Julie Thézé : Lumière et saveur de Tallinn. Julie Thézé vit et travaille à Tallinn. Elle nous envoie ses lettres de l'Estonie. Mise en ligne le 14 septembre 2005.
© : Julie Thézé. Lumière et saveur de TallinnDès le premier
coup d'œil, qu'on l'aborde par la mer, le ciel ou la route, Tallinn s'impose
comme une ville de lumière. Peut-être sans doute plus particulièrement comme
une ville où les lumières, plurielles, suggérées, tempérées, latentes émergent
ingénument, à la fois dans la pétulance un peu abrupte de son urbanité, et
cependant assez éloignée du foisonnement électrique qu'évoque à lui seul le mot
de capitale. La lumière de Tallinn, la multiplicité de ses manifestations, sont
à l'image de cette cité qui a de nouveau accédé au rang de capitale le 20 août
1991 : petite et vivante, petite mais vivante peut-on même dire un peu
ironiquement. À première vue, le visiteur est étonné, amusé aussi s'il se veut
stimulé par une forme quelconque de mauvais esprit, car, par sa taille, sa
superficie, ses dimensions verticales et horizontales, Tallinn n'a ni les
aspects, ni les apparences d'une métropole. Si certes Tallinn entend manifester
à la face du monde son indépendance si chèrement désirée et finalement acquise,
les éclairages qui la baignent témoignent pourtant mieux que tout le reste du
caractère contrasté et nuancé de son identité en devenir. Il y a d'un côté la
volonté de briller, physiquement comme économiquement, un projet qui passe par
nombre de constructions à l'œuvre dans le centre ville, sur les vitres géantes
desquelles viennent souvent le soir s'embraser les rayons du soleil couchant,
avant que sur les façades ne commencent à clignoter des guirlandes électriques
qui semblent vouloir imiter discrètement les débauches d'enseignes lumineuses
et publicitaires des villes américaines. De l'autre côté, certains petits
détails touchants trahissent le caractère précipité, quasi miraculeux et encore
fragile de cette importance récente, comme par exemple le fait qu'à partir de
minuit, chaque soir, les feux tricolores des grandes avenues cessent de
fonctionner, jusqu'à six heures le lendemain matin, ou que beaucoup de rues,
habitées pourtant, n'ont pas encore droit à l'éclairage public. Grandeur et
petitesse d'une capitale aux dimensions de son pays… Tallinn semble concentrer
en son sein les tourments de beaucoup d'Estoniens, fiers d'une culture
passionnante, mais comme à l'étroit dans ses frontières. D'aucuns considèrent
que l'Estonie en général souffre d'une forme larvée de complexe d'infériorité,
qu'elle est petite dans le fond et dans la forme parce qu'elle se pense comme
telle. La question n'est pas là aujourd'hui. Foin de critique et de débat, le
thème majeur qui règne dans la ville est à mon sens la lumière qu'elle irradie,
et qui se distille par petites touches irisées ou en flot aveuglant selon les
heures, les saisons et les rues traversées. La lumière de
Tallinn… Comment connecter ses modes si différents : celle du ciel telle
qu'elle s'y déploie, prodigue en été et si ténue en hiver, et celle qu'émettent
de toutes parts ses magasins, hôtels et autres centres commerciaux ? Le
lien réside dans une permanence, qui va bien au-delà du relais qui viendrait
s'opérer par celle-ci quand celle-là s'abandonne à la nuit. Elles jouent l'une
avec l'autre, se répondent, s'appellent, et à chaque fois confèrent à Tallinn
cette spécificité, celle qu'on imagine dans les des villes du Nord de l'Europe,
dans les villes flamandes ou suédoises notamment, baignées d'une vie crue,
entière, honnête parce que donnant d'elles-mêmes à voir, du premier regard,
l'intégralité de leur configuration. Au gré des rues
de la Vieille Ville, sémillant espace construit depuis le Moyen Âge et qui
s'enorgueillit de posséder un des plus anciens hôtels de ville d'Europe, avec
sa place afférente — Raekoja, dont la construction fut terminée en
1404 —, le marcheur échoue selon ses pas dans des rues sombres et
fraîches, battues par un vent pénétrant, ou dans de véritables avenues baignées
de lumière aveuglante, presque irritante pour les yeux et l'esprit. Dans les
premières, jalonnées de part et d'autre de façades non pas aveugles mais si
hautement érigées qu'en hiver le soleil n'y pénètre même pas un court instant,
il convient de se méfier de tout : des pavés mal alignés et propices à
faire trébucher ou chuter, des toits gonflés de neige et qui menacent de
s'abattre brutalement sur le sol, des plaques de glace, piège fatal pour les
chaussures de ville et les talons. Et pourtant là encore, la lumière naît
toujours, soit frêle lueur émise par les bougies posées aux fenêtres ou à
l'entrée des boutiques, ajoutant encore à l'atmosphère suspendue comme hors du temps,
à une sorte de féerie de l'histoire, bien volontiers alimentée par les stratégies
touristiques cherchant par-dessus tout à préserver, et presque à imposer les
images rebattues et les souvenirs stéréotypés de la vie des guildes médiévales,
— soit au détour d'une porte laissée ouverte et offrant le spectacle
inattendu d'une cour intérieure immense, abritée des regards et de
l'entendement, ouvrant sur un puits de lumière au faîte duquel volent à loisir
nuages, mouettes, mésanges et hirondelles, dont le bon voisinage renseigne
assez sur les rapports par trop ténus mais pourtant réels qu'entretiennent la ville et
l'immensité maritime à laquelle elle tourne le dos pourtant, rappelant
peut-être ainsi que c'est de ce côté-ci du monde que les ennuis débarquaient. Si la promenade
permet aisément de se rendre compte des nuances admirables des lumières et des
ombres qui règnent dans les murs de Tallinn, il suffit pourtant de concevoir la
localisation de cette capitale pour anticiper les sens profonds des termes de
jour et de nuit. Distante de quelque trois cent quatre-vingt quinze kilomètres
de Saint-Pétersbourg, qui conserve l'exclusivité notoire des fameuses Nuits
blanches, Tallinn est elle aussi dotée de cette particularité latitudinale qui
lui offre, quelques semaines par an, de ne connaître de la vie nocturne que le
sens festif aujourd'hui si aisément attribué à ce mot. Mai arrivant, se propage
dans toute l'Estonie, comme chez ses voisins, la rumeur exaltante de la journée
sans fin ; le soleil grappille à la lune quelques minutes de vie par jour,
pour aboutir, au soir du 24 juin, à l'extraordinaire, étonnante, passionnante
Fête de la Saint-Jean, institution régionale autant que tradition ancestrale,
célébrant la « nuit » la plus courte de l'année… Mais peut-on parler
de nuit quand depuis plus de trente jours règne dans le ciel, à l'heure où chacun
dort en principe, une lueur tenace, suffisante à tout le moins pour lire sans
difficulté à l'extérieur, quand à cette même heure se dessine sans fin à
l'horizon le halo prometteur de l'aube, distillant toutes les nuances les plus
infimes de roses et de gris, pour peu que quelques nuages se soient perdus au
loin ? Est-il dignement permis de parler de nuit, de sommeil, de repos,
quand partout est tangible la ferveur, l'énergie, le désir brut venant jouir de
la sérénité — du bonheur probablement —, de la quiétude, de l'espoir
irrationnel et quasi mystique que confère à l'homme — trop ? —
sage cette abolition de repères établis dans l'espace, le temps et la
durée ? Environ un mois durant, plus ou moins sans doute selon les
caprices de la météo, la fatigue n'est pas tolérée, demeure seulement cette
brise douceâtre et engageante qui vient suggérer que toute chose au monde peut
être simple et facile comme un coucher de soleil qui n'en finit pas. Bien sûr, à cette
extase il existe un contrario, le pendant hivernal de la nuit, novembre,
décembre, et pourtant. Pourtant, les longues nuits de l'hiver — du presque
hiver si l'on veut être tout à fait juste, les jours commençant à rallonger
précisément à la date même de son installation au calendrier — n'ont pas
le caractère âpre, dur ou terrible que son état de double inversé pourrait
laisser imaginer. Il en revient sans doute à la neige qui suffit à capter toute
lueur et à la renvoyer au centuple, réfléchie, adoucie, sur les façades et les
rétines. Mais, même sans neige, la nuit hivernale est, disons, adéquate à la
situation. En hiver, les ambiances se font feutrées, rien n'est de mise à
l'extérieur, le froid décourage les volontaires, et avec lui le vent qui
pénètre comme une lame au creux des chairs et des os. Souveraine entre quinze
heures et neuf heures le lendemain, la nuit de Tallinn révèle en creux la
délicatesse des foyers, ceux-là mêmes évoqués par Bachelard, ceux des âtres et
des chez-soi. La lumière se fait alors nuance, halo doré dissimulé au coin
d'une fenêtre, elle vient se refléter en une couleur rubis sur les verres de
vin chaud que l'on déguste à l'envi, le goût qu'il distille s'avérant un très
doux palliatif au froid écrasant du dehors. Tout ce qu'il y a
de tangible, de fascinant, d'intense dans ces deux saisons extrêmes se retrouve
également dans la puissance des éphémères mais graciles printemps et automne.
La luxuriance, souvent tardive, du printemps, offre par contraste avec les mois
de neige une résurrection foisonnante de dégradés verts, jaunes, blancs, rouges
et roses. Comme pour se venger de cette nature bien rude qui les a si longtemps
condamnées au sommeil, plantes et fleurs pullulent soudain, jaillissent au bord
des routes et le long des trottoirs. Ville tout particulièrement bien pourvue
en parcs de taille raisonnable, Tallinn se métamorphose ainsi en quelques
jours, muant son manteau un peu terne en une couverture chamarrée offrant au
spectateur autant de jouissances visuelles et olfactives. L'automne de son côté
n'est pas en reste, qui distille pour peu que le soleil soit de la partie une
douceur d'ocres et de dorés, réservant aux pas du marcheur une promenade sur
des sentiers encore ombragés mais garnis d'une couche de feuilles craquantes à
l'immanquable odeur. Il y a tant à
dire sur la richesse des sens que procure la découverte de Tallinn… La densité
de cette saveur est telle que l'on se prend souvent à regretter que les touristes,
troupe bienveillante jetée sur les pavés de la Vieille Ville, n'y demeurent pas
suffisamment pour en raffiner la teneur. Il faudrait conseiller de sortir des
sentiers balisés et si artificiellement rebattus du joyau médiéval pour goûter,
par exemple, l'étrangeté des marchés. Comme anachroniques par leur aspect un
peu soviétique, ils rassemblent en un joyeux bourdonnement jeunes vendeurs et
vieux particuliers venus proposer sur de bien bancales tablettes les minces
— mais non pas inestimables — produits de leur maison de campagne. Il
faudrait voir encore les quartiers dits populaires, ceux-là mêmes qui
permettent au curieux de relativiser l'image déjà un peu trop archétypale d'une
Estonie croissante, jeune, dynamique, intégrée dans un marché dont elle ne
recueillerait que les fruits. Le tableau n'est pas si idyllique. Certes,
l'ensemble se prête fort à une nature morte exaltée, et ce qui a été écrit plus
haut reste juste, mais tout n'est pas si simple. Les contrastes sont
saisissants, également dans la vie quotidienne, et il sera sans doute utile de
l'évoquer un jour. |