RETOUR : Entretiens de La Mètis

Entretien avec Jean-Pierre Vernant.

Cet entretien entre Jean-Pierre Vernant et Irène Pennacchioni a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 4 « La stupeur », novembre 1990).

Nous remercions vivement Julien, « le petit-fils de “Jipˇ” » - que Vernant évoque dans L'Univers, les Dieux, les Hommes comme le destinataire de ses récits du soir -, et Irène Pennacchioni-Léothaud de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.

Mis en ligne le 22 octobre 2008.

© : Julien Blanc, Irène Pennacchioni-Léothaud et Maryline Desbiolles.


Affronter la Méduse

Entretien de Jean-Pierre Vernant avec Irène Pennacchioni

Tambos et amechania

Irène Pennacchioni : Quels sont les mots en grec qui renvoient à la notion de stupeur ? Est-ce le tambos, l'effroi devant le sacré, ou l'amechania, qui désigne le fait d'être saisi, ligoté sur place ?

Jean-Pierre Vernant : L'amechania, c'est précisément l'état dans lequel on est confronté à une situation sans issue ; on ne peut pas s'en sortir, on est alors complètement démuni.

De l'étonnement religieux à celui des philosophes

I. P. : Qu'est-ce qui prime alors dans l'idée de stupeur en grec ?

J.-P. V. : Il y a deux mots : en effet le tambos, lié au fait d'être médusé devant le sacré, mais aussi le thaûma qui désigne le merveilleux. Le thaûma est le sentiment qu'on est hors du commun et de l'ordinaire ; on se trouve tout d'un coup en présence d'un phénomène qui vous laisse un peu stupéfait à la fois dans le sens de l'admiration et de l'étonnement. Par exemple, chez Hésiode, Pandora est l'illustration de ce sentiment : lorsqu'elle sort des mains d'Héphaïstos qui l'a façonnée, après qu'Athéna l'a revêtue de sa robe, qu'elle lui a mis sa couronne ciselée, avec tout un décor animal et végétal qui étincelle (on croirait que c'est vrai), Pandora est thaûma idesthai aussi bien par les Dieux que par les hommes. C'est une merveille à voir. Alors ce thaûma qui est un étonnement quasi religieux devant quelque chose qui vous dépasse, qui vous désarme, qui vous rend muet, deviendra chez Platon et Aristote l'étonnement qui définit l'attitude philosophique. Le début de la philosophie, dira Platon, c'est la capacité de thaûmazein, de s'étonner.

Dans l'étonnement philosophique, quelque chose survient, qui n'entre pas dans les catégories ordinaires et qui par là même vous questionne et met en cause toutes vos idées a priori et en conséquence fera repartir la réflexion sur une voie nouvelle. Aristote reprend la même formule que Platon pour définir la philosophie. À l'époque d'Hésiode qu'on peut appeler l'époque archaïque si l'on veut, le thaûma est une espèce de révélation de quelque chose qui par sa beauté, ou sa nouveauté, ou son caractère « hors-norme » nous sidère et nous laisse là, muet et admiratif, ou muet et effrayé !

Un glissement s'opère et deux siècles plus tard, le philosophe est celui qui s'étonne de ce qui apparaît aux autres comme naturel, comme ne faisant pas question. À partir de là, le philosophe va explorer un cheminement intellectuel d'un type nouveau.

Le thaûma, le tambos, l'amechania dans laquelle vous place une situation imprévue et à laquelle vous ne voyez pas d'issue, tous ces termes-là tournent autour de ce que nous appelons la stupeur. Le mot stupeur lui-même est traduit dans le dictionnaire par le mot ekplexis et renvoie par une citation à la présence de Gorgô.

De l'innommable, de l'altérité radicale à la révélation

I. P. : La stupeur par le regard nous conduit en effet nécessairement au mythe de la Gorgô. Il y a comme un passage troublant entre le regard qui se tourne vers les abîmes et nous fait ressembler soudain à la Méduse elle-même, et, un cran au-delà, une mutation merveilleuse où le spectre innommable, ce que vous appelez dans La Mort dans les yeux les figures de l'altérité radicale (le sexe fait masque, la Mort, etc.) devient une représentation, un spectacle, bref de l'art, de la fiction. L'horreur devient révélation, merveille…

J.-P. V. : C'est exact. La Gorgone est ce qui ne peut ni se dire, ni se figurer. Les textes nous expliquent qu'on ne peut pas la mettre en images et pourtant les Grecs n'ont pas arrêté de la représenter…

I. P. : Elle est partout, minuscule, majuscule…

L'art donne à voir l'impossible à voir

J.-P. V. : L'Art, c'est justement cette capacité qu'a le peintre de donner à voir ce qui est défini comme impossible à voir parce que l'œil ne peut en suppor'ter la vision. L'Artiste trouve les moyens techniques (dans le cas de la Gorgone, la facialité, les yeux écarquillés, la monstruosité) de transposer sous forme d'un illusionnisme ce que le face à face direct ne pourrait pas supporter… D'une certaine façon le peintre désarme…

I. P. : La catharsis ?

J.-P. V. : Oui, il y a quelque chose de cet ordre-là. Par conséquent c'est sous la forme d'imagination ou d'images de peintres, de poterie que ce mécanisme apparaît. L'artiste fait ainsi quelque chose qui ressemble assez à ce que fait Athéna. Car Athéna, en s'accrochant la figure de Méduse sur la poitrine, l'utilise mais en désarmant ce qui est en elle inutilisable, l'affreuse brutalité sanguinaire d'une guerre dont la fin normale est la mort. Athéna accroche sur elle la Méduse pour provoquer l'épouvante mais en même temps elle l'a d'une certaine façon englobée et utilisée…

I. P. : Comme s'il fallait rendre l'insupportable supportable ?

L'insupportable, fondement de la vie vivable

J.-P. V. : Comme s'il fallait faire de l'insupportable le fondement sur lequel on va construire ce qui fait que la vie est vivable.

I. P. : Est-ce que l'idée du masque ne renvoie pas au sacré ? Le masque ne désigne-t-il pas un mystère ou un secret à cacher ou à préserver ?

J.-P. V. : Dans le cas du masque de Dionysos je le crois. Pour nous le masque s'oppose au visage parce que le masque recouvre et cache le visage ; pour les Grecs, non, et cela tient au regard.

Pour les Grecs, le même mot désigne le visage et le masque, prosôpon, parce qu'on est son visage. Le visage est ce qu'on offre à la vision d'autrui et ce que l'autre voit de moi-même — il est par conséquent l'emblème qui exprime aux autres ce que je suis. Mettre un masque n'est pas cacher son visage mais prendre un autre visage. Il n'est jamais dit que l'acteur en mettant un masque, cache son vrai visage ; il prend une identité nouvelle. Le prosôpon, masque et visage à la fois, exprime l'identité sociale de quelqu'un. Le prosôpon est ce que moi-même vois de moi-même lorsque je regarde dans l'œil d'autrui. Je ne me vois que dans le regard d'autrui.

Dans le cas de Dionysos, la face, le prosôpon est toujours une facette d'un personnage qui a mille faces. C'est en ce sens qu'on ne peut pas le saisir. Le chœur des Bacchantes l'appelle en lui disant : « Lion, taureau, flamme, etc. », il a mille visages, il est tout ce qu'on veut.

I. P. : Est-ce que le fait que sur les vases les héros de l'Iliade sont représentés de profil, signifie qu'ils n'ont qu'une seule identité, celle de guerrier par exemple ?

J.-P. V. : Non, ce n'est qu'une convention picturale signifiant que chaque per'sonnage s'adresse à un autre personnage. Lorsqu'un personnage est de face, c'est qu'il s'adresse à un public. Il s'établit alors un passage entre la scène objective et le public, comme au théâtre. Cette interpellation qui s'adresse au public (Athéniens ! vous auriez mieux fait de réfléchir !), ce changement de plan, s'appelle apostrophe. On est apostrophé par le personnage qui est sur le vase ; c'est à vous qu'il s'adresse au lieu que la scène se joue entre les personnages du vase.

Le rire pour surmonter l'horreur

I. P. : La définition romantique du grotesque indique une double dimension qui renvoie à la fois au risible et à l'horrible. Ainsi la vieille Baûbo soulevant sa jupe est stupéfiante dans ce genre : son geste obscène, une fois la stupeur passée, déclenche le rire de Déméter… Le rire a submergé la vision d'horreur, il a vaincu la stupeur…

J.-P. V. : Bien entendu… Le rire intervient sur cet océan de deuil qu'est le mal'heur de Déméter. Le malheur de Déméter est le malheur de l'humanité puisque, sa fille ayant disparu, elle est en deuil : elle ne mange plus, elle ne boit plus, elle est couverte de crasse, elle est assise dans l'attitude de la déploration et plus rien ne pousse autour d'elle. Il n'y a plus de communication entre les hommes et les Dieux… c'est la catastrophe, un véritable océan de tristesse et de deuil… et voici soudain la vieille Baûbo qui provoque l'éclat de rire… L'horreur même, par son annonce, a quelque chose qui permet de la dépasser, comme dans la caricature. C'est le rôle du rire, du rire rituel qui survient dans une période de grande tension, d'anxiété. L'éclat de rire fait que tout d'un coup, on s'en sort !

L'océan sans route

I. P. : Tout est donc dit dans le mythe, le malheur et son antidote. Cette belle métaphore du malheur comme océan, espace dans lequel on ne peut naviguer, ne renvoie-t-elle pas au Pontos des Grecs, cet abîme aquatique, cet espace sans limites, comme le Tartare, et que vous appelez l'océan sans route, par exemple dans Les Ruses de l'intelligence. La Mètis des Grecs ?

J.-P. V. : Oui, et là le rire est une issue à la confusion, à la déroute…

I. P. : Faut-il ranger la stupeur dans le royaume de la nuit, de l'abîme, du souterrain, dans la lignée des monstres ?…

J.-P. V. : En partie…

I. P. : Mais il y a aussi la stupeur du royaume des hommes et des Dieux de l'Olympe, diurne, plus policée. Est-ce que les Dieux de l'Olympe, pour inscrire leur souveraineté auprès des hommes, ne sont pas obligés d'aller récupérer du côté des forces chtoniennes, monstrueuses un peu de cette puissance, foudre, mètis, qui engendre la stupeur ?

Le chaos est au principe de l'intelligible

J.-P. V. : Bien sûr que oui. La foudre elle-même paralyse, immobilise comme la stupeur, suivant l'étymologie latine du mot stupeur qui est le fait d'être figé sur place. C'est au fond un problème du même type que celui dont on par'lait tout à l'heure. Je disais qu'au fondement de ce qui est intelligible, et qu'une certaine clairvoyance doit mettre en place, il y a peut être ce qui est complètement incompréhensible, et qui est du point de vue intellectuel le chaos. De la même façon, l'ordre réglementé que les Olympiens instaurent ne peut vaincre qu'en s'appuyant sur les puissances de désordre. Le désordre, c'est la vie, c'est la force, c'est l'exubérance, c'est la violence. L'ordre c'est le calme, mais aussi l'immobilité et par conséquent une certaine passivité.

Il faut donc, au fondement de l'ordre, à la source de sa victoire, la récupération de tout ce que contenaient de puissance les forces du désordre.

La loi se charge du sacré

I. P. : Il faut que la loi se charge du sacré, que les rois soient thaumaturges, comme l'écrit Marc Bloch, qu'ils prennent de l'éclat, que le luxe et la colère qu'ils déploient soient stupéfiants…

J.-P. V. : Bien sûr. C'est pour cette raison que les Cent Bras et autres personnages du même type doivent se ranger comme alliés du côté de Zeus. Ce dernier a besoin en effet que se rallient à lui tous ces personnages qui appartiennent au même Âge que les Titans et représentent des puissances du même ordre… C'est le cas de Styx, des Cent Bras, des Cyclopes.

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