des sciences humaines. » (p. 49)

L'essai est une tentative de réponse à cette situation culturelle. Marielle Macé situe le moment instaurateur, dans les années 1920-30. Albert Thibaudet[3] serait l'un des acteurs et théoriciens principaux de l'institution de l'essai en France dans ces années (pp. 53-142) : « désignation  de contemporains capitaux, promotion éditoriale, mise en débat » (p. 54). Ce disciple de Bergson prône et promeut une forme de prose qui ne renonce ni aux exigences de la pensée, ni aux séductions de l'art. Pas de capitulation des Belles-Lettres devant les sciences, pas de fuite irresponsable du discours dans le subjectivisme lyrique. L'essai permet à la littérature de « maintenir sa place dans la production de connaissance, et [d']imposer ses propres exigences […] au domaine de la pensée » (p. 57).

Selon une méthode qui recourt au dépouillement des catalogues, aux plongées dans les méandres des revues littéraires et des stratégies éditoriales, Marielle Macé décrit notamment le travail de réappropriation de l'essai montaignien, l'absorption du lyrisme dans la prose d'entendement, l'ambition valéryenne de sensualiser la logique, de donner chair à la réflexion.

Néanmoins cette mise en tension de l'écriture et la pensée réalise un équilibre fragile, un moment de grâce mais qui risque déclater sous la contradiction, de devenir, selon la formule de Benda (citée p. 120) « le règne de l'affirmation gratuite ». L'essai est alors reconduit à son constant dilemme : la pensée ou le poème.

 

Marielle Macé, fidèle à sa conception agonique de l'essai, situe la relève du moment NRF dans les années 40 et le concentre autour de l'opposition, « du pas de deux » de Sartre et de Bataille (p. 143-205). Celui-ci oriente l'essai vers des formes de dramatisation, de pathos, de fulgurance irrationnelle. Il revient à l'auteur des Situations de dénoncer ce mysticisme, et de proposer une formule de synthèse en se situant au point de carrefour entre les sciences humaines et l'écriture. Le style phénoménologique lui permet de mettre une méthode rigoureuse au service d'une prose imagée. Il ne confond pas les registres mais joue sur les deux tableaux. L'essai sartrien décrit, conceptualise, raconte dans un même mouvement ; il condense l'idée en image, relance la réflexion à partir d'une image. « Formule et argumentation, trouvaille et patience, analyse et synthèse sont en situation de dépendance mutuelle. » (p. 201)

Un nouveau passage de relais se produit dans les années 60, qui s'établit sur le triomphe des sciences humaines au seuil de l'espace littéraire. C'est le moment théorique de l'essai (pp. 207-262) dont Barthes demeure le plus brillant représentant. Arme contre la critique traditionnelle, déjouant les discours figés de la doxa, l'essai est devenu la forme critique par excellence, le lieu de la theoria. Il s'inscrit également dans la polémique anti-générique de la modernité littéraire, conteste et finalement abolit les frontières entre les discours, absorbe le commentaire dans le mouvement plus général de l'écriture.

S'il est vrai que toute théorie se construit comme une fiction, si le savoir est, pour Roland Barthes, « une fiction interprétative » (cité p. 250), alors l'essai doit faire sa place, voire faire place à la fiction. L'essai pour disposer au romanesque.

Les dernières décennies du siècle marqueraient un épilogue (p. 263-320) : on assiste à la dilution de l'essai dans une multiplicité de formes, à une période de deuil des anciennes formes. Conservatoire des formes artistiques, l'essai fin de (vingtième) siècle est mémoriel, collectionneur, volontiers antiquaire, d'un raffinement qui l'excepte des débats de masse. Hanté par la rhétorique disparue, mélancolique, et pleine des souvenirs d'une littérature et d'une histoire jadis vivantes, l'essai se réfugie dans le cabinet des lettrés.

 

Le Temps de l'essai se présente comme « l'histoire d'un genre ». Mais ce sous-titre sage et vieillot serait trompeur s'il faisait croire à une monographie historique, érudite, exhaustive et un peu plate, telle que l'on en écrivait jadis du côté de la Sorbonne[4].

« Histoire » ? « Genre » ? Cela ne nous place guère dans l'extrême contemporain[5].

Dans les années 70, en effet, deux perspectives d'approche de la littérature, liées et solidaires entre elles, semblaient avoir été définitivement condamnées et promises à une inéluctable disparition : l'approche générique, l'approche historique.

Le genre avait vécu dès lors qu'était promu le Texte[6], structure de langage signifiante, autonome et singulière, anhistorique et non réductible à une généralité, soustraite au devenir et hostile à toute hiérarchisation, offerte seulement à la prolifération des interprétations.

La classification générique héritée du vieil Aristote[7] apparaissait comme une hiérarchisation désuète qui masquait les œuvres singulières, les figeait dans une fallacieuse univocité plutôt qu'elle ne permettait de comprendre leur capacité à produire indéfiniment du sens. Le lecteur relayait désormais l'auteur et prolongeait le processus de production du sens. Prolongeant et radicalisant la critique romantique puis surréaliste de la dissociation des genres, la nouvelle critique récusait toute séparation générique comme un arbitraire et illusoire découpage d'une unité fondamentale. « Si la théorie du texte, écrit Roland Barthes, tend à abolir la séparation des genres et des arts, c'est parce qu'elle ne considère plus les œuvres comme de simples « messages », ou même des « énoncés » (c'est-à-dire des produits finis, dont le destin serait clos une fois qu'ils auraient été émis), mais comme des productions perpétuelles, des énonciations , à travers lesquelles le sujet continue à se débattre ; ce sujet est celui de l'auteur sans doute, mais aussi celui du lecteur. »

On observait le « fonctionnement  textuel » en isolant soigneusement l'œuvre du milieu, du moment, de la race d'où elle venait et on se gardait bien de lui imposer les normes d'un discours générique.

Mais cette rigoureuse abstraction n'a pas manqué d'exposer l'œuvre littéraire à une déperdition de sa substance, de sa chair, de son historicité.

On a pu constater l'anémie de la théorie littéraire qui se disloque en analyses de textes multipliées à l'infini, s'essouffle en une litanie de commentaires repliés sur eux-mêmes. Le règne de la Forme a fait place à la tyrannie du formalisme, finalement lassant. La Théorie du Texte a dégénéré en réhabilitation subreptice de l'ancienne rhétorique.

 

Selon Antoine Compagnon, cette prompte péremption vient de ce que la nouvelle critique s'était érigée contre le lansonisme, le positivisme historique, sans débattre vraiment avec lui[8].  C'est, selon lui, l'origine de sa sclérose. Son impensé (l'histoire littéraire positiviste) a fini par avoir raison de la théorie. Et de fait l'histoire littéraire a continué son cours, a poursuivi sa route et, dès lors que l'empire de la théorie s'est affaibli, elle a refait surface. Elle n'avait jamais vraiment disparu. Loin d'être engloutie, elle a, avec un bel entêtement, prouvé son mouvement en marchant. Elle a persévéré en alignant les fiches, les dates et les noms. Et désormais, une fois que le prestige de la Théorie de la littérature s'est estompé, on admire en toute bonne conscience la virtuosité de l'érudit, on loue l'étendue de ses lectures, on vante sa capacité à jongler avec des références oubliées, négligées ou ignorées.

L'heure des grands retours a sonné : retour du sujet, retour de l'histoire, retour du genre littéraire.

Le travail de Marielle Macé ne s'inscrit pas dans ce reflux général du théorique. Bien au contraire. Refusant d'opter pour l'Histoire contre la Théorie, Marielle Macé écrit une histoire théorique de l'essai, un récit non positiviste de l'essai, fait de ruptures, de permanences, de répétitions et de piétinements, de mobilisations et d'oublis, de revendications et de déplacements. Sa réflexion indissociablement théorique et historique établit qu'on ne peut former l'histoire d'une forme qu'à partir des problèmes théoriques qu'elle pose à ceux qui y recourent. La théorie est la condition sans laquelle une histoire n'a pas de sens. Il n'y a d'histoire que par la théorie.

Le genre n'est donc pas l'organisme vivant que Brunetière avait conçu ni le concept en acte dont Hegel décrit le développement nécessaire. Son déploiement n'est ni logique ni biologique. Dès lors, l'histoire d'un genre n'a pas de commencement ni de fin ; elle n'a que des recommencements et se déploie à partir d'une réserve de possibles, pleine de zigzags, de morts et de résurrections, d'inventions et de remodelages, d'avancées et de reculs, de partages et de distributions.

« Faite de prospections et d'attardements, d'évolutions et de rémanences, l'histoire de l'essai au XXe siècle incarne aussi, par la fragilité de son objet, une réflexion pressante sur la situation moderne de la littérature dans la distribution des discours. » (p. 9)

Ce parcours à travers le « temps de l'essai » nous reconduit à la question de l'essence et de la valeur de la littérature.

Patrick Sultan

 



[1] Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L'Essai, Paris, Hachette, 1999 ; notamment les pages 43 à 121. Voir aussi L'Essai : Métamorphoses d'un genre, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes, Toulouse, PU du Mirail, 2002.

[2] Il serait sans doute possible de hasarder une autre datation : l'essai émergerait au moment où la dernière tentative littéraire pour assimiler et dépasser la science, le naturalisme, a fait long feu. Bloy, Huysmans exprimeraient ce désaveu de la science et du roman dans leurs essais.

[3] On citera les noms de Gide, Suarès, Rivière, Fernandez, Arland. On peut se demander cependant si les critiques de la NRF étaient bien conscients de refonder l'essai. Thibaudet s'interrogeant sur ce qui est « sorti » de la revue n'écrit–il pas en mars 1929  : « En matière d'idées et de critique, la Nouvelle Revue Française a fait comme Sieyès. Elle a vécu. Elle n'a rien transformé. Il n'y avait pas de doctrinaires rue Madame. »

[4] Telle qu'on en publie partout de nos jours.

[5] C'est le nom un peu sibyllin de la collection où est publié cet ouvrage.

[6] Texte (théorie du), article de l'Encyclopaedia Universalis paru en 1973 ; il est repris dans : Barthes, Œuvres complètes, tome II, Seuil, 1995, pp. 1677-1689.

[7] Mais à vrai dire infidèle à la pensée d'Aristote qui n'entend pas, dans la Poétique, établir une pensée normative des formes littéraires mais dégager les principes qui président à leur composition.

[8] Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Seuil, collection Poétique, 1983.


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