Pierre Campion. Compte rendu du livre de Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier.
Mis en ligne le 22 juin 2007. Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, 2000. Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, 2004. Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, 2003. Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, 2005. Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Neige sur la forge, 2015.
Entre le ciel et la terreSeul comme le taupier
À travers les allusions éparses dans cette conversation datée de
1977 et travaillée trente ans après pour un livre, reconstituons une biographie
succincte : celle de Joseph Heulot, né en 1906 et mort en 1988, rentré de
la guerre avec une mauvaise maladie, journalier occasionnel, trente-sept
saisons à chasser les taupes sur un petit territoire de fermes perdu dans le nord
de la Mayenne… Mais est-ce bien la meilleure manière de prendre ce livre ? Alors plutôt enfonçons-nous par la pensée dans cette matière
écrite, facile apparemment mais doucement résistante, qui sollicite de notre
part à la fois une espèce d'empathie et cette vigilance d'un lecteur sans cesse
rappelé au sens de sa propre extériorité et à l'effort dû à la
compréhension : que se passe-t-il là-dedans, d'aussi familier et d'aussi
étrange pour nous, d'aussi lointain et d'aussi proche que pour le taupier ses taupes ? Une écriture plus difficile qu'il n'y paraît Jamais la lecture de Trassard ne fut vraiment facile. Au début,
il aimait des ruptures d'écriture qui pouvaient ressembler aux bravoures
d'avant-garde de ses compagnons de route dans la collection Le Chemin de chez
Gallimard ; depuis quelques années, il les pratique toujours, pour les
nécessités propres d'un projet qui, dernièrement, a encore gagné en ampleur et
en audace. Dans Dormance (2000), il s'agissait de raconter l'installation dans
l'Ouest, au creux d'un vallon désert (celui qu'habite maintenant l'auteur et où
il est né), d'un petit groupe d'arrivants venus y inventer, il y a cinq ou six mille
ans, la domestication des aurochs et la culture des céréales ; dans La Déménagerie
(2004), en 1941 une famille de fermiers de la Mayenne entreprend de retourner à
l'Est au moment où certaine « révolution silencieuse » va bientôt
bouleverser les campagnes[1].
Dans les deux fictions, Trassard affrontait un problème relatif à la langue
parlée par ses personnages : dans la première, à partir de diverses
hypothèses, il suppose les quelques éléments nécessaires d'un vocabulaire et
d'une onomastique ; dans la deuxième, les traduisant ou les explicitant
par le contexte, il cite des expressions et des phrases prononcées dans le
français de l'Ouest qui se parlait dans les campagnes de ce pays. Ici, outre le fait qu'elle institue une relation de paroles
entre les deux interlocuteurs de cette histoire — une relation
personnelle, de confiance et libre —, la poétique de la conversation
permet de développer un mouvement qui articule de manière souple et subtile des
séquences de descriptions (paysages, outils, ambiances, animaux et figures
humaines…), d'anecdotes et de scènes d'intérieur, de témoignages et de
réflexions ainsi qu'un ordre propre à disperser discrètement les données d'une
histoire de vie comme celles que nous avons isolées plus haut. En même temps,
outre le fait général que l'oralité propose une difficulté particulière à toute
écriture qui entend la rendre, cette poétique de la conversation impose un
usage, beaucoup plus large que dans les livres précédents, de ce français
ancien parlé au lexique et à la syntaxe particuliers et aux intonations
difficiles à rendre. Ici donc Trassard se porte par moments aux limites de son
esthétique, au risque de mettre en danger l'intelligibilité de son propos, cela
non pas par quelque hermétisme que ce soit mais parce qu'il écrit alors un
français qui n'est plus le nôtre, ou plutôt une langue qui est bien notre
français mais tel qu'il fut parlé de manière immémoriale, sous l'un de ses
dialectes, dans une certaine région de notre pays, une archéologie du français[2]. D'où la nécessité de ces notes en marge de page, lesquelles ne
consistent pas seulement en des traductions (la houette est une petite houe, une lice est une clôture, fourgoter c'est fourgonner ou trifouiller, mucer ou se mucer c'est s'introduire, se cacher dans quelque chose d'étroit, pari signifie n'est-ce pas, un pau' ptit qua un pauvre petit peu…) ou en des précisions
techniques qui concernent un mot non spécifique de ce français-là (le sep est une pièce de la charrue, la haie reçoit une définition locale, la loge désigne deux types de construction dans la ferme…),
mais aussi en des indications destinées à faire reconnaître des termes connus
du lecteur mais notés dans le texte selon la prononciation, voire selon le
genre grammatical qu'ils prennent en cette langue : cha, c'est chaud, su l'coutè signifie sur le côté (de la route), la greune c'est la graine, la fre c'est le froid[3]… Voici donc une relation témoin de ces rapports qu'il pouvait y
avoir à la campagne entre une bourgeoisie rurale et la paysannerie
— elle-même divisée, selon des nuances presque infinies, entre
propriétaires, fermiers et métayers, ouvriers agricoles permanents,
journaliers… —, deux conditions sociales principales parfaitement
distinctes par les ressources économiques, la culture et le statut social, mais
mêlées au sein d'un mode d'existence et d'une vision du monde qui comportait
notamment, sur le même sol, le même code de l'honneur, de la discrétion et du
travail bien fait, et l'usage d'une langue[4].
Certes le fils du médecin, celui de l'instituteur ou celui de l'administrateur
des marchés aux bestiaux font des études au lycée et parlent le français
académique dans leur famille ; mais ils sont allés à l'école du bourg, le
plus souvent ils fréquentent l'église, il connaissent bien les générations
précédentes auxquelles appartient Joseph Heulot, ils parcourent les champs et
les bois avec leurs copains, ils parlent leur langue — ils parlent
deux langues. Et, à bien des égards, ils partagent avec leurs amis du cru un
même éloignement à l'égard du château et du « bourgeois » qui
l'habite : ainsi autant Trassard sympathise avec le tueur des taupes et
décrit sereinement les traitements à elles infligés, autant il tient en horreur
les équipes des massacreurs de blaireaux que recrutent et commandent les
châtelains[5]… C'est pourquoi, dans cette conversation conduite entre l'un des
moins considérés de cette société et un écrivain qui a en vue ses lecteurs
cultivés, Trassard déploie ensemble ou successivement trois voix
concertantes : celle du taupier en sa langue orale directement transcrite,
celle de l'auteur telle qu'elle apparaît pleine et sans ambiguïté quand il
s'agit de commenter le propos du taupier ou de faire une sorte de synthèse
(pp. 92-93), celle du taupier mais reprise et ordonnée dans celle de
l'écrivain. La première peut se poursuivre pendant toute une séquence mais elle
peut aussi n'apparaître que dans quelques mots ou même dans un seul mot de
telle séquence attribuée à la troisième. Ainsi, jouant de notes en marge, de
termes supposés connus, du contexte qui apporte le sens au besoin, mais aussi
de la ponctuation qui note les accents et tons : — Bon, une fois le piège à place, faut recouvrir,
que la taupe ne voie pas le jour autant que possible, où elle voit le jour elle
s'arrête. Souvent parce qu'un mulot est venu déboucher la passée. Le mulot, en
trottant par-dessus la palette ne va pas être pris, mais s'il va fourgoter
[note] un p'tit qua, s'il veut essayer de mucer [note] par-dessous
— c'est pour ça qu'il ne faut pas mettre la palette tout au fond, à
mi-hauteur dans la passée c'est suffisant — oui, s'il veut se mucer
par-dessous et qu'il touche un pau' p'tit qua [note] la
palette : pof, baisé ! Voilà le piège détendu pour rien. La taupe,
elle, se coule plutôt en dessous. (p. 38-39) Probablement Joseph Hulot ne dirait-il pas les pronoms il ou
elle comme écrits ici (mais i et è ou lè),
il dirait plutôt vlà, rin et r'couvri et il prononcerait pâssée ; mais le propos deviendra illisible si tout cela est noté. Il faut
donc constituer une écriture ad hoc,
une forme portant au moins quelques marques de ce parlé qui le suggéreront tout
entier et dans laquelle se lira le lien de respect et de confiance mutuelle des
interlocuteurs — une forme dans laquelle l'écrivain, après la mort du
taupier, relèvera sa parole et lui élèvera une sorte de tombeau : Quand je tendais le soir, souvent le lendemain matin elles étaient dedans. ‚a m'arrivait de tendre le soir avant d'alleu m'coucheu. À la breune même j'ai pu tendre, il faisait tout nuit, alors au tâs* d'la main et je cachais le piège à peu près. Eh bien, le lendemain, à chaque coup, il y en avait une de prise. Oui, j'étais plus chanceux le soir que le matin. C'est-il que j'avais moins d'odeur aux mains à la longue de trifouilleu dans la terre, tout le temps j'avais de la terre dessus, surtout quand i pieut, la terre colle. *En marge : « tâtonnement (expression peut-être personnelle) ». (p. 118) Mais quand l'écrivain prend la parole pour son propre compte, un
écart s'installe et toute expression dialectale se marque entre
guillemets : Il y eut la tôle et les fermes ne furent plus entièrement de
pierre, bois et ardoise. Mais les quelques hangars de tôle vieillissaient bien,
tachés de rouille à la longue. Le « villaige » était rangé, cour
balayée chaque samedi pour mener « le soui » au fumier, fétus de
paille, plumes, crottes de volaille. (p. 119) Alors une réflexion s'engage, une histoire se dessine, dans
laquelle ce moment-là est noté comme celui encore d'un équilibre, avant que
tout ne bascule, du côté qui a apporté sur ce sol le matériau de construction
venu d'ailleurs et de la production industrielle. Ainsi, dans le cours du
livre, une distance se creuse-t-elle entre la voix du taupier, inscrite ou non
dans celle du narrateur — les deux restituant une vision soi-disant
« naturelle » des choses : c'était ainsi —, et celle
qui prend juste assez de recul pour suggérer justement ce que cet ordre ancien
avait de préhistorique et de précaire, et pour le faire tomber sous le regard
d'une réflexion. « Un homme qui marche sur les champs » De la Toussaint au printemps, aux trois saisons des jours qui
raccourcissent puis rallongent, le travail du taupier a son moment de l'année
— autrement il fait le journalier dans les fermes, son premier métier
qu'il dut quitter pour cause de pleurésie contractée à la guerre. Marchant
entre le ciel des intempéries et le sol des champs, des chemins et des cours de
ferme boueux à cette saison ou bien neigeux ou bien gelé, cette figure humaine
entretient une familiarité avec l'obscurité de la terre, ou, plus exactement,
avec le petit monde qui vit dans le noir, juste sous la limite qui porte nos
pas. La taupe a beau être sous terre, elle n'y vit pas en
profondeur assez pour ignorer la température qu'imposent ici le vent, les
nuages que nous regardons chaque jour et qu'elle — aucune d'entre
elles — n'a jamais vus. (p. 90) Silhouette isolée dans le paysage (« Tel un lièvre le
taupier, pas de terrier, un gîte sous son chapeau et dans les champs par tous
les temps, seul » p. 85), et qui se veut discrète dans une campagne
où le moindre mouvement est observé, épié et commenté par les humains
invisibles et suivi par les créatures cachées ou les corbeaux, le taupier est
donc une sorte d'intercesseur entre les deux mondes où la vie se vit : où
des sociabilités se nouent, où s'exercent des concurrences et l'intelligence
pour survivre, où pèse le besoin qui sévit dans chacun de ces mondes et qui
circule entre les deux, justement par son entremise à lui, le taupier : Joseph connaissait bien la terre qu'on laboure, où l'on sème
et plante. Les taupes lui ont appris la terre où elles vivent. Il ne se plie
pas minuscule pour courir derrière elles dans les couloirs, les taupes le
bousculeraient massives, voraces, effrayantes, mais elles l'ont entraîné à voir
avec ses yeux du dedans un cadastre secret, ténébreux, à ne point se perdre
dans le labyrinthe creusé même sous les haies, sous les chemins empierrés. Le
piège étreint, la houette assomme, Joseph tue, c'est son rôle, mais il ne peut
ignorer que la paume des taupes, à l'intérieur de leurs mains roses, est
plissée comme la nôtre. (p. 141) Les humains vivent dans le quadrillage compliqué de leurs
fermes, que visite et relie le taupier ; pour se nourrir et se reproduire,
les taupes fouissent des réseaux de galeries et refuges, que tout un peuple de
souris et de mulots emprunte au passage et dont le
taupier déchiffre les développements et le sens d'année en année, identifiant
et caractérisant jeunes et vieilles taupes, « malines » et naïves,
« pères » et « mères », leur supposant des intentions et
des stratégies (« Quelle idée la taupe peut-elle se faire d'un piège
[…] ? » p. 57), notant leurs mœurs relativement au chaud et au froid,
au sec et à l'humide, à la consistance des sols, identifiant et pourchassant de
saison en saison telles d'entre elles. Franchissant à découvert ou par leurs
dessertes souterraines les haies, les chemins empierrés et les brèches des
champs, et même les ruisseaux, elles travaillent dans les prairies que l'homme
entretient et principalement dans cette peu épaisse couche de la terre arable
que délimite par en-dessous le fond des raies tracées par les charrues et
damées par les pas des attelages : dévorant les insectes et aérant le sol,
elles s'entendraient très bien avec les hommes — et il n'y aurait pas de
taupier —, n'étaient ces éminences de terre que rejettent
nécessairement leurs travaux de voierie et qui viennent soulever les cultures
et empêcher les scies des faucheuses et les attelages les plus forts. Homme debout, encore qu'il se mette à genoux souvent, debout
sur l'ondulation de la commune, c'est-à-dire la pente douce d'un champ, d'une
prairie, puisque cette étendue agricole est suite de pièces cousues par leurs
talus […]. Pluie, vent ou brouillard l'entourent jusqu'au sol. Debout comme lui
le tronc des pommiers, les ragoles émondées, les fûts de chênes, de
chataigniers. Un homme qui marche sur les champs, manteau le sac plié sur ses
épaules, bagages les pièges enfilés sur un bois, arme la simple houette tenue
au bout du bras équilibrant le fer et le manche ou encore suspendue à l'épaule
[…]. Rien que la hauteur du soleil par-dessus l'horizon, corrigée au printemps
du fait que les jours s'allongent, et le taupier se situe dans la transparente
durée comme sur son territoire. (p. 84) Seul comme le taupier. Figure peinte ou gravée de toutes les
relations, horizontales et verticales, et dont la vie dépend de ce qu'il sent
mais ne voit pas, le taupier est une âme naturellement religieuse : même
si sa mission in partibus, lui créant
une dispense du repos dominical, le rappelle sitôt après dans les champs, il
pratique fidèlement la messe du dimanche, et les curés à juste titre lui
chantèrent un bel office d'enterrement. Toutefois, et en raison justement de cette fonction religieuse,
le personnage revêt aux yeux des autres humains une ambivalence. « Vieux
gars », le taupier est une sorte de nomade ; nourri et logé, plus ou
moins bien, il séjourne plusieurs jours dans chaque ferme ; au repas ou à
la partie de cartes il se mêle prudemment aux rares paroles, il vient à
entendre les détails infimes qui font la conversation souterraine du bocage,
les médisances, des secrets même. Dans une société où règne la considération,
on se méfie de lui, on parle de rapines. Incompréhension et soupçons, envies et
mépris mêlés, des témoins parlent : Quand il allait dans les bâtiments changer le foin de ses
bottes, celui qu'il enlevait il le mettait dans sa musette pour ses lapins, et
si on avait une poule qui pondait par là, étable, loge ou hangar, tant qu'il
était à la ferme on ne devait plus s'attendre à trouver l'œuf dans le nid.
Odette, la mère : « Moi, à la fin je lui coupais son pain ».
Qu'il ne taille pas ses tartines avec le couteau à ouvrir les taupes. Alice, la
fille, se souvient : « Ça, il était sale ! » (p. 101) « Les taupes voyagent pour manger, elles n'en ont pas
d'avance, il faut qu'elles cherchent leur vie » (p. 46).
« Chercher sa vie », telle est la condition du taupier qui prend ses
repas dans les fermes dès le neuf-heures et gagnera ensuite quelques francs par
taupe sur le marché aléatoire et manipulé des peaux. Les saisons du taupier évoquent les pluies contre lesquelles il
s'abrite d'un sac à grain rencogné en dedans par le fond pour former capuchon,
retomber large sur le dos et se refermer par devant à l'aide d'une grosse
épingle, la boue la plupart du temps dans laquelle il patauge en minces bottes
de caoutchouc (un progrès par rapport aux sabots…), la neige et le gel, les
engelures aux mains qu'il passe sous silence et que l'écrivain, lui, se rappelle. (Mais
quel enfant de maintenant saurait ce que c'est ?) Craquelures comme aux écorces mais ouvertes, sans que jamais soit mise dessus la moindre pommade pour adoucir, désinfecter, faire cicatriser. […] Dans ces fentes montrant la chair rouge, le travail finissait par faire qu'un objet quelconque, planche, panier, cuir racorni en équipant la jument, s'y accrochait, faisait saigner. On ne soignait même pas la plaie, inconvénient du froid, voilà tout. (p. 70) Dirait-on ces choses-là, qui vont de soi ? Quelle idée ! On ne s'en souvient même pas. De l'Occupation, Joseph Heulot ne retient pas la présence des Allemands ni les actions de la Résistance mais les hivers particulièrement durs et la recherche, littéralement, du moindre bout de ficelle. De la drôle de guerre, qu'il a faite avant d'y tomber malade et d'en retirer cette pension sûrement petite, que tout le monde lui reproche sourdement, il ne dira rien[6]. Des Assurances sociales puis de la Sécurité sociale, rien non plus : était-il déclaré ? Son logis misérable, sa nourriture de soupe réchauffée quand il est chez lui, son lit de chiffons sales, c'est l'écrivain qui les a vus et qui s'en étonne discrètement, en aparté. Lui, le taupier, il n'est pas tenu par notre représentation convenue de son passé : il n'a pas vu nos films sur l'époque ni notre télévision, il n'a pas visité les villages reconstitués pour les touristes, il ne sait pas non plus que, passant facilement de la compassion à la complaisance (aussi mal placées l'une que l'autre), nous idéalisons ce passé du besoin nu en images d'héroïsme et de bonheur dans la nature ; comme ses taupes et comme ses contemporains, mais lui en témoin des ères humaines encore plus lointaines de la cueillette et de la chasse, simplement il cherchait sa vie. Quoi de nouveau entre le ciel et la terre ? Au moment où le taupier s'en va, c'est un monde qui s'effondre
sur lui-même, un monde très ancien dont Dormance nous suggérait qu'il avait commencé au néolithique et dont La
Déménagerie annonçait les prémices de la
fin. Dans ce coin de la Mayenne, entendons dans un lieu parfaitement
quelconque du monde européen — mais quelconque comme l'est dans le
Sud, chez Faulkner, le comté de Yoknapatawpha — une période de l'humanité
se clôt. À travers la figure qui l'aura représenté en dernier, un univers
disparaît corps et biens avec son climat, ses paysages, ses mœurs subtiles et
dures, ses métiers et ses hiérarchies, et sa langue. Avec l'à-propos de la
littérature, Trassard le saisit, non pas exactement après qu'il a disparu mais
dans le mouvement même de sa disparition. Cependant ce monde-là n'était pas simplement tel « secteur de l'économie ». Avec lui s'en vont, presque sans drame et sans phrase, le statut même et la modalité que revêtit l'humanisation de l'homme et de la nature pendant neuf mille ans, c'est-à-dire l'agriculture, laquelle n'était que l'une des époques de la réponse que l'humanité opposa successivement aux besoins nus de l'existence[7]. Car si l'apparition historique de la paysannerie comme le mode d'organisation momentané de l'humanité entière par le travail manuel de la terre est un indice capital de notre évolution, alors aussi sa disparition. Encore un temps, entre 1850 et 1950 en France, l'agriculture a marché au côté de l'industrialisation ; maintenant elle s'est abîmée dans l'ensemble de l'économie et des services d'un pays qui n'attend plus de ses formes anciennes ou de son « aménagement » qu'une espèce de supplément d'âme. Au moins dans les pays développés, la civilisation de l'agriculture a cessé de définir l'humanité. Que nous lui donnions le nom de mondialisation, ou de globalisation ou de crise, un phénomène décisif s'est produit, d'abord à petit bruit ; puis maintenant un monde commence à acquérir l'autorité et la force irrésistibles de tout ce qui est réel — précisément de cette réalité que lui a abandonnée le monde ancien. Dans notre pays, plus qu'ailleurs semble-t-il, une puissante nostalgie s'empresse à nous persuader que rien n'est perdu, que nous pouvons pérenniser ou même restaurer le monde ancien censément heureux dont nous avons déjà oublié le caractère impitoyable —, ce qui signifie, dans notre esprit, continuer à vivre comme autrefois mais à l'abri désormais du besoin pur et simple de « chercher notre vie » : vivre en 1850, mais, n'est-ce pas, comme au XXIe siècle… Or la littérature, justement quand elle ne s'arroge nullement les perspectives et le langage des sciences humaines ou de la politique — quand elle n'y songe même pas ! —, nous avertit de la réalité, parce qu'elle sait la regarder et en écrire les signes : parce qu'elle lui est dévouée de tout temps, à sa manière. Quand, plus proche des romanciers que de l'école des Annales, il écrivait son Bouvines ou son Maréchal, Duby cherchait comment les contemporains de Philippe Auguste et de Richard Cœur de lion voyaient le ciel au-dessus de leurs têtes, comme entité physique, esthétique, métaphysique et religieuse[8]. Lisant Trassard on peut penser que, entre eux et le taupier, le ciel n'avait pas substantiellement changé. Ainsi alertés, nous devrions d'abord nous demander si en effet Trassard dit vrai, ce qui n'est autre chose, en fait, que de se demander si la littérature, en tant que telle, a quelque chose à dire de ce qui se passe. Si c'est bien le cas, nous devrions alors chercher à penser comment, ici et maintenant, la vie commence à se vivre autrement sur la terre et sous le ciel, et notamment si c'est encore sous l'empire des besoins premiers. En tant que citoyens, par exemple devons-nous considérer la révolution que nous vivons sur le modèle de celles de 1789 ou de 1917 ou bien pouvons-nous, tâtonnant dans le noir du moment, nous attacher, éclairés aussi, si possible, par les savants et par les philosophes, à inventer, plus ou moins consciemment mais avec conviction, les voies selon lesquelles nous cherchons désormais notre vie ? Au moins rendons-nous compte de notre bonheur. Nous ne mesurons
sans doute pas assez la chance de deux ou trois générations, les nôtres,
d'avoir été comme choisies, sans aucun mérite de notre part, pour assister à
— pour être ses acteurs ? — une révolution qui
arrive au bout de neuf mille ans et qui, cette fois, nous annonce peut-être une
époque de l'humanité où le besoin serait moins pressant et la nature plus
douce[9]. Pierre Campion [1] Jean-Loup
Trassard, Dormance, roman, Gallimard,
2000 et La Déménagerie, roman,
Gallimard, 2004. J'emprunte l'expression « la révolution silencieuse », qui a
connu depuis une grande fortune, au livre du syndicaliste paysan Michel
Debatisse (1929-1997), La Révolution silencieuse. Le combat des
paysans, Calmann-Lévy, 1963. Dans les mêmes
années, le sociologue Henri Mendras (1927-2003) publie La Fin des
paysans. Changements et innovations dans les sociétés rurales françaises, SEDEIS-Futuribles, 1967, rééd. Actes Sud, 1992. [2] L'autre difficulté, que Trassard se donne délibérément depuis le début et dans la plupart de ses livres, c'est la description minutieuse des outils de la campagne, ici des pièges notamment. D'un côté, l'outil est considéré à juste titre comme l'un des traits de cette civilisation rurale, de l'autre la littérature est mise au défi de la description technique (ainsi, par exemple, pp. 39-40). [3] Rappelons
que, dans Tristan et Iseult, la
poison désigne le philtre (le breuvage quel
qu'il soit, latin potio). La
pouéson, dirait le taupier, mais il ne
s'en sert pas contre les taupes… [4] Cette sorte de relations caractérise les sociétés anciennes, dans lesquelles les différences de niveau de vie, comme on dit, étaient bien plus grandes qu'aujourd'hui et le mélange social bien plus homogène. [6] Il confond même, semble-t-il, les lieux et les régions où il fut pendant la guerre : « J'avais appris [la belote] durant la guerre, étant auprès de Beaune, à Vernet-les-Bains » (p. 99). [7] Jean-Loup Trassard nous fait chercher la fin de notre monde non pas là où nous l'attendions, dans la psychologie et les mœurs modernes ou dans les décors urbains, mais dans un point quelconque du monde rural. De même, en ce moment aussi, pour la Haute-Corrèze, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Richard Millet. [8] Georges
Duby, Le Dimanche de Bouvines,
Gallimard, 1973 et Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du
monde, Fayard, 1984. Voir sur ce point,
dans la revue Le Débat n° 30, mai 1984, à propos d'un projet de production
cinématographique d'un Bouvines
d'après le livre de Duby, les deux articles de Georges Duby « L'historien
devant le cinéma » et de Serge July « Le cinéma en quête d'histoire.
Le scénario de Bouvines ». [9] Note du 29 décembre 2007. Dans le premier livre de Trassard (L'Amitié des abeilles (Gallimard, 1961, rééd. Le temps qu'il fait, 2007), il y avait une nouvelle intitulée « Le lait des taupes » et un taupier nommé Mieuzais, lui aussi obsédé des galeries et châteaux profonds : « La taupe allaite, dans le nid aveugle par un demi-mètre de terre, ignorante des chênes qui deviennent dorés et poisseux. » Mais celui-ci, en un sens, est plus romanesque que Joseph Heulot : marginal par décision personnelle, il meurt au fond d'un fossé recouvert de barbelés où il est tombé, « saisi là par le froid comme une taupe dans l'étreinte du ressort ». |