Pierre Campion Colloque « L'invention de la critique d'art ». © : Pierre Campion. Les actes de ce colloque ont été publiés aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre L'Invention de la critique d'art, 2002. CRITIQUE, THÉORIE, ESTHÉTIQUELinvention de la critique dans Proust[1]Les termes du problème Dans luvre de Proust considérée tout entière (cest-à-dire dans la Recherche, ses avant-textes et les publications qui sy rapportent, et même dans sa correspondance), les trois activités habituellement séparées de la critique, de la théorie et de lesthétique coexistent, au sein de lélaboration littéraire : il y est question de Nerval, Baudelaire et Flaubert ; de lécrivain et de luvre quil va, quil doit réaliser, quil est en train décrire, de ses dispositifs, de ses intentions, de ses empêchements ; du roman en général, de la musique, de la peinture. Il y est même question de Sainte-Beuve et de la critique (littéraire), sans que lon puisse départager si cest au nom de la défense des écrivains maltraités par la critique (disons : « Sainte-Beuve na rien compris à Baudelaire, ni à aucun de ses grands contemporains »), au nom de la théorie (« On nécrit pas comme Sainte-Beuve croit quon écrit »), au nom de lesthétique en général (« Lart nest pas ce que croit Sainte-Beuve »), ou même au nom dun certain quant-à-soi de Proust lui-même (« Ne cherchez pas dans ma vie la raison suffisante de mon uvre », préoccupation peut-être inspirée par une dénégation de son homosexualité). Tout cela dans un ordre paradoxal. Au sein de la Recherche, mais aussi dans sa période délaboration puis dans les années qui voient sa publication, la critique (notamment dans le Contre Sainte-Beuve,) la théorie de la pratique de son écriture (avant même que luvre ne soit vraiment commencée ), la philosophie de lart (dans luvre et avant elle) se nouent de manière imprévue et cependant nécessaire : • en termes desthétique, la réflexion philosophique vient avant luvre et dans les tout débuts de sa chronologie propre (dans les travaux sur Ruskin, et dans Le Temps retrouvé,) elle a trait aux actes fondamentaux de la littérature (notamment à la lecture, dans le texte de 1905 et dans Du côté de chez Swann) et elle sadresse à lensemble des arts (musique et peinture notamment, sous des modalités que nous verrons) ; • dans les termes de lopposition théorie/pratique, la réflexion sur le style vient avant, pendant et après (les pastiches, les pages sur le style et sur la mort de Bergotte, les déclarations et les images du Temps retrouvé, larticle de 1920 sur Flaubert) ; • la critique anime les « conversations avec Maman » sur Nerval, Balzac et Baudelaire dans les papiers du Contre Sainte-Beuve, elle revient dans luvre avec les notations sur Chateaubriand, Barbey et Nerval, elle se poursuit dans larticle sur Flaubert. Cest le problème de ce paradoxe que je voudrais aborder ici, suivant une certaine problématique, pour au moins le baliser et en indiquer la complexité et limportance théorique. La référence Je choisis de travailler dans la perspective des derniers travaux dAlain Badiou. Ce sont trois livres publiés ensemble en octobre 1998, qui conjuguent ce que nous pourrions appeler, classiquement mais malgré lui, une esthétique, une politique et une ontologie[2]. Non sans mécarter parfois de ses strictes définitions et contraintes conceptuelles, je minspirerai de sa position densemble telle quelle sexprime dans lexergue de son Petit manuel dinesthétique : « Par "inesthétique", jentends un rapport de la philosophie à lart qui, posant que lart est par lui-même producteur de vérités, ne prétend daucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, linesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par lexistence indépendante de quelques uvres dart[3]. » Autrement dit, et comme aussi pour Catherine Kintzler, les uvres de lart ne « donnent pas à penser » à la philosophie : elles formulent elles-mêmes des énoncés de vérité et des prescriptions de vie, cela proprement et, quand il sagit de la littérature, littérairement. Dans cette perspective, je me propose de tracer les éléments (certains éléments et même finalement un certain élément) de la pensée proustienne de lart, comme configuration romanesque singulière, configuration que je résumerais pour linstant sous le terme (Badiou dirait peut-être sous « le nom ») de la subjectivité. Peut-être ainsi pourrions-nous lever au moins certains des problèmes que suscitent les fausses oppositions et les séparations arbitraires entre la pratique et la théorie, entre la critique et lart, entre la philosophie et la littérature. La « critique littéraire » dans Proust Toujours comme esquisse rapide, on pourrait dire ceci. Quil sagisse de Flaubert en 1920, ou de Nerval, Baudelaire, Balzac dans les années du Contre Sainte-Beuve, ou de Bergotte (tel que le lit le narrateur dans le jardin de Combray, en pensant aux phrases de cet écrivain et aux appels de sa propre vocation), on a affaire à ce quon appelle habituellement « la critique décrivain », cest-à-dire au point de vue de lécriture (quel problème décrivain résout Nerval ?) et de la lecture (mais entendue comme pratique de la littérature). Déjà, comme on le voit, on ne peut distinguer ici : • ni lesthétique de la théorie (les catégories philosophiques de la connaissance des uvres opposées aux catégories de leur production), • ni la théorie de la pratique (le « Comment on fait » opposé au faire), • ni lécriture de la lecture (le « Comment on lit » opposé au « Comment on écrit »), • ni la critique de la fiction (« Comment écrit tel romancier ? » opposé à « Écrire mon roman »). Ainsi, non seulement Bergotte sera traité comme si cétait Anatole France (et un peu Marcel Proust), mais, dès le Contre Sainte-Beuve, les « conversations avec Maman », sous couvert danalyses des styles par exemple de Baudelaire et de Balzac, opposent sur le mode dramatique les Balzac et les Baudelaire conflictuels de Maman et du Je. En même temps, se mettent en place deux personnages essentiels de la future Recherche, mais aussi et surtout un sujet narratif, son point de vue, sa voix, son éthique, et déjà quelques-uns de ses affects[4]. La littérature ici pense les choses et se pense elle-même, de toutes les façons et sous toutes les perspectives, selon la subjectivité dun écrivain, vigoureusement affirmée et représentée dans la subjectivité fictionnelle dun narrateur qui serait lauteur. Le geste de la critique littéraire : le pastiche Arrêtons-nous plus particulièrement sur les pastiches de Proust. Le prétexte est tiré de lhistoire judiciaire : un litige entre un ingénieur, Lemoine, qui prétendait avoir trouvé le secret de la fabrication industrielle du diamant et le financier ainsi escroqué, sir Julius Wernher, président de la De Beers. Les textes écrits sur ce prétexte : neuf pastiches, de Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve (article critique sur le roman supposé de Flaubert), Henri de Régnier, les Goncourt, Michelet, Émile Faguet, Renan, Saint-Simon (plus trois non publiés, de Sainte-Beuve, Chateaubriand et Maeterlinck). Ce sont des critiques ou des écrivains plus ou moins aimés de Proust mais tous des stylistes[5]. Ces pastiches furent publiés dans des journaux, entre février 1908 et mars 1909 (cest-à-dire dans une période décisive pour lélaboration de la Recherche,) puis en volume (Pastiches et mélanges) en 1919 : observons que ce volume paraît après la publication des deux premiers titres de la Recherche et avant l'attribution du Goncourt[6]. Pour Proust, le pastiche appartient à la critique. Il sy livre, écrit-il, « par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique littéraire "en action"[7] ». Le principe en est celui du mimétisme, mimétisme du style par exemple de Flaubert, que Proust caractérisera plus tard, en 1920, de manière plus abstraite (saturation de la description, mouvement de « trottoir roulant » obtenu notamment par le moyen du « et », par le maçonnage des phrases, ainsi que par lusage de limparfait et du style indirect libre en général). Si lobjet de ce mime est le style, cest que celui-ci représente lidentité de lécrivain en tant que le style constitue le geste scriptural de sa vision[8]. Ainsi le style de tel écrivain (« le nom » de sa subjectivité, dans les termes de Badiou) ne relève-t-il ni de la stylistique (comme étude scientifique des traits de son écriture) ni de la poétique (comme description des moyens que cet écrivain se donnerait en vue d'une certaine fin) ; il relève encore moins d'une caractérologie ; il relève de lécriture mimétique dun autre écrivain[9]. Comme le dit Aristote au chapitre 4 de sa Poétique, connaître (ici la subjectivité de tel écrivain), cest représenter (ici le geste singulier de son écriture). La critique littéraire selon Proust est donc uvre imaginative. Cest la vision subjective et identifiée littérairement d'une vision subjective et identifiable littérairement, conformément à la doctrine du Contre Sainte-Beuve, selon laquelle les uvres de chaque écrivain constituent un univers imaginaire créé spécifiquement et identifié par un style, c'est-à-dire par certains traits d'univers imaginaire formulés selon une parole également spécifique. La critique des écrivains répond donc à la nécessité suivante : la vision de tel écrivain (Flaubert) ne relève que de la vision de tel écrivain (Proust). Dans les deux textes de Proust sur Flaubert (pastiche et article), on assiste à la suggestion par Proust du mode de représentation de l'univers flaubertien, qui est lui-même celui de la suggestion. Encore justement Proust distingue-t-il parfaitement le pastiche de larticle, en écrivain que menaçait alors et que ne menace plus désormais la forte identité (Badiou dirait : la forte subjectivité) dun Flaubert : [ ] pour ce qui concerne lintoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. [ ] notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme dun Balzac, dun Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, cest-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire, cest de façon toute spontanée quon le fait ; on pense bien que quand jai écrit jadis un pastiche [ ] de Flaubert, je ne métais pas demandé si le chant que jentendais en moi tenait à la répartition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je naurais jamais pu le transcrire. Cest un travail inverse que jai accompli aujourdhui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert[10]. Tout y est : le lien de lécriture à la lecture et le danger mortel quil pourrait comporter pour lécriture, la conception du style comme notation de la voix intérieure, la pensée assimilatrice et distinctive que pratique le pastiche à légard dune uvre, la nature cathartique du gain que lécrivain en retire, la nature de lopération de pensée qui se forme à cette occasion, aux dépens tant de lesthétique de la littérature que de la théorie et de la critique littéraires. La critique de la « critique dart » dans le personnage de Swann À lépoque de son amour pour Odette, Swann nest pas seulement un esthète jouisseur qui va connaître une expérience de lamour inconnue de lui et unique, il se pique de préparer une étude sur Ver Meer. En fait cette étude est « abandonnée depuis des années » (Recherche, Pléiade, I, 195) et lun des effets curieux de cet amour est quil sy remet alors. Mais Swann pense quil lui faudrait retourner dans les musées, résoudre une question dattribution (id, pp. 347-348) et, justement, sa préoccupation dOdette len empêche. Dautre part, au même moment, Swann trouve à appliquer des souvenirs de Rembrandt, un tableau de Botticelli et la sonate déjà entendue de Vinteuil aux circonstances de cet amour. Tout se passe donc comme si lamour dOdette réactivait un sens affaibli de lesthétique et des velléités duvre critique mais aussi, en même temps, les empêchait ou même les pervertissait. Cest que Swann est la victime de deux erreurs, qui nen font quune. Dun côté, il croit que les uvres renferment les indices matériels de leur vérité[11], de lautre il en fait lapplication aux êtres de sa vie quotidienne (son cocher, les gens du monde) et surtout un moyen de sapproprier la femme qui le fuit. En somme, il sagit de confisquer, lun par lautre, le secret dune femme et celui dune uvre : double faute, contre lesthétique et contre léthique. Cest ce que Proust appelle « le péché didolâtrie », quil reproche à Ruskin (dans ses études de 1900) et quil dénonce aussi dans certaine conception de la lecture (dans sa préface de 1906 au Sésame et les lys du même Ruskin)[12]. Ainsi luvre dart est-elle indûment séparée, et de toutes les manières : objectivée, notamment en tant quassignée à des lieux (Delft) et à des personnes elles-mêmes objectivées (Ver Meer et Odette, différemment) ; instrumentalisée ; fétichisée. Mais cela ne fait pas lobjet, dans la Recherche, dune analyse ou dune théorie. Il sagit dun personnage et de son histoire. Cette double faute engage Swann dans un processus qu'il n'avait jamais connu, celui de la jalousie, c'est-à-dire dans le processus engagé par la crainte de perdre l'objet aimé. Par là, il entre dans la dépendance à légard du temps et des formes qui le représentent : car, méconnaissant le temps imaginaire propre de luvre artistique, qui est celui d'une loi intérieure créée et conquise, autonome, Swann tombe au pouvoir d'une logique extérieure, celle des événements dramatiques qui scandent toute passion. L'ordre dramatique est donc d'abord celui de ce récit (héros, unité de l'action, péripéties ), parce que cet ordre est celui de toute passion. Mais il y a plus. Un amour de Swann est le contretype exact, et en abîme, du récit proustien de la Recherche : récit dramatique dans un récit organique, personnage inversé du narrateur, ce passage constitue le contrepoint de la madeleine (où le narrateur est renvoyé à lui-même et aux émotions de son propre corps) et de l'épisode des clochers de Martinville quand le narrateur, renvoyé à son émotion esthétique, écrit un morceau poétique. Cela signifie, pour nous, ici, que lesthétique de Proust, la théorie de luvre et la critique de la « critique dart » ne font quune seule et même démarche, et au sein de la fiction. Luvre pense donc par elle-même, elle totalise au passage des esquisses et essais de théorie, desthétique et de critique, que nous voyons paraître par moments et à diverses époques. En un mot, le sens philosophique et théorique, comme le sens moral de Proust appartiennent au mode, aux nécessités et au style même de sa fiction. Par là, à leur tour, les disciplines et perspectives se trouvent réunies dans le personnage et par son inscription dans la configuration esthétique de luvre[13] : les attitudes et les affects (psychologie), les erreurs (théorie), les fautes (éthique), les défauts du goût chez cet esthète raffiné (esthétique du jugement). Dans les termes dAlain Badiou, le personnage de Swann, comme tel et par les significations quil revêt au sein du récit, dit ce que ne doit pas être la pensée de lart : il constitue un « énoncé prescriptif » négatif, dont toute la Recherche représenterait alors le contrepoint positif. Voyons comment. Lexercice de la critique dart à travers la constitution de personnages Les artistes de la Recherche sont des personnages : Bergotte, lécrivain ; Vinteuil, le compositeur ; Elstir, le peintre. Celui-ci apparaît dès le temps de lamour de Swann, il présente Albertine au narrateur et il lui fournit le prétexte pour parvenir auprès de Mme de Guermantes ; ses marines sont construites sur le principe de la métaphore entre la terre et la mer. Encore plus que lui, le personnage de Vinteuil et ses uvres sont liés aux amours du narrateur, par Swann, par sa fille, par lamie de celle-ci qui a élevé Albertine : sa sonate et son septuor sont des moments de la Recherche, ils en tracent lesthétique et en construisent la logique narrative, non sans donner à plusieurs personnages loccasion de proférer maintes sottises. Initié par Bloch et par Swann lui-même, le jeune narrateur lit Bergotte à Combray et senchante de son style ; plus tard Charlus lui prête un livre de Bergotte, et puis il associe Bergotte à Gilberte ; et Bergotte meurt en voulant vérifier si, dans La Vue de Delft de Ver Meer, et selon le critique quil vient de lire, « un petit pan de mur jaune (quil ne se rappelait pas) était si bien peint quil était, si on le regardait seul, comme une précieuse uvre dart chinoise, dune beauté qui se suffirait à elle-même ». Ses derniers mots reprennent les termes du critique en les portant au niveau de lévidence : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune[14]. » De la sonate de Vinteuil, des tableaux dElstir et des livres comme des dernières pensées de Bergotte, nous ne connaissons rien que par les impressions, les passions et les analyses des personnages et, en dernier ressort, du narrateur : la pensée de lart ici consiste, non pas à commenter des uvres, mais à inventer les artistes qui ordonnent la perspective générale dun sujet fictionnel, comme autant de sujets eux-mêmes fictionnels. Ce nest donc pas par un effet de structure mais par un effet de style que cette pensée existe, comme celle dun Je qui, lui-même, représente la subjectivité de lécrivain Marcel Proust. Même Botticelli et Ver Meer, même François le Champi appartiennent à cette perspective. Comme les livres de Bergotte, le roman de George Sand se résume à un style. Dans un moment capital de sa vie et dans une scène unique du récit, lenfant en reçoit la lecture, de sa mère : médiatrice de « ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité », Maman les porte et les épure jusquà « laccent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots nindiquent pas[15] ». Ce faisant, elle manifeste la seule forme recevable de la pensée dune uvre (comme personnage, elle formule, dirait Badiou, « lénoncé prescriptif » de cette pensée) : ensemble la connaissance de cette uvre (la manifestation de son style), un jugement de goût (sa « critique »), une « théorie » et une esthétique de la lecture dans la littérature, le tout ne tenant que par la figure de ces deux personnages, par le style de cette page et par les déterminations narratives auxquelles lassigne sa position dans la perspective densemble du narrateur. À la différence du personnage de Swann (mais lun et lautre formulent le même énoncé), celui de Maman est créatif. Sa lecture, en effet, nest pas instrumentale : elle révèle la voix de George Sand à lenfant, elle sabsorbe dans cette voix, elle participe au concert des sujets qui constitue intimement le sujet proustien. Cette scène commence à réparer le geste de lenfant qui vient « dune main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et dy faire apparaître un premier cheveu blanc » ; elle prépare et rend possible le don de la madeleine, cest-à-dire la restitution tout entière de sa vie au sujet. Le sujet proustien Alain Badiou entend penser les politiques une par une, mais aussi bien les théories scientifiques, les épisodes amoureux, les configurations artistiques. En effet, dans ces dernières comme dans les autres domaines de sa pensée, il voit des singularités irréductibles aux conceptualisations de la philosophie et il souhaite les travailler comme Sylvain Lazarus, dit-il, le fait de la politique dans son « anthropologie du nom », cest-à-dire « penser la singularité elle-même, non par concepts, mais en subjectivant la subjectivation à luvre dans cette singularité[16] ». Le philosophe doit reconnaître que ces activités sont le fait de sujets et exercer à leur égard sa propre subjectivité. Or précisément, avec la Recherche du temps perdu, on a affaire à une vaste subjectivation[17]. Non seulement tout événement de la fiction et, pour ce qui nous occupe, toute la pensée de lart sont rapportés à des sujets et au seul sujet qui les ordonne, le narrateur, mais la structure et le style du roman (la structure comme style) consistent à instituer dans la pensée de ce sujet, de manière permanente et dynamique, lensemble de ce qui est. La tâche de la philosophie comme « inesthétique », tâche que jessaie de remplir ici, consisterait donc à tenter de subjectiver cette subjectivation, cest-à-dire à essayer, comme sujet dune lecture, de la restituer à ses figures spéciales, de comprendre ces figures comme un effort de lécrivain et comme autant dénoncés cohérents de vérité, et prescriptifs : énoncés inséparablement de ce que doivent être le monde des choses, des êtres et des événements, mais aussi les uvres, le style, et leur compréhension. Chez Proust, labsolutisation du sujet nest pas une déclaration dimpérialisme mais une action à développer dans une uvre à créer. Dautre part, cest une tâche à la lettre infinie, entendons inachevable et inachevée, car indéterminée. Elle lest de fait, comme on sait ; elle lest de droit, en ce sens que ces énoncés ne peuvent être vrais et prescriptifs que comme effort et tension dune subjectivité à luvre, celle de lécrivain sénonçant, se représentant et saccomplissant dans celle du narrateur : précaires, révocables, formulés aux risques et périls de linvention littéraire, et non pas jugements universalisables de goût ou de vérité. Dispersées entre toutes les voix de la narration, unifiées cependant dans celle du narrateur mais de manière singulière, les conduites et les assertions disent notamment ce que doit être une uvre, cette uvre (« Oui, à cette uvre, cette idée du Temps que je venais de former disait quil était temps de me mettre. Il était grand temps [ ] Aussi, si [la force] métait laissée assez longtemps pour accomplir mon uvre, ne manquerais-je pas dabord dy décrire les hommes [ ] dans le Temps[18]. »), cela dans cette uvre qui ne cache pas sa subjectivité et son inachèvement, cest-à-dire, comme luvre politique, sa situation à légard de lévénement et de la durée, de leurs démentis ironiques et de leurs accomplissements inattendus. Entendons : toutes les conduites et toutes les assertions, dignes et indignes, celles de Legrandin et de Mme Verdurin comme celles de Bergotte, de Mme de Cambremer et du narrateur.
Jai essayé ici de procéder à une « identification » de la Recherche, au sens que dit Alain Badiou. Ou plutôt à lapproche dune identification. En tout cas, il sagit bien de ne penser la configuration dune certaine uvre quà partir delle-même (des catégories internes de la subjectivité esthétique) et de décrire ainsi lune de ces singularités qui attestent la liberté de la pensée, pour nous et à notre usage[19]. Pierre Campion NOTES [1] Je remercie Pierre-Henry Frangne davoir prononcé cette communication alors que jen étais empêché. [2] Alain Badiou : Petit manuel dinesthétique, Abrégé de métapolitique, Court traité dontologie transitoire, Seuil, 1998. Les épigraphes de ces trois livres portent la date davril 1998. [3] À rapprocher de lépigraphe de lAbrégé de métapolitique : « Par "métapolitique", jentends les effets quune philosophie peut tirer, en elle-même, et pour elle-même, de ce que les politiques réelles sont des pensées. La métapolitique soppose à la philosophie politique, qui prétend que, les politiques nétant pas des pensées, cest au philosophe quil revient de penser "le" politique. » [4] Concernant les valeurs : il y a dans La Recherche des énoncés prescriptifs, dirait A. Badiou, énoncés explicites et implicites, qui constituent une éthique décrivain, complète et radicalement distinguée de « la morale ». Cette éthique nest pas séparable de lesthétique, de la théorie et de la pratique, de la critique littéraire ; elle sélabore et elle trouve sa garantie dans la réalisation de la fiction. Jy reviendrai. [5] Autres pastiches : de Ruskin et de Pelléas et Mélisande. [6] En juin 1919, le même mois que À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Le Goncourt lui sera attribué en décembre. [7] Lettre du 17 mars 1908 à Robert Dreyfus, dans Marcel Proust, Correspondance, Plon, éd. de Ph. Kolb, tome VIII, 1981, p. 61. [8] Cf. la déclaration célèbre du Temps retrouvé : « [ ] le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. » (À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1989, tome IV, p. 685.) [9] Évoquant pour Robert Dreyfus ses pastiches et notamment celui de Renan, Proust écrit : « Pour mes pastiches, ton mot “ma technique” me fait bien rire. [ ] Javais réglé mon métronome intérieur à son rythme et jaurais [pu] écrire dix volumes comme cela. » (Lettre du 21 mars 1908, ibid., pp. 66-67.) [10] « À propos du “style” de Flaubert », Essais et articles, éd. cit., pp. 594-595. [11] Swann, à propos de la sonate : « Maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que cétait landante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait lavoir chez lui aussi souvent quil voudrait, essayer dapprendre son langage et son secret. » (Éd. cit., I, p. 209.) [12] Textes repris dans « En mémoire des églises assassinées. III John Ruskin » (Pastiches et mélanges, éd. cit. pp. 105 et suiv.) et dans « Journées de lecture » (id., pp. 160 et suiv.). Ce deuxième texte est des plus intéressants, en ce quil enveloppe les considérations sur la lecture dans la fiction, à la première personne, dun jeune lecteur installé dans la salle à manger où la cuisinière vient le déranger pour mettre le couvert avant larrivée de « ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient “pris par Méréglise” ou [de] ceux qui nétaient pas sortis ce matin-là, ayant “à écrire” ». [13] Alain Badiou institue la « configuration artistique » à un niveau plus élevé de généralité (celui de la « prose romanesque » par exemple). Cf Petit manuel, pp. 26-28. [14] « La Prisonnière », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome III, p. 692. [15] « Du côté de chez Swann », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome I, p. 42. [16] A. Badiou, Abrégé de métapolitique, éd. cit., p. 63. [17] Jai étudié cette figure centrale de luvre dans « Le Sujet proustien » (La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, 1996). [18] « Le Temps retrouvé », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome IV, pp. 612 et 625. [19] Badiou évoque le travail de Sylvain Lazarus concernant les politiques et « la fécondité de lappareillage dintellectualité » quil a monté, comme rendant accessibles « les singularités les plus précieuses pour attester la liberté de la pensée (cest-à-dire sa vocation à prescrire un possible ». (Abrégé de métapolitique, p. 51.) |