Patrick Sultan : Les visages de Némésis. Compte rendu du livre de Jean-François Mattéi De l'indignation. © : Patrick Sultan. Mis en ligne le 26 mai 2005.
Les visages de Némésis Jean-François Mattéi, De l'indignation, Éditions de la Table Ronde, Collection Contretemps, 2005, 287 pages. ISBN 2-7103-2687-6 Le
procès de Socrate, l'Affaire Dreyfus, l'extermination des Indiens d'Amérique,
l'Affaire Calas, le bombardement de Guernica, la destruction des Twin Towers…
La liste est longue des crimes qui, par delà les souffrances qu'ils causèrent
aux victimes, ont inspiré l'horreur universelle et la réprobation des témoins.
On pourrait sans doute écrire l'histoire de l'humanité du point de vue de
l'indignation, étudier les effets de cette émotion sur la société, les
querelles et les combats qu'elle a suscités. L'essai de Jean-François Mattéi, intitulé à la manière des traités de morale antique De l'indignation, dessine les grandes lignes d'une histoire philosophique de ce sentiment moral. Le nécessaire passage par Platon (chapitre I : « Némésis ou de l'indignation philosophique », pp. 29-63) permet de mieux comprendre l'émergence moderne des figures morale (chapitre II, « Ivan Karamazov ou de l'indignation morale », 65-112) et politique (chapitre III, « Alfred Dreyfus, ou de l'indignation politique », 113-159) de l'indignation. Cette théorisation permet alors d'entreprendre une critique des « postures » d'indignation qui masquent mal le ressentiment des idéologues (chapitre IV : « Attac, ou de l'indignation idéologique », 161-209) ou le désœuvrement d'artistes contemporains qui ont délaissé l'œuvre d'art au profit de la pose artistique (chapitre V, « Boronali, ou de l'indignation artistique », 211-257). Voici
le projet de cette « enquête » (p. 27) : « Cet
ouvrage […] envisagera […] la manière nouvelle dont la philosophie naissante,
avec Socrate et Platon, a reconnu la dignité de l'âme humaine à partir du seul pathos de l'indignation. […]
L'analyse de l'indignation morale qui prendra la suite, avec Descartes,
Rousseau ou Adam Smith, nous conduira à la dignité de la conscience qui ne s'appréhende elle-même que dans l'expérience
de la meurtrissure. Mais une telle épreuve lui révèle en même temps l'existence
des autres consciences avec lesquelles elle est contrainte de vivre, dans un
affrontement constant qui fait émerger la conscience politique de l'homme. Nous
envisagerons ainsi la dignité du citoyen à la lumière d'une raison critique qui
refuse la fatalité de l'injustice, […] et qui brise le cercle de la
violence. » À la suite de cela, il est possible d'amorcer une critique des
simulacres d'indignation qui s'expriment à travers le ressentiment des
idéologues de la rebellion et de certaines formes de l'art moderne (les plus
voyantes ?) qui dévaluent la dignité du monde en dégradant le travail de
l'œuvre. À considérer seulement le plan de cette méditation
philosophique, on pourrait croire que la forme dissertative domine et autorise
à ranger l'ouvrage parmi les traités comme y invite au reste l'auteur :
« un traité du bon usage de l'indignation » (27). Mais le cadre de
cette forme scolaire est largement débordé. L'engagement subjectif qui
sous-tend bien des analyses menées au fil du raisonnement, la diversité et la
richesse des références qui entrecroisent les époques et les champs
disciplinaires (la philosophie, la littérature, le cinéma, les arts plastiques,
l'histoire des idées et des idéologies…), le rythme enfin d'une écriture
nerveuse, brillante et comme désireuse de garder en elle l'élan du sentiment
qu'elle décrit et conceptualise — tous ces éléments confèrent à cette
solide démonstration la vivacité et la vigueur de l'essai. L'essai
philosophique a ses contraintes : il doit argumenter et convaincre mais ne
pas trop s'attarder sur ses raisons ; fouiller une question mais non pas
s'y appesantir ; expliciter sans peser ; enfin, il doit être de
lecture fluide sans tomber dans le superficiel et le clinquant. La légèreté et
la profondeur sont également indispensables, et l'on peut juger que
Jean-François Mattéi imprime à son essai l'allant et l'acuité qu'exige le genre
qu'il a adopté pour analyser le concept de l'indignation tout en faisant
partager à son lecteur ce primum movens de la conscience morale. Pour
aller droit au but, J.-F. Mattéi commence par un retour ou plutôt par un détour vers l'Antiquité. C'est de bonne méthode (platonicienne). Il dévoile « la
scène primitive de l'indignation philosophique » (32), un événement à la
fois politique, religieux, moral ; il s'agit non pas de la mort de Socrate[1] mais de son procès. L'indignation ne consiste pas en
effet à s'apitoyer sur son sort, à pleurer sur ses propres malheurs mais à
s'insurger contre ceux qui font du mal à des personnes qui n'ont pas mérité une
telle indignité. En ce sens, l'indignation (en grec aganaktein) est le premier « axiome » (35) de la
morale en ce qu'il permet de constituer la valeur, la dignité d'un être humain.
À la différence cependant de la colère qui peut bouillonner et exploser sous
l'effet de n'importe quelle cause, l'indignation, entre réflexion et désir,
repose sur un fond de vérité rationnelle qui ne demande qu'à s'expliciter. Le
sage, confiant dans la justice ultime, n'a pas à s'indigner mais le philosophe,
révolté par le spectacle de l'injustice, brûle de faire valoir les arguments de
la justice. Cette ardeur éveille à l'éthique ; le démon de l'indignation
est une ouverture au Bien comme l'étonnement est le premier moment du savoir
ontologique. « Il n'y a pas lieu [pour Platon] d'opposer l'être et le
vrai, à la source du souci ontologique, au bien et à la dignité, au cœur de
l'inquiétude éthique » (51). En outre, l'injustice ne bouleverse pas
seulement l'ordre de la vérité et de la morale mais le cosmos lui-même. L'âme
se soulève alors d'un seul coup, opère un temps d'arrêt[2] nécessaire à l'effectuation de sa tâche qui est de
rompre avec l'état du monde tel qu'il est, de le réfléchir et de le juger.
C'est la philosophie « comme école d'indignation » (54). Ainsi, se
fonde en raison la figure mythologique de la Némésis, cette déesse qui assigne
à chacun sa part et rétablit la Loi en châtiant ceux qui s'en écartent et
détruisent l'ordre du monde. L'indignation, ce pathos qui s'étonne de ce que le Bien fasse défaut, est la
marque de la Justice dans l'univers. Mais
peut-on fonder une morale sur un simple sentiment ? Toute l'analyse des
Modernes récuse cette liaison du rationnel et du pathique. Il vaut pourtant la peine de décrire cette rébellion devant l'outrage fait à autrui ; la littérature nous y aide. Les Tragiques grecs (71-76), les auteurs satiriques de Théognis à Swift (77-83), les hommes de la Bible (83-89), puis les Pères de l'Église (89-92) préparent et nourrissent la réflexion moderne qui conduit avec Descartes (95-96), Rousseau (96-100), Adam Smith (101-103) puis Kant à la formation de la conscience morale. Celle-ci est fondée en raison, de part en part rationnelle, fermement établie dans sa légitimité à dénoncer dans tout outrage particulier une offense infligée à l'humanité toute entière. Mais pour autant la conscience moderne n'est pas moins déchirée, malheureuse. Tout la blesse, tout la heurte, tout la révolte. « Issue de l'infini amour de Dieu, […] elle se retourne maintenant contre le créateur qui ne répond pas à l'amour infini de la créature » (111). Dostoievski dans Les Frères Karamazov (68-71) porte cette insurrection à un sommet d'intensité pathétique. L'indignation
n'est pas exclusivement un sentiment moral, c'est aussi un affect politique.
L'essayiste narre avec un vif sens dramatique cette nouvelle scène (française
mais bientôt mondiale) en rappelant les principaux actes de la tragédie moderne
du politique que fut l'Affaire Dreyfus (116-119). La réhabilitation du
capitaine juif marque — mais après quelles luttes ! — le
triomphe de la conscience éclairée. L'indignation est une passion bienheureuse
pour la Cité. À condition d'être juste et non pas déformée par le désir de
revanche ou la haine, elle est « le principe existentiel de la
constitution du corps politique » (129). On peut voir en elle la source du
combat critique en faveur des Lumières (132-138), de la dénonciation marxienne
de l'exploitation de l'homme par l'homme, perpétrée au cours de l'histoire
(138-145). Enfin, face aux crimes totalitaires commis au nom d'une abstraction
(le surhomme nazi ou le nouvel homme communiste — effets barbares d'une
véritable « pathologie du concept »), l'homme indigné, refusant toute
résignation, se dresse et se livre au labeur âpre de la dénonciation, au rappel
des souffrances individuelles et uniques. Les
œuvres de Primo Levi ou de Varlam Chalamov ouvrent les portes de l'Enfer et
sauvent du silence les anonymes qui moururent dans les camps, désormais figures
singulières de l'humanité. On voit par là que l'indignation est un sentiment
aussi grave et profond qu'impétueux. C'est pourquoi il doit être rare ;
s'il peut être public, il ne doit pas être une attitude abstraite, une
« posture » vertueuse, une théâtralisation de sentiments généreux qui
nous dispense de la culpabilité. L'indignation, qui est le contraire du ressentiment,
ne peut tenir lieu d'engagement moral lénifiant et apaiser à bon compte notre
conscience. À ces formes idéologiques de l'indignation affectée et théâtrale,
Jean-François Mattéi consacre des pages polémiques ; il met en application
ses principes et s'engage dans des débats actuels : il s'en prend aux
idéologues qui tonnent contre des abstractions ; il raille la sensiblerie,
les « excès de sensibilité lacrymale, qui font la double économie d'une
émotion sincère et d'une authentique réflexion » (197). Il pourfend enfin
les artistes qui ont renoncé à la dignité du monde en défaisant perpétuellement
l'œuvre, en dégradant la réalisation au profit d'un concept vide. Némésis
« déesse de la mesure qui rétablit à chacun son droit » (262) parle
encore à notre cœur le langage de la dignité. Patrick Sultan |