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Pierre Campion. La Littérature au défi de la Révolution française.

Entre le 1er septembre et le 20 octobre 2021, j'ai publié par chapitres un livre sous le titre La Littérature au défi de la Révolution française.

Le voici désormais complet et disposé pour le Web.

Usant des possibilités de l'internet, j'apporterai des corrections ou des modifications au fil du temps.
Ainsi, le 8 décembre 2021, un complément dans la conclusion de l'essai.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 4 novembre 2021.

Complété le 8 décembre 2021.


Pierre Campion

La Littérature au défi de la Révolution française
Essai

TABLE DES MATIÈRES



Introduction

À part Shakespeare tous les écrivains sont en face de l'histoire et de la nature comme des écoliers.

Georg Büchner, 1835[1].

La Révolution française : l'événement est bien documenté, les faits sont désormais connus pour l'essentiel, il a été arpenté dans tous les sens, sa bibliographie est immense, dans de nombreuses langues. Apparemment, il ne promet plus beaucoup de découvertes sensationnelles ni même importantes et les chercheurs s'en détournent, paraît-il. Ran Halévi, qui pense pouvoir noter « le déclin des études révolutionnaires », l'explique avant tout par des « raisons d'ordre intellectuel », par « l'extraordinaire difficulté à unifier le sens d'un événement incommensurable, protéiforme, saturé d'interrogations, toujours les mêmes, qu'il est si malaisé de mettre en résonance pour en dégager une idée d'ensemble » :

Comment se noue la dynamique éradicatrice de 1789 à tous les niveaux – politique, idéologique, populaire – qui lui donnent de concert sa fulgurante énergie ? […] Comment rendre raison de l'ambition vertigineuse, théorisée, délibérée, poursuivie coûte que coûte, de créer tout à la fois une nouvelle société, un nouveau régime, un nouvel espace national et même une grammaire du temps ? On ne peut dire que ces questions inépuisables intéressent en priorité les historiens qui travaillent encore sur la Révolution[2].

Requis par d'autres tâches et d'autres préoccupations plus urgentes, nos historiens de métier auraient donc abandonné le travail de comprendre la Révolution telle qu'en elle-même. Les historiens peut-être, mais pas tous les écrivains.

 

Dans les vies, tout événement, historique ou non, si petit et de si peu de conséquences soit-il, si peu d'hommes qu'il touche et si privément, est un défi à la pensée, car strictement, par étymologie et par définition il survient contre l'attente. Il n'est déductible ni d'événements précédents ni selon la logique d'un discours réglé. Tout événement stupéfie l'esprit ; la littérature, elle, sait dire l'événement.

À plus forte raison quand il s'agit de la Révolution française. Voilà un mouvement d'une complexité extrême, mis en œuvre par de nombreux acteurs souvent groupés en factions, dont les développements à la portée incalculable échappent immédiatement aux intentions et à l'improvisation de ces acteurs et de leurs groupes, et montent en moins de cinq ans aux extrêmes de la violence. Voilà une œuvre immense et toujours inachevée. Cet événement substitue un monde d'organisation sociale et politique à un autre monde. Il tourne à la guerre, extérieure et intérieure. Il bouleverse toute une culture et toute une pensée et jusqu'à l'ordre des calendriers. Il ébranle tout de suite l'univers politique et intellectuel de l'Europe et de l'Amérique.

D'où provient l'énergie prodigieuse qui anime la Révolution française ? Et comment s'est perdue en quelques mois l'énergie qui avait créé l'Ancien Régime millénaire de la France et qui le faisait se tenir jusque là ? L'énergie surgit à contretemps ; elle n'est ni une entité, ni une cause ni un effet ; c'est une disposition transitoire des êtres, des organismes grands ou petits et des événements. Celle de la Révolution française ne se mesure qu'à ses effets, proches et lointains, insoupçonnés et encore insoupçonnables.

À son avènement, la Révolution française forme immédiatement un défi à la littérature. De tous côtés, en France et à l'étranger, on en écrit, sous toutes les formes, du pamphlet à l'œuvre philosophique, pour ou contre — Burke, Irlandais et député des Communes anglaises, dès 1790, fait les deux. Cet effet demeure pendant tout le XIXe siècle, se renouvelle au XXe siècle et parvient jusqu'à nous : d'où vient que des écrivains, depuis l'événement et jusqu'à maintenant, écrivent sur la Révolution française, d'où provient l'énergie qu'ils engagent dans leurs livres, à l'égard de celle de la Révolution française ?

 

À grande dépense d'écriture, ces écrivains, dès le début, cherchent la clé d'un secret : trouver le début et la fin d'un drame, la formule de cet événement, sa vraie figure, en un mot sa Raison.

 

Quels livres, quels écrivains ? Je retiens douze œuvres, dans cinq générations d'écrivains. Parmi ces œuvres, deux seulement d'historiens stricto sensu  : Michelet et Furet.

- Chateaubriand, pour son Essai sur les révolutions (1797), parce que, ayant vécu la Révolution et combattu contre elle, il est l'un des premiers à avoir recherché son sens.

- Victor Hugo, deux fois nommé, pour Cromwell et la Préface de Cromwell (1827) et pour Quatrevingt-treize (1874), parce qu'il l'a d'abord cherchée où elle n'était pas et comme il ne fallait pas ; puis qu'il l'a trouvée, tardivement, dans l'espace romanesque de ses hantises.

- Alexis de Tocqueville, pour De la démocratie en Amérique (1836 et 1840), parce que cet aristocrate, de famille et de style, a su la trouver où on ne l'attendait pas.

- Jules Michelet, pour son Histoire de la Révolution française (1847-1853), parce qu'il a fondé l'écriture de l'histoire, pour répondre à un appel de la Révolution qu'il croyait définitivement perdue.

- Sensiblement de la même génération que Michelet, Tocqueville et Hugo, mais écrivain allemand, Georg Büchner, pour sa Mort de Danton (1835) parce qu'il regarde la Révolution française en dramaturge, comme Hugo, mais que lui ne la manque pas.

- Jean Jaurès, pour son Histoire socialiste de la Révolution française, publiée entre 1901 et 1904, que rééditèrent Albert Mathiez en 1922 et Albert Soboul entre 1968 et 1972, parce que Jaurès devait, aux yeux de l'historiographie marxiste, faire le pont entre elle et Michelet.

- François Furet, vingt ans en 1947, pour son Penser la Révolution française (1978), seul ici dans sa génération, parce qu'il est le seul à avoir vécu dans l'aura encore intacte de la Révolution de 1917 puis dans les signes de son épuisement.

- Marcel Gauchet, pour son Robespierre, l'homme qui nous divise le plus (2018), parce qu'il cherche dans la vie politique de la France les raisons de notre dissensus et qu'il pense les avoir trouvées en remontant à un manque dans la politique de Robespierre.

- Jean-Philippe Domecq, pour son Robespierre derniers temps (1984), Pierre Michon, pour Les Onze (2009) et Pierre Bergounioux, pour Le Récit absent-Le Baiser de sorcière (2010), parce qu'ils passent à la fiction : à la parabole ou à la fable.

 

Quelques-unes de ces études étaient déjà parues sur ce site, plutôt comme des comptes rendus. Elles ont été complètement récrites : d'être ainsi placées dans une certaine perspective et confrontées les unes aux autres, les œuvres changeaient de sens.

Ainsi réunis, chacun sous son angle et selon son style, et au gré de son époque, ces livres croisent entre eux des problématiques différentes ou même opposées autour de figures, d'entités et d'images obsédantes, d'événements, de lieux, de noms foisonnants, tous se rapportant à un événement qui porta et qui continue à porter en lui-même, de manière flagrante, l'irrationnel de l'Histoire universelle. Ces noms et ces événements :

Robespierre, Danton, Saint-Just, mais aussi des personnages moindres (Necker, Fouché, Tallien, Fouquier-Tinville, Vergniaud, Charlotte Corday ou Manon Roland…) et puis des utilités innombrables.

Les États généraux.

Lyon et Nantes, la Bastille et la place de la Révolution, Paris en soi.

Les prisons et la guillotine. Quelques massacres.

Les Jacobins et les Cordeliers. La Gironde et la Vendée. Les sections de la Commune de Paris.

Valmy, Fleurus, Wattignies, Jemmapes. Les noms de Dumouriez (la figure du héros passé à l'ennemi), Kellermann, Kléber… L'ombre portée de Bonaparte.

La mort du Roi.

Les journées qui n'ont pas besoin de décliner leur année : le 14-Juillet, le 4-Août, le 10-Août, le 2-Septembre, le 21-Janvier, le 31-Mai, la fête de l'Être suprême, le 9-Thermidor…

 

Toute cette matière reparaît diversement d'un livre à l'autre pour former, dans et selon l'imagination de leurs lecteurs, une comédie humaine où, à tout moment, le comique le dispute au tragique, la grandeur à la mesquinerie, la trahison à la fidélité : un complexe d'écritures qui pourrait constituer une réponse chorale et pas si discordante de la littérature à l'une des inventions les plus provocantes de l'Histoire.

 

Dans le choix proposé ici, entre, d'une part, le premier livre de Chateaubriand et, d'autre part, l'analyse de Marcel Gauchet et l'espèce de roman de Pierre Michon, on trouvera tous les genres de la littérature : l'histoire, le théâtre, l'essai, le roman, la fable… Certains de ces livres, et même peut-être tous, prennent la forme de tentatives de la pensée en présence d'un phénomène monstrueux, ce terme pris dans l'acception ambivalente de la merveille et de la catastrophe.

Comment la Révolution française surgit-elle et quand finit-elle ? C'est l'un des débats agités dans ces livres et notamment dans les plus récents. Peut-être justement le seul fait de leur existence prouve-t-il que la Révolution française n'est pas terminée, tant qu'elle impose à des écrivains un défi de pensée et qu'ils y répondent diversement.

 

Les questions que ces livres posent : qu'est-ce qu'écrire de la Révolution française ? Qu'est-ce que la littérature, dans ces écrivains, a bien à voir avec cet événement-là ?

Et, beaucoup plus improbable encore : que peut-il bien se passer dans l'inconnu d'une pensée d'écrivain aux prises avec la Révolution française ? Dans la pensée et dans la vie d'un écrivain qui s'expose à l'écrire, pour la première fois après l'événement, ou encore une fois et bien après la Révolution ?

Que se passe-t-il au moment, vers 1975, où Furet écrit : « La Révolution française est terminée » ? Il sent bien que par là il agresse deux générations d'historiens français, parmi lesquels ses maîtres, qu'il ébranle le dogme qui enchaînerait désormais 1789 à 1917, qu'il défie les camarades d'un Parti auquel il a appartenu et aussi toute une intelligentsia dans laquelle lui et ses amis avaient déjà leur place réservée. Mais le sait-il vraiment ? Il va l'apprendre.

Et Domecq, en 1984, quand il regarde le personnage de Robespierre, haï dans les siècles des siècles, qu'il choisit de le prendre par le côté définitivement énigmatique de ses derniers jours : de son silence et de son inaction au dernier moment ? Quand il va, par nécessité, de ses questions à une théorie du style et de la littérature ? Entre ces problèmes, il se déplace en déployant ses incertitudes mais selon une construction le plus possible méditée.

Et Chateaubriand, en 1826, quand l'illustre écrivain, qui n'a déjà plus rien à prouver, entreprend la publication de ses Œuvres complètes ? Que va-t-il faire de son premier ouvrage, l'Essai sur les révolutions de 1797, de ce livre chaotique, insensé et blasphématoire ? L'exclure, ou bien l'admettre, moyennant un sévère examen de passage ?

Et Tocqueville, gravement malade dans une cabane en rondins au bord du Mississippi embâclé dans les glaces ? Pensait-il à l'édifice compliqué de sa Démocratie en Amérique, qu'il avait peut-être déjà en tête, à sa vision de la France — effacée peut-être avant d'avoir été écrite —, à une construction dans laquelle l'égalité serait une exigence séculaire qui n'allait pas de soi, à une passion des rois puis d'une Révolution qui n'a pas eu lieu pourtant dans l'Amérique des Droits, puis à ses effets encore à venir ? Dans la nation, à une passion dévorante pour l'égalité, ravageuse et nécessaire, guidée par la Providence divine ? Était-ce bien la peine de venir jusqu'au fond de l'Amérique si ce devait être pour rien ?

Et Michon, quand il décida de s'inventer le tableau des Onze et, forcément, le peintre de cette toile, qu'il dota d'une biographie, tout cela aventuré qu'il décida de soutenir de sa phrase, à lui, Michon ? Cependant que, au même moment, Bergounioux, désespérant de la Révolution soviétique, affirma qu'il connaissait, lui, Bergounioux, le secret de cet immense échec : la mort au combat d'un jeune tankiste de l'armée Joukov, à la toute fin de la bataille de Berlin.

À ces questions, nous avons bien, ici ou là, quelques réponses sous forme de confidences lâchées dans quelque partie de leur œuvre ou dans quelque entretien. Ces questions sont-elles si vaines ? Pas forcément, si nous les adressons non pas à telle biographie ou à tel inconscient mais à un faire d'écrivain. Car nous disposons de ce que nous répondent clairement l'ordre ou le désordre de leurs livres, leurs images et leurs mythes, le phrasé de leurs phrases…

 

Ce sont des chantiers, souvent. Par exemple, le livre de Furet, pièces et morceaux, ou celui de Michon, qui crut ne jamais pouvoir publier ses Onze et en livra d'abord, ici ou là, des fragments. Ou celui, un puzzle, de Domecq, lequel, par après, ajouta à son Robespierre de 1984 un article sur l'invention de l'Être suprême puis un texte sur la littérature et l'histoire. Il n'en finissait pas. Ou celui de Gauchet, ouvert sur l'exigence d'un avenir de la politique française, d'un avenir non esquissable et risqué.

Et l'Essai sur les révolutions, c'est le chantier absolument, écrit par un garçon exilé et famélique, blessé dans les siens et en lui-même par la Révolution française — physiquement, moralement, et intellectuellement —, livre désordonné et torrentiel, et où se lit l'ambition quand même, farouche, d'être quelqu'un, Chateaubriand justement, plutôt que rien. Mais la verrions-nous cette ambition, s'il n'y avait Le Génie du christianisme et les Mémoires d'outre-tombe ? Chantier d'œuvres à venir, dont l'apprenti ne sait encore rien et dont le maître de l'Œuvre, le visitant, voit tout : les manquements au métier, les gâchages flagrants, et les promesses d'une belle énergie.

Aucun doute, le livre de l'apprenti appartiendrait à l'immense cimetière des œuvres avortées ou mort-nées, qui furent pourtant, en pensée, porteuses d'un projet non indigne. On ne parle même pas des œuvres qui n'existèrent jamais que dans l'esprit de quelque inconnu. Pourtant les unes et les autres nous procureraient des aperçus réels sur notre Révolution, sur elles-mêmes et sur la littérature.
Songeons seulement que c'est cela, la littérature : l'ensemble impossible à circonscrire de ses livres accomplis, de ses glorieux échecs et de ses possibles à imaginer, et l'immensité de ses ambitions.

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1 Chateaubriand, Essai sur les révolutions
L'apprenti à l'œuvre

Pénétrons dans le chantier désert de l'Essai sur les révolutions[3]. Quel désordre ! Un seul ouvrier s'affaire, avec frénésie, à lire et à écrire, à construire l'édifice des révolutions universelles et finalement à on ne sait quoi. Lui-même le sait-il ? Des lectures immenses et pas forcément bien dominées, des aperçus vite refermés, des contradictions évidentes. Un ton pourtant de supériorité, péremptoire, aristocratique. Un apprenti en Histoire, en Philosophie et en Littérature, maladroit et débordé, multipliant les références de toutes sortes et impatient de toute direction, et ambitieux.

Sous le souffle de l'événement

La préface, trente ans après, dans l'édition des Œuvres complètes de 1826 :

Je commençai à écrire l'Essai en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j'avais esquissé le jour : les événements couraient plus vite que ma plume ; il survenait une révolution qui mettait tous mes comportements en défaut : j'écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passaient et s'abîmaient le long du bord ! Jeune et malheureux, mes opinions n'étaient arrêtées sur rien ; je ne savais que penser en littérature, en philosophie, en morale, en religion. (p. 15-16)

Un garçon de vingt-cinq ans reçoit en plein le choc de la Révolution française. Elle l'a frappé dans sa famille et personnellement. Il a émigré, ce qui n'était pas le choix vraiment conforme à ses convictions. Il a rejoint l'armée des Princes, où il n'a pas trouvé la camaraderie supposée des camps et des combats. Il s'est battu contre des compatriotes, des conscrits enthousiastes commandés par des généraux de l'Ancien Régime et par des jeunes officiers de son âge, et son parti a été vaincu, double honte, comme le parti d'une faction armée contre la nation naissante. Il a été blessé, il a connu les marches d'une retraite désordonnée et désastreuse. Le voilà en exil à Londres, solitaire et d'abord dénué de tout puis occupé par raccroc à des tâches d'enseignement qu'il juge humiliantes.

Aristocrate déclassé, enfant perdu des Lumières, vaincu dans une guerre fratricide : comment cela peut-il arriver à un seul homme ?

Un événement est survenu d'une brutalité inouïe, un événement qu'il avait souhaité et qu'il continue d'aimer — « Et moi aussi je voudrais passer mes jours sous une démocratie telle que je l'ai souvent rêvée, comme le plus sublime des gouvernements en théorie » (p. 266) —, un événement qui l'a pris à revers et qu'il a pris lui-même à l'envers. Un événement qui n'a cessé de défier ses propres raisons, qu'il avait pourtant nombreuses et identifiables, raisons qui avaient été formulées par des écrivains, grands ou moins grands, que ce jeune homme avait tous lus et suivis : Rousseau et Voltaire, Raynal, une foule de publicistes et peut-être Condorcet. Un événement que la Raison avait appelé et prédit. Un événement dont la propre logique n'a pas survécu aux erreurs et aux fautes de ses acteurs et qui les a dévorés au sein d'avatars sanglants et monstrueux : « République universelle, fraternité des nations, paix générale, fantôme brillant d'un bonheur durable sur la terre, adieu ! » (p. 257). Il ne sait pas encore qu'il en retrouvera l'idée bien plus tard, qu'il y adhérera en meilleure connaissance de cause et même qu'il l'aimera.

Horreur et fascination

Cet événement est donc immédiatement et personnellement, physiquement et moralement, éprouvé comme dépourvu de sens. Par là, il devient dépourvu de sens à la réflexion et à la raison. Ce manque de sens frappe la plupart de ceux qui déjà en écrivent et qu'il peut lire. Mais le jeune homme ne l'éprouve pas de son cabinet comme un Irlandais philosophe, comme un Burke, ni d'une position d'aristocrate français qui attend une revanche, qui l'entrevoit déjà, qui croit que tout reviendra comme avant, par l'effet de la Providence ou par la poigne d'un homme qui retournera Vendémiaire en une restauration. De Londres, en 1797, presque tout laisse à penser aux exilés que la Révolution française, perdue dans ses contradictions mortelles et dans les jeux d'un régime à peine nommable, est déjà terminée.

Averti par l'instinct du malheur, ce garçon n'attend rien de ce côté-là. Mais, à ses yeux, quelque chose s'est passé, qui portera loin. Une suite ou des suites imprévisibles, car l'événement a déjà prouvé son caractère que beaucoup de ses contemporains et lui-même jugent pervers et qui n'est que le trait d'une nouveauté absolue et incommensurable à quelque échelle que ce soit. La Révolution française prend ainsi l'aspect d'un mystère qui éveille ce jeune homme à son propre mystère : il est sous le vent d'orages autrefois désirés, sous le souffle aussi d'une âme inquiète et demandeuse d'infini, dont il n'a pas encore le secret. Quelque chose — y compris en lui-même — s'est effondré pour toujours : l'Ancien Régime des choses, qui ne tenait plus ni devant les exigences de la raison ni devant celles de la passion.

Il est le premier et le seul, pense-t-il, sous ce vent-là. Il mettra quelque temps à comprendre qu'il appartient à une première génération. Il ne sait pas encore qu'il sera l'écrivain de cette génération-là.

Tel est l'enjeu qui se joue dans le désordre de ce chantier-là, de cet atelier encore mal rangé et foutraque, encombré de livres mal classés, d'outils et de matériels de toutes sortes, incompatibles. En fait, dans le désordre de son esprit et de sa vie, il liquide ses illusions. Il écrit, il prend rang parmi ceux qui écrivent et écriront la Révolution française.

Trente ans plus tard, l'écrivain devenu grand visitera le bâtiment abandonné, il l'expertisera ligne à ligne, il le reprendra, il l'acceptera parmi ses œuvres, moyennant des observations et réserves sévères. Le jeune homme de l'Essai aura gagné, il est reconnu par Chateaubriand.

À la recherche d'une raison

Qu'est-ce que la Révolution française ? Comment la penser ? La question posée ici n'en finira pas de revenir, dans bien des écrivains, et de recevoir des réponses, plus ou moins satisfaisantes sur le moment ou bientôt démenties.

L'auteur de l'Essai a l'intuition et même la conviction, à travers l'expérience de son moi, d'un événement unique, dépourvu de causes et irréversible, auquel pourtant il faudrait trouver des répondants dans l'Histoire universelle, si l'on voulait le comprendre en sa vraie nature. Ou, plus exactement, l'intuition que cet événement permettrait de comprendre toutes les révolutions apparues jusqu'ici dans le monde, en se comprenant lui-même. D'où le titre : Essai historique politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la Révolution française.

Intuition : il y a la Révolution de France et il y a les révolutions anciennes et modernes, qu'il faut désormais considérer à travers le seul prisme de la Révolution française. Il y aurait des rapports, des raisons, une Raison même. Et si la Révolution française reprenait et continuait, résumait et éclairait, totalisait les révolutions anciennes et modernes ? Si cela était sa spécificité et sa nature ? Cette intuition n'est pas indigne, mais ce garçon n'a pas les moyens intellectuels, conceptuels et philosophiques de son intuition : il faudrait être Hegel qui, de son côté, s'emploie déjà à donner à la dialectique de l'Esprit une formulation claire et une force impérieuse. Ou bien il faudrait être Victor Hugo, lequel n'est pas encore né, pour en construire une sorte de Légende des siècles.

Car chercher, terme à terme, des analogies ou des homologies à l'événement par excellence de la Révolution française, c'est une contradiction dans la pensée, c'est aller à l'échec, ou bien se donner une tâche démesurée et des plus compliquées. Prétendre mettre en simple regard des événements survenus à Sparte et les actions des Jacobins, rapprocher les proscriptions des citoyens d'Athènes après les complots contre Hippias et Hipparque et l'émigration des nobles de France, comparer les accusateurs des Trente tyrans d'Athènes et ceux de Robespierre dans certaine séance de la Convention, c'est créer des montages ingénieux mais trompeurs. De même, croire que le triple parallèle entre les destins de trois rois déchus, d'Agis le Spartiate, de Charles Ier d'Angleterre et de Louis XVI — une auberge vénitienne, un conte à la Voltaire — puisse éclairer la nature de la Révolution française. Quand Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, passera par Sparte en 1806, il ne verra qu'un désert et un ruisseau misérable. Au bord de l'Eurotas, plus rien qui nous dise quelque chose de Léonidas ni d'ailleurs d'Agis, que le voyageur oublie de nommer.

Dans l'imagination enfiévrée du jeune écrivain, qu'il a trop vaste, à grandes enjambées il se forme des rapprochements éblouissants qui ont la consistance, la fausse illumination et l'impuissance de compréhension qui naissent du modèle « cela me fait penser à… ». Démonstration d'une inventivité qui joue au hasard sur des mots et des circonstances, qui rejette d'ailleurs l'idée éprouvée de la Providence et qui n'a même pas l'excuse d'une théorie ou d'une métaphysique des correspondances universelles ni celle de lois prétendues de l'Histoire.

Penser la nouveauté de la Révolution française, voilà le problème que cet apprenti historien traite par de fausses évidences et des bricolages hasardeux, que cet apprenti philosophe traite d'avance par des raisonnements fallacieux et un manque de problématique, que cet aspirant à un avenir traite par la fuite en arrière. Ou plutôt, au sens de Proust, manque de style par manque de vision : bientôt la phrase de Chateaubriand et sa vision, s'autorisant mutuellement.

« Triple parallèle : Agis, Charles et Louis »

Tel et le titre du chapitre qui, dans la deuxième partie du livre, vient achever les deux chapitres consacrés à Agis, roi de Sparte, celui du jugement et de la condamnation de Charles Ier roi d'Angleterre, et celui de l'exécution de Louis XVI, le but étant « que le lecteur trouve ici rassemblés sous un seul point de vue les trois plus grands événements de l'histoire » (p. 324).

Cinq courts chapitres qui font un tout, cantonné entre les révolutions chez les Grecs et un retour à la Grèce et avant un long examen des philosophies modernes confrontées aux philosophies de l'Antiquité, puis des religions anciennes et modernes. Cinq chapitres encadrés immédiatement d'une espèce de déploration adressée « aux infortunés » et de « quelques pensées ».

Cet événement de la mort du Roi de France, qui devrait être à soi seul sidérant et qui devrait fournir la clé de la Révolution française, Chateaubriand le perd dans le dédale chronologique et thématique du livre. D'autre part, il poursuit ainsi son plan démesuré et insensé de compréhension par comparaisons.

Le rapprochement avec la révolution anglaise deviendra classique et on verra comment il s'expose dans le Cromwell de Victor Hugo, énormément développé et flanqué d'une théorie du drame, le tout présenté comme le manifeste pour un théâtre de l'avenir. Ici, rapetissant la perspective, Chateaubriand centre « l'étonnante tragédie » sur les aspects juridiques et judiciaires du jugement de Charles Ier. Les Communes, préalablement manipulées par Cromwell, se constituèrent en cour de justice, firent comparaître quatre fois le roi et le condamnèrent à la quatrième, « comme traître, assassin, tyran et ennemi de la république ». « Le trente de janvier 1649, le roi d'Angleterre fut conduit à l'échafaud élevé à la vue de son palais, raffinement de barbarie qui n'a pas été oublié par les régicides de France. » Observation sévère de Chateaubriand, dans l'édition de 1826 : « Ce second volume de l'Essai ne rappelle presque plus mon système : c'est une suite de chapitres où je laisse errer mon imagination sur une multitude d'objets » (p. 318).

La référence au sort d'Agis, roi de Sparte, est évidemment des plus aventureuses, ne serait-ce que sur le statut des deux magistrats de Sparte appelés rois. Elle se fait selon le principe de ses références au monde ancien et au prétexte de certaines ressemblances entre les destinées des trois rois. La ressemblance avec « le commencement de la révolution » en France se déclare à travers les réformes du jeune roi Agis. Puis, toute son entreprise bute sur le projet d'un partage des terres quand l'un des promoteurs de la révolution trahit la cause. Suite à diverses manœuvres, le roi Agis est jugé sommairement et étranglé ainsi que son épouse et sa mère : « On a pu remarquer dans cette histoire touchante, plusieurs circonstances semblables à celles qui ont accompagné la mort de Louis : l'appel au peuple refusé, l'injustice et l'incompétence des juges, etc. ».

Au motif que Malesherbes avait dû sa mort au fait qu'il avait défendu Louis XVI, Chateaubriand raconte ensemble l'exécution de Malesherbes et de sa famille et celle de Louis XVI, qui eurent lieu à presque un an d'intervalle.

Surviennent le triple parallèle annoncé, et même une consécution par cause et effet entre les deux derniers événements :

Ainsi les Grecs virent tomber Agis, roi de Sparte ; ainsi nos aïeux furent témoins de la catastrophe de Charles Stuart, roi d'Angleterre ; ainsi a péri sous nos yeux, Louis de Bourbon, roi de France. Je n'ai rapporté en détail l'exécution du second que pour montrer jusqu'à quel point les Jacobins ont porté l'imitation dans l'assassinat du dernier. J'ose dire plus : si Charles n'avait pas été décapité à Londres, Louis n'eût vraisemblablement pas été guillotiné à Paris. (p. 333)

Le destin des trois rois est analysé sur les points de leur culpabilité et de leurs vertus sociales (« Le premier était plus philosophe, le second plus roi, le troisième plus homme privé », ces catégories censées au passage dessiner des âges de l'humanité). « Quant aux souffrances, Louis, au premier coup d'œil, semble avoir laissé loin derrière lui Agis et Charles. » Suivent alors trois portraits de chacun en ses malheurs et dans les pensées qu'ils eurent aux approches de leur mort. Aveu final d'impuissance : « Qui nous transportera à Lacédémone ? […] Qui nous introduira auprès du malheureux Charles, abandonné de l'univers entier. […] Enfin qui nous ouvrira les portes du Temple ? »

Cinq brefs chapitres, tel est le cœur de ce livre volumineux censé examiner « les révolutions anciennes et modernes dans leurs rapports avec la Révolution française ». On conviendra qu'il y a échec et notamment beaucoup d'érudition ou plutôt de lectures disparates dépensées en pure perte.

Déjà, à l'autre bout de l'œuvre et aussi aventureux, quelques chapitres dépareillés prétendaient mettre en parallèles Sparte (et Athènes) et les Jacobins. C'est l'occasion de déplorer le gouvernement des responsables de la Révolution et les vices du peuple qu'ils ont imprudemment mobilisés :

Sans cette comparaison, il serait impossible de se former une idée juste des rapports et des différences des deux systèmes, considérés dans le génie, les temps, les lieux et les circonstances : ce sera alors au lecteur à prononcer sur les causes qui consolidèrent la révolution à Sparte, et sur celles qui pourront l'établir ou la renverser en France. Celui qui lit l'histoire ressemble à un homme voyageant dans le désert, à travers ces bois fabuleux de l'antiquité qui prédisaient l'avenir. (p. 81-82)

À quoi, dans l'édition de 1826, en note Chateaubriand répond par une certaine dérision non exempte pourtant d'indulgence : « Sparte et les Jacobins ! […] Les chapitres qui suivent […] tombent dans ces ressemblances déraisonnables que j'ai tant de fois critiquées dans ces notes ; mais ils sont écrits avec une verve d'indignation, avec une jeunesse de haine contre le crime, qui doit faire pardonner ce qu'ils ont d'absurde dans le système de leur composition. Le style aussi me paraît s'élever dans ces chapitres, et il soutient la comparaison avec ce que j'ai fait de moins mal en politique et en histoire dans ces derniers temps de ma vie » (p. 82). Pardonné au motif du style. Mais ne serait-ce pas en effet une circonstance essentielle ?

Le schéma d'un retour éternel

Dès qu'il regarde l'Histoire universelle à travers la Révolution française, le jeune écrivain croit constater qu'il y a partout et toujours des révolutions, un trop plein de révolutions, au point qu'il doive renoncer à une enquête exhaustive et mondiale. La révolution est finalement le mouvement simple de l'univers, physique, historique et moral. En somme, il banalise la dernière de toutes, tout en croyant en faire la clé de toutes les autres.

Le jeune Chateaubriand monte dans des tours qu'il se construit lui-même, il s'exalte, il s'enivre d'espaces imaginaires, de visions. De ces hauteurs, que voit-il, que croit-il voir ? Que finalement, et par leur mot même, toutes les révolutions appartiennent à des mécanismes décrits d'avance par les lois d'une mécanique circulaire. Qu'elles s'inscrivent toutes dans un schéma en somme simple et répétitif, trop simple et trop répétitif certes pour penser la Révolution française.

Lieu commun : ce schéma, c'est celui du cycle de la fortune et de l'infortune, applicable aux rois fugitifs dont l'écrivain fournit un catalogue d'exemples (une grande page d'énumérations au chapitre 12 de la deuxième partie). Ce catalogue est suivi d'une longue méditation adressée « Aux infortunés », à « la classe des malheureux » (p. 309-318) :

Comment le malheur agit-il sur les hommes ? Augmente-t-il la force de leur âme ou la diminue-t-il ?

S'il l'augmente, pourquoi Denys fut-il si lâche ?

S'il la diminue, pourquoi la reine de France déploya-t-elle tant de fortitude ?

En somme, et dans le même chapitre, et généralisant à l'incertaine république des infortunés :

Quelles qu'aient été tes erreurs, innocent ou coupable, né sur un trône ou dans une chaumière, qui que tu sois, enfant du malheur, je te salue : Experti invicem sumus, ego ac fortuna.

[…]

[Cet infortuné,] le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là il a trouvé une société paisible, qui comme lui cherche le silence et l'obscurité. Ces Sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paie un léger tribut ; tâchant ainsi de reconnaître, autant qu'il est en lui, l'hospitalité qu'on lui a donnée.

Dans l'édition de 1826, ce commentaire cinglant de Chateaubriand : « Qu'est-ce que ces Sylvains ?… — Des oiseaux ? En vérité je l'ignore. Jeannot Lapin pourrait bien être là-dedans. Qui sait ? »

Maintenant, il y aurait donc bien une loi de l'Histoire, qui est une loi de l'Univers physique et moral, celle de la Fortune. Ne méprisons pas la marche de l'apprenti, qui aura égalisé la Révolution française sous une loi générale et rebattue : mais était-ce vraiment la peine de tant travailler et de tant gaspiller la matière ? Pourtant prenons garde qu'il s'agit ici de l'épigraphe même qui couronne et résume l'Essai sur les révolutions, tirée de Tacite : Nous nous sommes éprouvés la fortune et moi, c'est les dernières paroles adressées par Othon à ses soldats, dans le récit des convulsions de l'Empire romain. Prenons garde aussi que cet Essai, par là, dit bien qu'il vient finalement d'une expérience personnelle du malheur et non d'un lieu commun de la littérature antique, en tout cas pas seulement d'un lieu commun de la philosophie des Anciens. Et notons l'orgueil de cet ego, exprimé dans une rencontre imaginée : entre l'expérience personnelle d'une énergie sans emploi et, dans la Révolution française, celle d'une énergie abandonnée elle aussi au hasard.

Et in Fortuna ego. Le garçon d'une chambre sans feu et affamé a affaire lui aussi avec la Fortune : chercher le retour à meilleure chance, ce n'est pas attendre que la Révolution s'éteigne d'elle-même, c'est essayer de trouver en soi-même la ressource qu'on a trop dissipée jusqu'ici en vain, la force d'un rebond dans le combat contre l'infortune, cela en écrivant. Car, finalement, la maîtrise du destin ne résiderait-elle pas dans l'espèce de souveraineté qu'offre l'exercice d'un style ?

L'édition de 1826

Quand il pense venue l'heure de ses uvres complètes, Chateaubriand relit l'Essai et reconnaît que c'est bien l'une de ses œuvres. Il la reprend, non sans l'annoter, presque à chaque page, de remarques rarement louangeuses, souvent ironiques, presque toujours critiques et parfois impitoyables.

Ainsi l'auteur du Génie du christianisme ou beautés de la religion chrétienne, qui suivit à cinq ans l'Essai, rejette-t-il entièrement et sévèrement les critiques contre la religion qui formaient à elles seules toute la fin de la deuxième partie de l'Essai et notamment pas moins de quatre chapitres d'« objections » contre le christianisme, dûment classées : d'ordre philosophique, d'ordre historique et critique, contre le dogme, contre la discipline. Tout le reste soutenait la décadence du christianisme, critiquait le statut des prêtres de l'époque moderne et leur esprit au regard de celui des prêtres anciens, l'état du clergé en Europe, etc. Dans l'édition de 1826, une note brève renvoie le lecteur « pour la réfutation de tous ces chapitres » à « une note à la fin de ce volume, contenant quelques extraits du IVe volume du Génie du christianisme ». Cette note, à elle seule, fait sept pages de l'édition actuelle de la Pléiade (p. 449 à 455). En quelque sorte, c'est bien le Génie du christianisme qui est la vraie réponse à l'Essai sur les révolutions.

Ce centon de Voltaire et des philosophes est désormais intolérable à Chateaubriand. Que s'est-il donc passé en si peu de temps dans son esprit ?

C'est que, justement, il a inventé une pièce maîtresse, celle de génie, qui manquait à l'apprenti pour comprendre, à sa racine, la nouveauté de la Révolution, pour rompre avec les recherches vaines de correspondances terme à terme et avec toute sa culture des Lumières. D'un coup, Chateaubriand repense d'abord le christianisme à l'aune de cette notion qui le renouvelle par le côté de l'esthétique, qui révèle, au delà des avatars et des erreurs, sa capacité originelle et indéfiniment renouvelable d'invention dans la société, qui sauve par ce biais inattendu la chrétienté comme le lieu institutionnel de l'invention perpétuelle dans l'Histoire.

Dans son esprit, cette notion du génie tient évidemment à sa propre capacité d'écrire et, d'une certaine façon, il salue dans la visite détaillée de ce chantier l'apprenti du génie, acharné à écrire, à exercer son imagination, même dévoyée par trop d'égarements.

C'est ainsi qu'il s'en prend vivement au chapitre 70 et dernier de la première partie (« Sujets et réflexions détachés, p. 269-270) :

Voilà, certes, un des plus étranges chapitres de tout l'ouvrage, et peut-être un des morceaux les plus extraordinaires qui soit jamais échappé à la plume d'un écrivain : c'est une sorte d'orgie noire d'un cœur blessé, d'un esprit malade, d'une imagination qui reproduit les fantômes dont elle est obsédée ; c'est du Rousseau, c'est du René, c'est du dégoût de tout, de l'ennui de tout. […] J'avais entrepris de réfuter phrase à phrase ce chapitre, mais la plume m'est bientôt tombée des mains. Il m'a été impossible de me suivre moi-même à travers ce chaos : la folie des idées, la contradiction des sentiments, la fausseté des raisonnements, le néologisme, réduisaient tout mon commentaire à des exclamations de douleur ou de pitié. […] Mais cette exécution achevée, je dois dire aussi, avec la même impartialité, qu'il y a dans ce chapitre insensé une inspiration, de quelque nature qu'elle soit, qu'on ne retrouve dans aucune autre partie de mes ouvrages.

Diagnostic pénétrant : ce livre est d'un garçon qui s'est senti personnellement visé par l'événement. Hommage étrange et respectueux : ce livre de moi a quelque chose de moi, même si ce quelque chose n'a rien de ressemblant dans mes autres œuvres. Mais il en fait partie parce que mes œuvres, elles positivement écrites, sont sans aucun doute sorties de lui : par là, c'est-à-dire par ses extravagances, il appartient aux premières errances nécessaires de mon génie, lequel s'inscrit désormais dans des traits de mon style, par exemple dans l'art de rompre les chiens.

Évidemment, Chateaubriand reconnaît aussi, cette fois dans le chapitre bizarre de la fin de l'Essai et apparemment étranger à toutes révolutions, l'expérience du monde sauvage, certaines écritures qu'il avait déjà en portefeuille dès l'Essai : les ébauches de René, d'Atala, des Natchez. Voilà donc enfin, dans le chapitre 57 et dernier de la deuxième partie de cet Essai, l'ouverture sur la nouveauté absolue du Nouveau Monde, à travers la Nuit chez les Sauvages d'Amérique ! La nouveauté du Monde, en ce monde même. C'est l'échappée aux lancinantes obsessions des révolutions européennes et, d'avance, un contrepoint, en démenti, à l'Amérique de son parent Alexis de Tocqueville.

Que la Révolution française a son propre génie

Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848, à la fin des journées de Juin, où les contemporains virent tous le retour de la Révolution française, les uns dans la peur, les autres, et les ouvriers notamment, dans l'espoir. Dans L'Éducation sentimentale, Flaubert racontera tout cela avec la distance des années et de son ironie, en dressant au centre de son récit le grand feu érotique de Frédéric et Rosanette : Fontainebleau, loin de Paris, la forêt de toujours et l'enchantement d'une visite au Château, dont la grande salle se révèle en continuité avec l'univers et avec l'Histoire.

Prévenu, Victor Hugo, ci-devant pair de France et désormais membre élu de l'Assemblée nationale, quitte les délibérations pour se rendre « chez M. de Chateaubriand, rue du Bac, 110 » :

« Aux pieds de M. de Chateaubriand, dans l'angle que faisait le lit avec le mur de la chambre, il y avait deux caisses de bois blanc posées l'une sur l'autre. La plus grande contenait le manuscrit complet de ses Mémoires, divisé en quarante-huit cahiers. Sur les derniers temps, il y avait un tel désordre autour de lui qu'un de ces cahiers avait été retrouvé le matin même par M. de Preuille dans un petit coin sale et noir où l'on nettoyait les lampes. » Victor Hugo, Choses vues

À la fin de ces Mémoires d'outre-tombe, et encore dans sa caisse, on pourra lire bientôt le passage fameux :

Des orages nouveaux se formeront : on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été comblés ; déjà pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander les vieilles blessures. Cependant je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face (et il faut qu'il change) sans qu'il y ait douleur. Mais encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part ; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres ; à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, ce 18 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit et que la nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse, après quoi, je descendrai hardiment le Crucifix à la main, dans l'Éternité.

Novembre 1841 : la Révolution est « l'avenir du monde ». La voici, mais préfigurée, développée et généralisée, en avant de nous et non derrière, la Révolution française, telle qu'en Elle-même. Bientôt Michelet va reconnaître, réfugié en lui-même Jules Michelet, le génie de la Révolution. Pour Chateaubriand, tel est l'esprit mystérieux de la Révolution française, propre à elle entre tous les événements, et qu'elle partage avec une religion, le christianisme. Qu'est-ce que le génie dans la Révolution française ? C'est sa capacité à l'invention dans l'Histoire, une fois posée en 1789, puis renouvelée d'âge en âge.

Cela est écrit sous la garantie du génie de l'écrivain, d'une propriété personnelle, qui se donne implicitement la même définition, à travers notamment le morceau final des Mémoires : dans ces phrases, dans leur phrasé, s'exprime, non pas un caractère divinatoire, mais le sens de ce qui est, un sens spirituel, à l'égal de la vue du corps. Le génie, c'est l'aptitude à voir ce qui est comme cela est, dans son développement.

Il faut que le monde change de face, c'est une nécessité, non pas de la raison ni de la morale, mais providentielle (aurait-il lu De la Démocratie en Amérique qui vient de paraître ?).

Dans le passage final des Mémoires, Chateaubriand ne dit pas quand ni comment « la grande révolution » s'accomplira, il constate que son énergie initiale ne doit rien aux révolutions antérieures ni à la multiplicité des causes auxquelles on tente et tentera de la réduire, que cette énergie initiale est toujours présente et qu'elle recèle une promesse, d'être « l'avenir du monde ».

Qu'est-ce que le Génie ? Dans tel événement, c'est le mystère d'une vocation et d'une puissance déployées dans l'Histoire. Dans le christianisme — il ne dit pas dans l'Église catholique —, c'est la capacité initiale et indéfinie à créer de la beauté : dans ses dogmes, dans ses mystères et sacrements, dans sa liturgie, dans sa morale, dans ses institutions. Dans un écrivain, le génie c'est, mystère premier et dernier, la capacité à écrire une certaine parole, intime, à la rendre par là, de précaire qu'elle est par nature, publique, définitive et universelle.

Mystère donc, la capacité à doter cette parole écrite d'une énergie susceptible d'exprimer l'énergie spirituelle qui anime les choses, les événements, et les êtres ; le premier de ces êtres étant lui-même, l'écrivain de génie. D'où vient cette énergie ? L'écrivain n'en a cure : elle est en son apparition, selon la preuve matérielle qu'elle se donne, l'écriture. Il lui suffit d'avoir compétence à évoquer tous les mystères, celui de la Beauté, celui de l'Univers en mouvement, celui des êtres vivants et le sien propre.

Cela bien sûr ne pouvait se dire ni en 1797 ni même en 1826. En fait le jeune homme, dans son chantier, était un apprenti en génie, et l'homme mûr, en 1826, l'a reconnu comme tel, en tant que le premier crayon de lui-même. En 1841, la Révolution française est écrite à sa place dans l'histoire du Monde. En 1848, une œuvre attend aux pieds d'un mort : elle réserve à qui voudra s'en saisir, pour la porter plus loin, une loi de la Nature.

 

La précarité des livres, c'est d'être jetables aux chiffonniers avant même d'avoir été publiés. Leur solidité, c'est d'être écrits, c'est d'élever des sortes de stèles matérielles et spirituelles à la Nécessité.

Dans le récit de Victor Hugo, il faut lire une passation de pouvoirs, de génie à génie. Le jeune homme audacieux qui écrivit en 1827 la pièce de Cromwell et sa Préface, celle-ci comme une première affirmation de son propre génie à fonder la forme d'un théâtre et celle-là comme une manière encore détournée d'affronter l'obscurité de la Révolution française, à présent il se rappelle peut-être le mot de son adolescence, vrai ou inventé par quelque pieuse main, d'être Chateaubriand ou rien.

En juillet 1848, la Révolution française vient encore d'échouer à produire tous ses effets, et, lui, Hugo, sa vie va basculer dans un long exil. Mais dans une troisième vie, après Les Contemplations, les Châtiments, La Légende ses siècles et Les Misérables, il osera choisir et affronter enfin la Révolution française en son moment de 1793, construire dans une histoire un dialogue entre les protagonistes de la grande Révolution — entre Robespierre, Danton et Marat —, et en inventer deux autres  Cimourdain et Gauvain  pour répondre à ces trois raisons mortifères par des raisons supérieures.

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2 Victor Hugo, Cromwell et sa Préface
« Un solitaire apprentif de nature et de vérité »

En 1827, trente ans après l'Essai sur les révolutions de Chateaubriand et à peu près à l'âge où Chateaubriand écrivait son livre, et quelques années avant que le jeune Alexis de Tocqueville, son contemporain et le parent de Chateaubriand, ne parte en mission d'études officielle aux États-Unis, Victor Hugo publie son Cromwell, flanqué d'une Préface qui restera, plutôt que la pièce, dans l'histoire du théâtre et de la littérature[4].

Qui parle ici, qui signe ce livre bizarre, fait d'une pièce de théâtre qui n'a pas subi la preuve de la scène — et qui n'est toujours pas près de la subir —, et d'une préface qui tranche de tout (ciel et terre, siècles du monde, histoire et philosophie, religion, esthétique…) et censée créer le genre nouveau auquel appartient la pièce — le drame ? À la question, l'auteur répond d'emblée, par une provocation :

Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l'école, le public et les académies, on n'entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d'un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s'est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science. (Préface, p. 62)

Passer au drame

À ce moment-là, et déjà connu par des recueils lyriques, Victor Hugo sent bien — sait bien — qu'il devra, tôt ou tard, affronter la scène comme le lieu de la gloire littéraire et s'affronter directement, sur la scène ou autrement, à la Révolution française. Là, il passe par le détour de la révolution anglaise, par un retour à 1642-1651. Il sait bien aussi que le moment n'est pas venu de porter un Robespierre ou un Danton sur un théâtre français, et qu'il n'a pas les épaules pour cela. Il pense à Cromwell, personnage puissant et énigmatique, qui appelle une représentation dans un nouveau théâtre.

Tocqueville va aller chercher la révolution américaine, Hugo s'en va chercher la mère des révolutions modernes, dans l'autre patrie de la liberté et de l'égalité : chacun va dans des ailleurs de la France pour découvrir et penser le secret de la France.

Pour Hugo, les raisons profondes pour lesquelles il ne porte pas sa pièce sur une scène, c'est que la salle n'existe pas, que son public n'existe pas, que son théâtre n'existe pas. C'est aussi, mais pas seulement, que la censure existe.

Tout cela est parfaitement explicité par la préface de Marion de Lorme, la pièce écrite en 1829 et jouée, elle, après la révolution de Juillet. L'auteur rappelle qu'elle fut refusée par la « prohibition successive des deux ministères Martignac et Polignac, volonté formelle du roi Charles X ». Avec hauteur, il explique aussi pourquoi il la retint jusqu'en 1831 : « Il comprit qu'un succès politique à propos de Charles X tombé, permis à tout autre, lui était défendu à lui ; qu'il ne lui convenait pas d'être un des soupiraux par où s'échapperait la colère publique. » Il ajoute :

Maintenant l'art est libre : c'est à lui de rester digne. Le public, cela devrait être et cela est, n'a jamais été meilleur, n'a jamais été plus éclairé et plus grave qu'en ce moment. Les révolutions ont cela de bon qu'elles mûrissent vite, et à la fois, et de tous les côtés, tous les esprits. Dans un temps comme le nôtre, en deux ans, l'instinct des masses devient goût. […] Hé bien ! au commencement du dix-neuvième siècle, on a eu l'empire et l'empereur. Pourquoi maintenant ne viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne ?

En 1831, Hugo pense plutôt à Juillet 1830 qu'à juillet 89. On voit aussi à quelle hauteur il se situe et à quel niveau il place alors l'exigence, et qu'il la définit comme une mission personnelle, du côté de l'art et non directement du côté de la politique. En fait, du côté du théâtre, comme il le dit encore :

[…] dans les dernières années de la restauration, l'esprit nouveau du dix-neuvième siècle avait pénétré tout, réformé tout, recommencé tout, histoire, poésie, philosophie, tout, excepté le théâtre. Et à ce phénomène il y avait une raison bien simple : la censure murait le théâtre. Aucun moyen de traduire naïvement, grandement, royalement sur la scène, avec impartialité, mais aussi avec la sévérité de l'artiste, un roi, un prêtre, un seigneur, le moyen âge, l'histoire, le passé. […] Il fallait donc que la révolution sociale se complétât pour que la révolution de l'art pût s'achever. Un jour juillet 1830 ne sera pas moins une date littéraire qu'une date politique.

Dès 1827, ce qui anime le projet, c'est moins la Révolution française que l'idée d'une révolution théâtrale dont il serait lui, Victor Hugo, le héros. Car, à ce moment dans l'histoire de la littérature, le théâtre est encore le vrai lieu d'une souveraineté littéraire, le seul où l'écrivain rencontre physiquement et détermine réellement son public. On ne sait jamais ce que pense le lecteur des poèmes lyriques ni par où il s'échappe ; les spectateurs des théâtres, on l'éprouve tout de suite.

Certes, les révolutions politiques sont faites pour offrir un public à l'homme de théâtre. Cependant, juste avant la révolution de Juillet (dès mars 1830), et nonobstant la censure, la préface d'Hernani proclamait et démontrait le rôle moteur du théâtre dans sa propre révolution. La pièce avait connu le succès, au terme d'une bataille furieuse, de conquête, et annonciatrice d'un règne : « Maintenant vienne le poète ! il y a un public. » En 1827, il n'y avait ni le public ni le poète. Il y avait le modèle rêvé d'un drame et l'anticipation d'un poète.

En 1830 et en 1831, le vieux rêve de toute-puissance serait-il déjà réalisé, celui que la sagacité d'Aristote avait débusqué dans les tragédies de son temps, celui que Mallarmé poussera aux bornes de l'échec ?

Que l'Histoire est devenue un théâtre

Par avance, la préface de Cromwell livrait, avec la pièce et sur son seuil, la poétique d'une forme théâtrale encore à venir. L'apprentif n'invente pas l'idée, qu'on trouve partout à son époque. Mais il lui donne un développement grandiose.

Il y aurait trois âges de l'humanité, auxquels correspondraient trois âges de l'organisation sociale, de la philosophie de l'homme et de l'univers, de la religion et, chose capitale, trois âges de l'esthétique : ceux du lyrisme, de l'épopée et du drame.

Le troisième âge, le nôtre, est celui de la religion chrétienne : « Cette religion est complète parce qu'elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale » (ibid., 66). Aisément la formule se retournerait en « vraie parce que complète » mais ce retournement était réservé à Hegel, un contemporain encore et définitivement ? inconnu de Victor Hugo.

En effet, la dialectique « d'une religion d'égalité, de liberté, de charité » détermine une société absolument nouvelle. Retour à 89 et souvenir du Génie du christianisme ? « Tout était remué à la racine. Les événements, chargés de ruiner l'ancienne Europe et d'en rebâtir une nouvelle se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu'il était impossible que quelque chose de ce tumulte n'arrivât pas jusqu'au cœur des peuples » (p. 67-68). « En même temps, naissait l'esprit d'examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. »

Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. […] Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d'un coup d'œil plus haut et plus large. (p. 68-69)

Ce coup d'œil immédiat et complet, c'est celui que va procurer le théâtre nouveau, le drame : une représentation qui, retenant les antinomies du réel (le sublime et le grotesque) et les contraires au sein du théâtre (la tragédie et la comédie), donnera à voir — c'est-à-dire à comprendre d'un coup — les révolutions, dans leurs profondeurs, comme les péripéties d'un spectacle, à les saisir sans concept ni discours.

« Si le poète établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d'être faute, lorsque par ce moyen il arrive à la fin qu'il s'est proposée ; car il a trouvé ce qu'il cherchait. Qui dit cela ? c'est Aristote » (p. 109). Tel est le théâtre depuis toujours, et tel le drame doit être, maintenant que le monde a changé de face.

Dans son livre magistral, Le Roi et le bouffon, consacré au théâtre d'Hugo, Anne Ubersfeld raconte l'histoire d'une infortune continue, comment et pourquoi Hugo ne trouvera jamais son public, comment et pourquoi la révolution de Juillet, contrairement à ce qu'il attendait, ne lui amena pas le public de son drame[5]. En substance, la révolution bourgeoise engendra le public en habit noir d'Alexandre Dumas et de son Antony, à tous points de vue en prose (1831) et non pas celui qui aurait compris les enjeux politiques et esthétiques — esthétiques d'abord et surtout — que posait Hugo, un peu trop a priori.

En attendant, la pièce de Cromwell, telle qu'écrite, déporte ou reporte trois fois la représentation de la Révolution française : elle la renvoie à une représentation de la révolution anglaise ; elle laisse imaginer à des lecteurs ce qu'en serait une représentation effective ; et elle rapporte la pièce et le problème au discours allusif et préliminaire d'une Préface.

Tel est le chantier dans lequel l'apprenti Victor Hugo s'enferme, et qu'il mène à la perfection, comme chantier.

La pensée du dramatique

Il y a le geste révolutionnaire : la décapitation du roi. Ce geste représente une rupture essentielle et il est ambivalent. D'un côté, il prive le corps social de son chef et de son père ; il est contre nature et il atteint Dieu même. Le docteur Jenkins, à propos de Cromwell, acte IV, sc. 7 :

Il a du roi son maître oublié l'allégeance ;

Cas prévu par la loi qui frappe en sa vengeance

Qui laedit in rege majestatem Dei.

Et Lord Ormont, à Cromwell, acte IV, sc. 8 :

Je vous le dis encore, éloignez-vous de moi,

Vous dont la main toucha la majesté d'un roi.

À quoi répond Cromwell :

Va, le sang tantôt souille et tantôt purifie.

Car ce geste en même temps libère le corps social d'un roi pris en faute de tyrannie et permet le développement de l'Histoire. Cromwell, toujours à Lord Ormont :

Régicide ! — toujours. C'est leur mot ! leur raison,

Jetée à tout propos, mise en toute saison !

L'ai-je donc mérité ce nom de régicide ?

Ces peuples repoussaient un illégal subside ;

Je fus sévère et pur, Charles fut imprudent.

Sa chute fut un bien, sa mort un accident.

Il avait des vertus, je les vénère. En somme,

J'ai dû frapper le roi, tout en priant pour l'homme.

Sur scène, cette ambivalence est soutenue, de manière impartiale, c'est-à-dire par des protagonistes qui s'équilibrent en persuasion dramatique. Quel que soit le caractère du protagoniste, sincère ou non, cynique moderne ou noble archaïque, amoralité ou haute moralité, la loi du drame lui donne égale valeur. Aux yeux du spectateur, elle intègre toutes ces données, et elle les met en équivalence, dans son ordre — sans quoi il n'y a pas de drame. C'est justement pour cela que les scènes tragiques peuvent et doivent être imprégnées de comédie.

 

Il y a la figure de Cromwell, divisée entre la fonction libératrice du héros et la tentation de se faire roi. Cromwell est « le centre et le pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion » (Pr, 101).

Or voilà que le moment se présente à lui, retournant le héros en roi, de fonder une dynastie nouvelle et pure d'antécédents :

C'est l'instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d'une fortune possible, maître de l'Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l'Écosse dont il fait un pachalik, et de l'Irlande, dont il fait un bagne, maître de l'Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d'accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L'histoire n'a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. (p. 100)

Cromwell est le génie d'un moment de l'Histoire : l'incarnation, certes trop humaine, de ce moment-ci. Et la pièce de Cromwell est — se veut être — un moment de l'histoire du Théâtre, celui où se rencontrent l'esprit de la Tragédie et celui de la Comédie.

Dans l'imminence de cette catastrophe, à l'acte V, sc. 8, la parole est à Milton, le poète aveugle du Paradis perdu. Il paraît, disent les didascalies, « accompagné de son guide », « Il s'avance lentement et se tourne longtemps vers le trône, comme abattu par un sombre désespoir » :

Il le faut. C'en est fait ! — Buvons tout le calice ;

Sans en perdre un tourment acceptons le supplice ;

Voyons faire ce roi ! — Le théâtre est dressé.

Il sera donc, avant que ce jour ait passé,

Descendu dans la tombe ou tombé sur un trône !

[…]

Hélas ! à Cromwell roi Cromwell héros s'immole.

 

Dans ce jardin des Oliviers, Milton parle au nom du Peuple, de Dieu et de l'Histoire.

Mais, à la scène 12, au dernier instant, Cromwell paraît se réveiller, il renonce à la couronne :

Mylords, messieurs, Anglais, frères qui m'écoutez,

Je ne viens point ici ceindre le diadème,

Mais retremper mon titre au sein du peuple même,

Rajeunir mon pouvoir, renouveler mes droits.

L'écarlate sacrée était teinte deux fois.

Cette pourpre est au peuple, et, d'une âme loyale,

Je la tiens de lui.

Suit un long discours où la mauvaise foi, la cagoterie, les raisons vraies ou fausses, les menaces s'étalent à loisir. C'est l'écho de tous les discours des dictateurs de l'histoire et du théâtre, une mine où puiser des explications de texte. Suit le contrepoint à la grande scène d'Auguste dans Cinna, mais traitée dans l'esprit de Shakespeare : Cromwell confond les conjurés. Dans un mouvement de mépris et de cynisme, et de fausses cajoleries, il leur pardonne. S'adressant au peuple qu'il capte à son profit,

Peuple saint, épargnons nos ennemis rampants.

L'éléphant a pitié d'écraser les serpents.

Qu'ainsi toujours le ciel vous sauve des embûches,

Vases d'élection !

il reçoit ses acclamations. Ainsi le sublime s'abîme-t-il dans le grotesque, selon les commandements de la nature et du drame nouveau.

Dénouement : Syndercomb se précipite vers Cromwell, le poignard à la main. Le peuple le désarme et le jette à la Tamise. Le dernier mot appartient à Cromwell, « rêveur » :

                                               Quand donc serai-je roi ?

Rien n'est résolu dans le personnage de Cromwell. Son rêve demeure et le travaillera toujours. Le problème de Cromwell continue aussi à travailler le poète et est censé continuer à travailler le spectateur hypothétique. Ce problème continue à travailler l'Histoire elle-même : selon Michelet et suivant ses sources officielles, au 9 Thermidor, dans la Convention, un Tallien, « comédien impudent, tirant un poignard, dans une pose mélodramatique », jettera à la face de Robespierre l'insulte de nouveau Cromwell, le nom d'un révolutionnaire qui vira au tyran et pensa se faire roi. Commediante, tragediante, de Shakespeare à Cinna, à Collot d'Herbois et à ceux qui peuplent la scène de Victor Hugo, les conjurés du monde ont tous quelque chose de grotesque, dans leurs victoires, dans leurs échecs ou avant d'être pardonnés. Mais le Souverain, le Peuple lui-même ?

Dans le Cromwell, l'absence de dénouement, la veulerie et l'incapacité du peuple, le détournement sacrilège de l'une des sept paroles du Christ en croix, qui condamnera Syndercomb à la noyade (Cromwell : « Frères, je lui pardonne. Il ne sait ce qu'il fait », v. 6400), tout cela présente aux spectateurs une page d'histoire illisible. Doivent-ils conclure à l'absurdité de l'Histoire ou à une Raison qui déborderait leur raison ? Peut-être est-ce le sens de cette pièce injouable, de laisser place à cette incertitude.

 

D'évidence, l'apprenti connaît ses classiques — ses maîtres.­ Sur des figures imposées (les complots et les traîtres, les poignards, les cœurs purs et la corruption, les bouffonneries et les calculs, la confusion des sentiments et des valeurs…), il trace les arabesques de sa liberté, d'une liberté encadrée dans les limites tracées par les maîtres. Dans la Préface, il écrit la prose hautaine du jeune âge, qui sait ce qu'il vaut, à défaut de savoir exactement ce qu'il veut ni qui il est. Il manie par milliers l'alexandrin, le grand vers français, le seul fidèle au poste, imperturbable et pas du tout coiffé d'un bonnet rouge, quoi qu'il en pense et quoi qu'il en dise plus tard : syllabisme, bannissement de l'hiatus, diérèses, césure à l'hémistiche — oui, rebelle censément mais toujours revenue —, enjambement des classiques, le compte y est :

Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d'une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C'est le nœud qui arrête le fil. C'est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? (p. 95)

Censément, ils y entrent tout nus, sans le déformer. « Comme Dieu, le vrai poète est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l'effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d'or » (p. 92). Privilège royal, de droit divin : le poète, lui, n'a pas fait sa révolution, Mais on est bien en France, et l'enjeu est à la fois la Révolution française et, principalement, le théâtre français.

Poésie de l'Histoire, poésie d'un moment

Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l'histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. […] Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu'en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d'évêque appuyée au trône de Louis XIV. (p. 99)

À travers l'évocation de Bossuet, une vieille figure hante la pensée de Hugo, celle de l'alliance du trône et de l'autel, à laquelle met fin la Révolution française. En 1669, au moment de l'oraison funèbre d'Henriette de France, reine d'Angleterre, la veuve de Charles Ier, morte en exil à Saint-Germain, la révolution anglaise n'est plus un mystère : aux yeux de Bossuet, elle a livré toutes ses conséquences, elle est terminée. Le prélat peut déployer l'explication de l'événement par la Providence divine : la révolution anglaise s'achève en leçon d'histoire et de morale faite au roi de France et, à travers lui, à tous les rois de la chrétienté. Aux fautes des rois d'Angleterre contre la religion catholique, la punition de Dieu : Cromwell est le fléau de Dieu, que Carr, le conjuré puritain, évoque de son côté dans sa malédiction (acte V, sc. 8) :

Tu n'es rien par toi-même. Instrument de colère,

Tu n'es que le fléau qui bat le blé dans l'aire.

Cependant, si Carr pouvait porter le point de vue de Bossuet — futur pour Carr, ancien pour Hugo —, il ne porte pas celui du poète. Il n'est que l'une des voix multiples qui croisent leurs lames dans le drame.

Pour l'écrivain, le personnage de Cromwell reste mystérieux, comme les deux révolutions, française et anglaise : parce qu'elles portent la Terreur comme principe de gouvernement dans une société, parce que la décapitation du roi s'est imposée dans l'imaginaire de la Révolution française et figure désormais dans les représentations des deux Révolutions, parce que subjectivement (par sa famille clivée entre père et mère, par sa génération, par la légende prolongeant l'Empire) il conserve, de la Révolution française, une mémoire encore vive mais contrastée. C'est le moment de ses vingt-cinq ans, quand il a déjà fait du chemin depuis son ode au Sacre de Charles X (Reims, mai-juin 1825). C'est aussi le génie de cet âge, dans un poète puissant, qui ira très loin : il le sent, il ne sait pas encore ni où ni comment. Il croit que ce sera par le théâtre. Il se trompe.

À travers Cromwell, notre Révolution est représentée comme problématique. Par elle, l'Histoire est devenue l'expérience de la pluralité des valeurs et de la guerre qu'elles se livrent. Quand le Bien s'inverse dans le Mal et le Mal dans le Bien, il n'est plus de théodicée — de calcul du meilleur des mondes possibles. Il n'est même plus de mythe de la Destinée, unificateur et consolateur :

[…] c'est bien là l'heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C'est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l'avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. (p. 101)

Il n'y a plus que le spectacle — cathartique ? — d'un pur échec. Il n'y a plus que le seul drame, quand le génie d'un jeune homme met toute sa force à constater ce qui est comme il est, et à le faire constater à des spectateurs qui ne sont encore que des lecteurs.

La Révolution, c'est l'image énigmatique de la force des choses, de son énergie, en ses effets : au dénouement de la pièce, les choses découvrent leur résistance aux rêves d'accomplissement personnel mais aussi au progrès indéfini de la Raison et à la volonté générale, leur caractère inassimilable à l'esprit de l'héroïsme. Deuil des Lumières, deuil du théâtre classique français. La présence ici de Milton, le poète épique de la Chute, invoque l'esprit du lyrisme et, pour l'heure, l'échec de son prophétisme, l'un des bouffons (acte V, sc. 7), égalant sa parole à la leur : « Voici maître Milton : — nous sommes au complet. » Nef des fous. Il faudra attendre les grands poèmes des Contemplations et La Fin de Satan pour envisager une fin de l'Histoire, quand la force du poème s'avancera, portée par l'énergie d'un verbe lyrique irrésistible, par centaines et milliers d'alexandrins.

Le drame, c'est l'image énigmatique d'un conflit irréductible entre la force de l'Histoire et l'exigence de la conscience. Le drame de l'Histoire, c'est celui des destinées asservies au mouvement des choses et des événements. Le drame des consciences, c'est celui de l'aveuglement des personnages à cet asservissement, qu'ils soient le Peuple, Cromwell, ou Milton, acteurs ou prophètes. L'un et l'autre drame sont représentés ensemble sur la scène, de manière objectivée et ironique.

Enfin ils sont commentés par la voix théorique de la Préface, elle-même aveugle à l'échec du drame romantique — que révèlera l'histoire du théâtre comme destinée de ce qui se voulait la révolution de l'esthétique incorporée dans la révolution politique, c'est-à-dire l'instauration d'un théâtre national et populaire. Fortune d'une Préface, infortune de la révolution qu'elle prétendait annoncer.

L'atelier du poète dramatique

Rien de tout cela ne va de soi. D'un côté, il faudra attendre les années et d'avoir abandonné l'idée d'une révolution de la scène française. De l'autre, tout paraît se résumer à l'exécution d'une poétique.

On transposera les intrigues mortelles de Paris et les discours de la Convention ou des Jacobins dans la taverne des Trois-Grues, à Whitehall (le jardin, diverses salles du palais) et à Westminster, par une métaphore géante, qui sauvegardera la distinction entre les deux Révolutions : en toute rigueur de la poétique, le deuxième terme de la métaphore n'est pas le premier comme l'imitation de la nature n'est pas la nature : toujours Aristote. Cela s'appelle respecter « la couleur des temps », sans laquelle l'esprit du moment historique ne recevrait pas la garantie de son lieu :

Le théâtre est un point d'optique. […] Non qu'il convienne de faire, comme on dit aujourd'hui, de la couleur locale, c'est-à-dire d'ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur une ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n'est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l'œuvre, d'où elle se répand au dehors, d'elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l'arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit y être dans l'air, de façon qu'on ne s'aperçoive qu'en y entrant et qu'en en sortant qu'on a changé de siècle et d'atmosphère. (p. 91)

Cela s'opère à coups de didascalies, c'est-à-dire à force de descriptions — en forme ­de textes séparés­ — qui voudraient, saturant l'espace scénique, acte par acte, le caractériser, comme si c'était un personnage, comme les conjurés et les fous de Cromwell, comme Milton ou comme Cromwell lui-même. Le drame est une totalité organique qui réunit en un seul corps le génie du moment et le génie du lieu. La vérité du moment historique n'a plus partie liée avec les autres moments de l'Histoire que par son génie particulier et par le leur, qui est d'enfermer particulièrement l'universel dans chaque moment particulier. Rapports lyriques. L'apprenti ne tombera pas dans le piège grossier du terme à terme, il connaît sa théorie et il écoute son génie.

La scène des classiques français était un espace abstrait, indifféremment universel. Celle du drame doit être un universel singulier, plein de choses et d'êtres, de groupes d'êtres en luttes — tout cela signifiant —, et même du ciel de ce moment-là. Ainsi à l'acte IV, dans la didascalie qui décrit la poterne du parc de Whitehall, rien ne manque à cette peinture, ni les massifs du parc saturant obscurément l'espace ni les ornements très nombreux de la poterne, ni le ciel sombre ­— ni la nuit, « close » :

À droite, des massifs d'arbres ; au fond, des massifs d'arbres, au dessus desquels se découpent en noir, sur le ciel sombre, les faîtes gothiques du palais. À gauche, la poterne du parc, petite porte en ogive très ornée des sculptures. — Il est nuit close.

Mieux encore, au début de l'acte V, pour la grande salle de Westminster, où des ouvriers préparent le dais sous lequel le Protecteur doit être couronné — ou bien doit être assassiné : « Il est trois heures du matin ; le jour commence à poindre […] » Quel est le ciel de ce jour, de cette heure, le ciel physique et astrologique ? Nous sommes en effet au 26 juin 1657, la journée dans laquelle chacun songe à celle du 30 janvier 1649 (« le trente de janvier », qui remplit plusieurs fois l'hémistiche d'un alexandrin). Ce matin de juin, les ouvriers se souviennent « d'une nuit froide et noire,/ De la nuit du vingt-neuf au trente de janvier », d'avoir alors travaillé pour mylord Olivier à l'échafaud du roi Charles. Un jour et son lieu et son climat, totalisant par distinction et synthèse l'autre jour, l'autre lieu et l'autre climat. Et, dans ces jours-là, totalisés eux aussi en l'esprit de la pièce : le 21 janvier 1793 et le 10 thermidor an II — jour de « l'assassinat », écrira Michelet, de Robespierre. Plein hiver, plein été.

Nous ne sommes pas dans l'esthétique vériste qui triomphera provisoirement avec Antoine vers 1900 mais dans celle des concrétisations dialectiques, entendons : d'un moment de l'Histoire dans un autre moment de l'Histoire ­— et du remplissement d'une idée abstraite, celle de la scène romantique, dans l'acte de sa représentation de l'Histoire.

Le reste est affaire d'un savoir-faire, qui est grand : mêler le grotesque au sublime, esquisser d'un trait une mentalité ou une attitude, restituer à chacun son langage, organiser des mouvements de groupes et de foules, et surtout construire une intrigue complexe qui engage un personnel scénique considérable et des péripéties nombreuses. Quant à la critique, exiger qu'elle sorte de ses normes et bon goût pour se mettre au point de vue du génie : « On quittera, et c'est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés » (p. 107).

Dans la Préface, faire jouer les images et les concepts, manier l'ironie et la polémique, feindre la désinvolture, conduire une réflexion plus complète et plus rigoureuse qu'il n'y paraît…

 

Vers la fin de sa Préface, l'apprenti n'a pas l'air pressé d'affronter la scène. Il invoque la longueur de la pièce, « l'impossibilité d'en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre dans l'état d'exception où il est placé entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique » (p. 103). Un jour peut-être, si la disparition de la censure le lui permettait, « il pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et qui serait sifflée » :

C'est pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène, il s'est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s'ils achèvent d'éloigner son drame du théâtre, ont du moins l'avantage de le rendre presque complet sous l'angle historique. (p. 103)

Au fond, l'apprenti a livré son chef-d'œuvre d'ouvrier, et cela lui suffit pour le moment. Comme un classique, et comme si sa pièce avait connu le succès au théâtre, il la publie accompagnée de sa préface. C'est un tout « presque complet » de virtuosité professionnelle, qu'il laisse à l'histoire littéraire le loisir de visiter, de commenter, de comprendre et d'expliquer. Elle n'y a pas manqué, y découvrant les traits esquissés de théâtres futurs et les premiers crayons du génie d'Hugo, lequel paraîtra plus tard, mais plus jamais au théâtre : dans Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables et, après l'exil et la Commune de Paris, dans le roman de Quatrevingt-treize. Alors il sera libre de toute obédience et vérification autre que celle de l'avenir, déployé à nos yeux et aux siens, selon sa Raison propre.

Pour l'heure, Victor Hugo se préoccupe moins du devenir de la Révolution française que de l'avenir de la révolution théâtrale. En 1874, il se préoccupera de l'avenir de l'Europe et de l'humanité. Là résidera, à son sens, le débouché de la Révolution française.

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3 Georg Büchner, La Mort de Danton
La Révolution française vue d'Allemagne en 1835

Autre drame, autre théâtre, autre vue sur la Révolution française mais directe celle-ci, et centrée sur l'un des acteurs emblématiques de l'événement, Danton[6]. Dix ans à peine après le Cromwell de Victor Hugo, un homme très jeune, né en 1813 en Allemagne dans les jours mêmes de la bataille de Leipzig, écrit à Darmstadt en 1835 la pièce La Mort de Danton, avant de fuir à Strasbourg sous le coup d'une enquête en agitation politique. Depuis les révolutions de 1830, et plus anciennement encore depuis le reflux des armées françaises de la Révolution et du premier Napoléon, l'empereur de la République française, les désillusions là aussi se sont accumulées.

Quelques temps après sa pièce, sur commande, Büchner traduit deux drames de Victor Hugo, Lucrèce Borgia et Marie Tudor, tous deux en prose. Cela évidemment ne veut pas dire qu'il connaissait le Cromwell. Puis il travaille à son Woyzeck qu'il laissera inachevé : il meurt du typhus en 1837, ayant tracé le parcours d'une étoile filante dans le théâtre allemand.

Ce Danton rencontre d'abord le sort du Cromwell, il n'est pas joué : la censure ne le laisserait pas passer de la part d'un auteur déjà suspecté, il demanderait une mise en scène pour un personnel nombreux et par tableaux compliqués à mettre en œuvre, et surtout il n'est pas dans l'esthétique de son temps, ni en Allemagne ni ailleurs.

Cependant la disgrâce durera moins d'un siècle. Pour les premières fois, en Allemagne, en 1902 et 1916, il rencontre un public, la deuxième fois en pleine guerre, à travers une mise en scène de Max Reinhardt. En France, à partir de 1948, avec Jean Vilar puis dans son TNB, la pièce trouve son public, lequel se renouvelant avec les générations lui fera un succès, plusieurs fois et jusqu'à maintenant.

Mais, si passionnante qu'elle puisse être, l'histoire de ces représentations et de leur réception ne nous regarde pas ici. Le parti pris va au texte de Büchner, c'est-à-dire à l'une des réponses que la littérature formule et objecte à l'égard de la Révolution française.

Le théâtre, selon Camille Desmoulins

Acte 2, scène 3. Camille Desmoulins s'adresse à Lucile, sa femme, et à Danton. À première vue, il n'est pas le plus qualifié pour définir ce que doit être le théâtre, mais ce n'est pas Fabre d'Églantine, autre personnage de la pièce et auteur d'aimables comédies, qui saurait pourtant porter la voix de Büchner. Alors, en toute invraisemblance, autant que ce soit un jeune révolutionnaire français qui attaque l'esthétique idéaliste de l'école allemande et morigène ses spectateurs :

Camille. Je vous le dis, s'ils [les spectateurs] ne reçoivent pas tout sous forme de copies malhabiles étiquetées en théâtres, concerts et expositions de peinture, ils n'ont ni yeux ni oreilles. Si quelqu'un taille une marionnette pendue au bout du fil qui la fait gesticuler, et dont les articulations craquent à chaque pas en pentamètres ïambiques, quel personnage, quelle logique ! Qu'un autre prenne un petit sentiment, une maxime, une idée et lui mette habit et culotte, des pieds, qu'il lui maquille le visage et le mette à la torture à travers trois actes, jusqu'à ce qu'enfin il se marie ou se mette une balle dans la tête — c'est l'idéal ! Que quelqu'un vous bâcle un opéra qui traduit l'essor ou l'abattement de l'âme humaine comme un sifflet à eau imite le rossignol — ah, quel art !

Faites sortir les gens du théâtre dans la rue : ah, quelle pitoyable réalité ! […] De la création qui se renouvelle autour d'eux et en eux à chaque instant, ardente, tumultueuse, brillante, ils n'entendent et ne voient rien. Ils vont au théâtre, lisent des romans, imitent les grimaces qui s'y trouvent et disent des créatures de Dieu qu'elles sont ordinaires !

Rien ici qui sente la Préface de Cromwell. La leçon vient de l'un des principaux protagonistes de la pièce, jetée là à la diable dans l'un de ses tableaux, juste au moment où Danton va apprendre la décision du Comité de salut public annonciatrice d'une mise à mort. Tel est le programme d'un théâtre qui sorte de l'esthétique des conventions pour porter sur la scène les créatures de Dieu prises dans les aventures passionnantes de la Révolution française. Non pas brutes de décoffrage selon les principes futurs du naturalisme, mais placées dans une lumière qui les révèle comme elles sont, telles qu'en elles-mêmes enfin : dans la Révolution française, elle-même, dans ses événements, telle qu'elle se manifesta et ici se rejoue.

Quelle lumière ?

Le théâtre selon Büchner

Voilà le texte d'une pièce qui ne ressemble à rien. Si nous lui cherchions une référence, la plus proche serait le drame selon Shakespeare, qui y fait l'objet de nombreuses réminiscences. Mais finalement il n'est pas tellement utile de lui chercher une référence : son génie se suffit à lui-même.

La Mort de Danton n'est pas le déploiement d'une action dramatique. La pièce ne relate pas le commencement, la continuation et la fin de l'intrigue qui va abattre Danton. Séparément, ses mouvements vigoureux sont des surgissements sur le théâtre, des apparitions ou des espèces d'éruptions d'énergie, des tableaux vivants : du peuple, de la rue, de personnages qui se croisent éventuellement en conversations vives, ou bien seuls, discourant ou cauchemardant. Des tableaux vivants, mais qui n'auraient pas la fixité hallucinatoire du genre tableau vivant. Des événements par eux-mêmes, des scènes, détachées les unes des autres et s'enlevant chacune sur le théâtre.

Là réside la principale différence avec le Cromwell, lequel justement présentait aussi des tableaux, mais si allégoriques de la Révolution française, tellement soignés, picturaux, léchés même, et si soigneusement et étroitement, si classiquement liés entre eux que l'énergie de la Révolution ne passerait jamais, qu'ils repoussaient même l'idée d'une représentation théâtrale. Le texte de Büchner l'appelait au contraire : vrai texte de théâtre, tranchant, dont les éclats et les sautes de tonalités suggèrent le caractère sauvage de la Révolution française, qu'aucun ordre dramatique ne saurait enchaîner. Elle y est, la force erratique de la Révolution, au moment choisi de son histoire où son énergie passe de Danton à Robespierre. Il fallait des héros, des conducteurs d'électricité plutôt que des caractères, une prose endiablée plutôt que des vers. Pour cela, il fallait quitter Aristote et aussi une tradition séculaire qui liait la scène des théâtres à la perspective illusionniste inventée par les peintres du Quattrocento. ter aux tableaux du théâtre la fixité indument empruntée à la peinture.

Ces scènes se succèdent sur une durée de six jours, entre le 30 mars 1794 et le 5 avril — une espèce de passion de Danton et de Robespierre. Durée resserrée qui ne vise pas à une unité d'action mais à une profusion de vues brèves et frappantes, centrées sur le personnage de Danton, souvent présent parfois absent, dans tous ses états.

Ces apparitions de la Révolution française n'ont rien de fantomatique, elles ne sont pas non plus les fantaisies d'une imagination ni des peintures ou des gravures de la Révolution comme le XIXe siècle en a produit par milliers. Büchner, nous dit-on, s'est sérieusement documenté. Il a lu l'Histoire de la Révolution française (1823-1827) de Thiers, et peut-être celle de Mignet, l'ami de Thiers (1824), et sûrement une compilation allemande sur la Révolution française publiée en fascicules, que son père s'était procurée par abonnement.

Les personnages principaux sont des députés de la Convention, des membres du Comité de Salut public et du Tribunal révolutionnaire : Danton et Robespierre, Camille Desmoulins et Saint-Just, Collot d'Herbois, Billaud-Varenne et Hérault-Séchelles (sic) ; Fouquier-Tinville, Hermann et Dumas ; les femmes de Danton, Julie et de Camille, Lucile ; la petite Marion qui raconte l'histoire de ses prostitutions à Danton, toute une population de bourgeois, d'hommes et femmes du peuple, de grisettes et de bourreaux.

Büchner choisit parmi les événements qu'il trouve dans la documentation dont il se sert sans s'y asservir. Ainsi il écarte la réunion des trois comités de Salut public, de Sûreté générale et « chose inouïe », écrira Michelet, du quatrième, de Législation, réunion que Robespierre et Saint-Just avaient convoquée dans la nuit du 30 au 31 mars et dans laquelle sera décidée la mort de Danton et de ses amis en même temps qu'une redistribution des pouvoirs dans la main de Robespierre. Cette réunion est pourtant bien attestée, de témoignages et de documents. Michelet lui consacrera un chapitre entier de son Histoire de la Révolution française : « Tout le monde baissait la tête, on était navré, malade. […] Ce long supplice des trois Comités étant fini, les bougies aussi finissaient et la lumière défaillait. Les têtes se relevèrent un peu ; les ternes regards se tournèrent vers Robespierre, plus pâle que l'aube blafarde de mars. Il ne donna pas un signe. » Ils obéirent, même pas au doigt et à l'œil. Mais c'est le récit d'un écrivain qui évoque la Révolution par une espèce de sorcellerie et veut la faire voir, c'est son regard, c'est son style. Ce n'est pas celui de Büchner, homme de théâtre, et singulier dans le théâtre, qui fait voir directement et brutalement, sans phrases.

À cette nuit-là, Büchner substitue une autre nuit qui, dans le temps, censément la précéda, on ne sait ni où ni quand ni ce qui s'y dit. Sa dramaturgie l'exige. Il prend chez Mignet et dans sa compilation allemande cette visite de Danton à Robespierre, dont les historiens font état sans aucune certitude sur le fait et sans pouvoir donner aucune précision. Et il l'invente.

Mouvements de Robespierre

Acte I, scène 6, dans « une chambre », en pleine nuit, Danton est venu sur le terrain de Robespierre. Robespierre : « Celui qui tombe dans mes bras quand je tire l'épée est mon ennemi, quelles que soient ses intentions, celui qui m'empêche de me défendre me tue aussi sûrement que s'il m'attaquait. » Danton : « Je ne vois aucune raison qui nous contraigne de continuer à tuer. » Robespierre invoque la Vertu à laquelle il s'identifie et la nécessité pour la Révolution de punir le Vice, auquel et par prétérition il identifie Danton : légitime défense et nécessité métaphysique. Je suis la Vertu, je suis la Révolution, rien que ta présence ici nous menace de mort, elle et moi.

Danton en appelle à la voix de la conscience en Robespierre, formée censément dans la lecture de Rousseau : « N'y a-t-il donc rien en toi qui te dise souvent en secret, sans bruit, tu mens, tu mens ! » Danton s'en va, disant à l'ami qui l'accompagnait : « Nous n'avons pas un instant à perdre, il faut nous montrer. »

Danton sorti, Robespierre : « Je ne sais pas quelle partie en moi trompe l'autre. » Survient Saint-Just, qui apporte l'idée de réunir les Comités, le programme de cette réunion, la décision à obtenir, ainsi que la liste toute prête de Danton et de ses amis, y compris Camille Desmoulins. « Camille », dans la distribution des personnages, car il est l'ami très proche de Robespierre comme de Danton.

Resté seul, Robespierre repense à l'article de Camille dans son journal Le Vieux Cordelier, que Saint-Just, obligeant Iago — jaloux de Camille auprès du Maître ? Lequel est le plus près de Son cœur ? —, vient de lui mettre sous les yeux :

« Robespierre, ce messie sanguinaire sur son calvaire entre les deux larrons Couthon et Collot, où il sacrifie et n'est pas sacrifié. Les sœurs dévotes de la guillotine à ses pieds comme Marie et Madeleine. Saint-Just, comme saint Jean repose près de Son cœur et fait connaître à la Convention les révélations apocalyptiques du Maître, il porte sa tête comme un ostensoir. »

Je n'ai pas trouvé ce passage dans Le Vieux Cordelier[7]. Büchner l'aura inventé, mais c'était un thème qui traînait chez les ennemis de Robespierre. Et Michelet pourra écrire : « Tout grand homme politique doit craindre d'être touché de près. Mais combien plus Robespierre, un prêtre, une idole, un pape. […] De hasarder la parole contre Desmoulins, il n'y avait pas à y songer. Un Dieu qui discute est perdu. […] Il ne pouvait plaisanter Desmoulins, mais bien le tuer. »

Au lieu de s'en indigner ou d'en être blessé comme on peut l'être par la trahison d'un ami, Robespierre s'empresse de ratifier et de développer cette image née sous la plume d'un journaliste de talent, et le voilà qui se perd dans la solitude d'un jardin des Oliviers :

Robespierre : Oui, oui, messie sanglant, qui sacrifie et n'est pas sacrifié. — Lui les a rachetés de son sang, et moi je les rachète avec le leur. Lui a fait d'eux des pécheurs, et moi je prends le péché sur moi. Lui avait la volupté de la douleur, et moi j'ai le tourment du bourreau. […] À la vérité, le Fils de l'homme est crucifié en chacun de nous, nous luttons tous au jardin de Gethsémani dans une sueur de sang, mais personne ne rachète autrui avec ses blessures. — Mon Camille ! — Ils s'éloignent tous de moi — tout est désert et vide — je suis seul.

Ecce homo… Il est Pilate, il est Jésus, il est tous les hommes. C'est lui qui le dit… C'est le théâtre qui le lui fait dire, lui attirant notre dérision, notre pitié, notre terreur.

Tableau, non pas d'un caractère mais d'une folie, d'une folie mystique, d'une forme furieuse de cette folie : tableau clinique.

Büchner était étudiant en médecine, apprenti médecin. Diagnostic : l'homme qui tient la direction réelle de la Révolution, qui se prenait déjà pour la Vertu en personne, se prend maintenant pour Jésus-Christ Rédempteur en proie à l'agonie. Pronostic : cet homme mourra dans une mer de sang, celui des autres et le sien.

Dès le début, les scènes de la pièce sont des tableaux cliniques.

Acte I, scène 5, juste avant cette scène de la folie, une scène de bordel. Comment Büchner présente-t-il les jeunes prostituées que fréquentent Danton et ses amis ? Comme les présentent Danton lui-même et ses amis. Dans leur naïveté et dans leur histoire personnelle, dans leur réalité, dans leur sensualité, tendrement en somme, mais aussi brutalement, médicalement. Hors mythologies romantiques ou antiques, comme on doit traiter les prostituées et les hommes qui les fréquentent et comme sont les maladies qu'elles portent :

Lacroix : [à la jeune Rosalie] Écoute un peu. Un moderne Adonis n'est pas déchiré par un sanglier, mais par des cochons, il n'est pas blessé à la cuisse, mais à l'aine, et de son sang ne jaillissent pas des roses mais des fleurs de mercure.

Danton : Mademoiselle Rosalie est un torse restauré, où seuls les pieds et les hanches sont antiques. C'est une aiguille magnétique, ce que le pôle tête repousse est attiré par le pôle pied, le milieu c'est un équateur où chacun doit se faire baptiser au sublimé lorsqu'il passe la ligne pour la première fois.

Lacroix : Deux sœurs de charité [Rosalie et Adélaïde], chacune d'elles sert dans un hôpital, c'est-à-dire son propre corps.

Le peuple ne sera pas mieux servi, un ramassis de misérables, les hommes avinés et battant leurs femmes, tous applaudissant à la rhétorique de Robespierre et de ses agents. Ni d'ailleurs les représentants de la nation : manipulables à tout instant et à tous besoins, pusillanimes, éperdus de peur.

Bien plus tard, des commentateurs et des critiques de théâtre s'étonneront de cette approche ou même s'en scandaliseront, venant d'un révolutionnaire. C'est que Büchner, dans son théâtre, prend le parti de la vérité et qu'il voit dans l'éclat de la vérité la seule poésie possible : c'est la poésie de ce qui est, quand cela se met en mouvement dans une révolution. Si la Révolution ne supporte pas ce regard-là, est-elle une révolution véritable ou bien un jeu sanglant de politiciens, dans lequel le peuple sera toujours l'idiot utile et consentant ? C'est bien l'enjeu de La Mort de Danton, de porter, sur un théâtre libéré de ses fadaises, illusions et tromperies, la réalité de la Révolution française. C'est l'un de ses héros qui le proclame.

Danton

La Révolution française par sa population. Pourquoi Danton plutôt que Robespierre ? Parce que la mort de Danton marquerait le moment où celui qui cherchait à mettre un terme à la Terreur, sinon à la Révolution, et le pouvait, succombe ? Comment ce moment-là fut-il manqué ? Par faute d'attention à l'égard de la réalité, par légèreté et présomption.

Dans la scène justement, où ils plaisantaient les filles, une fois celles-ci parties, Lacroix avertit Danton : à la séance des Jacobins, Robespierre, au nom de la vertu, a menacé sans nommer personne : « Il lui faut une tête de poids. » Ses amis le pressent d'agir, mais Danton : « Je le sais, la Révolution est comme Saturne, elle dévore ses propres enfants. Après un moment de réflexion : Non, ils n'oseront pas. » Lacroix insiste. Danton invoque la mythologie, son nom, le peuple… Il finit par promettre :

Danton. Demain je vais chez Robespierre, je vais le mettre hors de lui, il ne pourra pas se taire. Demain donc ! Bonne nuit, mes amis, bonne nuit, je voue remercie.

Lacroix. Barrez-vous, mes bons amis, barrez-vous ! Bonne nuit Danton, les cuisses des demoiselles te guillotinent, le mont de Vénus sera ta Roche Tarpéienne.

Le ton de Lacroix, entre la plaisanterie, l'ironie et la prophétie.

Suit immédiatement la rencontre de nuit entre Danton et Robespierre que nous avons vue. Parce qu'il n'y a pas de documents sur cette entrevue ni même de certitude sur le fait qu'elle ait existé, Büchner peut s'en emparer et la remplir au gré de son intuition sur la Terreur et de sa poétique.

Que s'y passe-t-il pour que l'irrésolu Danton en sorte sur une résolution : « Nous n'avons pas un instant à perdre, il faut nous montrer » ?

Il a dû lire dans les propos de Robespierre et dans son regard les marques de sa folie, et le genre d'avertissement que Robespierre délivrait, et que Jaurès décrira en ces termes : « Et parfois, ceux qu'il méprisait et haïssait surprenaient sur son visage l'inquiétant reflet d'une pensée profonde. » Quelle est cette pensée profonde, révélée à Danton ? Toute la carrière politique de Robespierre, toute sa politique, tient dans la comédie de l'homme à principes hanté par le rêve de leur exécution. Ces principes sont indistinctement les droits de l'homme, la haine des gouvernements, la Vertu en tant que la haine et l'envers de tous les vices. Danton et ses amis, en tant qu'hommes perdus comme Cicéron le disait de Catilina, sont le dernier obstacle, la dernière chance et le dernier moyen d'une politique sacrificielle, de sa politique.

Un instant, Danton a dénoncé le mensonge. Il a retrouvé le sens du danger, l'instinct de l'urgence et le moyen d'agir : montrons-nous tels que nous sommes, nous qui n'avons rien à cacher ! Où se montrer ? À la Convention bien sûr, dont ils sont des élus et où le verbe de Danton, sans préméditation et sans détours, dénoncera la folie de Robespierre.

Cependant, au début de l'acte II, au matin — au lendemain matin de la nuit chez Robespierre —, on voit Danton s'habiller. Ses amis sont déjà là. Le premier, Camille le presse.

Danton. C'est très ennuyeux d'enfiler toujours d'abord la chemise et puis la culotte par-dessus et le soir de se glisser dans un lit pour en sortir le matin suivant et de mettre toujours un pied devant l'autre comme ça, on ne peut pas imaginer que ça puisse changer. C'est bien triste de penser que des millions l'ont déjà fait, que des millions vont encore le faire, et que par-dessus le marché nous sommes constitués de deux moitiés qui font toutes les deux la même chose, de sorte que tout se passe en double. C'est bien triste.

Camille. Tu parles tout à fait comme un enfant.

Danton. Les mourants redeviennent souvent des enfants.

Lacroix. Tu cours à ta perte avec tes hésitations et tu vas y entraîner tous tes amis. […]

Qu'est-ce que cet ennui-là ? Une impasse de l'action en proie à la répétition. Une épreuve ontologique de la volonté et même du vouloir-vivre, que, tout occupé lui aussi à la Révolution et à ses expériences du bonheur, Danton ne se connaissait pas encore. Elle l'expose, et elle l'abat.

Rien n'y fera. À un moment, cet homme-là avait perdu le sens du danger, puis il l'avait retrouvé, fugitivement et par un miracle de lucidité en présence de Robespierre. Le sens du danger, c'est un avertissement de tout le corps en présence de l'ennemi mortel. C'était, en ce moment de la Révolution, l'instinct de la conservation, une faculté animale, mais aussitôt reperdue.

Danton. J'ai fait un tour aux sections, ils étaient respectueux mais comme à un enterrement. Je suis une relique, et les reliques, on les jette à la rue. […] On peut compter sur ses doigts : les jacobins ont déclaré que la vertu est à l'ordre du jour, les cordeliers m'appellent le bourreau d'Hébert, la Commune fait pénitence, la Convention, — bon, ça serait encore un moyen ! mais on aurait un autre 31 mai [quand les sans-culottes envahirent la Convention pour lui imposer la mise en accusation des Girondins]. […] Nous n'avons pas fait la Révolution, c'est la Révolution qui nous a faits. […] Il y a eu un défaut quand on nous a fabriqués, il nous manque un je ne sais quoi, mais nous n'allons pas nous étriper pour le trouver, alors à quoi bon nous taper les uns sur les autres ?

Maintenant — dépression du matin ? — c'est le bal des raisons captieuses, politiques, philosophiques et métaphysiques, des analyses catastrophistes, c'est l'effondrement de l'être en ses pensées et dans son corps. L'énergie d'un Danton et sa pensée se vident au pire des moments. C'est peut-être la perte que connaîtra Robespierre, au seul instant où il pouvait encore se sauver, dans la nuit du 9 au 10 thermidor.

Qui dira la sombre beauté lyrique, le puissant intérêt du vivant — de nous, les vivants —, la pitié du vivant pour le vivant — et notre terreur — dans ces moments où la vie dans le vivant s'abandonne au vide, et aux images qui le remplissent, où le vouloir vivre et même la peur lui font défaut, où l'organisme se dérobe ? Büchner, le médecin, sait montrer cela, en portant ces moments sur la scène, mais aussi Michelet et Jaurès dans leurs Histoires, Michon et Domecq dans leurs fictions.

Aux remontrances de ses amis qui l'appellent à agir, Danton ne répondra que par la fascination de la mort :

Danton. Mourir de la guillotine, de la fièvre ou de vieillesse ? Il vaut encore mieux se retirer dans la coulisse d'un pied agile, accompagner sa sortie de quelques gestes gracieux et écouter les applaudissements des spectateurs. C'est très joli, cela nous convient, nous sommes toujours au théâtre, même si pour finir nous sommes transpercés pour de bon.

C'est bien que la durée de notre vie soit un peu réduite, l'habit était trop grand, nos membres ne pouvaient pas le remplir.

Danton, le sanguin, le pratiquant des plaisirs, le passionné de la vie, tombé dans la séduction du plus mauvais des théâtres, celui justement que dénonçait Camille : dans la tentation de sortir en dansant sur un mètre ïambique ! Mais c'est bien cela, la leçon d'anatomie que délivre Büchner : le héros qui soutenait seul la raison, la vérité et la vie contre Robespierre s'effondre par là où il tenait ses raisons et sa vie. Et il emporte dans sa chute le peu d'hommes de bon sens, ses amis.

Cela pouvait ne pas être, mais cela fut. Comme cela devait être, vraiment ?

Tel est aussi le fatalisme du dramaturge, qui le guette lui-même : car le fatalisme est l'ami intime de la tragédie. Cette leçon vaut pour la Révolution française comme pour toute autre révolution à venir : il ne faudrait pas qu'elle devienne un mauvais spectacle, ni pour l'univers ni pour elle-même. Il ne faut pas non plus que le théâtre le cède au guignol tragique.

Paris. Alors fuis, Danton !

Danton. Est-ce qu'on emporte la patrie à la semelle de ses souliers ?

Enfin — et c'est le principal : ils n'oseront pas. À Camille : Viens, mon garçon, je te le dis, ils n'oseront pas. Adieu, adieu !

Danton et Camille sortent.

Philippeau. Il s'en va.

Lacroix. Et il ne croit pas un mot de ce qu'il a dit. La paresse, rien d'autre ! Il aime mieux se faire guillotiner que de faire un discours.

Paris. Que faire ?

Lacroix. Rentrer chez soi et comme Lucrèce étudier la fin le plus convenable.

Lacroix a souvent le dernier mot. Il revient à la paresse physiologique de Danton, qui n'est que l'un de ses vices. Mais aussi, par la Lucrèce romaine en proie au viol d'un Tarquin, il lui revient l'esprit invétéré de la tragédie. Ainsi la science du médecin peut-elle le reconduire à l'idée de la fatalité.

Plus tard, dans d'autres tableaux, Danton retrouvera pour se défendre sa dialectique, son éloquence, sa présence d'esprit — sa présence à lui-même et à l'adversité. Mais trop tard. Il aura manqué le moment. Il ne pourra plus se montrer, ni montrer Robespierre, il sera incarcéré physiquement et immobilisé moralement dans les rets des fous intelligents et de leurs exécutants obligés.

La Révolution sur la scène

La lumière brutale dont Büchner inonde son théâtre n'est pas celle des bougies pâlissant dans un matin de fin mars. Celle-ci convient au récit crépusculaire qui viendra près de vingt ans plus tard, celui de Michelet, tout aussi terrible, mais ironique d'une autre manière et selon une tout autre éloquence.

Le jeune médecin est attentif à l'énergie à l'œuvre dans les êtres vivants, à sa disparition et à son retour, à sa circulation entre les organismes. L'un des deux héros de la Révolution s'effondre quand il s'agirait, sauvant sa peau, de sauver la Révolution : l'autre s'empare de son énergie, il la soutire, il s'y livre et il s'y perdra.

Büchner est un homme de théâtre. Quitter la dramaturgie raisonnée par Aristote et ses successeurs, créer un théâtre par éclats pour faire apparaître l'énergie en tant que telle, pure et simple : l'énergie de la Révolution française. D'où venue, comment dépensée, où se portant ?

Sur ces questions-là, une seule réponse, celle de la scène et de son évidence. Pas d'histoire ou de sociologie, pas d'économie politique, et, au Luxembourg (acte III, sc. 1), la controverse philosophique entre Thomas Payne et Anaxagore Chaumette se dissipe à l'arrivée de Danton et de ses amis. Quant au discours métaphysique de Saint-Just à la Convention (acte II, sc. 7, qui a peur ici de répandre le sang ?), ce sera seulement l'effort supplémentaire que l'énergie de la Révolution française produit dans l'esprit d'un aliéné. Cela fut, cela peut et doit se porter à la scène.

En Robespierre, par la voix de Danton, Büchner dénonce une double imposture : l'identification par Robespierre de sa personne à la Vertu et la décision de faire du combat de la Vertu contre le Vice — psychomachie médiévale — la dernière invention de la politique révolutionnaire. Le sujet est possédé par une idée fixe, hanté de complots réels ou imaginaires, plaintif et complaisant, raisonneur et manipulateur, un œil à l'image qu'il donne aux assemblées et aux tribunes du public, un autre à l'image qu'il a de lui-même et à laquelle aveuglément il adhère. Sur la suggestion de Saint-Just, son âme damnée, il vient d'y joindre la figure messianique de l'Antéchrist.

Robespierre n'est pas un hypocrite pur et simple. Il est un menteur qui colle à la dynamique de son mensonge, il est un hypocrite de haut vol comme Molière en a inventé deux, Dom Juan et Tartuffe, dangereux pour la société et pour eux-mêmes : ils se précipitent au bout de leurs discours — l'un est arrêté par Dieu et l'autre par le pouvoir divinateur du Roi, et Robespierre s'abîmera dans le cataclysme inouï de la Révolution. Michelet dira tout cela autrement et même il soulignera, après ses ennemis girondins, le personnage de comédie : le jeu au bord du déséquilibre, la gymnastique des grands écarts et le danger toujours imminent de mordre salement la poussière, l'inhumanité mécanique de l'Incorruptible, le Robespierre selon Brissot, flanqué de ses robespierrots, le Robespierre qui craint la satire de Fabre d'Églantine l'auteur de la chanson Il pleut bergère !

Dans l'affrontement entre Danton et Robespierre, l'énergie d'un corps s'écoule dans l'autre. Mais cet autre corps, aussi impropre qu'il est possible, ne la reçoit qu'au prix de l'imposture. Dans la bouche de Danton, le mot de menteur dénonce l'opération et vaut malédiction : dans moins des six mois que Danton lui a donnés, l'énergie de la Révolution aura brûlé Robespierre dans une scène où le hasard le dispute aux machinations.

Cependant l'autre fou, c'est Danton, qui n'a pas voulu — ou pas pu —  voir ce qui lui crevait les yeux : que les fous étaient devenus les maîtres de la réalité.

 

Telle est la lumière que porte Büchner sur sa scène. Elle surprend par sa froideur, son haut degré d'ironie et son genre de gaieté iconoclaste, par sa fidélité aux documents, et au ton de la Révolution. Mais cette lumière a à voir aussi avec l'humanité que les médecins portent à l'égard de leurs patients. Ils les écoutent, ils les observent. Ils les aiment, sans illusions et sans phrases. Tout en admirant en eux les inventions de la vie inépuisable, ils voudraient les guérir de leurs impuissances, de leurs dépressions et logomachies mortifères, et de leurs mensonges pitoyables. L'ironie fait partie de leur empathie, et de leur protection contre cette empathie.

En 1835, dans le grand-duché de Hesse, aux dernières nouvelles, les Français se sont donné pour roi le fils de Philippe Égalité, d'un Orléans, du régicide. Büchner est un révolutionnaire averti, qui prend ses distances d'avec son patient, pour le salut du patient et pour la lucidité de son diagnostic. N'ausculter la Révolution française qu'avec précaution.

Le jeu des tableaux entre eux

La science du dramaturge, c'est d'alterner de manière pressante les scènes des intérieurs et celles des extérieurs. Les intérieurs, c'est les chambres où vit et dort Danton, les salons où vivent les deux couples que lui et Camille forment tendrement avec leurs femmes, leurs cauchemars aussi : celui qui fait crier Danton en proie au souvenir des journées de septembre 92, aux massacres qu'il a au moins laissé faire quand il était le ministre de la Justice ; celui qui surprend Camille sommeillant à la Conciergerie, quand il voit le ciel paraître au dessus de lui, non pas ouvert comme pour les martyrs de l'ancien temps mais comme le dernier plafond de l'enfermement :

Danton. Qu'as-tu, Camille ?

Camille. Oh, oh !

Danton, le secouant. Tu cherches à faire tomber le plafond en le grattant ?

Camille. Ah, toi, toi, tiens-moi, parle, toi !

Danton. Tu trembles de tous tes membres, la sueur perle à ton front.

Camille. C'est toi, c'est moi, ah bon ! C'est ma main ! a va, je retrouve mes esprits. Oh Danton, c'était affreux.

Danton. Quoi donc ?

Camille. Voilà, j'étais entre rêve et veille. Et puis le plafond a disparu et la lune est entrée, tout près, tout contre, mon bras l'a attrapée. La voûte du ciel avec ses lumières s'était abaissée, je m'y cognais, je pouvais toucher les étoiles, je titubais comme un homme qui se noie sous une couverture de glace. C'était affreux, Danton.

Danton. C'est la lampe qui jette au plafond un cercle de lumière, voilà ce que tu as vu.

L'extérieur, c'est celui des deux prisons, celle du Luxembourg avant le tribunal, pour quelques jours, où Chaumette, le dernier des hébertistes, accueille les dantonistes en les embrassant fraternellement ; celle de la Conciergerie sitôt après, pour une nuit, l'extérieur dans l'intérieur.

L'extérieur, c'est les rues de Paris, les places, la salle de la Convention, celle du Tribunal révolutionnaire, les réduits où se manigancent les séances et les lieux officiels.

Dans l'extérieur, le discours de Robespierre à la Convention et celui de Saint-Just qui le suit immédiatement, de tonalité et d'intention très différentes (acte II, sc. 7). Le premier retourne l'Assemblée après qu'elle a commencé, suivant d'abord Legendre, à décréter la comparution de Danton devant elle. Quant à celui de Saint-Just, il ouvre la dernière phase de la Terreur par une leçon de théologie et de biblisme : de même que la nature en ses révolutions sacrifie à chaque moment des milliers d'existences, de même la Révolution, comme moment de l'Esprit à l'œuvre dans le monde…

Saint-Just. Il semble qu'il y ait dans cette assemblée quelques oreilles sensibles qui ne peuvent supporter le mot sang. […] Un événement qui change totalement la configuration de la nature morale, c'est-à-dire de l'humanité, ne pourrait pas avancer dans le sang ? L'esprit du monde se sert dans la sphère spirituelle de nos bras, de la même façon qu'il utilise dans la sphère physique les volcans ou les inondations. Qu'importe qu'ils meurent d'une épidémie ou de la Révolution ? […] Moïse a conduit son peuple à travers la mer Rouge et dans le désert, jusqu'à ce que la vieille génération corrompue se soit râpée, avant qu'il ne fonde le nouvel État. Législateurs ! Nous n'avons ni mer Rouge ni désert, mais nous avons la guerre et la guillotine. […] L'humanité sortira du chaudron sanglant comme la terre du déluge, avec des membres d'une vigueur originelle, comme nouvellement créés.

Le Saint-Just de Büchner pense la Révolution d'après des mythes diluviens. Plus tard, au Comité de Salut public, Barère dit à Saint-Just qui vient de sortir pour écrire le rapport qui fermera la bouche de Danton devant le Tribunal : « Oui, va, Saint-Just, tisse tes périodes, que chaque virgule soit un coup de sabre, chaque point une tête coupée » (acte III, sc. 6).

C'est aussi le Saint-Just de ces semaines de mars et avril 94, que Michelet décrira, vingt ans après Büchner, en ces termes : « Celui-ci, d'une foi atroce avec son furieux talent, a tout couvert au hasard d'une blanche écume de rage, ne sachant rien, n'ayant pris nulle information et n'en voulant prendre. » Autre folie, de philosophe, furieuse. Ici la folie d'un idéalisme allemand, de ses raisons circulaires et de sa Raison implacable, dénoncée par un Allemand. Cependant, si Büchner pense à Hegel, ce serait par erreur car celui-ci, dans sa Phénoménologie de l'Esprit, a critiqué le gouvernement de la Terreur comme ivre d'une liberté et d'une vertu lancées à vide et à tombeaux ouverts, impatient de toute médiation et réalisant de manière illusoire l'universel, « sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau ».

Deux morceaux d'éloquence, juxtaposés, celui de Robespierre emprunté aux sources historiques, celui de Saint-Just inventé. Ouvertement, outrageusement, et de manière dérisoire, le premier argumente que le principe d'égalité interdit aux élus de la Nation de faire une exception en faveur de l'un d'entre eux, c'est-à-dire en faveur de chacun d'entre eux, ici présents et un jour demandant grâce — menaces même pas voilées. Et Saint-Just, aussitôt vient démontrer qu'il y a toujours un philosophe pour justifier les coups de force d'assemblées ou la logique des batailles et pour promouvoir par mythes et par raisonnements la déraison. « Applaudissements prolongés, soutenus », par la toute petite Assemblée que peut contenir la scène d'un théâtre. Injouable, ou bien très jouable, comme parodie de l'unanimité en trois bonshommes.

Recueillis de discours officiellement prononcés ou inventés, dépaysés de leur lieu et portés sur une scène au titre de fragments parmi d'autres, ces moments des raisonnements affichent leurs sophismes mortels et leur efficacité. Ils prennent leur vrai sens : dans un cas, il s'agit d'empêcher Danton de parler à la Convention où il retrouverait son talent et, dans l'autre, de justifier d'avance et de manière universelle une politique de la mort. L'extérieur de la raison, c'est l'excés de la raison.

Ces tableaux-là, imaginés ou empruntés à la réalité historique, ni aucun autre dans cette pièce, ne sauraient se déduire : ni dans une philosophie en forme, ni d'une raison conduite selon les règles de la dramatisation — un début, une continuation par péripéties, une fin satisfaisante —, ni même les uns des autres. Ils ne sont pas pour autant les illustrations, les vignettes, les apparitions d'un mystère caché : ils sont l'irruption non réglée d'une absurdité, par l'évidence.

La scène de Büchner tire sa poétique de la critique du théâtre formulée par Camille, dans le style du Vieux Cordelier, contre l'esthétique idéaliste de la philosophie allemande et comme une révolution dans l'esthétique, comme un appel à un théâtre de l'avenir. Sur ce chapitre, la parole ne pouvait pas être à Fabre d'Églantine, pauvre faiseur de vers. Si Robespierre l'a fait joindre à la charrette de Danton, c'est bien à tort, car il n'avait rien à craindre de ses comédies.

La poésie de la scène

La chute du couteau, ce n'est pas montrable. Parce que le théâtre ne le pourra jamais que par métaphore et in absentia et, surtout, parce que Büchner entend manifester non pas la mort mais la vie telle quelle en présence de la mort.

Au bord de l'échafaud,

Une femme avec des enfants. Place ! Place ! Les enfants crient, ils ont faim. Il faut que je leur fasse voir pour qu'ils se taisent. Place !

Une femme. Hé Danton, tu vas pouvoir faire l'amour avec les vers.

Une autre. Hérault, je me ferai faire une perruque avec tes jolis cheveux.

Hérault. Ma toison n'est pas assez fournie pour un mont de Vénus aussi déboisé que le tien.

Camille. Maudites sorcières ! Un jour vous crierez : montagnes, tombez sur nous !

Une femme. La montagne est tombée sur vous, ou plutôt c'est vous qui avez dégringolé de la montagne.

Danton, à Camille : Du calme, mon garçon, tu as trop crié.

Ou bien une place, devant la Conciergerie. Deux charretiers plaisantent avec des filles et se disputent leurs clients à dix sous par tête. Lucile essaie de parler à Camille. Elle déraisonne déjà.

Place de la Révolution, « Deux bourreaux occupés à la guillotine. » Ouvriers parisiens, ils chantonnent après le turbin, des chansons populaires, des lieder en allemand dans le texte original  le ciel paisible du Neckar au dessus de la Terreur. Le premier au deuxième : « Bon, passe-moi ma veste ! » Dans le Cromwell de Victor Hugo, les ouvriers du cinquième acte qui montaient le trône futur du Protecteur conversaient en alexandrins. Ils étaient diserts. Pour l'instruction du spectateur, ils discernaient les moments de la Raison historique.

Lucile, assise là, déraisonne en chantant. Elle crie « Vive le roi ! ». On emmène la folle. Julie s'est déjà suicidée.

Cela ne s'est pas passé tout à fait comme cela, puisque Lucile écrivit à Robespierre par provocation et fut guillotinée et que Julie, dix-sept ans, survécut puis se remaria avec un futur baron de l'Empire. Peu importe.

Ce que recherche Büchner, c'est comment on vit par temps de Terreur, à l'ombre de la mort des autres et de sa propre mort. Il cherche à montrer la trivialité de la vie humaine, la trivialité entendue dans toutes ses acceptions, sous l'immédiateté de la mort.

Comment on vit alors dans les carrefours ou dans les lieux des vrais pouvoirs, les places et les rues de Paris, comment s'y croisent les lazzis des uns et des autres. Comment Robespierre fait liquider Fabre d'Églantine par peur de ses épigrammes et comment Saint-Just s'étourdit de mots, à son habitude. Comment Hérault de Séchelles, qui avait raconté avec ironie sa visite à Montbard chez Buffon, et qui était renommé pour sa beauté et ses conquêtes amoureuses, ne manque pas sa réplique au dernier moment. Et Danton qui veille jusqu'au bout sur Camille. Et les deux épouses, dont la folie douce répond à la folie furieuse de Robespierre. Folles à lier, Robespierre bientôt lié.

Le peuple des charretiers des charrettes — il faut bien qu'ils aient existé, ainsi que leurs chevaux —, et celui des bourreaux. Ceux-ci rangent leur atelier avant de rentrer à la maison en chantant :

Quand je reviens vers chez nous

La lune brille tout doux.

Il y a une innocence des bourreaux et des charretiers, de Danton, de Robespierre même et de Saint-Just, celle, pure et simple, trop humaine, indéracinable des vivants. L'innocence de tous, y compris des fous sanguinaires : à la faveur d'événements exceptionnels, auxquels chacun participe à la mesure de sa partie, ils révèlent chacun l'étendue de leur humanité et de l'humanité. C'est l'innocence de la vie humaine, telle enfin que réduite à elle-même, dans des êtres qui, sans la Révolution française, seraient demeurés inconnus de tous et d'eux-mêmes.

Dans Büchner, les personnages, grands et petits, se croisent dans des chambres, des bureaux et des prisons, au Tribunal révolutionnaire, à la Convention, au bord des échafauds, dans la trivialité de leurs vies, et tous forment des scènes qui, répétons-le, ne sont pas des tableaux posés, inertes, instructifs. Cette vie, c'est la vie même, telle qu'elle se vit selon la condition et la situation de chacun, mais à égalité de dignité entre tous, et d'autant plus intense qu'elle est dans la présence immédiate de la mort.

Telle est la haute poésie de la scène que demandait Camille : l'enchantement d'une prose parlée pendant le Déluge.

Sortant des théâtres convenus et tombées les écailles de leurs yeux, les spectateurs trouveraient aussitôt que toutes les créatures de Dieu sont la merveille de la création, effrayante et adorable.

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4 Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique
Le sens du paradoxe

Né en 1805, Tocqueville appartient à la génération de Victor Hugo. Par ailleurs, il est parent avec Chateaubriand, il le connaît et il l'a probablement lu. Avec le second, mais en beaucoup plus relevé de son côté, il entretient des accointances nobiliaires. Sur ce thème, ne parlons pas de Victor-Marie comte Hugo dont la noblesse remonte à l'Empire. Mais tous les trois partagent l'étrange paradoxe d'écrivains que toutes leurs convictions premières auraient dû porter à la contre-révolution et dont l'assentiment alla au régime de l'égalité. Quant à l'écriture, on ne peut imaginer un style plus opposé à ceux de Chateaubriand et de Hugo que celui de Tocqueville. Prenons-le par là.

Le chantier d'un style

C'est une lettre de Tocqueville, adressée peu de temps avant la publication du premier volume de sa Démocratie en Amérique[8], à un ami qui lui avait fait part de son « intention de travailler [son] style » :

Sans avoir moi-même un style qui me satisfasse aucunement, j'ai cependant beaucoup étudié et très longuement médité sur le style des autres et je me suis convaincu de ce que je vais vous dire : il y a dans les grands écrivains français quelle que soit l'époque où vous les prenez un certain tour caractéristique de la pensée, une certaine manière de saisir l'attention du lecteur qui est propre à chacun d'eux. Je crois qu'on vient au monde avec ce cachet particulier ; ou du moins j'avoue que je ne vois aucun moyen de l'acquérir ; car si on veut imiter le faire particulier d'un auteur, on tombe sur ce que les peintres appellent des pastiches, si l'on ne veut imiter personne, on est sans couleur. Mais il y a une qualité commune à tous les grands écrivains, elle sert en quelque sorte de base à leur style ; c'est sur ce fond qu'ils placent ensuite chacun leurs propres couleurs. Cette qualité est tout simplement le bon sens. […] Qu'est-ce donc que le bon sens appliqué au style ? […] C'est le soin de présenter les idées dans l'ordre le plus simple et le plus facile à saisir. C'est l'attention de ne présenter jamais en même temps au lecteur qu'un point de vue simple et net, quelle que soit la diversité des objets dont traite le livre ; de telle sorte que la pensée ne soit pas pour ainsi dire portée sur deux idées. C'est le soin d'employer les mots dans leur vrai sens, et autant que possible dans leur sens le plus restreint et le plus certain ; de manière que le lecteur sache toujours positivement quel objet ou quelle image vous voulez lui présenter. […] Ce que j'appelle encore le bon sens appliqué au style, c'est de n'introduire dans les figures que des choses comparables avec l'objet que vous voulez faire connaître. […] Dans les idées les plus vastes, les plus habiles ou les plus délicates des grands écrivains vous apercevez toujours un fond de bon sens et de raison qui en forme la base. Je me suis laissé aller à parler de cette partie du style plus que des autres, parce que c'est par là que pèchent la plupart des écrivains de notre temps et ce qui faisait appeler leur style un jargon à P. L. Courier. […][9]

Prenons cette longue lettre pour ce qu'elle est : un propos écrit au fil de la plume à l'intention d'un ami qui se préoccupe lui-même de travailler son style, une occasion de réflexion saisie par le jeune auteur du livre dont le premier volume va être publié un an après sous le titre De la démocratie en Amérique et une sorte de théorie quelque peu diffuse mais qui laisse entendre pourtant plusieurs idées.

La première : le style est une propriété innée de l'écrivain. C'est évidemment, ici, une idée aristocratique. Deuxième idée, empruntée classiquement aux arts plastiques : le style est couleur et relief. Troisième idée, toujours classique et posée encore dans une perspective aristocratique : chacun forme son style dans la fréquentation des meilleurs de ses pairs, et pour ainsi dire « en [les] lisant en écrivant ». Quatrième idée, classique elle aussi, celle de la lisibilité. L'écrivain doit s'attacher sans relâche l'attention du lecteur. Écrivain, Tocqueville s'irrite en lisant la plupart de ses contemporains (on n'y comprend rien !), et il s'enchante de voir comment les classiques résolvent le problème simple et difficile de se faire lire — ce problème qui est le sien et qui devrait être celui de tout écrivain.

Les références de cette excellence : « tous les écrivains que nous a laissés le siècle de Louis XIV, celui de Louis XV et les grands écrivains du commencement du nôtre, tels que Madame de Staël et M. de Chateaubriand ». Plus loin dans la lettre, Pascal est invoqué pour son image du monde comme sphère infinie dont la circonférence est partout et le centre nulle part : « […] l'âme est saisie par cette image et quelque gigantesque que soit l'idée qu'elle présente, l'esprit la conçoit du premier coup ; l'objet dont Pascal se sert pour sa comparaison est familier ; le lecteur en connaît parfaitement les dimensions ordinaires et la forme […]. » Dans le même instant : le saisissement de l'âme et la conception de l'esprit.

L'idée du « bon sens » comme la qualité principale du style est plutôt inattendue. D'une part, elle s'oppose aux effets, aux jeux sur les mots, aux « extravagances » et au « jargon » dénoncé aussi par Paul-Louis Courier. D'autre part, elle recommande la simplicité, dans l'ordre de l'exposition et en chaque endroit de cette exposition. La complexité provient de l'impression générale du livre. Mais, quitte à susciter des contradictions entre certaines formules distantes les unes des autres, le sens général se ramasse à chaque moment dans une formule. Une idée à la fois, c'est toute la diversité d'un problème examinée sous l'un de ses aspects et renfermée en une seule proposition. La phrase est le lieu où se réconcilient l'effet de masse du livre et la lisibilité dans le détail, cela s'opérant par un effort de l'esprit sur lui-même, dans l'écrivain et dans le lecteur : avoir en tête à chacune des raisons le sens qu'elles forment toutes ensemble. Tocqueville est un écrivain qui a confiance, à tous moments, dans sa phrase et dans la sûreté de sa position générale :

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l'ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j'ai eus à traiter est très grande, et celui qui entreprendra d'opposer un fait isolé à l'ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble des idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'impression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons. (DA I, « Introduction », p. 71)

Voilà. Ce que cherche Tocqueville, c'est à concilier l'idée aristocratique de l'effet (par la distinction du trait, du relief, de la saillie, de la couleur) et celle de la compréhension d'un tout par tous, au sein de la communauté du bon sens. D'un « bon sens » cartésien ? Peut-être.

Il pense ainsi retrouver l'heureuse solution de ce problème dans les classiques, mais il ne s'aperçoit pas encore clairement que les notions de l'universel et de la distinction ont changé de sens et que, dans le XVIIe siècle, elles n'étaient pas envisagées dans la perspective décidément étrange d'un aristocrate qui chercherait à penser objectivement le régime politique de l'égalité, qui reconnaîtrait son caractère irrésistible et providentiel, qui écrirait pour les hommes de l'ère démocratique, c'est-à-dire — au moins potentiellement — pour tous. En un sens, Tocqueville est en retard de deux siècles et, dans l'autre, il voit beaucoup plus loin que 1830.
Dans son éloge quasiment scolaire et un peu embarrassé du Grand Siècle, il faut pourtant reconnaître une consonance profonde avec certains des grands classiques. Car il entend faire, mais de manière très différente, ce qu'on n'avait pas vu en effet depuis Pascal et La Rochefoucauld  celui-ci, grand seigneur, s'en tenant à un livre de Maximes et celui-là laissant à la postérité le soin de suggérer un ordre pour ses Pensées. Tocqueville met en œuvre, en son siècle, un discours de pensées anciennes pour comprendre, lui aussi, l'homme moderne.

Comment alors s'étonner qu'il cherche son style ? Il le fait trente ans après le jeune Chateaubriand et presque au même moment que Victor Hugo, et sous la même obsession de la Révolution que l'un et l'autre.

Ainsi commençait le grand chantier du livre La Démocratie en Amérique, paru en deux volumes séparés (1836 et 1840), huit années de travail en tout, dit-il. Puis il y eut la continuation et la vérification de l'intuition originelle et ce fut l'immense travail d'archives et d'écriture de L'Ancien régime et la Révolution (1856, première partie), qu'il laissera inachevé. Tocqueville n'en aura jamais fini avec la Révolution française.

Une aporie, la Révolution française

Un spectre hante la littérature française du XIXe siècle, surtout dans sa première moitié : celui de la Révolution française. Nommons seulement : Chateaubriand, depuis son Essai sur les révolutions (1797) jusqu'au finale des Mémoires d'outre-tombe ; Mme de Staël et ses Considérations sur la Révolution française (1818) ; Thiers et son Histoire de la Révolution française (1823-1827) ; Michelet évidemment, dont l'œuvre presque entière tourne autour de ce pôle ; Taine et son Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893)… Quant à Hugo, depuis le Cromwell de 1827 jusqu'au Quatrevingt-treize de 1874, le plus grand écrivain français du siècle se sera constamment interrogé sur l'événement fondateur de sa personnalité et de sa pensée et sur la possibilité d'une nouvelle communauté lyrique.

Pour trois générations d'écrivains, c'est la Révolution qui représente l'événement impensable, l'Événement en tant que tel ; c'est elle qui les initie et les confronte à l'idée, à la question et à l'écriture de l'Histoire ; c'est elle qui les fait buter à une aporie.

Reprise dans sa perspective et selon les déplacements qu'il lui fait subir, cette obsession est clairement consciente dans Tocqueville. Ainsi dans cette page des Souvenirs écrite en 1850 sous le coup de la Révolution de 1848 :

Je me mis à repasser dans mon esprit l'histoire de nos soixante dernières années, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu'on s'était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s'étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l'aide desquels on avait tenté d'expliquer un présent que l'on voyait encore mal et de prévoir un avenir qu'on ne voyait point du tout.

La monarchie constitutionnelle avait succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie ; à la république, l'empire ; à l'empire, la restauration. Puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait présomptueusement son œuvre, était finie. On l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais espéré moi-même sous la restauration, et encore depuis que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit[10].

Un événement fondateur qui continue de fonder, une guerre qui se renouvelle sans cesse dans la société et dans les idées, une obscurité qui s'obscurcit davantage à chaque fois qu'elle se produit. C'est dans cet esprit et sous le coup de ces derniers événements que fut écrit l'Avertissement pour la douzième édition de La Démocratie en Amérique, parue en 1848, un avertissement qui rappelait le sens du livre sur l'Amérique :

Quelque grands et soudains que soient les événements qui viennent de s'accomplir en un moment sous nos yeux, l'auteur du présent ouvrage a le droit de dire qu'il n'a point été surpris par eux. Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d'une seule pensée : l'avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde. (DA I, p. 53)

En effet, dès 1836, à un moment où la France avait pu croire la royauté confortée et la Révolution définitivement conjurée, le livre de Tocqueville se plaçait d'emblée sous le signe de la Révolution, dont il étendait presque démesurément la période, par une intuition qu'il développerait plus tard :

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites. (DA I, p. 61)

Ainsi, par une opération d'une portée considérable et qui accroît encore son caractère obsessionnel, la Révolution française se trouvait-elle étendue bien au-delà et en deçà de l'événement décisif de 1789 : en aval, jusqu'aux journées de 1848 et même encore pour l'avenir ; en amont, jusqu'aux premiers moments, sous les rois, où se firent jour en France l'idée, l'obsession, la nécessité et la réalisation de l'égalité.

Il y a là une aporie, mais non pas au sens de ces impasses logiques dans lesquelles la dialectique philosophique aime à enfermer l'adversaire — ou à s'enfermer elle-même. C'est un livre « écrit sous l'impression d'une sorte de terreur », pour décrire « un effrayant spectacle », pour soulever une question relative aux fins dernières de l'humanité et évoquer l'ensemble de sa destinée providentielle, bref pour essayer de penser l'un de ces problèmes que se donnent la pensée du mythe puis, après elle et d'après elle, la poésie :

Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire […]. Si de longues observations et des méditations amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à la fois leur passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la Providence. (DA, « Introduction », I, p. 61)

Car, d'une manière inattendue, venant en Amérique pour tout autre chose, il y avait rencontré, lui, peut-être sans le chercher, le régime de l'égalité, c'est-à-dire la raison du monde nouveau qui venait, en France de produire des troubles intenses et encore incompris. Ce régime qui s'était établi sans révolution, il pouvait y lire, moyennant un travail énorme d'écriture, le secret de notre Révolution.

De fait, Tocqueville postule à la fois la dimension universelle de la marche à l'égalité et le retour de la Révolution française tant que l'exigence de l'égalité n'aura pas été remplie en France.

De la démocratie en Amérique, c'est, pour Tocqueville, non seulement son Esprit des lois mais aussi ses Paroles d'un croyant et son Génie du christianisme. S'interroger sur le sens de la Révolution française, ce sera se laisser renvoyer à créer une philosophie de l'égalité et une conception de la littérature.

À chacun son paradoxe

La pensée de Lamennais et celle de Chateaubriand tournent autour des paradoxes de la liberté, celle d'Hugo, mêle puissamment les voix de la liberté et de la fraternité.

La hantise de Tocqueville, c'est l'égalité, que nul autre que lui ne s'aviserait de traiter comme une passion. C'est une passion étrange qui détermine chaque homme à l'abnégation de sa liberté et de ses affections particulières dans la masse de ses semblables. Il dira qu'elle porte les citoyens « à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme » (DA II, p. 387).

Son paradoxe, c'est que la reconnaissance de ce principe et la plus puissante expression que le XIXe siècle en ait donnée au point qu'elle rebondisse jusqu'à nous, que cette pensée donc vienne justement d'un aristocrate authentique dont les quartiers de noblesse surclassaient sans contestation possible ceux d'un Barbey d'Aurevilly ou d'un Chateaubriand. Tous les commentateurs en sont frappés : « Ce qui étonne toujours, au premier regard, le lecteur de La Démocratie en Amérique, c'est qu'un aristocrate ait pu aborder l'étude de la démocratie dans un esprit aussi objectif[11] », ou encore, avec une pénétration remarquable, François Furet :

Le paradoxe est que plus sa pensée est « simple », moins sa théorie est livresque, plus toutes deux sont directement nourries du vécu psychologique contemporain, et plus elles permettent de disjoindre le vécu de son concept. Tocqueville est passé du monde aristocratique au monde démocratique, et c'est même ce passage qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie. Ayant un pied dans chacun des deux mondes, il conçoit comme une évidence le fait que l'égalité n'est qu'un des modes de l'existence sociale. C'est avec l'archaïsme de sa position existentielle qu'il fabrique la modernité de son interrogation conceptuelle. (DA I, préface, p. 41)

On ne saurait mieux dire. Cependant Tocqueville ne fait pas que constater « le fait que l'égalité est devenue la légitimité des sociétés modernes » (Furet), il le reconnaît, il y adhère et, pour ainsi dire, il l'adore en Dieu comme l'un de ces mystères douloureux de la foi que la religion chrétienne lui demande de méditer en vue de les tourner en œuvre de salut.

Mais reconnaître ce qui est en tant que cela est, adhérer à ce qui va contre la doxa dans laquelle on est né et même contre ce que l'on préférerait d'abord que cela soit, c'est précisément le propre de la littérature en général. Pour Tocqueville en tout cas, c'est cette reconnaissance « qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie », et c'est en ce tissu et dans cette angoisse qu'il en écrit ; c'est cela même qui le contraint au style et à la littérature. La force de sa position conceptuelle réside dans la puissance de développement et d'élucidation que réserve la représentation qu'il se fait des révolutions et de lui-même :

Je n'ai pas besoin de parcourir le ciel et la terre pour découvrir un objet merveilleux, plein de contrastes, de grandeurs et de petitesses infinies, d'obscurités profondes et de singulières clartés, capables de faire naître la piété, l'admiration, la terreur. Je n'ai qu'à me considérer moi-même. (DA I, chap. 17)

Sa force aussi se fonde dans une représentation de l'histoire, et du mouvement des peuples qui la forment. Plus tard, quand il cherche le sens des événements de 1848 et 1849, il a cette métaphore, que Jean-Philippe Domecq citera quand lui-même se demandera « ce que la littérature dit à l'histoire » : « Les grandes masses d'hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l'humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer. Des deux parts les raisons du phénomène se cachent et se perdent en quelque sorte au milieu de son immensité[12]. » L'objectivité de Tocqueville n'est donc pas exactement ou pas seulement le trait d'une épistémologie comparatiste (entre la France et les États-Unis, entre l'Ancien Régime et la Révolution), ni même l'obligation d'objectivité de l'historien ou de l'observateur de la politique, c'est l'exigence de regarder la réalité telle qu'elle est.

Cette objectivité supérieure tient encore à l'exigence de la liberté que cet aristocrate de naissance et d'appartenance continuée est à même d'opposer au danger de despotisme égalitaire qu'il décèle dans la démocratie, dans le temps même où il la reconnaît comme mouvement irrésistible et dessein providentiel. L'impartialité de sa position politique ne doit pas à l'objectivité de la science mais au niveau où la porte l'élévation philosophique de son point de vue.

Enfin c'est l'objectivité d'un écrivain lyrique dont l'invention poétique s'exerce, par décision et par abnégation, dans un esprit de fidélité à l'œuvre divine.

Par là cet aristocrate ne prétend pas, comme Vigny, ajouter au cimier de ses ancêtres « une plume de fer qui n'est pas sans beauté », mais respecter précisément la plus ancienne des lois de l'ordre féodal : celle de la fides, qui lie cet ordre à celui de Dieu et ainsi à lui-même, en y obligeant chacun des siens. Chez lui et en lui, par un paradoxe second et intérieur au premier, le concept de l'égalité tire donc son objectivité et son autorité du niveau d'universalité humaine où l'écriture porte ce qui, sans elle, ne serait que l'obsession d'un gentilhomme normand tournant en rond dans sa gentilhommerie et dans le Conseil général de la Manche ou, au mieux, dans quelque ministère de la monarchie de Juillet.

Tel est le sens de la vibration qui saisit le lecteur de Tocqueville et qu'on prend parfois, et à tort, pour une forme de divination.

Un paradoxe fondamental

Le point de vue, tout à fait inattendu mais pleinement assumé, que Tocqueville se donne sur le régime politique de l'égalité revient donc à définir la démocratie par l'aristocratie, par différence et par opposition. Comme l'écrit très exactement Claude Lefort, « Tocqueville a l'art de surprendre par des renversements de perspective qui dérobent des vérités qu'on croyait fermement établies. En bref, il a un art d'écrire extrêmement singulier qui maintient le lecteur constamment en alerte, lui impose une mobilité du regard ou de la pensée et lui interdit de s'arrimer à une position sûre[13]. »

Ainsi sa représentation de l'homo democraticus sera-t-elle tout entière constituée en creux par rapport à celle de l'homme féodal : celui-là sera indépendant et séparé parce que celui-ci vivait selon des dépendances multiples, constituantes et stables, positivement définissables (de fortunes, de métiers, de conditions, de traits familiaux et personnels…) ; il sera un individu interchangeable parce que l'autre (exactement : son autre, le féodal) était une personne unique ; il entretiendra avec ses semblables (ses homologues et équivalents) et avec le pouvoir des relations simples et indifférenciées parce que son autre entretenait des références multiples, réciproques et indéfiniment raffinées (dans le régime aristocratique, aucun homme n'a de semblable…). Et cela fait que ses idées aussi seront simples et ses passions réduites à une seule, celle de l'égalité ; que son gouvernement, ignorant les pouvoirs intermédiaires et formé selon ces idées simples, se réduira à la conception simple d'un « pouvoir unique et central » (DA II, pp. 355 et 364). Son temps lui-même sera celui du présent de ses intérêts immédiats, parce que le temps de l'autre était celui des longues durées et, pour ainsi dire, de l'éternité (id., pp. 125-127). Tocqueville est l'un des premiers à montrer l'existence et la fonction politique et sociale de l'idéologie définie comme la sphère des représentations collectives que l'homme se fait de lui-même, du monde et de ses rapports au monde. L'écrivain croit à la réalité propre et efficiente de ces images.

L'homme de l'ère démocratique est effectivement un schème (homo democraticus), un type idéal comme ceux que construira un jour Max Weber : il revêt une réalité conceptuelle et heuristique, parce que son autre appartenait aux êtres de plein exercice et de pleine existence : « Dans les siècles d'égalité, tous les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés et faibles » (DA II, p. 24). Cela en vertu de l'idée selon laquelle, dans les siècles de l'aristocratie, tous les hommes appartiennent à un ordre organique qui les rend consistants et forts.

Cependant les deux descriptions sont tellement dialectisées que l'on en vient à se demander lequel des deux ordres décrit négativement l'autre, et si la connaissance du monde aristocratique ne profite pas de l'obsession qui assaille Tocqueville en présence du monde démocratique et de son homme sans qualités. Comme si le monde féodal, au moment justement de sa disparition définitive et par la force des choses, avait produit en l'un de ses fils l'un des meilleurs connaisseurs du monde nouveau.

La logique du livre consiste donc moins dans la solidité intrinsèque du discours et dans des suites de raisons que dans ce que j'appellerais des chaînes de paradoxes. Ainsi, parce que l'image de l'égalité civile est construite sur l'opposition avec l'ordre aristocratique et n'évoque pas les inégalités non essentielles de fortunes, conditions, talents, etc., elle conduit à énoncer l'autonomie du politique dans les sociétés démocratiques.

Mais voilà que, par un renversement, cet état social, le plus propre à la spécification de la sphère politique, se trouve être un ordre totalitaire et tyrannique. En effet, si le pouvoir est central et unique (sur le modèle conceptuel et sur l'image sensible du cercle), il s'applique directement, indistinctement et uniformément à chaque individu. En l'absence de tout autre lien (toujours cette définition négative de la démocratie), l'État, cet « être immense », devient le seul lien constituant de la société des individus. Il en résulte une confusion entre le gouvernement comme organe de direction politique, l'administration comme organes de régulation et de fonctionnement de la société, la société comme le corps que forment ensemble les individus, l'État comme l'entité politique en tant que telle. Ainsi, parce que la société féodale était une totalité complexe, vivante et riche de sens et articulait entre elles des libertés, voilà que la société égalitaire devient (pourrait devenir) totalitaire : riche de biens et pauvre de sens.

Ainsi la chaîne des paradoxes procède-t-elle par sauts et ruptures entre des énoncés qui fonctionnent chacun déjà chacun comme un paradoxe. Ces ruptures étonnent, déconcertent, frappent, sans relâche : le paradoxisme est une écriture critique, une écriture de combat, formée à l'escrime dans la société militaire aristocratique : il s'agit de toucher juste et de retourner contre lui-même la force toujours renaissante de l'adversaire. Mais quel est donc cet adversaire ?

Le bon sens du paradoxe

Selon l'étymologie et de manière générale, la nature du paradoxe réside dans la nécessité de contrebattre la doxa, l'opinion. Or, par un nouveau paradoxe, « la méthode philosophique des Américains » (et, au delà, celle de tous les peuples démocratiques), telle que Tocqueville l'examine dans la première partie de son volume II, c'est de penser suivant l'opinion commune. Distinguant l'opinion publique des institutions démocratiques, mais en même temps montrant comment l'une et les autres se conditionnent mutuellement, il analyse le principe de pensée qui gouverne à tous les niveaux les peuples démocratiques, et qui finalement rend le système impénétrable à lui-même :

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde.

Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. […]

Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun. (DA II, pp. 17-18)

L'écrivain doit soustraire le problème de l'égalité à la pensée commune et penser un problème qui ne peut l'être par quelque membre que ce soit de la société égalitaire elle-même. Car, n'ayant que des idées simples, au sens qui a été dit plus haut, et aucun recul, aucune supériorité, aucun d'entre ses membres ne saurait par lui-même — et encore moins la collectivité — s'envisager et prendre quelque notion d'ensemble de cet état social et politique. De même que le politique, malgré les apparences, ne saurait revêtir une autonomie dans la démocratie, de même le philosophique : aucun individu, partant de son point de vue, ne saurait prendre une position de pensée sur le système — ni a fortiori créer un style.

Dernière forme du paradoxe ? Tocqueville va contre l'opinion commune pour découvrir à l'homme de l'égalité, à l'homme du commun dépourvu de qualités, de pensée adéquate et de style, sa propre vérité.

Ainsi l'écriture de Tocqueville se caractérise par le principe aristocratique de la distinction : il s'agit de cristalliser en formules denses et brillantes les relations abstraites qui forment la société démocratique, de faire assimiler ainsi à l'esprit les limites idéales qui séparent les deux grands états de la société humaine, aristocratique et démocratique, de découvrir un secret dans l'Histoire du monde (son secret même) et, pour ainsi dire, l'envers de l'histoire contemporaine.

Enfin son principe réside dans la passion de la vérité, entendue comme « amour ardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu'aux sources abstraites de la vérité pour y puiser les idées mères » et comme opposée au « goût égoïste, mercantile et industriel pour les découvertes de l'esprit » (DA II, p. 56), qui règne dans les âges démocratiques. Ici la vérité trouve sa marque et sa preuve dans la surprise qu'elle apporte avec elle. Tocqueville nous rappelle ainsi que la vérité, comme telle, vient à nous dans sa fraîcheur et sa nouveauté, naissante, et il est vrai que ses lecteurs, plus d'un siècle après, la ressentent ainsi : elle nous surprend toujours, elle nous apprend encore quelque chose sur nous-mêmes, elle revêt un style reconnaissable entre tous, celui d'Alexis de Tocqueville.

Très classique : le « bon sens », c'est-à-dire la raison philosophique droite, consiste à passer par l'étonnement : il va contre l'opinion commune que l'homme démocratique pratique en toute occasion, et notamment contre l'idée complètement intériorisée qu'il se fait de lui-même, de la société, et de la Révolution qu'elle apporte avec elle.

Sur le théâtre de la pensée

Quelles sont les décisions de ce poète de l'égalité, j'entends ces décisions venues de l'intime de son être et que l'écrivain prend dans l'exercice de son écriture ? Quels sont ces coups de force que l'imagination pratique en présence d'une énigme si solidement nouée ?

Viser le cœur de l'énigme.

D'abord, en présence de la Révolution française, il y a le choix du problème de l'égalité. Dans la devise de la République, le mot tardivement inscrit de la fraternité n'était pas vraiment étranger à l'esprit de Tocqueville, car c'est aussi une valeur que l'aristocratie pratique sous la forme de l'idéologie familiale, justement en la référant à la paternité. Celui de la liberté non plus ne lui était pas directement inaccessible, car la féodalité connaît, pratique et révère cette valeur sous le pluriel, il est vrai tout à fait spécifique, de ses libertés et franchises. Pour comprendre la liberté et la fraternité de la Révolution, il suffisait donc à Tocqueville de les retourner en ses propres valeurs, ou de retourner celles-ci.

Mais, dans la Révolution française, l'idée de l'égalité est rigoureusement étrangère à un aristocrate. Donc c'est à elle justement que va s'en prendre cette pensée généreuse, combative et vraiment créatrice : là est l'invention qui lui ouvrira des espaces et des époques, c'est-à-dire des catégories sensibles sous lesquelles représenter et penser l'énigme centrale. Car, balayant des aspects aussi dramatiques et aussi prégnants que le martyre ou le bannissement des nobles et la mise à mort d'un roi, l'appel d'air ainsi créé révèle à Tocqueville l'antériorité de l'événement :

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. […] Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité. (DA, Introd., I, p. 59 et 60)

Pour écrire cette image-là des rois niveleurs, il faut une intelligence, un courage et une indépendance d'esprit singuliers ; mais aussi il faut être, par ses ancêtres directs, le contemporain non oublieux des premiers des rois de la France qui s'avisèrent de raccourcir des nobles.

Contourner la Révolution française.

Mais il y a aussi — et surtout — ce passage par l'Amérique, dont on ne saurait dire de manière simple et en toute certitude si ce fut la cause ou la conséquence du choix du problème de l'égalité : « Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère… » (DA I, p. 57). L'Introduction du livre suggère que l'Amérique fut première. Cependant, pourquoi être allé en Amérique ? En 1831, on ne s'embarque pas pour aller passer près d'une année aux États-Unis simplement pour remplir une mission administrative. Sur ce point, J.-C. Lamberti, avec de bons motifs, conclut que « la raison dernière du voyage de Tocqueville en Amérique s'enracine dans l'intuition politique qu'il a formée dès sa jeunesse et élaborée ensuite tout au long de son voyage, ainsi que dans les années de préparation de son œuvre, qui ne s'achèvent qu'en 1840, avec la publication de la seconde moitié de La Démocratie en Amérique » (op. cit., p. xv).

Chateaubriand faisait le détour par les révolutions de l'Antiquité et de l'âge moderne, y cherchant le secret de celle-ci, ou par le Moyen ge et ses images pour penser l'ordre esthétique, moral et politique d'une nouvelle chrétienté. En 1827, le premier Hugo espérait d'abord exposer sur la scène le secret de 1794 en représentant la Révolution anglaise de 1688 : on connaît l'échec de Cromwell. Pièce non jouée et préface de grande fortune : pensée de l'Histoire renvoyée à un épisode de l'histoire et surtout à la théorie des genres de la poésie.

Tocqueville, son contemporain, bien avant Hugo s'avise des États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire du pays où la révolution égalitaire, constate-t-il, s'est engagée, déroulée et achevée sans violence et comme naturellement :

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s'y est opérée d'une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même (DA, Introd., I, p. 68).

Ainsi donc l'émigration et la guillotine et la mort du roi, et les sursauts interminables de l'idée et du fait de la Révolution et, pourquoi pas ? la Révolution française elle-même ne seraient pas le tout de la révolution égalitaire ! Soit l'Amérique lui a suggéré le problème — le mystère — de l'égalité, soit le choix de l'égalité l'a conduit en Amérique, à peu près à l'âge où le héros de la première Éducation sentimentale songe à s'embarquer au Havre et où celui de la seconde remonte la Seine pour s'en retourner à Nogent. Quoi qu'il en soit, là où l'effort de l'imagination poétique consiste souvent à concentrer les feux et à vaincre sur le plus petit objectif qui soit définissable à un instant donné (chez Ponge ou Mallarmé par exemple, ou La Rochefoucauld), l'effort de Tocqueville l'a conduit à agrandir le champ de son écriture, espace et temps, en l'ouvrant simultanément à un Nouveau Monde qui n'est pas celui de Chateaubriand et à sept siècles de l'histoire de la France.

Toujours est-il que, quinze ans après sa Démocratie en Amérique et dans une nouvelle édition, Tocqueville peut considérer que, pendant les soixante années qui s'étendent de 1788 à 1848, l'Amérique a encore fait du chemin pendant que la France et l'Europe se dépensaient en troubles :

Depuis soixante ans, le principe de la souveraineté du peuple que nous avons intronisé hier parmi nous règne là sans partage. Il y est mis en pratique de la manière la plus directe, la plus illimitée, la plus absolue. Depuis soixante ans, le peuple qui en a fait la source commune de toutes ses lois, grandit sans cesse en population, en territoire, en richesse, et, remarquez-le bien, il se trouve avoir été, durant cette période, non seulement le plus prospère, mais le plus stable de tous les peuples de la terre. (DA, I, p. 54)

Renverser la perspective naturelle.

On pouvait s'attendre à un écrivain réactionnaire, dans des années qui n'en manquent pas. Or, dans Tocqueville, la référence au passé de la France n'implique vraiment aucune fixation nostalgique, et par exemple aucune exaltation d'une époque supposée de la nation franque, antérieure aux rois niveleurs. Car cette référence à l'ancien, comme le confirmera L'Ancien régime et la Révolution, est le chemin d'une réflexion qui porte sur le présent et sur l'avenir. Au meilleur sens du terme, c'est-à-dire au sens de la responsabilité, La Démocratie en Amérique est un livre politique. Il appelle les dirigeants de la démocratie aux vertus propres à ce régime et à cette époque ; il spécifie fortement la vertu de Montesquieu en science du gouvernement :

Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs posé de nos jours à ceux qui dirigent la société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau. (DA I, p. 61-62).

C'est le sens de l'impartialité dont il se réclame, c'est sa déontologie d'écrivain :

Ce livre ne se met précisément à la suite de personne ; en l'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre aucun parti ; j'ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les partis ; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir (id., p. 71).

Penser par formules et par métaphores

Revenons à la phrase et au paragraphe de Tocqueville, lesquels représentent les unités significatives de son style.

La métaphore organique

Les entités sociales sont des corps. C'est la métaphore mère d'innombrables images.

Corps au travail et lui-même en travail :

Ce sont les classes inférieures d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l'indépendance locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférence au centre […]. Le pouvoir social doit être plus fort et l'individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et pénible travail social […] (DA II, p. 365).

Corps éventuellement monstrueux que construisent certaines hypothèses politiques, par lui ainsi dénoncées comme contre nature :

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère (id., p. 388).

Corps souffrants, maladies chroniques et débilitantes :

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme […] (id., p. 387).

Physiologies et mécanismes : reviennent sans cesse les termes et les images des instincts et habitudes, des tempéraments, des liaisons, des tendances, des penchants et des passions, des aptitudes et des goûts ; de la pesanteur, des entraînements et de la pente à descendre ou à remonter ; des élévations et des abaissements, des vacillations entre deux états ou formes de gouvernements ; de l'âge des sociétés… Insistons : certaines de ces images peuvent nous paraître usées et absorbées depuis longtemps dans la langue commune mais, dans l'écriture de Tocqueville, elles sont consubstantielles à la pensée d'un écrivain qui voit les sociétés en termes d'organismes, et qui rajeunit par là, à chaque instant, ces métaphores, lesquelles portent aussi avec et en elles l'histoire millénaire de la langue française.

L'écriture de la formule

La formule, c'est la phrase, c'est-à-dire l'unité de mouvement — de souffle, de durée —, la cellule vivante dans laquelle se déploient les complexités de la pensée de Tocqueville.

« Tous conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur » (DA II, p. 358). La formule est synthétique et brillante, mais elle ne se referme pas sur elle-même : le verbe de « conçoivent » s'explicite dans le nom de « l'image », car les hommes de nos jours ne peuvent former de concepts que sous les traits de représentations immédiatement sensibles ; les quatre adjectifs avancent deux par deux, en se spécifiant (l'unicité comme simplicité et l'idée de la providence par celle de la création, continuée) ; mais, par quatre, ils signifient une allusion à Dieu, à un Dieu défini par son pouvoir aux quatre attributs, à un Dieu lui aussi fonctionnel, image synthétique qui fait office d'un concept, celui que se formerait la masse de ces hommes si elle pouvait s'élever jusqu'à l'abstraction théologique et philosophique. Renvoyant à toute l'analyse du chapitre qu'elle clôt presque et à d'autres formules comme celle de l'État entendu comme « être immense », elle cristallise la religion de l'âge démocratique, c'est-à-dire, sous un aspect donné, l'essence obligée de cet âge tout entier.

« À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu'à l'espèce » (DA II, p. 41). Introduire des mesures et des progressions dans ce qui, comme concept, ne devrait pas en avoir (comment peut-on être plus ou moins égal, plus ou moins semblable ?), trouver la clé de ces transitions dans l'habitude qui use les conceptions comme les convictions et donner au verbe oublier le sens progressif qui est dans sa sémantique mais pas nécessairement dans son présent de l'indicatif, diminuer à mesure l'individu (« plus semblable […], plus faible et plus petit »), proportionner les changements dans la société (les citoyens/le peuple) et jusque dans l'être de l'homme (les individus/l'espèce) à la progression de l'égalité, tel est le travail stylistique de la pensée dans cette phrase de Tocqueville. Un travail que la pensée de la Révolution française imprime à la phrase.

« Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et le menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » (DA II, p. 127). Le phrasé d'une formule. On progresse vers une cadence finale apprise dans Pascal ou dans Chateaubriand à travers des jeux d'oppositions lus dans Tacite, car c'est au style et à la grammaire des temps passés qu'il appartient de développer un fait absolument nouveau : la considération que l'on doit attacher désormais à « chaque homme », le genre de durée à lui dévolu dans le temps de l'humanité (celle de sa seule vie), le genre d'espace à lui imparti (celui seulement qu'il remplit de son corps), le sort qui lui est promis : l'emprisonnement au secret de soi-même, selon une perpétuité qui n'évoque pas même le terme de la mort. Cela n'empêche pas Tocqueville, par l'une de ces contradictions auxquelles il se livre volontiers et qu'il revendique — ailleurs —, de penser et d'écrire que « l'idée du progrès et de la perfectibilité de l'espèce humaine [est] propre aux âges démocratiques » et que « la démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l'avenir » (DA II, p. 94).

« Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve » (DA II, p. 397). C'est la dernière phrase du livre, écrite comme pour nous. Reprenant allusivement l'expression ancienne de la théologie morale (celle de la crainte de Dieu), l'expression « cette crainte salutaire » s'explicite en une opposition à deux termes, mais trois fois répétée, en des positions syntaxiques variées. La phrase se descend d'abord selon l'ordre de la lecture, puis elle se remonte à mesure par la pensée, dans la mémoire qu'on en a dès que lue : c'est le temps de la méditation, qui reflue aussi sur le livre entier. Car Tocqueville en a d'abord à ce qu'il voit sous ses yeux avec tristesse : la perte de l'influx nerveux et de l'énergie vitale, qui vient d'un coup porté en chaque homme au principe de la vie, d'un abattement en lui qui invite à diagnostiquer et à analyser le paradoxe de « cette sorte de terreur molle et oisive », et enfin à imaginer le genre de crainte à opposer à cette terreur. « Veiller et combattre » : veiller à se calmer, à étudier, réfléchir, penser (paisiblement…), mais de cette veille sous la lampe que le « et », activement comme dans Flaubert, tourne tout à coup en veillée d'armes. Nous, lisant Tocqueville en notre temps, trop souvent tétanisés mollement et en vain par l'avenir, et venant à envisager par cette phrase que nous aurons peut-être à combattre : quel étonnement !

La formule, le paradoxe et les images, trois traits de style souvent joints dans la même phrase, sont la contrepartie des immensités de temps et d'espace dans lesquelles la raison tocquevillienne risquerait de se perdre. Réciproquement ces traits du ponctuel signifient la cohérence et la force de la pensée mère et, à leur manière de maximes, suggèrent son extension morale et le mode de cette extension.

 

Il n'est pas de pensée forte qui, se constituant en s'écrivant, ne prenne le risque de l'échec, cela parce que l'écriture relève d'actions dont le succès, comme de toute action, n'est jamais garanti d'avance. Cela est particulièrement vrai de celles qui procèdent de l'ironie (ce qui n'est pas vraiment le cas de celle de Tocqueville) ou du paradoxe, de la formule et de l'image (c'est son cas), car ces pensées, chacune à sa manière, se mettent dans le risque de l'ambiguïté. Tocqueville ne pratique pas le paradoxe, la formule et l'image par plaisir, ni pour briller, mais par l'obligation de sa situation et de son projet. Par là, il s'expose constamment au malentendu et à la contradiction, et tout simplement à l'échec.

Ainsi, dans le paradoxe, il y a une considération réelle à l'égard de cette doxa contre laquelle on va pourtant. L'ambiguïté du paradoxe tient en effet à ceci : la vérité de telle situation, de telle idée, de telle pensée surgit de l'attention que l'on accorde, comme principe possiblement fécond, à la banalité de la pensée commune. Autrement dit : il n'est pas d'idée plate qui, retournée, ne prenne du relief et n'aille à la vérité. Flaubert savait cela, lui qui se laissait fasciner par les idées reçues et par la bêtise.

Claude Lefort l'a bien vu, et rattachant ce problème à la liberté d'écriture de Tocqueville, il l'a analysé de manière excellente. Son propos s'attache à l'expression de la complexité dans Tocqueville et il montre aisément en quoi celui-ci se tient à tel moment dans l'ambiguïté, rompt telle symétrie qu'il avait établie, entre même dans certaines contradictions internes et intimes. C'est que, explique Lefort, Tocqueville explore un organisme, la société démocratique :

L'art d'écrire de Tocqueville me paraît, en effet, au service d'une exploration de la démocratie qui est simultanément une exploration de la « chair du social ». J'avance ce dernier terme — que j'emprunte à Maurice Merleau-Ponty — pour désigner un milieu différencié, se développant à l'épreuve de sa division interne, et sensible à lui-même en toutes ses parties. Tocqueville se laisse guider par l'exigence de son investigation. Il explore le tissu social dans son détail, sans craindre de lui découvrir des propriétés contraires. J'oserais dire qu'il pratique des « coupes » dans ce tissu et recherche en chacune de ses parties les potentialités qu'elle recèle — cela en sachant que, dans la réalité, tout se tient. (Cl. Lefort, op. cit., p. 71)

Tout est là, dans cette image d'une anatomie. La connaissance du vivant relève d'un art, c'est-à-dire d'un coup d'œil synthétique et d'une pratique de la main acquise avec le temps et l'usage, rompue aux exigences non énumérables de son objet, habile à se frayer des passages imprévus dans l'entrelacs et dans la logique a priori inconnue d'une totalité — et non pas d'une science méthodique, ni d'une théorie réglée, encore moins d'une philosophie dogmatique. Pour Tocqueville, les raisons se donnent « en masse », s'analysent puis se lisent comme telles, selon l'impression globale que produit cette analyse. C'est pourquoi, à la fin du livre et au moment de prendre une « vue générale du sujet », il écrit : « Je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle » (DA II, p. 399). La connaissance des sociétés égalitaires, comme l'histoire de la Révolution française, représentent une épreuve de la pensée et de la littérature.

Le contraire de la platitude, c'est un style, c'est-à-dire un effort personnel de l'écrivain sur lui-même qui aille au rebours des entraînements et des paresses et au contraire du prévisible, pour mimer les surprises de la recherche telles qu'elles se proposent à lui. Para tèn doxan, l'art de l'écrivain va contre ce que chacun et lui-même attendaient.

Pratiquer la pensée par images, c'est essayer des équivalences mobiles et jouer sur elles, des récurrences produites d'un point à un autre de la réalité physique, psychique, morale, des entrées inédites dans le corps de la société ; c'est se donner des références et garanties situées dans le réel, notamment physique, c'est-à-dire dans d'autres totalités que celle que l'on parcourt ; c'est aussi consentir à se laisser guider par les dynamiques de la langue et certains schèmes de pensée qu'elle propose.

Cependant la leçon de Claude Lefort va bien au-delà du cas de Tocqueville :

L'œuvre de Machiavel et celle de Marx, par exemple, je ne les ai pas analysées pour en extraire un système de pensée — ou selon la formule d'un historien de la philosophie pour mettre en évidence un « ordre des raisons » — encore moins pour les prendre au piège de leurs contradictions. Une telle disposition m'aurait, dans l'un et l'autre cas, induit à me désintéresser de l'écriture de l'œuvre, pour reconstruire un hypothétique corps d'énoncés. Je me suis au contraire toujours efforcé de restituer à la fois ce qu'il y a de délibéré, de concerté, dans la pensée de l'écrivain et ce qui s'avère immaîtrisable, pour lui-même, ce qui l'emporte ou le déporte constamment hors des « positions » qu'il a rejointes ; bref ce qui fait les aventures de la pensée dans l'écriture, à quoi il consent ; ce qui le met en demeure de se perdre de vue, pour se vouloir à l'œuvre. Or ce sont ces aventures, ces épreuves qui, en me liant le plus étroitement avec une écriture, se faisaient pour moi signe du lieu, du temps où l'œuvre se formait, d'une expérience du monde d'où elle s'extrayait et qui la suscitait. (Cl. Lefort, ibid., p. 348)

Cette déclaration devrait s'imposer à tous les commentateurs. Car, dans Tocqueville certes ou dans Marx, mais aussi bien dans Flaubert ou dans Rimbaud, la force et la beauté d'une œuvre se mesurent aux problèmes qu'elle s'est donnés, qu'elle ne peut ni ne veut liquider, et qu'elle résout de manière plus ou moins convaincante. L'échec est le risque naturel des grands textes et leur horizon, conjuré ou non par le déploiement d'une poétique, c'est-à-dire d'une discipline éprouvée et d'un art aventuré. Leur forme est celle des chantiers. La responsabilité est celle de l'ouvrier-architecte, celle de créer une maison habitable par la pensée. Les épreuves de l'écriture révèlent le sens des œuvres telles qu'elles s'affrontent délibérément aux intempéries et à l'usure de la réalité.

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5 Victor Hugo, Quatrevingt-treize
Un drame sans dénouement

Dès 1827, dans son Cromwell et à travers la référence au précédent de la révolution anglaise, Hugo se saisit de la Révolution française mais il n'ose pas — il ne peut pas encore — l'aborder de face. Liant la révolution dans l'esthétique (par la préface de la pièce) à celle de la société (dans la pièce, qui ne sera pas jouée), un jeune apprenti croit pouvoir représenter sur le théâtre l'événement problématique d'un passage entre deux légitimités, les manquements d'un héros (Cromwell) et les équivoques entre le Bien et le Mal. Grandes ambitions, et dérobade.

Ce fut un échec, des mieux avérés.

Quarante-cinq ans plus tard, s'il se pose toujours la question de la Révolution française, évidemment il n'est plus dans les mêmes dispositions ni sous les mêmes circonstances. Tout au long de son œuvre lyrique et épique et à l'occasion, Hugo n'a jamais cessé de se poser la question de la Révolution. Maintenant, il a l'âge, la position éminente dans la littérature, une expérience réelle des assemblées politiques acquise entre 1845 et 1851. L'exil bien sûr, le prestige qu'il en retire dans la société française, et une radicalisation de toutes ses idées… Vers 1862, tout en travaillant à son William Shakespeare, il a mis en chantier un vaste roman sur l'ancien régime et la Révolution, il l'a abandonné. Il vient d'achever Les Misérables, il pense aux Travailleurs de la mer et à L'Homme qui rit, il les publie.

Et puis, survient 1871 : le couple de la guerre étrangère et de la guerre civile, une nouvelle expérience de parlementaire, la deuxième Commune de Paris…

La Révolution revient donc, et elle échoue à nouveau : la Révolution n'est toujours pas accomplie…

Maintenant Hugo sait — il voit : la forme requise (le roman de l'histoire) ; le lieu et le moment (la Convention et la Vendée en 1793) ; l'argument (le coup qui suspendit un instant la Révolution) ; le personnage à inventer — celui qui, empêchant alors la Révolution de dénouer ses nœuds, empêcha son accomplissement.

Ce personnage, c'est Cimourdain plutôt que Robespierre, c'est lui le héros de Quatrevingt-treize[14]. Ce moment, c'est août 1793 plutôt que la grande Terreur et que Thermidor, car en 94 tout se serait déjà joué et perdu, l'été d'avant.

Coup de force à bien des égards presque insensé qui, la portant dans la fiction, met en cause la Révolution française elle-même, son rythme (le point de son acmé), son drame (entre une province et Paris) et sa signification. Dérobade nouvelle ou point gagnant ?

La métaphore du nœud

J'appelle nœud une certaine figure de la poétique hugolienne, un complexe inventé de formes et d'énergies, obscur et résistant à l'analyse, qui unisse de manière organique deux ou plusieurs réalités, celles-ci d'ordre différent ou non : un lieu et un moment (ou bien, entre eux, deux lieux ou deux moments), un personnage et un événement (ou bien, entre eux, plusieurs personnages et plusieurs événements), un geste et une notion (ou plutôt, entre eux, des gestes et des notions).

Par exemple, particulier et significatif, le nœud que constitue la signature de l'événement historique :

La révolution est une action de l'Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l'avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l'a faite. Elle semble l'œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes ! (Deuxième partie, livre III, I, xi, p. 217.)

Six brins de fil tressés deux à deux, et ces torons tressés entre eux : un événement et sa date (jour et mois, reconnaissable entre tous), un homme et l'écriture de son nom (« lu et authentifié »), un personnage et son événement. Cette corde est nouée par une force inconnue, autant de fois qu'il y a d'événements dans la Révolution et autant qu'il y a de révolutions. Tel homme est lui-même le lieu, l'agent et la forme de tel nœud. Pensons encore à ces autres nœuds, dans les troncs d'arbres, à ces masses organiques de fibres et de vaisseaux ligneux qui résistent, même à la hache.

La signature est le moment décisif d'une action. Sous les apparences ironiques d'un acte juridique — une reconnaissance de dette —, c'est une action dolosive et forcée conduite par un Être dissimulé sous le nom d'une notion abusive et consolante, celle du Destin. Ici chaque nœud oblige un homme, nommément désigné et soussigné (et tous ceux qu'il engage avec lui, et dans certains cas tous les hommes à venir), à tel événement historique, comme étant censément — et soi-disant, mais souvent de bonne foi —, en personne, comme étant l'auteur de cet événement. Contrat léonin, engageant des êtres sans connaissance de cause, pour le prix de leur vie et un résultat imprévisible et pour une échéance à vue non humaine ; page dictée et signature d'homme de paille ; identité dissimulée de l'auteur réel de l'événement : ce contrat avec l'Inconnu déguisé en une notion faussement familière est manifestement nul en droit, en équité et en humanité, même si une espèce de Providence entend par là faire peut-être le bien des hommes. À quelle instance pourrait bien en appeler chacun des hommes ainsi abusés ? Généralement, le moment venu, inconscience, forfanterie ou noblesse, ils assument leur signature jusqu'au pied de la guillotine. Ainsi Desmoulins, Danton, Robespierre et Saint-Just, les Girondins…, — mais non pas Marat, qui aurait rempli son contrat, aussi fièrement qu'eux, s'il avait eu le temps de voir venir son destin.

Ainsi Gauvain, qui endossa la fin de la Vendée, et sa propre mort, en signant la mise hors-la-loi de Lantenac (« Signé Gauvain », p. 126) puis l'élargissement de Lantenac en le couvrant de son manteau de commandement, et en contresignant par avance le décret de la Convention qui édictait « la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un rebelle prisonnier » (p. 332). Tel est son engagement, à lui explicitement rappelé au moment de son procès en cour martiale, et qu'il soutient fermement, telle est la création du romancier. Dialogue entre Cimourdain et Gauvain :

— Vous connaissez le décret de la Convention ?

— J'en vois l'affiche sur votre table.

— Qu'avez-vous à dire sur ce décret ?

—  Que je l'ai contresigné, que j'en ai ordonné l'exécution, et que c'est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom. (Troisième partie, livre VII, III, p. 417)

Peut-être la métaphore du nœud permet-elle de nous représenter, de comprendre, ou plutôt d'approcher l'idée hugolienne de l'événement révolutionnaire : la référence à la poétique de l'événement et de la péripétie ; l'affect particulier de l'angoisse ; le caractère d'obligation, de complication et de complexité, d'obscurité, de violence sourde et continuée, de sacralité immanente et d'ambivalence, de résistance à la pensée, d'énergie entravée et dépensée obstinément à préserver ce que Victor Hugo appelle son mystère et que nous pouvons appeler son problème ; et l'appel aux formules rigoureuses d'un style. Car c'est l'écrivain qui est à la manœuvre, à l'instar de Dieu :

La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l'histoire.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout. (p. 217)

L'image nous avertit que probablement nous ne gagnerions rien à tirer sur les extrémités du câble et que sans doute nous ne ferions alors que le serrer davantage. Mieux vaut donc nous demander pourquoi Hugo voit la Révolution française comme une corde de nœuds que nul encore n'a su dénouer humainement après que Gauvain et Cimourdain y ont renoncé en passant dans l'ordre d'une assomption commune.

Essayons d'abord d'identifier certains de ces nœuds dans Quatrevingt-treize et, dans ces nœuds, sans tenter de les forcer ni de les résoudre, les fils de couleurs qui paraissent à la vue composer chacun.

Lieux géométriques de la guerre

D'abord les deux modes de la guerre, extérieure et intérieure, étrangère et civile. Ces deux modes ont leur lieu de conception, à Paris, au sein de la Convention qui les éprouve, les pense et les conduit par représentants interposés. Ils ont leur lieu de réalisation, la Vendée militaire en l'un de ses espaces, les côtes nord de la Bretagne et leur immédiat arrière-pays, là où Lantenac débarque, recrute et commande, dans la pensée de préparer l'invasion anglaise en coordination avec toutes les provinces de France. Ils ont leurs points d'application, nombreux et diversement traités par le récit : principalement la ferme de l'Herbe-en-Pail, Dol, et la Tour-Gauvain dite la Tourgue, « une bastille de province », dernier réduit de la guerre extérieure et intérieure (private joke, Victor crée pour Juliette, née Gauvain, un fief noble près de Fougères où elle est née roturière). Mais la chute de la Tourgue achève aussi de serrer le nœud d'hostilité entre féodalité et révolution, créé au sein d'une famille aristocratique entre le marquis de Lantenac, l'oncle royaliste acquis à l'ennemi anglais, et le vicomte Gauvain, l'héritier du nom, son petit-neveu passé à la Révolution, le jeune et talentueux commandant de la colonne armée des Côtes-du-Nord. Un nœud anciennement formé, et noué encore à un autre, puisque Gauvain doit ses idées d'humanité et de progrès à l'éducation qu'il a reçue enfant, dans la Tourgue justement, de la part de l'abbé Cimourdain, le curé de Parigné, future tête pensante et futur vicaire de la Révolution.

Le roman rapporte donc la guerre extérieure à la guerre civile et celles-ci à la guerre dans la religion et à la guerre dans la famille, à juste raison : car la Révolution porte un signe unique de contradiction entre les nations, dans la nation qui la soutient, dans les systèmes de la pensée et, pour finir, dans l'institution mère de la société, la famille. C'est une guerre dans toutes les valeurs, et elle rebat d'un seul coup toutes les cartes, suivant un jeu où l'on ne reconnaît plus les anciennes complexités, pour en constater de nouvelles. Cimourdain, comme un Saint-Just : « Oui, c'est plus que la guerre dans la patrie, c'est la guerre dans la famille. Il le faut et c'est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix » (p. 249).

C'est pourquoi la Tourgue finit par rassembler, face à la guillotine commandée par Cimourdain, tous les fils du passé de l'Europe et toutes les notions sur lesquelles vivait ce passé. En août 93, c'est le lieu historique et géométrique du vieux monde et du nouveau, un nœud de nœuds :

La Tourgue était cette résultante fatale du passé qui s'appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l'Escurial en Espagne, le Kremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dans la guillotine, une année, 93 ; et ces douze mois faisaient contrepoids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c'était la monarchie ; la guillotine, c'était la révolution.

Confrontation tragique.

D'un côté, la dette ; de l'autre, l'échéance. D'un côté, l'inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l'esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin ; de l'autre, cette chose simple, un couperet.

D'un côté, le nœud ; de l'autre, la hache. (Troisième partie, livre VII, vi, pp. 432-433.)

Nœud à résoudre. Mais trancher, est-ce dénouer ?

Danton, Robespierre, Marat : un nœud à nouer

Maintenant le nœud des trois inspirateurs de la révolution : Minos, Éaque et Rhadamante, magna testantur voce per umbras (Deuxième partie, livre II, chapitres I à IV, p. 161-191). Trois lignes politiques, trois biographies, trois tempéraments, trois voix : trois signatures dans le registre de l'Histoire. Au 28 juin 1793, trois définitions de la guerre en cours. Danton a en vue plutôt la guerre extérieure, Robespierre plutôt la guerre intérieure, et Marat celle qu'ils se mènent entre eux trois. Où est l'ennemi ? Danton : « Je vous dis qu'il est dehors, Robespierre » (p. 164). Et Robespierre : « Danton, je vous dis qu'il est dedans. […] Quand l'insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera. Voici le plan, suivez-le sur la carte » (p. 166). Mais Marat : 

« Il n'y a donc pas d'homme d'État ici ? Il faut donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : vous vous trompez tous les deux. Le danger n'est ni à Londres, comme le croit Robespierre, ni à Berlin comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est dans l'absence d'unité, dans le droit qu'a chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l'anarchie des volontés… » (p. 171)

Il y a là trois manières, antagonistes et incompatibles, de nouer chacune la situation. Trois niveaux de compétence politique et d'analyse, nullement équivalents ni symétriques.

Chez Danton le brutal, la dialectique est assez sommaire, ou mal placée, ou visionnaire, comme on voudra : il voit l'ennemi partout à l'extérieur et partout à l'intérieur, mais il privilégie la Prusse et il décrit par avance, et non sans une sorte d'ironie hugolienne, la situation de 1871 : « On dirait que c'est pour Berlin que nous travaillons ; si cela continue, et si nous n'y mettons ordre, la révolution française se sera faite au profit de Potsdam ; elle aura eu pour unique résultat d'agrandir le petit État de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pour le roi de Prusse » (p. 169). C'est trop tôt : la dialectique, c'est nouer le bon nœud au bon moment. Aux temps où il écrit Quatrevingt-treize, dans ses interventions publiques Hugo prône la création des États-Unis d'Europe. Pour lui, c'est le moyen de dépasser ensemble les conflits civils et extérieurs, au sein des États et entre eux — et, au passage, la forme étatique de l'empire. Danton : dialectique juste, mais qui anticipe de très loin un certain état de l'Europe…

Dans Robespierre, une vision réellement dialectique et adaptée, un nœud et un moment, qui nouent, en un lieu précis de la Bretagne, la Vendée et l'Angleterre autour d'un futur roi de France : « Il faut quinze jours pour chasser l'étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer la monarchie » (p. 167).

Quant à Marat, il met le doigt sur la Révolution elle-même, sur l'atomisation des êtres et la dissolution des volontés, sur la corruption de Danton et la modération de Robespierre… Récusant toute stratégie et même toute dialectique, il se situe au sein de la politique, qu'il entend comme l'exercice en soi du pouvoir révolutionnaire. Il veut un État révolutionnaire, c'est-à-dire une dictature, c'est-à-dire l'unification policière de la société, qu'il anticipe déjà pour son propre compte. Il est l'ennemi de tout nœud, sauf provisoire. Par là il décrit la révolution telle qu'il la voit, permanente : comme une totalisation d'individus sans médiations autres que policières. Alors que Robespierre et Danton pourraient peut-être s'entendre, Marat déjà bascule dans une autre révolution, ou dans le néant d'une terreur exercée pour elle-même. Ici Hugo va contre l'hypothèse de Michelet concernant Marat, qu'il a pu lire. Son Marat préfigure le totalitarisme policier de la Tcheka, mais cela Hugo ne peut pas le savoir. C'est sa poétique qui le sait pour lui, selon l'emportement de ses métaphores.

« Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres » (p. 181).

Au moment où Marat va se retirer menaçant (p. 182), survient Cimourdain, sans y être invité, mais auquel l'appartenance au comité de l'Évêché et sa puissance propre ouvrent toutes les portes.

Surgi dans et de la fiction, Cimourdain est « ce puissant homme obscur que le peuple saluait » (p. 182). Son obscurité — dans les trois sens du mot : comme inconnu, comme impénétrable et comme invention romanesque — fait sa force. « La réunion, dite l'Évêché, parce qu'elle se tenait dans une salle du vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d'hommes qu'une réunion » (p. 155). Lui seul a la capacité personnelle — on dira le génie — de proposer à ces trois visions de se former en un seul nœud, en vertu du nœud que lui-même il représente à cet instant : prêtre une fois et pour toujours, il porte fidèlement le pouvoir de lier et délier que lui conféra son ordination sacerdotale ; ancien prêtre chez Lantenac, il connaît intimement celui qui incarne désormais la Vendée ; et, ancien précepteur de Gauvain, il reconnaît comme son fils celui qui va incarner la puissance de la République.

Un nœud véritable est celui qui, définissant la nature exacte du problème par la formulation qu'il en propose, se forme de lui-même à l'assentiment de tous, par la rencontre d'une situation et d'un homme : désormais et pour un temps fixé par le succès ou l'échec d'une mission déterminée, le triumvirat revêt une cohérence et une volonté, et la Révolution un sens. Là où Marat concevait l'union par la suspicion de tous, Cimourdain la comprend comme une dialectique des trois forces et pensées en vue de résoudre une situation.

Avant de savoir que c'est Gauvain le nouvel envoyé du triumvirat, du Comité de salut public et de la Convention, Cimourdin a accepté la dernière condition : « Si le commandant républicain qui m'est confié fait un faux pas, peine de mort. » Signé Cimourdain, sur la tête de Gauvain et sur la sienne. Quand il donna sa parole, cette fois en toute connaissance de cause, « il était de plus en plus pâle » (p. 189). Car, mieux encore que le policier Marat, Cimourdain sait que Gauvain est capable d'humanité, puisqu'il la lui a enseignée lui-même.

Des nœuds dans l'humanité

Les circonstances extrêmes passent aux configurations métaphysiques.

Par exemple, l'ensauvagement de l'homme dans les forêts et dans l'existence souterraine : ce retour de l'homme à la forêt, ces armées enterrées, cette existence comme dans la mort. Tellmarch, que son surnom de Caimand assigne à sa condition de mendiant, survit dans le sous-sol de sa tanière. Indifférent même aux catégories de richesse et de pauvreté, il vit depuis toujours aux limites de l'humain. Autre figure extrême dans l'humanité, et plus énigmatique encore, celle de l'Imânus. « Imânus, dérivé d'immanis », le surnom de ce chouan barbare consacre l'immanence de l'inhumain dans un homme. Au moment où le sergent Radoub va le faire prisonnier, il sait assurer sa liberté d'homme, en soufflant son dernier souffle sur la mèche qu'il a allumée pour incendier le châtelet où se tiennent des enfants.

Dans le livre premier de la troisième partie « La Vendée », la seule succession des sept titres évoque la réduction des humains à leur dernière expression : « Les forêts », « Les hommes », « Connivence des hommes et des forêts », « Leur vie sous terre », « Leur vie en guerre », « L'âme de la terre passe dans l'homme », « La Vendée a fini la Bretagne ». Et, à cette évocation des échanges entre les en dessous et les en dessus de l'humanité vendéenne, répond celle de la peur des dirigeants révolutionnaires quand ils sentent sous leurs pas le « tressaillement des fibres profondes » qu'ils ont réunies et qu'ils réveillent en marchant :

Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l'homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s'arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu'ils ont créé sur leur tête. (Deuxième partie, livre I, III, p. 182.)

Les deux sous-sols de Cimourdain, pour lesquels Hugo invente, sans attendre Freud et le mot de « refoulement » : la sexualité et le sacré, l'une désavouée par l'autre, qui est la marque ineffaçable de son sacerdoce. « Qui a été prêtre l'est » (p. 151).

Autre présence puissante, celle des trois enfants. Comme le suggère l'expression empruntée à Lucain pour faire le titre du chapitre I de la troisième partie, livre II (p. 246), plus quam bella civilia, il y a des guerres qui sont plus que des guerres civiles, car elles divisent l'humanité sur elle-même. Ce groupe des trois enfants forme un trait capital de l'action, identifié dès les premières pages. Orphelins déjà de leur père, ils sont adoptés par le bataillon parisien du Bonnet-Rouge. Puis ils perdent leur mère dans le massacre ordonné par Lantenac, avant de la retrouver sous les murs de la Tourgue où le marquis les a enfermés comme otages et s'apprête à les faire brûler, si on le force. Il s'échappe comme par miracle, mais le mécanisme qu'il avait mis en place s'exécute et les enfants vont mourir, sous les yeux de leur mère qui les a retrouvés. Celle-ci pousse « un cri terrible », qui incarne en elle la limite entre l'humanité et la bestialité :

Ce cri de l'inexprimable angoisse n'est donné qu'aux mères. Rien n'est plus farouche et rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve ; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.

Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère. (Troisième partie, livre V, I, pp. 378-379)

Touché dans sa fuite par le cri de leur mère, Lantenac revient libérer les enfants de l'incendie, au dernier moment, et il se livre vivant à Cimourdain.

Pour la première fois dans le récit, un trait d'humanité, dans Lantenac : une solution se dessine, un homme se fait jour dans un démon, un nœud au moins se dénoue. Le Mal se résout en Bien : In daemone deus. C'est à ce geste d'humanisation que répondra celui de Gauvain. Après une longue délibération qui met principalement en balance la volonté impitoyable de la Révolution et le but ultime qu'elle s'est fixé d'humaniser la vie humaine, Gauvain fait évader Lantenac et se livre à la justice militaire de la Révolution présidée par Cimourdain. Ce faisant, dénouant son propre nœud d'aristocrate passé à la Révolution, Gauvain indique à celle-ci la voie qu'elle devrait suivre pour se résoudre et même, dans des pages prophétiques, il trace le programme politique que réaliserait la république de l'idéal (troisième partie, livre VII, V « Le cachot »).

Cimourdain : trancher n'est pas dénouer

À la Tourgue, échappé au piège et surgissant pourtant de son trou, Lantenac a dénoué sa propre situation en offrant sa vie pour rejoindre les humains. Non sans effort et avec plus de dommage pour lui-même, Gauvain choisit la clémence et confirme le nouveau régime de l'humanité. Lantenac a prouvé que l'ancien régime avait assez de ressource pour s'humaniser, Gauvain montre que la Révolution peut réaliser humainement son projet d'humanité.

Mais, pour que la Révolution prenne effectivement ce chemin, il faudrait que son envoyé en mission acquiesce à la logique d'humanité qui venait de s'ébaucher dans le duel de générosité entre l'oncle et le neveu. Robespierre lui avait dit : « Vos pouvoirs sont illimités. Vous pouvez faire Gauvain général ou l'envoyer à l'échafaud » (p. 190). Cimourdain pouvait nommer Gauvain général, comme le demandait d'ailleurs le sergent Radoub, l'un des trois membres de la cour martiale qu'il avait lui-même nommée. Procès verbal de la séance : 

Cimourdain se tourna vers Radoub.

— Vous votez pour que l'accusé soit absous ?

— Je vote, dit Radoub, pour qu'on le fasse général.

— Je vous demande si vous votez pour qu'il soit acquitté.

— Je vote pour qu'on le fasse le premier de la république.

— Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?

— Je vote pour qu'on me coupe la tête à sa place.

— Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez, greffier.

Le greffier écrivit : « Sergent Radoub : acquittement. » (Troisième partie, livre VII, III, pp. 420-421).

Les deux voix, de l'officier (au nom de la discipline et de la loi) et de Cimourdain (non motivée) l'emportent sur celle du sous-officier qui parlait au nom de la vie sauve des trois enfants, de l'honneur du bataillon et de l'humanité : « Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c'est ça qu'on voulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres » (p. 420). Version triviale qui sera la formule de Danton et qui est l'antagonique de celle du Christ.

Cimourdain est un complexe de la raison, du droit et de l'efficacité, de la spéculation et de la décision, de la conviction et de la responsabilité, de la pitié humaine et de l'inhumanité. En lui, pendant une saison, l'action est bien la sœur du rêve. Cette saison miraculeuse va des « derniers jours de mai 1793 » au mois d'août. Un bel été : « L'été de 1792 avait été très pluvieux ; l'été de 1793 fut très chaud » (p. 246). Cet été équilibre aussi d'avance celui de 1794.

Ainsi va l'imagination de Hugo, liant organiquement et historiquement la bataille de la Tourgue à la beauté d'un été et à la férocité de l'autre. À la fin, les deux âmes de Gauvain et de Cimourdain s'envoleront dans un ciel lumineux.

Avec Michelet, sur l'échafaud, dans le même été de 1793, Charlotte Corday est auréolée du soleil sanglant de juillet à 7 heures du soir. Mais le sens de la scène est tout différent : martyre magnifique par son erreur sur le sens de l'Histoire, elle figurera désormais dans les rêves de tous les jeunes hommes qui entreprendront de venger la Justice par l'assassinat. Michelet écrit les derniers chapitres de son Histoire de la Révolution française vers 1852, quand il désespère de la Révolution ; Hugo écrit son roman après la chute de la Commune de Paris, mais dans l'espérance de l'Humanité.

En Cimourdain, se nouent encore la France et Paris, le prêtre et le politique, l'homme de l'ombre et l'aigle de haut vol, l'inspirateur et l'exécutant ; l'être consacré et la pure disgrâce ; l'amour et le célibat, la virginité et la paternité. Homme-nœud par excellence, c'est lui qui peut faire tenir ensemble Robespierre, Danton et Marat, penser l'intérieur et l'extérieur de la guerre, maintenir l'acuité de l'instant dans la continuité du temps. C'est lui qui pouvait dénouer le nœud où il s'était lié avec Lantenac et Gauvain.

Mais Cimourdain a choisi d'oublier l'alternative qui fixait sa mission. Il n'a pas voulu nommer le chef de guerre qui, lui, ne se serait pas fait par la suite l'Empereur de la République française. Pris dans son propre nœud, il a préféré, au moment même où la tête de Gauvain tombait, se tirer une balle dans le cœur.

Trancher la vie de Gauvain et la sienne n'est pas dénouer.

Au-delà de l'obscurité que Hugo tient à laisser à la figure humaine de son Cimourdain, si l'on veut comprendre cette décision, il faut chercher dans le dialogue qu'il mène avec Gauvain dans son cachot avant son supplice et où ses raisons se lisent en creux dans celles de Gauvain :

— Ô mon maître [dit Gauvain], dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.

— Tu te perds dans le nuage.

— Et vous dans le calcul.

— Il y a du rêve dans l'harmonie.

— Il y en a aussi dans l'algèbre.

— Je voudrais l'homme fait par Euclide.

— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère. (Troisième partie, livre VII, V, pp. 425-426).

En ce jour d'août 1793, Cimourdain — en lui, un Condorcet — a manqué de l'imagination qui pouvait, en le transfigurant, transfigurer la Révolution elle-même. Il ne sait trancher le problème que lui pose Gauvain qu'en le faisant exécuter, et son propre problème qu'en se tuant. Politique de la mort.

Cependant son geste suicidaire laisse le dernier mot au narrateur, pour une seule phrase : « Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre. »

Cette phrase, là où elle est placée, en signature de l'œuvre, est celle du poète de cette histoire, dont l'impartialité en quelque sorte déontologique et l'imagination attestent la réconciliation entre ses deux personnages et en appellent à l'avenir. Comme dans l'épopée de La Fin de Satan, ce n'est pas un fait qui est raconté, c'est une exigence morale et métaphysique qui se fait jour, celle que soit effacé l'antagonisme entre le Bien et le Mal. Mais, si dans l'épopée la force du mythe, des images et des vers emporte la conviction, dans le roman la liaison que le genre entretient constitutivement avec la réalité est plus contraignante et plus risquée. Cependant, le genre problématique du roman convient parfaitement à une pensée qui porte une exigence et non des solutions.

D'autre part, la prose d'Hugo, finalement bien plus décisive que les vers de Cromwell, engage une force de frappe sans pareille. Ce sont autant de formules lapidaires dignes du monument qu'il dresse à la Révolution française. Éprouvée dans Les Misérables, la phrase tient en l'air tout l'édifice de Quatrevingt-treize. En ces années-là, Victor Hugo est l'écrivain qui fait confiance à sa phrase, écrite dans la prose du Monde — une forme du lyrisme éternel quand celui-ci s'est mis en présence de l'Histoire.

 

Bien que la connexion entre personnes réelles et personnages fictifs se présente souvent dans le roman historique, il y a évidemment, de la part de Victor Hugo, quelque chose d'étonnant, de choquant et même d'outrecuidant, sinon peut-être de dérisoire, à confier à l'arbitraire de la fiction le sens d'événements historiques aussi énormes.

En termes de réalisme, Lantenac, Cimourdain et Gauvain ne font pas le poids, si l'on ose dire, avec les personnages de Walter Scott ou d'Alexandre Dumas. Ce sont des entités lyriques ou épiques, des créatures à la Victor Hugo, des personnages symboliques chargés d'équilibrer Marat, Danton et Robespierre, et Paris, à un moment déclaré décisif de la Révolution.

Cependant il n'y a pas ici de sens constitué, car il n'y a pas de dénouement. Le poète, lui, ne tranche pas les nœuds de son histoire. Il n'y a pas de solution définitive, même dans l'esthétique, tant que la Révolution française n'est pas achevée. Aussitôt que la Commune de 1871 lui en a apporté la preuve, Hugo peut enfin se mettre à reprendre ce problème, parce qu'il est dépourvu à ce jour de solution.

Là est le secret d'un triple déplacement. L'action et son absence de dénouement sont déportées rétroactivement de Robespierre à Cimourdain, de l'Histoire à la fiction et de Thermidor à l'été de 1793 : le roman s'appelle Quatrevingt-treize. Un jour, Marcel Gauchet, dans la philosophie et la langue de l'essai politique, reviendra à Robespierre et lui rendra le problème d'une Révolution encore inachevée.

Certes, il ne pouvait pas en aller autrement, puisque l'Histoire, jusqu'à ce roman, s'est passée comme elle s'est passée. Mais justement l'invention de Victor Hugo pourrait être de ces utopies qui, allant contre l'autorité sans partage de ce qui est advenu, rappellent que l'événement historique se forme dans des décisions non prédictibles d'une part, et imparfaitement accomplies d'autre part.

Au regard de cet Inconnu qui préside à l'Histoire, il n'y a ni plus ni moins de raison que la Révolution ait été ce qu'elle fut plutôt que ce qu'elle aurait pu être, et nul ne sait ce qu'elle sera, en fin de compte. Confier à la figure d'un personnage inventé la suggestion de la résolution d'un problème historique et de l'élucidation d'un mystère de l'histoire, cela signifie que ce problème ne fut pas — n'est pas encore — résolu, ni même vraiment bien posé. Et c'est proposer une sorte de mythe enveloppant à la fois une interprétation dynamique de la Révolution française et un modèle d'action en vue de la continuer, et, si possible, de l'achever.

Même si nous avions la religion du fait accompli, tant que nous penserons que la Révolution française n'est pas achevée — ni l'Histoire —, Quatrevingt-treize pourrait nous rappeler que l'action, en son moment, ne saurait préjuger de son résultat : celui qui agit dans l'Histoire ne sait pas si l'exigence qu'il porte triomphera, ni surtout à quel terme, ni même s'il saura, lui, honorer sa signature, dans l'histoire sans fin de la Littérature.

N'est-ce pas suggérer que l'Histoire n'est pas par elle-même dialectique, ni même signifiante, et qu'il faut, pour qu'elle commence à le devenir, la reprendre par une pensée, d'historien, de philosophe et d'observateur de la politique et de la société, de poète lyrique, qui la constitue en nœuds de significations, non seulement dans la sphère de l'esthétique mais aussi à l'usage de la pensée et de l'action de ses lecteurs présents et à venir ?

Toute pensée qui entend faire signifier les événements, aussi bien celle de l'historien que celle du poète, forme des modèles et des figures. Et, qu'elle le veuille ou non, elle les propose à la réflexion, au jugement et à l'agir de ses lecteurs.

Délivré enfin des obsessions de se créer un public au théâtre, Victor Hugo peut donner libre cours à son énergie de romancier lyrique. Il n'a plus rien à prouver. Alors, à Dieu va. Tout dépend ici de sa capacité à imposer son récit. Sa puissance d'imagination consiste à faire entrer dans son roman des événements et des personnes aussi forts que ceux de 93 et de 94 et, inversement, pour ce faire, à supposer une histoire et des personnages qui puissent supporter cette intrusion. Les figures et les événements réels y gagnent en signification et les êtres de la fiction en réalité : « La révolution, à côté des jeunes figures gigantesques, telles que Danton, Saint-Just et Robespierre, a les jeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était une de ces figures » (p. 254). Quand l'Histoire elle-même suscite des figures, rien n'empêche un poète de créer les siennes et de réunir dans ses phrases leurs configurations et transfigurations. Mais c'est à chaque lecteur de dire, en son temps, non pas seulement comment mais si cette puissance opère ou non.

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6 Jules Michelet : Histoire de la Révolution française
« Je rentre en moi »

Non sans appréhensions et craintes, entrons dans l'œuvre immense que Michelet publia de 1847 à 1853, un chantier que traversèrent non seulement certains changements de perspective et d'inspiration mais surtout les circonstances de la politique et les vicissitudes qu'elles apportèrent dans la carrière, les humeurs et la pensée de Michelet, — entrons dans le chantier mené à bien de son Histoire de la Révolution française[15] :

Cette œuvre laborieuse, qui a rempli huit années de ma vie, n'a pas eu la bonne fortune des improvisations venues en temps paisible. Elle a été écrite en plein événement. […] Toute voix littéraire s'était tue ; toute vie semblait interrompue. Ne voyant que ma tâche, au fond de nos archives, travaillant seul encore sur les ruines d'un monde, je pus croire un moment que je restais le dernier homme (préface d'octobre 1868, II, p. 1107).

De février 1848 (dans l'union du peuple) à juin de la même année (dans la scission insurrectionnelle des ouvriers), puis à la République du Prince-Président, puis au 2 décembre 1851, ces événements forment le déroulé rapide d'une infortune continue : à peine réapparue, la Révolution s'est à nouveau perdue. À peine suspendu le cours de Michelet au Collège de France (janvier 1848), à peine renommé dans sa fonction (février 1848), il sera destitué (avril 1852) et, refusant de prêter serment à l'Empereur, il perd son poste aux Archives.

Dans les mêmes temps, à une autre extrémité de la littérature, avec de tout autres moyens et pour d'autres fins, Nerval, un autre fils des Lumières, est le témoin de cette dépression qui saisit des écrivains en ce passage de la monarchie de Juillet. Sont-ils les derniers des hommes sur cette terre ?

Vers 1853, Michelet mène une existence difficile à Nantes, où il va écrire les derniers chapitres de sa Révolution, et où Pierre Michon le retrouvera, « au chapitre III de son seizième livre », pour en faire un personnage principal de ses Onze.

Le deuil éclatant de la Révolution

L'Histoire de la Révolution française commence sur une longue méditation de professeur en vacances, que guette une certaine dépression saisonnière : « Chaque année, lorsque je descends de ma chaire, que je vois la foule écoulée, encore une génération que je ne reverrai plus, ma pensée retourne en moi » (Préface, I, p. 5).

Je rentre en moi. J'interroge sur mon enseignement, sur mon histoire, sur son tout-puissant interprète, l'esprit de la Révolution.

Lui, il sait. Et les autres n'ont pas su. Il contient leur secret, à tous les temps antérieurs. En lui seulement la France eut conscience d'elle-même. Dans tout moment de défaillance où nous semblons nous oublier, c'est là que nous devons nous rechercher, nous ressaisir. Là se garde toujours pour nous le profond mystère de vie, l'inextinguible étincelle.

Dans le ton prophétique qui va être celui de cette Histoire, Michelet dit d'où elle sort (de son cours au Collège), où elle trouve son inspiration (dans le génie de la Révolution) et le mode d'existence de ce génie : en lui-même, l'écrivain, intériorisé[16]. Il consultera en lui-même l'esprit de la Révolution française.

Ne pas chercher la Révolution dans les cimetières de Nantes ou de Paris, où sont enterrés les morts de la Révolution[17].

Ne pas la chercher aux lieux de ses apparitions anciennes, sinon, en cette saison brûlante des vacances, sous la forme vide dun « grand souffle qui court sur la plaine aride » :

Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu'a laissé la Révolution… L'Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l'Arc de Triomphe ; la Royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre Dame ; il n'est pas jusqu'aux Romains, qui n'aient les Thermes de César.

Et la Révolution a pour monument… le vide…

Son monument, c'est ce sable aussi plane que l'Arabie… (I, p. 6)

Vox clamans in deserto. Certes… mais professant à tous vents une foi.

L'esprit de la Révolution demeure en nous, le petit restant de ses fidèles, Michelet et Quinet, et le Peuple — en moi, de manière indubitable et distinct de moi : « La Révolution est en nous, dans nos âmes ; au dehors, elle n'a point de monument. Vivant esprit de la France, où te saisirai-je, si ce n'est en moi ? »

Là est le premier coup de force de Michelet, dans l'imaginaire de l'écrivain. L'autre, aux dernières lignes du livre, ce sera de produire un témoin encore vivant de Thermidor, un enfant d'alors, surpris dans la rue par une expression d'ancien régime, inconnue de lui et revenue dans la langue des Français :

Peu de jours après Thermidor, un homme qui vit encore et qui avait alors dix ans, fut mené par ses parents au théâtre, et à la sortie admira la longue file de voitures brillantes qui, pour la première fois, frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas, disaient aux spectateurs sortants : « Faut-il une voiture, mon maître ? » L'enfant ne comprit pas trop ces termes nouveaux. Il se les fit expliquer, et on lui dit seulement qu'il y avait eu un grand changement par la mort de Robespierre. (II, p. 1096)

Le lyrisme de Michelet se fonde ainsi dans le cœur d'un moi d'écrivain qui réunit en un « je » (un métier d'historien et une sensibilité à l'Histoire), un nous (universel), et le génie un et indivis de la France. Écrivant l'immense Introduction de son livre, il prend de très haut, dans l'Histoire de la France, tout ce qui a amené la Révolution, la Révolution elle-même et l'abîme dans lequel elle s'est anéantie.

Il n'hésite pas à louer les rois — une seule fois —, dans Louis XIV, tant qu'il faisait effort, par Colbert, « pour faire justice égale à tous, diminuer l'odieuse inégalité de l'impôt » (I, p. 35-37). Ni à morigéner les dirigeants révolutionnaires pour leur esprit de division : « De même que, les sectes chrétiennes se multipliant, il y eut des jansénistes, des molinistes, etc., et qu'il n'y eut plus de chrétiens, les sectes de la Révolution annulent la Révolution ; on se refait constituant, girondin, montagnard ; plus de révolutionnaire » (I, p. 9). Ni à réprimander le peuple lui-même : « Qu'une tyrannie insidieuse ait eu prise pour le corrompre, c'est qu'il était corruptible. Elle l'a trouvé faible, désarmé, tout prêt pour la tentation ; il avait perdu de vue l'idée qui seule le soutenait ; il allait, misérable aveugle, à tâtons dans la voie fangeuse, il ne voyait plus son étoile… Quelle ? l'astre de la victoire ?… Non, le soleil de la justice et de la Révolution » (I, p. 7-8).

Aujourd'hui, rentré en moi-même, le cœur plus brûlant que jamais, je te fais amende honorable, belle Justice de Dieu…

C'est toi qui es vraiment l'Amour, tu es identique à la Grâce…

Et comme tu es la Justice, tu me soutiendras dans ce livre, où mon cœur me frayait la route, jamais mon intérêt propre, ni aucune pensée d'ici-bas. Tu seras juste envers moi, et je le serai envers tous… Pour qui donc ai-je écrit ceci, si ce n'est pout toi, Justice éternelle ?

31 janvier 1847. (Introduction, fin, I, p. 68)

Début 1847, à mi-chemin de la tâche entreprise en 1843 et terminée en 1853, il met déjà son livre au passé de ce qui a déjà été écrit et au futur de son accomplissement.

Quand et comment écrire une histoire de la Révolution française ?

Entre 1844 et 1855, Michelet interrompt la publication de son Histoire de France, commencée en 1833, pour concevoir, écrire et publier son Histoire de la Révolution française. Césure dans son travail et anticipation dans la chronologie de la France, il passe de l'histoire du Moyen ge à celle de la Révolution.

La Préface et l'Introduction nous ont dit l'espèce de dépression morale et d'exaltation dans laquelle se produit cette rupture. Dans l'épreuve d'une perte ressentie comme irrémédiable — celle de la Révolution française —, dans la découverte de ce qu'elle avait incarné, sur une courte période : l'esprit même de la France et sa dimension d'une religion, qui n'est pas le christianisme.

 

Immédiatement, trois difficultés, qui n'en font qu'une.

Comment retrouver et révéler ce qui a été perdu aussitôt que trouvé ?

Comment enfermer la durée de la nation et l'éternité de la Justice divine dans les limites d'un récit ?

Comment créer le style de ce récit, c'est-à-dire la disposition d'esprit et d'être propre à l'écrire ?

Ce ne sont pas les trois temps d'un questionnement et des réponses qu'il recevrait successivement. C'est le mouvement global où le problème se formule pour l'auteur et se lit pour nous, à travers le fait de sa résolution.

 

Comment surprendre l'esprit fugace et désormais caché de la Révolution dans les manifestations où il s'est révélé ? Comment le faire entrer dans les limites que lui assigne la rationalité de l'historiographie ? Comment faire entrer l'esprit de la France et de l'éternité divine dans les limites d'un récit dramatique ?

On tranche. Le début, ce sera les élections de 1789 pour les États généraux, « le peuple entier appelé à élire les électeurs, à écrire ses plaintes et ses demandes », cela pour la première fois. La fin, ce sera l'exécution de Robespierre :

Respirons, détournons les yeux. « À chaque jour suffit sa peine. » Nous n'avons pas ici à raconter ce qui suivit, l'aveugle réaction qui emporta l'Assemblée et dont elle ne se releva qu'à peine en Vendémiaire. […] Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron rayonnait, le Palais-Royal était plein, les spectacles combles. Puis, ouvrirent ces bals des victimes, où la luxure impudente roulait dans l'orgie de son faux deuil. (II, p. 1095-1096)

Sans trahir son inspiration, au contraire, ces décisions nécessaires, d'historien et d'écrivain, absolutisent la Révolution française : avant l'élection des États généraux, il n'y avait rien d'elle que son esprit en mal d'incarnation ; après Thermidor, il n'y aura plus rien d'elle que son esprit. Ces décisions sont coûteuses mais elles sont le prix à payer pour faire entrer le génie de la Révolution dans la science naissante de l'histoire, pour raconter une apocalypse de l'Esprit dans les termes d'une écriture libérée des Écritures.

Dans sa génération, Michelet ne fut pas le seul historien de la Révolution. Il y eut aussi, par exemple, Augustin Thierry, Thiers ou Guizot. Mais il en fut, comme l'écrira Pierre Michon dans Les Onze, « Monseigneur l'Après-coup en personne », l'historien désormais emblématique de la Révolution qui, en tant que tel, déclara celle-ci comme objet d'histoire, mais de manière tout à fait particulière, à la fois comme nécessairement close et intimement vivante en ce sujet, Jules Michelet, et par lui portée dans l'histoire de la France.

 

Fils d'imprimeur, amoureux de la belle ouvrage, il construit une œuvre en vingt-et-un livres, tome par tome (il y en eut sept), livrés calibrés pour l'impression, à mesure et à temps. Au bout du dernier, la dédicace de ce tombeau immatériel, une phrase datée du 1er août 1853, jour de grandes vacances dans un enseignement qu'il a dû quitter : aux « Grands cœurs ! qui, de leur sang, nous ont fait la Patrie ! » (II, p. 1097). Magnum opus feci. Dans cette œuvre, il y a le Génie de la Révolution, tel qu'en Lui-même, tel qu'en moi-même enfin. Derrière moi, je tire l'échelle.

Le style de la Révolution

Michelet, ou rendre justice à la Justice de Dieu, en écoutant en soi-même l'esprit de la Révolution française. L'écouter, l'écrire aussi fidèlement que possible, dans la fragilité d'un style.

Tel est le ton de ce livre. Invoquer, évoquer — saisir par l'écriture un insaisissable : le génie de la Révolution là où il est conservé, l'activer, l'interroger, le faire parler. Tel sera, tel est déjà le style du livre : porter le souffle, l'éloquence d'une parole enregistreuse d'Histoire et d'histoire, d'événements et de leur récit.

Écouter, à même elle, la véhémence et l'intransigeance de cette parole, les sauts et l'arbitraire de son humeur, son intelligence de l'événement, les formules de ses arrêts, son autorité. Michelet s'adresse au Peuple et à l'Humanité, comme s'adressaient les orateurs au temps des glorieuses Assemblées. Citer ces voix célèbres ou non, les imiter non servilement, les faire entendre comme elles furent en leurs proclamations, les faire revivre dans une écriture de la parole. Mais l'écart entre elles et le livre c'est qu'il parle à des lecteurs, dans l'intimité de leur cœur à chacun.

Non pas impliquer la Révolution dans le schéma abstrait de toutes les révolutions, comme le jeune Chateaubriand ; ni la reporter sur une scène de théâtre, comme le jeune Hugo ; ni l'envelopper dans la conceptualisation d'une révolution abstraite, comme Tocqueville.

Invoquer des portraits, des tableaux, des scènes, des événements. Cela en réinventant et radicalisant une rhétorique, à l'exemple de ceux, oratoriens ou jésuites défroqués, qui avaient appris la leur dans les collèges de l'Ancien Régime, et l'avaient retournée contre leurs maîtres.

Quand Bossuet évoquait le lieu d'où le prédicateur parle aux fidèles et où ceux-ci doivent aller l'écouter, au fond d'eux-mêmes, il disait, du haut de sa chaire :

S'il y a quelque endroit […] où se tienne le conseil du cœur, où se déterminent tous ses desseins, où se donne le branle à ses mouvements, c'est là qu'il faut se rendre attentif pour écouter Jésus-Christ. Si vous lui prêtez cette attention, c'est-à-dire si vous pensez à vous-même, au milieu du son qui vient à l'oreille et des pensées qui naissent dans l'esprit, vous verrez partir quelquefois comme un trait de flamme qui viendra tout à coup vous percer le cœur et ira droit au principe de vos maladies. (Sermon sur la parole de Dieu)

L'historien reprend et retourne la doctrine de la chaire chrétienne, il la brave et la déconsidère en inventant le lieu intime de son écriture où vit et parle le génie de la Révolution, cela en lui conservant son caractère d'inspiration, d'énergie et de mystère. té toute idolâtrie en telle ou telle personne humaine, la justice de Dieu parle au cœur de tout homme, dans la Révolution française telle que la raconte Michelet.

L'Histoire de la Révolution française procèdera du cours du Collège de France, mais elle ne sera pas de ces séances enflammées et éphémères, de cette scène dont il ne reste rien, les vacances venues. Cette diction-là aura la puissance durable de ce livre.

Question de style et non de rhétorique, non de technique mais de vision. Entrer dans Michelet, c'est essayer d'entrer dans sa vision.

Tel est le classicisme de Michelet, renouvelé de la grande école de la chaire et réapproprié ; telle est sa modernité. Ce colloque sacré et intime entre la France et lui-même est prêt à passer dans les manuels pour les écoles et collèges de la République, et à être subtilement capturé par la fiction ironique et tendre de Michon.
Dans ce livre il circule une énergie fabuleuse, à tous les sens du mot, recueillie, préservée, portée comme un feu appelé à reprendre. Michelet, ou lâcher les chevaux du style.

Portraits

Ce n'est pas la parole des oraisons funèbres, ni celles descriptives des Salons, ou chuchotée par un quidam dans les Onze. C'est l'éloquence des mises en accusation ou en exaltation, au bout desquelles il y a, en esprit, une gloire ou une flétrissure immortelles.

Ce sont par principe des portraits en action, qui, pour les personnages principaux, surviennent différents chacun, à l'occasion de leurs actes où ils se concrétisent, et, pour les plus grands, autant qu'ils créent d'actions :

Que d'hommes en un homme ! Qu'il serait injuste pour cette créature mobile, de stéréotyper une image définitive ! Rembrandt a fait trente portraits de lui, je crois, tous ressemblants, tous différents. […] Si l'on prend la peine de suivre dans ces deux volumes chacun des grands acteurs historiques, on verra que chacun d'eux a toute une galerie d'esquisses, touchées chacune à sa date, selon les modifications physiques et morales que subissait l'individu. (« De la méthode et de l'esprit de ce livre », I, p. 594)

Portraits d'historien, non de moraliste ou de prédicateur, ou de poète, ou de romancier. D'un historien chargé d'administrer une forme supérieure de la justice, de manière circonstanciée et ainsi argumentée. Figures dans lesquelles l'écrivain se porte et s'abîme, intérieurement, en arbitre impersonnel, même pour les personnages épisodiques.

Il en va ainsi même des scélérats, très peu nombreux à vrai dire, dans le personnel de la Révolution, Carrier par exemple échappant à cette catégorie infamante, au titre qui servira, pour d'autres et à d'autres époques, de la nécessité révolutionnaire. « Peut-être n'y en eut-il que trois, Rovère, Tallien, Fouché » (II, p. 863).

Tallien, biographie express, cinglante :

Né dans la cuisine d'un financier de Touraine, et fils de son cuisinier, il eut l'âme à l'avenant, une âme de Laridon, tout à gueule et aux filles. […] Sa plus grande jouissance, partout où il arrivait, était de monter en chaire, et de prêcher pêle-mêle la Révolution, la Raison, Jésus, Marie et le reste. Les femmes étaient ensorcelées. Nullement cruel de nature, Tallien le devint toutes les fois qu'il y eut intérêt. (ibid., p. 863-864)

Fouché, dépeint en sa figure glaciale, corps et âme :

L'homme de Lyon n'était pas, comme Tallien, l'enfant dépravé de la nature, c'était son maudit, son Caïn. La figure déshéritée de Fouché (quoique intelligente) effrayait d'aridité. Le prêtre athée, le dur Breton, le cuistre séché par l'école, tous ces traits étaient repoussants dans sa face atroce. Réussir fut tout son symbole. C'était un homme au fond très froid, d'un positivisme horrible. Il s'était fait hébertiste, croyant que c'était l'avant-garde. Successeur de Collot à Lyon, il fut brisé par Robespierre, revint conspirer contre lui, et plus que personne travailla au 9 thermidor. Rien n'honore plus Robespierre que cette circonstance : les principaux auteurs de sa chute furent les deux pires hommes de France, Tallien et Fouché. (ibid., p. 864-865)

Mais Danton, au bout du long chapitre de l'exécution des dantonistes, en martyr et en roi, selon ces images qui nous sont parvenues par les manuels de l'école républicaine, laquelle les tenait de Michelet. Une grandeur, une éloquence retentissante, jusqu'au bout :

Danton mourut simplement, royalement. Il regarda en pitié le peuple à droite et à gauche, et parlant à l'exécuteur avec autorité, lui dit : « Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. »

L'exécuteur obéissant la releva en effet, la promena sur l'échafaud, la montra des quatre côtés.

Il y eut un moment de silence… Chacun ne respirait plus… Puis, par dessus la voix grêle de la petite bande payée, un cri énorme s'éleva, et profondément arraché…

Cri confus des royalistes soulagés et délivrés, simulant l'applaudissement : « Qu'ainsi vive la République ! »

Cri sincère et désespéré des patriotes atteints au cœur : « Ils ont décapité la France ! » (ibid., p. 924)

Et Louis XVI, en jugement de dernière instance, prononcé du fond du cœur, au nom du Peuple français :

Une tombe fermée veut le silence, mais celle-ci n'est pas fermée ; elle est béante et demande…

[…]

Donc puisque la tombe est ouverte, nous dirons un mot encore : nous jugerons le jugement.

Ce procès, nous l'avons dit, avait eu l'effet très fatal de montrer le Roi au peuple, de le replonger dans le peuple, de les remettre en rapport. Louis XVI, à Versailles, entouré de courtisans, de gardes, derrière un rideau de Suisses, était inconnu au peuple. Au Temple, le voilà justement comme un vrai roi devrait être, en communication avec tous, mangeant, lisant, dormant sous les yeux de tous ; commensal, pour ainsi dire, et camarade du marchand, de l'ouvrier. Le voilà ce roi coupable qui apparaît à la foule en ce qu'il a d'innocent, de touchant, de respectable. C'est un homme, un père de famille ; tout est oublié. La nature et la pitié ont désarmé la justice. (ibid., p. 330)

Ces portraits se répondent, par contrastes et correspondances, en jeu de cartes : la Reine et le Roi, la Reine avant, la Reine après ; Condorcet et son épouse ; Condorcet et Lavoisier ; Madame de Staël et Madame Roland ; Danton et Robespierre… Plus quelques valets dans les quatre couleurs.

Aussi le destin de Marat et celui de Chalier, et celui des grandes villes françaises, hors Paris. Ceci peut s'écrire vers 1853, à Nantes, quand tout paraît pourtant arrêté dans l'Histoire :

Marat est poignardé le 13 [juillet 1793], Chalier guillotiné le 16. Un monde passe entre ces deux coups.

Marat, le dernier de l'ancienne révolution, Chalier le premier de la nouvelle.

Marat, pour Caen, Bordeaux, Marseille, est le nom de la guerre civile. Dans Lyon, Chalier est celui de la guerre sociale.

Ceci met Lyon fort à part de l'histoire générale du girondinisme. (II, p. 638)

À tel instant de vérité, quand Billaud-Varenne, au Comité de salut public, prononce la phrase « Il faut faire mourir Danton », huit portraits pour un en moins d'une page, dans une écriture au scalpel : « Billaud était la Terreur pure ; il ignorait solidement et volontairement le passé, et il n'avait au cœur aucun sens de l'avenir. La mécanique était son idée fixe, et il voulait à tout prix, simplifier la machine. » « Couthon était Robespierre même, et Saint-Just plus que Robespierre. Il mordit à la chose par son génie de tyran, par son orgueil de probité, croyant volontiers tout ce qu'on disait de la corruption de Danton, tenté aussi par le péril et l'audace d'un tel coup. » « Collot d'Herbois, fort branlant, trop heureux d'être à temps séparé d'Hébert, seul hébertiste dans le Comité, n'osa tout à coup se faire dantoniste, et démasquer l'alliance. Carnot, Barère avaient sujet d'être encore plus inquiets. Lindet, plongé dans ses bureaux, s'y renfonça plus que jamais et seulement fit sous main avertir Danton. » Et Robespierre, au mot de Billaud :

Quand ce mot horrible, que personne n'eût osé dire, fut lâché, Robespierre sauta… Il s'écria comme l'homme qui a un cruel apostume dont il souffre infiniment ; si pourtant on y met l'acier, la piqûre libératrice lui arrache un cri. Il fut, je n'en fais nul doute, effrayé, navré, ravi. (II, p. 896)

Vies finalement non parallèles, combats de héros et d'alliances où l'un l'emporte successivement sur tous les autres, jusqu'à succomber sous les coups d'anonymes, de médiocres et de scélérats. Espaces judicieusement distribués et articulés, moins en nombre de pages que par une justice impartiale rendue à chacun, non pas exactement selon ses mérites mais suivant sa part d'actions dans la Révolution.

Cette impartialité ne tient pas seulement à la déontologie de l'historien ni même aux arbitrages que le poète de cette histoire rend entre ses héros. Elle exprime l'équanimité de la voix qui participe à une instance deux fois supérieure, l'esprit de la Révolution et la Justice de Dieu.

Quant à Robespierre, ici dépeint en trois adjectifs, tout le livre va à son exécution, à son dernier cri, à travers le récit de tous ses actes ou de ses inactions et les moments de tous ses avatars.

Une Révolution, un homme, une vie

Dans l'Histoire de la Révolution française, Robespierre apparaît en personne et en pied, avec le thème des Jacobins, c'est-à-dire assez tard, au livre IV, chapitre VI : « Luttes des principes dans l'Assemblée, et aux Jacobins. Paris, vers la fin de 1790 », ex abrupto. Il émerge dans l'œuvre par un discours aux Jacobins, il ne quittera plus le théâtre qu'aux 9 et 10 Thermidor par son silence à la Convention, et par son exécution sur un grand cri arraché par la douleur.

Voyons cette première apparition, sous la présidence d'un affidé de Philippe d'Orléans.

L'homme noir qui est au bureau, qui sourit d'un air si sombre, c'est l'agent même du prince, le trop célèbre auteur des Liaisons dangereuses. Grand contraste ! À la tribune, parle M. de Robespierre.

Un honnête homme celui-là, qui ne sort pas des principes. Homme de mœurs, homme de talent. Sa voix faible est un peu aigre. Sa maigre et triste figure, son invariable habit olive (habit unique, sec et sévèrement brossé), tout cela témoigne assez que les principes n'enrichissent pas fort leur homme. Peu écouté à l'Assemblée nationale, il prime, primera toujours davantage aux Jacobins. Il est la société [jacobine] même, rien de plus et rien de moins. Il l'exprime parfaitement, marche d'un pas avec elle, sans la devancer jamais. Nous le suivrons de très près et très attentivement, marquant, datant chaque degré dans sa prudente carrière, notant aussi sur son pâle visage le profond travail qu'y fera la Révolution, les rides précoces des veilles, et les sillons de la pensée. Il faut le raconter, avant de le peindre. (I, p. 453)

Suit en insert son histoire personnelle et la formation de ses principes d'action : plus de quatorze pages dans l'édition serrée de la Pléiade. L'enfance triste d'un orphelin soutien de famille et boursier du clergé ; l'avocat plaidant pour des paysans contre l'évêque d'Arras (« il examina leur droit, le trouva bon ») ; son élection aux États généraux ; son absence la nuit du 4 août : « désolé d'avoir manqué une si belle occasion, il saisit avidement la périlleuse circonstance du 5 octobre », le 5 octobre 1790, la marche sur Versailles qui ramènera le Roi et l'Assemblée à Paris :

Grave initiative, qui décidait de son sort, désignant cet homme timide comme infiniment audacieux et dangereux, montrant à ses amis surtout qu'un tel homme ne se lierait pas, ne suivrait pas docilement la discipline du parti. Il fut, selon toute apparence, convenu alors entre les nobles jacobins, que cet ambitieux serait l'homme ridicule de l'Assemblée, celui qui amuse et doit amuser tout le monde sans distinction de partis. […] Ces moments de dérision sont ceux où l'on se rapproche, où les ennemis les plus implacables, riant tous ensemble, la concorde revient un moment ; il n'y a plus qu'un ennemi. (ibid., p. 457-458)

« Libre des hommes d'expédients, il se fit homme de principes. »

Page fascinante de l'historien, où se dévoilent les mécanismes des Assemblées, que Robespierre apprendra et saura admirablement exploiter : comment les notables des Jacobins distinguent en l'ami un danger, pensent pouvoir l'isoler dans un rôle de ridicule prêcheur de principes, d'un Alceste en habit olive, comment les journalistes s'obstinent à l'appeler « un membre, ou M. N. ou trois étoiles », comment Robespierre se plonge dans le travail, comment il se prépare à se faire craindre au nom des principes de la Révolution, comment bientôt il le fera…

Telle fut la force de Robespierre, de rappeler constamment à des assemblées incertaines et irrésolues l'idée originelle de la Révolution et sa raison d'être, « le droit égal des citoyens ».

Cependant,

témoin fidèle des principes, et toujours protestant pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application, ne s'aventura guère sur le terrain scabreux des voies et moyens. Il dit ce qu'on devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le faire. C'est là pourtant que le politique engage le plus sa responsabilité, là que les événements viennent souvent le démentir et le convaincre d'erreur. (ibid., p. 460)

Dans ces pages de portée longue, Michelet discerne ce qui frappera Marcel Gauchet comme étant le cœur de la pensée et de la politiique de Robespierre, comme aussi le mobile de sa fuite en avant et de sa perte : l'attachement premier à la Déclaration des droits de l'homme et le refus de tout gouvernement des Droits, c'est-à-dire de gouverner la Révolution. Tout gouvernement trahit, ou tyrannise, ou les deux : alors il faudra passer à un Comité chargé du Salut public, qu'il faudra flanquer d'un Comité de Sûreté générale, lesquels devront s'assurer d'un Tribunal révolutionnaire fonctionnant sur le fondement d'une Loi des suspects arrachée à l'Assemblée, et ainsi de suite. Rendez-vous à la Convention nationale, en Thermidor.

Janvier 94, un portrait inattendu de Robespierre, en personnage de comédie. Il entre dans une passe difficile et une hantise de complots. C'est le moment où il tient par un miracle d'équilibre, qu'un rien pourrait compromettre. Et ce rien, ce serait d'être exposé au rire, que lui-même sent et redoute — il traîne encore intérieurement le personnage de ridicule qu'on lui a attaché et qui ne l'aura jamais quitté :

Par quels miracles d'adresse, dans une situation si changeante, se maintenait l'immobilité fictive du thaumaturge ? C'était, pour l'observateur, le plus étonnant des spectacles. Le contraste de ces revirements agiles, au nom de principes immuables, faisait du personnage le plus sérieux de l'époque le sujet comique entre tous, d'un comique si terrible et si imprévu qu'aucun des maîtres, ni Aristophane, ni Rabelais, ni Molière, ni Shakespeare, n'eût pu soupçonner une telle conception. […] Robespierre ne trompait les autres que parce qu'avec une étonnante habileté instinctive, il se trompait d'abord lui-même, qu'il était sa propre dupe, et que, sous les tours, retours, circuits infinis de l'hypocrisie que lui imposait le moment, il restait sincère dans l'amour du but où il croyait arriver par cette route sinueuse. (II, p. 829)

Or quelqu'un, aux Jacobins, l'a en vue à travers la lorgnette de spectacle qu'il porte toujours avec lui, l'homme de théâtre Fabre d'Églantine : « Robespierre, par la force de seconde vue que donne la passion, sentait Fabre, même absent, derrière lui, qui le regardait. » Robespierre craint que Fabre ne lui taille une pièce satirique. « C'est Fabre qu'il fallait perdre, envelopper, si l'on pouvait, dans la conspiration dont Robespierre parlait sans cesse : la conspiration de l'étranger. » En ce moment, Robespierre craint moins ses ennemis et ses amis que Fabre d'Églantine… On réussit à compromettre celui-ci, contre toute vraisemblance et en toute injustice, dans une histoire de faux. Fabre est jugé de manière inique et emprisonné. Le 5 avril 1794, il fera partie des charrettes de dantonistes.

Suspendu entre le vide d'autorité qu'il occupe seul et un trop-plein d'intrigues mortelles, Robespierre a déjà perdu la tête. Le long récit de son dernier discours à la Convention (8 thermidor, II, p. 1045-1053), de sa préparation laborieuse et de son prononcé, un jour trop tard ; l'analyse qu'en fait Michelet (trop travaillé ; trop d'idées générales ; trop de plaintes et de récriminations ; trop d'accusations et pas d'accusé, sauf Cambon, celui qu'il ne fallait pas ; le refus par l'Assemblée d'imprimer le discours…), tout cela montre que Robespierre a perdu la main. « Maintenant, quel serait l'accusé ? Les Comités ou Robespierre ? »

Les événements, au long

Telle est l'histoire suivie en long dans l'intime de l'historien, en son long qui est aussi son large : s'abîmer en ce long et en ce large, s'y tenir pendant huit années, obstinément, dans l'abnégation de soi-même à la tâche, dans l'extension de soi-même aux enjeux d'Histoire.

Par exemple dans la fuite du Roi, qui, avec ses précédents et ses suites, ne fait pas moins de sept chapitres enjambant deux livres et deux tomes, et coupée d'ailleurs deux fois, par la longue réflexion « De la méthode et de l'esprit de ce livre » et la Conclusion du livre IV, puis par deux chapitres : « La Société en 91 : Le salon de Condorcet » et « (Suite) Mme Roland ».

Car, poursuivie par l'écrivain en elle-même c'est-à-dire en lui-même, l'histoire de la fuite du Roi appelle l'extension à l'esprit du temps, la dimension des femmes, et la réflexion sur l'écriture, dans une « Conclusion », datée au 10 novembre 1847, pour le tome II de la publication, et puis encore une « Observation essentielle » sur les sources utilisées :

Qu'ai-je dit dans ce volume ? une grande chose, une sainte chose, quelque mal que je l'aie faite ; j'ai retrouvé l'Histoire des fédérations, vivante dans la mémoire du peuple, authentique dans les documents manuscrits. Personne en France (personne au monde peut-être) ne lira cela sans pleurer.

Bonheur singulier, trop grand pour un homme ! J'ai tenu un moment dans mes mains le cœur ouvert de la France, sur l'autel des fédérations ; je le voyais, ce cœur héroïque, battre au premier rayon de la foi de l'avenir !

[…] Si nous voulons fermer la porte à l'avenir, écoutons les endormeurs politiques ou religieux ; les uns qui cherchent la vie aux catacombes de Rome ; — les autres qui proposent pour modèle à la liberté la tyrannie de la Terreur.

{…] L'obstacle à Dieu, ce sont les dieux. […] — Comment aurais-je adoré les petits dieux de ce monde ? Je venais d'entrevoir Dieu. (I, p. 610-611)

Une fois observés les grands équilibres éditoriaux des parties et des tomes, une fois la distance prise en soi-même — et de très haut, ou de très profond — à l'égard du moment, le récit de la fuite du Roi peut reprendre, en feuilleton, comme sans transition : sur sa propre lancée.

Au long, en large et en profondeur, mais cette fois en continu, voici les trois jours de Thermidor où tout s'est joué. Certes le récit de Michelet à l'occasion manque d'objectivité et suit parfois des sources peu fiables, comme le montrent les notes à mesure de l'édition de la Pléiade. Mais c'est un libre précipité d'analyse et de mouvement. Analyse d'une situation des plus complexes et embrouillée encore à mesure par les ruses, hésitations et inconséquences, efforts et maladresses, par l'esprit des vengeances, par les peurs des acteurs pris tous dans des urgences de vie ou de mort. Mouvement où jouent sans cesse des péripéties dues à des malentendus, des tactiques et stratégies qui s'échappent les unes aux autres, où se révèle par exemple un Saint-Just, dans sa dernière phase : rusé, manœuvrier, inspiré, mais empêché, au troisième alinéa, de prononcer son discours longuement préparé. Mouvement constamment relancé, dans lequel se corrigent les événements contraires pour conduire à la mort des robespierristes. Même les erreurs des comploteurs les servent.

Robespierre peut bien insulter le président de l'Assemblée, Collot d'Herbois, qui a relayé Tallien au bureau, il est décrété d'arrestation.

Arrêté, transféré aux Comités, Robespierre pouvait-il encore se sauver ?

Sa personnalité multiple qui remplissait toute chose, le rendait nécessaire et fatal, quoi qu'il arrivât. Il était devenu comme l'air dont la République vivait. Dans l'étouffement d'asphyxie qu'entraînerait son absence, la France allait venir à genoux dans cette prison lui demander de sortir. À lui d'exiger des juges, d'imposer à ses ennemis la nécessité du procès. (II, p. 1067-1068)

Mais cette pensée est celle de Robespierre, écrite par Michelet au style indirect : une trop grande confiance en lui, une illusion, une rêverie de royauté ? À l'Assemblée, dans un geste et une formule de théâtre, Tallien avait dénoncé le nouveau Cromwell.

Cependant, la nouvelle de son arrestation a retourné contre lui l'opinion. Le Peuple manque à Robespierre, la France ne s'agenouillera pas devant lui, elle s'abstient. En même temps manquera le bras armé du peuple, les piques, fusils et canons des sectionnaires. Il ne reste plus à Michelet qu'à raconter, longuement, la nuit du 9 au 10 thermidor : pourquoi et comment le Paris des ouvriers ne bouge pas, comment les sections, divisées et précédemment décapitées par les robespierristes, restent inactives, comment des envoyés de la Convention décident enfin celle des Gravilliers à marcher contre la Commune, où Robespierre se refuse à appeler à l'insurrection.

« Écris donc, lui disait-on. — Mais au nom de quoi ? »

C'est par ce mot qu'il assura sa perte. Mais son salut aussi dans l'histoire, dans l'avenir.

Il mourut en grand citoyen. (II, p. 1086)

Quelques heures auparavant, Robespierre se rêvait en homme de la France. Maintenant il choisit de tomber du côté de la Loi. Que répondre à cette vision de Michelet ? Quand elle est écrite avec cette force, une vision est irréfutable, comme telle.

Pendant ce temps, à l'Hôtel de Ville, là où Robespierre est le plus en sécurité, le jeune gendarme Merda, son nom de Méda ainsi transcrit par l'historien, venu en pleine nuit avec la colonne des Gravilliers, inspiré ou non par des conventionnels, parvient jusqu'à Robespierre, le blesse et neutralise d'un coup de feu la Commune, la Révolution et Robespierre.

Des tableaux

Le club des Cordeliers en 1790 (un chapitre prodigieux de mouvement, I, 468-481). Dignes héritiers des sans-culottes franciscains du XIIIe siècle, ces révolutionnaires fous d'amour du Peuple et de Révolution tiennent séances sous « une voûte qui doit être éternelle ; elle a entendu sans s'écrouler la voix de Danton ». Michelet propose à ses lecteurs de les introduire dans ce pandémonium : « Il faut les voir réunis à leurs séances du soir, fermentant, bouillonnant ensemble au fond de leur Etna. J'essaierai de vous y conduire. Allons, que votre cœur ne se trouble pas. Donnez-moi la main. » Prélude ouvertement dantesque à un parcours en enfer.

Atmosphère d'ivresse. Portraits express : Legendre, « illettré, ignorant, il n'en parlait pas moins bravement parmi les savants et les gens de lettres » ; Anacharsis Cloots, riche Allemand venu mourir à Paris, où il prophétise les États généraux du monde entier ; Théroigne de Méricourt, « la belle amazone de Liège » en robe rouge, montée à la tribune, qui soulève l'enthousiasme de l'assistance ; Marat, « cette chose jaune, verte d'habits, ces yeux gris-jaune si saillants. […] De quel marais nous arrive cette choquante créature ? » ; Desmoulins, « le hardi petit homme apostrophant Marat » ; Lucile, sa femme : « La vie, la mort avec Camille, elle embrassa tout, elle arracha le consentement paternel, et elle-même, riant, pleurant, elle lui apprit son bonheur. Les témoins du mariage furent Mirabeau et Danton » ; Danton, le président de la séance : « Non, ce n'est pas là un homme, c'est l'élément même du trouble ; l'ivresse et le vertige y planent, la fatalité… Sombre génie, tu me fais peur ! dois-tu sauver, perdre la France ? »

Saisissons-les à cette heure. Le temps va vite, ils changeront. Ils ont encore quelque chose de leur nature primitive. Qu'un an passe seulement, nous ne les reconnaîtrons plus. Regardons-les aujourd'hui. Du reste, n'espérons pas fixer définitivement les images de ces ombres, elles passent, elles coulent ; nous aussi qui suivons leur destinée, un torrent nous emporte, orageux, trouble, tout à l'heure chargé de boue et de sang. (I, p. 473)

Plus tard, dans sa préface de 1868, Michelet reviendra sur ses personnages, dont il s'était fait des compagnons dans les enfers des archives :

N'ai-je pas vécu avec eux, n'ai-je pas suivi chacun d'eux, au fond de sa pensée, dans ses transformations, en compagnon fidèle ? À la longue, j'étais un des leurs, un familier de cet étrange monde. Je m'étais fait la vue à voir parmi ces ombres, et elles me connaissaient, je crois. Elles me voyaient seul avec elles dans ces galeries, dans ces vastes dépôts, rarement visités. Je trouvais quelquefois le signet à la place où Chaumette ou tel autre le mit au dernier jour. Telle phrase dans le rude registre des Cordeliers, ne s'est pas achevée, coupée brusquement par la mort. La poussière du temps reste. (II, p. 1113-1114)

Parmi eux, juste avant son chapitre sur le serment du Jeu de paume, il évoque l'abbé Grégoire et les larmes que celui-ci versa en passant dans le Jeu de paume abandonné, bien après tout cela. Et d'écrire :

Nous aussi nous l'avons revu, en 1846, ce témoin de la liberté, ce lieu dont l'écho répéta sa première parole, qui reçut, qui garde encore son mémorable serment. […] Quand nous posâmes le pied sur ses dalles vénérables, la honte nous vint au cœur de ce que nous sommes, du peu que nous avons été. Nous nous sentîmes indigne, et sortîmes de ce lieu sacré. (I, p. 100)

À tel autre moment décisif de son Histoire, exposant les enjeux et la situation au printemps de 1792, au comble des craintes et des troubles que suscite la déclaration de guerre à l'Autriche, voulue par le ministère girondin et combattue par Robespierre, Michelet dresse un tableau dont le thème évoque les divisions qui se produisent aux Jacobins, sous l'impulsion de Robespierre (I, p. 855-877).

C'est l'occasion, à nouveau, de peindre Robespierre en action de parole, de mesurer son talent et de représenter sa popularité auprès des tribunes. Le tableau est un chef-d'œuvre de verve et de rosserie — le génie de la Révolution est un enfant, il dit que le roi est nu —, quand le récit déploie la capacité de l'orateur à retourner une situation compromise par des annonces imprudentes et répétées, par des invocations plutôt mal reçues à la providence divine et par l'étalage d'un moi envahissant. Scènes encore de comédie. L'orateur opère par le moyen d'une victimisation et notamment par la manipulation de l'auditoire féminin, prompt à le soutenir contre ses adversaires :

Robespierre était né prêtre ; les femmes l'aimaient comme tel. Ses banalités morales qui tenaient fort du sermon leur allaient parfaitement ; elles se croyaient à l'église. Elles aiment les apparences austères, soit que, si souvent victimes de la légèreté des hommes, elles se serrent volontiers près de ceux qui les rassurent ; soit que, sans s'en rendre compte, elles supposent instinctivement que l'homme austère, en général, est celui qui gardera le mieux son cœur pour une personne aimée. (I, p. 862)

Se conciliant en même temps et autrement les hommes par le ton philosophique, Robespierre sait « mêler au jargon politique le jargon religieux, joindre Brutus et Loyola ». Ses adversaires déchiffrent bien tout cela : « Cette hypocrisie visible, cette dénonciation sans preuve, cette personnalité assommante, cet intarissable moi qui se retrouvait partout dans ses paroles de plomb, étaient bien capables de refroidir, à la longue, les plus chauds amis de Robespierre. » Les journaux le décrivaient.

Néanmoins « avec moins de génie que plusieurs autres, avec moins de cœur et de bonté, Robespierre représente la suite, la continuité de la Révolution, la persévérance passionnée des Jacobins. S'il a été la personnification de la société jacobine, c'est moins encore par l'éclat du talent que comme moyenne complète, équilibrée, des qualités et défauts communs à la société, communs même à une grande partie des hommes politiques d'alors qui ne furent pas jacobins » (I, p. 866). Robespierre sut se tirer de ce mauvais pas par sa rhétorique insinuante. Et finalement, écrit Michelet, le peuple de France renvoya dos à dos les adversaires par sa mobilisation : « Oh ! le grand cœur de la France, en 92 ! quand reviendra-t-il jamais ? quelle tendresse pour le monde, quel bonheur de le délivrer ! quelle ardeur de sacrifice ! et comme tous les biens de la terre pèsent peu en ce moment ! » (I, p. 870).

Des scènes

Sur ce théâtre purement mental et moral d'une histoire fatale, coupée éventuellement des temps de la concentration du moi en lui-même, voici par exemple, livre XII, chapitre III (II, p. 620-630), le chapitre « Mort de Marat (13 juillet 93) ». Suivi de « Mort de Charlotte Corday (19 juillet 93) » : elle a mérité son chapitre, non par ses vertus ni ses raisons, mais par sa virtù.

Elle vient de Caen, où son cercle de Girondins se méprend sur la situation (« On croyait que Marat menait tout, faisait tout »), pour tuer « cet homme faible et doux, qui à ce moment même, voulait venir à eux et traiter avec eux ».

« Melle Marie-Charlotte Corday d'Aumont […] se trouvait être d'une bien grande noblesse ; la très proche parente des héroïnes de Corneille, de Chimène, de Pauline et de la sœur d'Horace. Elle était l'arrière-petite-nièce de l'auteur de Cinna. Le sublime en elle était la nature » (II, p. 622). Dans son raisonnement raisonneur et républicain, elle aboutit à une phrase qui se scande en fragment d'alexandrin : « La mort d'un seul sera la vie de tous. »

Dans l'unique portrait qui reste d'elle, et qu'on a fait au moment de sa mort, on sent son extrême douceur. Rien qui soit moins en rapport avec le sanglant souvenir que rappelle son nom. C'est la figure d'une jeune demoiselle normande, figure vierge, s'il en fut, l'éclat doux du pommier en fleur. Elle paraît beaucoup plus jeune que son âge de vingt-cinq ans. On croit entendre sa voix un peu enfantine, les mots mêmes qu'elle écrit à son père, dans l'orthographe qui représente la prononciation traînante de Normandie : « Pardonnais-moi, mon papa… » (p. 623).

Munie de son histoire et de son portrait que trace Michelet, elle s'avance dans le récit. D'abord décidée à frapper Marat au Champ-de-Mars puis à la Convention, les lieux de ses crimes, elle doit changer son plan. Il est malade, elle va chez lui, elle traverse l'opposition de la femme de Marat, elle parvient à lui.

La pièce était petite, obscure. Marat au bain, recouvert d'un drap sale et d'une planche sur laquelle il écrivait, ne laissait passer que la tête, les épaules et le bras droit. Ses cheveux gras entourés d'un mouchoir ou d'une serviette, sa peau jaune et ses membres grêles, sa grande bouche batracienne, ne rappelaient pas beaucoup que cet être fût un homme. Du reste, la jeune fille, on peut bien le croire, n'y regarda pas. Elle avait promis des nouvelles de Normandie ; il les demanda, les noms surtout des députés réfugiés à Caen ; elle les nomma, et il écrivit à mesure. Puis, ayant fini : « C'est bon ! dans huit jours ils iront à la guillotine. »

Charlotte, ayant dans ces mots trouvé un surcroît de force, une raison pour frapper, tira de son sein le couteau, et le plongea tout entier jusqu'au manche au cœur de Marat. Le coup, tombant ainsi d'en haut, et frappé avec une assurance extraordinaire, passa près de la clavicule, traversa tout le poumon, ouvrit le tronc des carotides et tout un fleuve de sang.

« À moi ! ma chère amie ! » C'est tout ce qu'il put dire, et il expira. (II, p. 629-630)

Dans un mot de l'ennemi, activer son acte, comme au théâtre. D'un seul coup une seule plaie, par l'aller du couteau et pour le retour du sang, ajusté comme par une volonté providentielle et malavisée. Préparé pendant dix pages, le cri de Marat achève le mouvement de l'historien dont, au moment décisif, l'éloquence se borne à noter le chemin implacable du fer dans le cœur de Marat, et ce qu'il y avait dans le cœur de Charlotte : non pas la science du corps humain mais une résolution nourrie de raisonnements impeccables et portés à faux. Geste sublime et absurde d'un meurtre qui va à contre sens de la Révolution. Tout est tragique dans ce rapport d'autopsie.

Suit le chapitre de la mort de Charlotte Corday, lequel raconte son procès, sa condamnation et son trajet, revêtue de la chemise rouge des condamnés pour assassinat. Michelet va à cette phrase : « L'effet de cette mort fut terrible : ce fut de faire aimer la mort », dans laquelle il évoque le regard que portèrent sur leur nouvelle héroïne les jeunes justiciers qui commencent à proliférer au XIXe siècle :

Le jeune homme qui rêve d'un grand coup […], de qui rêve-t-il maintenant ? Qui voit-il dans ses songes ? est-ce le fantôme de Brutus ? non, la ravissante Charlotte, telle qu'elle fut dans la splendeur sinistre du manteau rouge, dans l'auréole sanglante du soleil de juillet et dans la pourpre du soir. (II, p. 638)

Et puis le phrasé du finale, l'« exécution de Robespierre », livre XXI, chapitre X et dernier du livre. On est le 10 Thermidor. Dernier portrait, avant le silence de celui qui a tellement parlé et de cette Histoire. Robespierre a été mis hors la loi par la Convention, décrété aussitôt d'arrestation, rejeté par toutes les prisons, transféré à l'Hôtel de ville, blessé à la mâchoire d'un coup de pistolet par le gendarme Merda. À 3 heures, « Fouquier et ses juges […] reconnurent l'identité des personnes et les envoyèrent à l'échafaud ». « De 5 à 6, eut lieu, dans la lugubre et lente promenade des charrettes, […] la hideuse exhibition. »

Robespierre avait bu de fiel tout ce que contient le monde. Il toucha enfin le port, la place de la Révolution. Il monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud. Tous, de même, se montrèrent calmes, forts de leur intention, de leur ardent patriotisme et de leur sincérité. Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la mort et l'avenir. Il mourut digne, grave et simple. La France ne se consolera jamais d'une telle espérance ; celui-ci était grand d'une grandeur qui lui était propre, ne devait rien à la fortune, et seul il eût été assez fort pour faire trembler l'épée devant la Loi.

Faut-il dire une chose infâme ? Un valet de la guillotine (était-ce le même qui souffleta Charlotte Corday ?), voyant dans la place cette fureur, cet emportement de vengeance contre Robespierre, lâche et misérable flatteur de la foule, arracha brutalement le bandeau qui soutenait sa pauvre mâchoire brisée… Il poussa un rugissement… On le vit un moment pâle, hideux, la bouche ouverte toute grande et ses dents brisées qui tombaient… Puis, il y eut un coup sourd… Ce grand homme n'était plus. (II, p. 1095)

Tel fut, grand style et phrases brèves, et grand deuil, ce que Michelet appelle ailleurs l'assassinat de Robespierre, avec Saint-Just, seul nommé des compagnons de ce jour-là. Dans ces deux héros finit la Révolution, Robespierre parce qu'il s'était identifié à elle, Saint-Just parce que seul il aurait pu arrêter un général en mal d'Empires.

L'Histoire de la Révolution française est finie.

Après Michelet, on n'osera plus, sauf, vingt ans plus tard, Victor Hugo, mais dans un tout autre style d'éloquence et de religion, à travers ses héros de fiction, Gauvain et Cimourdain. Deux styles et deux visions, mais la même obsession. À chaque fois, la Révolution française trouve son terme dans un coup d'État : le 18 Brumaire (9 novembre 1799) et le 2 décembre 1851.

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7 Jean Jaurès : Histoire socialiste de la Révolution française
Autour d'un pont (intermède)

Entre 1901 et 1904, Jaurès publie, par fascicules, une Histoire socialiste de la Révolution française, laquelle finit par former en 1914, avec des collaborations, une Histoire socialiste de la France contemporaine, 1789-1900, sous la direction de Jean Jaurès, en 13 volumes.

Entre 1922 et 1924, Albert Mathiez procure une édition dite « scientifique » de cette Histoire socialiste de la Révolution française, aux éditions de la Librairie de L'Humanité.

Entre 1968 et 1972, reprenant et enrichissant l'édition de Mathiez, Albert Soboul publie une nouvelle édition de l'Histoire socialiste de la Révolution française, illustrée, annotée et commentée par lui-même, en sept volumes, aux Éditions sociales.

Enfin, cette édition elle-même a été réimprimée, avec de nouvelles illustrations, toujours aux Éditions sociales, entre 2014 et 2015, en quatre volumes. Selon la présentation de son éditeur, celle-ci a le projet d'ouvrir « un pont entre Jules Michelet et le courant qui va d'Albert Mathiez à Albert Soboul ». C'est à cette dernière réédition que je fais référence[18].

Tel est le chantier aujourd'hui plus que séculaire de cette Histoire socialiste, telle qu'elle se présente à l'origine puis au long de ses aventures éditoriales. Référant censément à l'œuvre de Michelet cent cinquante ans après son Histoire de la Révolution française et traversant tout le XXe siècle jusqu'à nous, trois générations d'historiens y sont représentées, et deux conceptions de l'historiographie.

 

Dès les années 1900, le titre même de son Histoire socialiste et le contexte historique où elle se forme distinguent l'entreprise de Jaurès de celle de Michelet. Mais les deux rééditions, elles-mêmes séparées par cinquante années et dans des circonstances évidemment tout autres que celles dans lesquelles Jaurès publiait — et même entre elles, entre 1922 et les années 1970 —, ces rééditions portent la marque de l'historiographie marxiste de la Révolution française, et cela donne un tour nouveau à l'œuvre de Jaurès et une signification particulière au pont que cette historiographie entend jeter par là entre Michelet et elle-même.
Ce pont lui-même est d'une conception assez étrange. Car, à la différence de Michelet d'un côté et de Mathiez et Soboul de l'autre, Jaurès n'est pas un historien de métier ni un professeur. C'est un homme politique momentanément privé de mandat électif et aux prises avec un débat interne au mouvement socialiste. Dans le contexte d'une recomposition des courants du socialisme français, contexte encore troublé par l'Affaire Dreyfus, Jaurès s'emploie à promouvoir une union de ces courants, laquelle, pense-t-il, pourrait trouver son inspiration dans la Révolution française et notamment autour du thème des Droits de l'homme, dont certains se réclament explicitement. L'ambition pédagogique et politique de son projet apparaît donc clairement : par fascicules au prix abordable, rallier à sa cause un public populaire instruit et progressiste autour d'une conception socialiste de la Révolution française.

De ce côté-ci du pont, dans les années 1970, au moment où Soboul produit son édition, le modèle d'histoire que celui-ci défend est en difficulté à la fois sous la pression d'événements politiques et du fait d'une jeune génération d'historiens.
En 1965-1966, François Furet et Denis Richet viennent de publier une Révolution française, chez Hachette, « éditeur bourgeois  », sous la forme de deux « beaux livres », dans une collection de prestige. En 1971, le même Furet entre en polémique avec Claude Mazauric qui avait écrit une critique de leur ouvrage, dans « un petit livre préfacé par Albert Soboul ». L'article de Furet, au ton vif, publié dans les Annales, désignait l'historiographie marxiste sous l'appellation de « catéchisme révolutionnaire ». Puis, en 1974, Furet va publier son Penser la Révolution française, qui opposera frontalement, à propos de cet objet encore plus brûlant qu'il ne veut bien le dire, deux écoles de pensée, l'une à ce moment-là déjà déclinante et l'autre qui entendait pratiquer et penser l'histoire en dehors des catégories politiques et idéologiques encore dominantes.

Dans la difficulté certaine où elle se trouve, autour de Soboul l'historiographie marxiste de la Révolution recherche, à travers Jaurès, le patronage prestigieux de Michelet. C'est tout cela qui est en jeu dans le moment de la polémique entre elle et Furet, un moment qui est aussi celui de l'offensive des sciences de l'homme dans tous les secteurs du savoir, y compris philosophique.

Observations et remontrances

En aval du livre de Jaurès, à quelles conditions le courant marxiste pourrait-il s'établir avec celui de Michelet ? Dans les éditions Mathiez et Soboul, ce sera moyennant des observations qui ne sont pas exactement celles que nous connaissons habituellement dans les éditions reconnues, par exemple dans l'édition de la Pléiade pour l'Histoire de Michelet. Car, dès celle de Mathiez, lesdites rééditions de l'ouvrage de Jaurès produisent un appareil de notes, de bibliographies et de commentaires qui ne se contentent pas d'expliciter les références de Jaurès ou de quelques rectifications sur les faits évoqués par celui-ci.

C'est souvent le point de vue de Jaurès qui est fondamentalement mis en cause, par exemple dans le volume 4 de notre édition, à propos du culte de l'Être suprême. Face à une analyse de Jaurès qui, en la matière, critique et excuse à la fois les erreurs politiques de Robespierre (« Mais le communisme n'avait pas encore sa formule : et il n'avait pu façonner une métaphysique du monde »), Soboul objecte, en marge, non sans quelque prudence :

Jaurès ne souligne pas assez, semble-t-il, les buts politiques recherchés par Robespierre. Dans les circonstances du printemps de l'an II, l'instauration du culte de l'Être suprême tendait à ressouder dans une même foi l'unité des diverses catégories sociales, montagnards, jacobins, sans-culottes, qui avaient jusque là soutenu le Gouvernement révolutionnaire et que les antagonismes de classes dressaient maintenant les uns contre les autres. Incapable d'analyser les conditions économiques et sociales, Robespierre croyait en la toute-puissance des idées et des appels à la vertu. […] Le culte de l'Être suprême engendra un nouveau conflit : partisans de la déchristianisation violente comme partisans de la laïcité complète de l'État ne pardonnèrent pas à Robespierre le décret du 18 floréal. (4, p. 495)

À travers le reproche adressé à Robespierre, le reproche adressé à Jaurès, lui socialiste, c'est de traiter le problème politique de Robespierre en termes d'idées et notamment d'évoquer une « métaphysique » future du communisme, un mot qui ne peut qu'irriter un communiste… Bref, Soboul oppose ici à Jaurès une autre histoire de la Révolution, c'est-à-dire une histoire marxiste.

Autre note de Soboul, à propos cette fois de la loi de prairial sur les suspects et de la Terreur elle-même :

Jaurès rend Robespierre responsable de la loi de prairial et de la Grande Terreur. Ici encore, il ne s'agit pas de responsabilité individuelle, mais de responsabilité collective, dans le contexte du printemps 1794 où la contre-révolution et le « complot aristocratique » se manifestent une fois de plus par les tentatives d'assassinat de Collot d'Herbois par Admirat, le 1er prairial (20 mai 1794), de Robespierre par Cécile Renault le 4 (23 mai). (4, p. 499)

Cette note est rédigée dans l'esprit de beaucoup d'autres qui reprochent à Jaurès de privilégier la personne et la personnalité de Robespierre au détriment des « responsabilités collectives », cela au point que Soboul laisse entendre une sorte d'unanimité des révolutionnaires en prairial. De plus, dans une interprétation qui sera beaucoup pratiquée et d'abord par les acteurs de la Révolution eux-mêmes et entre eux, la note invoque les nécessités de la Révolution devant les complots extérieurs et intérieurs. Ni Jaurès ni Michelet ne sont dupes de décisions qui furent arrachées par toutes sortes de moyens, sous l'empire de la peur et par l'évocation de complots parfois imaginaires. Soboul se rappelle que, selon Mao Zedong, la révolution n'est pas un dîner de gala, Michelet et Jaurès n'en sont pas encore là ou sont déjà au-delà.

D'autre part et surtout, chaque volume de l'édition Soboul est flanqué de commentaires développés qui tendent évidemment à énoncer des conditions auxquelles le livre de Jaurès deviendrait acceptable dans le cadre de l'historiographie marxiste. Ainsi, dans ce volume 4, la longue « Note complémentaire » en cinq parties, intitulée « Mouvement populaire et Gouvernement révolutionnaire (2 juin 1793-9 thermidor an II) » (p. 519-528). Ainsi encore, dans le volume 2, les « Notes complémentaires » sur « Les massacres de septembre » (p. 605-609) et sur « Girondins et Montagnards » (p. 610-614).

À chaque fois, ces commentaires et les notes qui visent à interpréter les événements et les rivalités en termes de conflits de classes reviennent sur des problèmes qui non seulement préoccupent Jaurès mais embarrassent l'historiographie marxiste de la Révolution française.

De Michelet à Jaurès : la chute des Girondins

En amont du pont, l'Histoire socialiste de Jaurès se distingue nettement de celle de Michelet.

Prenons l'Histoire de Michelet au moment du procès des Girondins et de leur exécution :

Il n'y eut aucune hypocrisie dans le procès. Tout le monde vit de suite qu'il ne s'agissait que de tuer. […]

On court aux Jacobins. On obtient d'eux une députation pour demander à l'Assemblée de décréter qu'au troisième jour le jury peut se dire éclairé, et fermer les débats. […] Le décret demanda du temps. Herman [le président du Tribunal], pour passer quelques heures, pour empêcher surtout de parler Gensonné, le logicien de la Gironde, qui voulait résumer toute la défense, Herman interrogeait celui-ci, celui-là, sur des questions sans importance. Enfin, à 8 heures du soir, arrive le décret. Pouvait-on l'appliquer dans une affaire commencée sous une autre législation ? On n'y regarda pas de si près. Le jury, sans preuve nouvelle, et sans nouveau débat, après un jour passé à divaguer, se trouve éclairé tout à coup, et le déclare.

Ils sont tous condamnés à mort.

Plusieurs des condamnés n'y croyaient pas. Ils poussèrent des cris de malédiction. Vergniaud, préparé sur son sort, demeurait impassible. Valazé se perça le cœur. (Michelet, II, p. 738-739)

« Il n'était pas loin de minuit. Le mort et les vivants redescendirent du tribunal dans les ténèbres de la Conciergerie. »

Nuit de veille, entre eux.

« “De quoi donc parlèrent-ils ?” Pauvres gens, pourquoi vous le dire ? Êtes-vous dignes de le savoir, vous qui pouvez le demander ? Ils parlèrent de la République, de la Patrie. » Le lendemain 31 octobre 1793, dans l'une des cinq charrettes, on jette le cadavre de Valazé, pour « énerver les cœurs ». Eux, dans l'aura de la victoire de Wattignies qui venait de sauver Robespierre et de signer leur perte :

Ils chantaient l'hymne sacrée : « Allons, enfants de la patrie !… » Cette patrie victorieuse les soutenait de son indestructible vie, de son immortalité. Elle rayonnait pour eux dans ce jour obscur d'hiver, où les autres ne voyaient que la boue et le brouillard. […] Quand la voix grave et sainte de Vergniaud chanta la dernière, on eût cru entendre la voix défaillante de la République et de la Loi, mortellement atteintes, et qui devaient survivre peu. (id., p. 741)

Narration serrée, indignation tout juste retenue, ironie puissante, Michelet écrit comme s'il parlait au petit groupe de ses étudiants, dans l'espèce de colloque singulier qu'il entretient avec chacun de ses lecteurs, non sans leur reprocher certaine curiosité mal placée.

Tout autre, le récit de Jaurès. On peut même dire que, sur ce moment capital, dans Jaurès il y a à peine un épisode. Au tome 4 de son Histoire, Jaurès mêle les procès de la reine et des Girondins, ce que ne fait pas Michelet, et fait l'impasse sur leur défense comme sur les irrégularités de la procédure : « À quoi bon insister sur leur défense ? Assez longuement les Girondins firent face à l'accusation. Mais le prétoire révolutionnaire n'était qu'un champ de bataille ; ils étaient les vaincus, c'est-à-dire les condamnés. Et d'ailleurs sur tous pesaient des charges terribles […]. »

Dans le récit de Jaurès, le défenseur des Droits de l'Homme dans l'Affaire Dreyfus et qui les exalte dans la Révolution, rien sur les dénis de justice, sur la violation organisée des droits les plus évidents, sur la dignité des Girondins. Puis il raconte les exécutions qui se succèdent, dont celle des Girondins. Hommage mesuré :

Le 31 octobre, vingt et un Girondins [il en nomme certains] furent conduits au pied de l'échafaud : quelle charretée de gloire et de déception, d'intrigue et de génie ! La Révolution, à pleins tombereaux, charriait au bourreau des hommes qui furent à elle, qui l'avaient servie et qui ne croyaient pas l'avoir méconnue. Ils avaient appris sans doute, avant de mourir, que sans eux la Révolution saurait combattre, organiser et vaincre, et ce fut le plus terrible châtiment de leur étourderie vaniteuse. Toutes ces têtes blêmes [de la reine et des Girondins] furent réunies dans le même panier. (4, p. 291-292)

Rien sur la fierté des Girondins à la nouvelle de Wattignies qui les anéantit pourtant, sur leur attitude alors de révolutionnaires ; jugement moral et sommaire sur le fond du problème ; image finale toute proche de la vulgarité. Le mouvement du récit va au détriment des condamnés. Et surtout manque l'ironie féroce de Michelet qui, presque à elle seule, portait sa hauteur de vue et rendait justice aux Girondins, au nom de la Révolution immolée avec eux.

Pour trouver dans Jaurès un récit de la chute de la Gironde, il faut remonter bien plus haut dans le livre et dans les événements : aux journées des 31 mai et 2 juin 1793, quand « sa puissance politique s'effondre » (3, p. 810). Un chapitre entier de ce tome est consacré alors aux « raisons de la chute de la Gironde » (p. 811-831).

Ce long chapitre s'emploie à rejeter le chef invoqué contre eux par la Montagne : la Gironde n'est pas tombée sur l'accusation de fédéralisme ni sur celle de rétablir la royauté. Tout au plus, ces arguments ont pu servir de prétextes. Alors où sont « les charges terribles » qu'invoque Jaurès ? De même pour l'interprétation en termes de luttes de classes, du prolétariat contre la bourgeoisie, interprétation qui ne tiendrait pas car la Montagne n'était pas l'incarnation du prolétariat.

Au moment où il écrit, Jaurès, qui est aux prises, dans le mouvement socialiste, avec les tendances marxistes, rejette cette vision de la Révolution :

Si l'on appliquait rigoureusement la méthode dont Marx, dans son Histoire du Dix-Huit Brumaire, a donné une application tout ensemble géniale et enfantine, il faudrait chercher dans le conflit terrible de la Gironde et de la Montagne l'expression de profonds conflits de classes. Mais il n'y a pas seulement dans l'histoire des luttes de classes, il y a aussi des lutes de partis. J'entends qu'en dehors des affinités ou des antagonismes économiques, il se forme des groupements de passions, des intérêts d'orgueil, de domination qui se disputent la surface de l'histoire et qui déterminent de très vastes ébranlements. (3, p. 823)

La méthode de Marx subit ici une espèce de quolibet. Jaurès recherche des causes essentiellement morales et politiques. La métaphore des séismes de surface, par opposition à celle des mouvements abyssaux, révèle une conception de l'Histoire comme de la politique. Point n'est besoin de chercher des interprétations dans des mouvements de fond qui jusqu'ici nous auraient été dérobés : les grands ébranlements des révolutions mettent immédiatement sous nos yeux leurs causes, dans les passions humaines, et notamment dans les luttes des partis. L'humanisme de Jaurès et sans doute son expérience propre de la politique parlent ici : de quoi sont capables les passions humaines, et notamment celle de la domination, quand elles conduisent les hommes à s'unir par factions en vue d'une hégémonie totale, à la vie à la mort. Mais, à ce compte, le récit que fait Michelet de la mort des Girondins l'emporterait en profondeur morale et psychologique sur celui de Jaurès : ils sont allés jusqu'à persister dans leur idée de la Révolution au moment où tout espoir de domination leur avait échappé. Le style de Jaurès aura manqué ce que celui de Michelet a vu.

Là on touche à un point fondamental de la pensée de Jaurès comme de celle de Michelet, qui les éloigne chacune de la pensée marxiste et qui compromettrait sérieusement le projet de Soboul de trouver, dans l'Histoire socialiste, un pont entre l'historiographie marxiste et Michelet. C'est probablement pourquoi les « Notes complémentaires » de ce tome 3 sur « Les sections parisiennes » s'emploient à montrer la pratique politique populaire comme l'esquisse d'une pratique de classe dirigée contre la bourgeoisie, tant celle de la Montagne que celle de la Gironde.

De Michelet à Jaurès : une histoire des idées

Alors que l'Histoire de Michelet, autant qu'il est possible, se déploie dans l'ordre chronologique d'une narration, celle de Jaurès procède souvent par blocs et par études autonomes.

Ainsi, et des plus significatives, l'énorme synthèse en suspension de récit qui ouvre le tome 3, avant que soient racontées la mort du roi et la chute de la Gironde : « La Révolution et l'Europe » (p. 13-558).

Voilà maintenant la Révolution en contact avec l'Europe ; on peut dire avec le monde. Ses armées débordent par delà ses frontières ; mais que fera-t-elle au dehors ? Quelle organisation donnera-t-elle aux peuples ? Quel concours réel, profond, trouvera-t-elle auprès d'eux ? […] Trop souvent, dans les histoires de la Révolution, c'est la France presque seule qui occupe la scène. […] On dirait, à la façon dont la conscience française a simplifié le grand drame, qu'il n'y eut à ce moment que deux forces actives : la force de la France révolutionnaire et la force des tyrans coalisés ; les multitudes européennes n'apparaissent que comme une puissance incertaine et confuse disputée par des tendances contradictoires. C'est le devoir de l'historien, surtout de l'historien socialiste qui veut briser les étroits préjugés nationaux, d'interroger de près la pensée et la conscience des peuples mêlés diversement au grand drame de la Révolution. (3, p. 11-12)

Dans l'esprit cette fois de l'internationalisme socialiste, le plus classique, en dix chapitres et plus de 500 pages, Jaurès passe en revue « la condition politique et économique de l'Allemagne », « la pensée allemande », « l'expansion révolutionnaire française », « les Allemands de la rive gauche du Rhin », « Fichte et la Révolution française », « l'idée révolutionnaire en Suisse », « l'Angleterre politique et économique », « la pensée révolutionnaire anglaise », « vers la rupture entre l'Angleterre et la France », « la pensée sociale anglaise ». Où l'on voit à la fois un panorama assez chaotique et l'effort de Jaurès pour intégrer, à tel moment, son récit dans ce panorama.

Ces tendances se retrouvent en plusieurs occasions dans son Histoire.

Ainsi, dans le tome 2, le long chapitre IV sur « Le mouvement économique et social en 1792 » (p. 277-533), qui réserve des développements détaillés sur la politique coloniale de la Révolution, la question économique (la monnaie, les finances, les prix, le crédit), les troubles des subsistances, la notion de propriété, les soulèvements ouvriers et paysans, la position sociale de Robespierre, les plans de Lepeltier de Saint-Fargeau et de Condorcet…

Dans Jaurès se mettent en place des études méthodiques des grandes questions de l'économie et de la société, dans une problématique socialiste et par une intégration du récit dans ces études organisées, le privilège étant accordé aux idées. Survient alors le chapitre V plus proprement narratif, qui prend en charge les grandes journées et les événements : le 20 juin et le 10 août 1792, les massacres de septembre, la Patrie en danger et les grandes victoires…

Ainsi, on trouve encore, au début du tome 4, un chapitre décisif : « Les idées sociales de la Convention » (p. 11-145). Dans un ordre surprenant, Jaurès va des idées des Girondins sur l'instruction publique à la conception de la République selon Vergniaud, par une étude des idées sur la propriété (d'Harmand de la Meuse à Babeuf) et par la déclaration des Droits selon Robespierre.

Ce qui fait l'unité de cette partie, c'est justement l'intérêt décidé de Jaurès pour le débat et la lutte des idées, en l'occurrence saisis au moment de la Convention et dans ses rangs, quand se forme de fait et enfin le gouvernement révolutionnaire.

Cela confirme le point de vue qu'il prend sur la Révolution et la méthode qui s'ensuit, de relever dans les écrits et dans les discours des uns et des autres l'expression réfléchie de leur vision de la société et l'inspiration déclarée de leur politique, et d'examiner les conflits qui en résultent.

D'abord une déclaration de principe : « La chute politique de la Gironde se marque par l'avènement d'un nouveau système d'idées » (4, p. 11). Suit un tableau de la Convention au moment de son élection, une sorte de moment euphorique des origines, bientôt perdu :

D'abord, en ces premiers mois, malgré l'âpreté soudaine des luttes entre la Gironde et la Montagne, aucune ombre de Terreur ne flottait sur les intelligences. Aucune contrainte ne resserrait et ne refoulait les pensées. Tous les députés arrivaient ayant reçu de la France, non seulement le mandat de la sauver, mais le mandat de la renouveler. [Les délégués] se hâtaient donc tous de verser au trésor commun leurs idées, leurs systèmes, leurs rêves. […] Ainsi, de la fin de septembre 1792 à la fin de mai 1793, il y avait comme un vaste jaillissement de pensée. La riche conscience de la Convention était effervescente et prodigue, et de plus elle était entière. Elle n'avait subi encore aucune mutilation. Les rivalités de partis n'avaient pas encore abouti aux scissions et aux exclusions irréparables et, tout en se haïssant déjà, les hommes de la Gironde et de la Montagne s'aidaient les uns les autres et se suggéraient mutuellement d'audacieuses pensées. (4, p. 12)

Plus heureux que Rousseau à propos de l'inégalité entre les hommes, Jaurès pense avoir trouvé l'origine encore innocente d'une politique. Mais d'où venait alors cette haine primitive ? Et puis, déjà les délégués « n'étaient pas indifférents à la part de gloire individuelle qui rejaillirait sur eux de la grande création collective » (p. 12) Ce qui est sûr, aux yeux de Jaurès, c'est qu'il y eut un « large patrimoine initial que [la Convention] constitua au début avec toutes les richesses de tous les esprits ».

Passons sur ces analyses où entrent aussi bien les contributions de Lepeltier de Saint-Fargeau, Cloots, Billaud-Varenne, Babeuf ou Boissel. Venons-en à « la déclaration des droits de Robespierre », c'est-à dire au discours de Robespierre du 24 avril 1793 à la Convention. Discours de combat et non de doctrine, prononcé dans un contexte d'émeute populaire, contre la Gironde et destiné à neutraliser en même temps l'influence de Marat alors à son acmé. Là où Jaurès en est encore à exposer un débat d'idées, un combat est déjà engagé, dans des circonstances dramatiques et incertaines, qui verra son moment décisif aux journées des 31 mai et 2 juin et sa conclusion le 31 octobre.

Sur la question du droit à la propriété et dans des conditions politiques des plus délicates, sous l'apparence d'un extrémisme à la Marat, Robespierre avance des amendements prudents à cette déclaration des Droits. Jaurès :

J'imagine que Robespierre, qui avait vu, après le 10 août, la forte poussée égalitaire que la Commune victorieuse avait propagée, avait pris ses précautions pour le jour où la chute de la Gironde, déterminée par une révolution nouvelle, donnerait un vif élan au peuple. Il avait préparé et comme défini d'avance la concession nécessaire et possible. Et il avait adopté des formules théoriques et un programme pratique qui lui permettaient d'avance de rassurer la propriété et de donner satisfaction au peuple. (p. 138)

Robespierre voyait-il aussi loin ? Ou bien, ce jour-là, se débattait-il plutôt dans un tourbillon de difficultés et parait-il au plus pressé ? Sur ce point, à nouveau, le récit de Michelet paraît plus juste, brutal de style et sans illusions : « Dès le matin, à l'ouverture même de la Convention, et sans à-propos, [Robespierre] avait lancé en hâte une théorie de la propriété, qui remontait sa popularité au moins au niveau de Marat » (Michelet, II, p. 414). Quant à Soboul, dans son édition de l'Histoire socialiste (p. 129), il s'en prend au récit de Michelet et à son « parti pris anti-robespierriste » plutôt qu'à l'historiographie des idées selon Jaurès.

Ce n'est pas que Jaurès ne voie pas la complexité de la situation politique en ce moment-là mais il la tire plutôt vers la guerre extérieure en cours et il reste dans la perspective des idées de Robespierre, de son hostilité à l'égard de la richesse « comme si elle n'était pas la forme, d'abord nécessairement oligarchique, plus tard sociale, populaire et commune, de la puissance de l'homme sur les choses, le signe de sa maîtrise sur l'univers » (p. 140) :

Ce qui eût été grand et beau, c'eût été d'appeler au secours de la Révolution toutes les forces de production, d'art, de richesse, et de dire : « Les mesures que nous prendrons pour que tous les citoyens aient une part de ce bien-être croissant, de cette richesse humaine croissante, ajouteront à l'essor de la richesse bien loin de la contrarier. »

Conception qui irait à une collaboration de classes si elle ne se posait pas en termes de partis et qui, a posteriori et de manière étonnante, propose à Robespierre ce qu'il aurait fallu dire et faire à ce moment-là, s'il avait été socialiste à la manière de Jaurès et s'il avait gouverné la France en 1900.

La politique de la Révolution selon Jaurès

Jaurès est un homme politique qui considère la Révolution française à travers sa propre expérience et ses réflexions. Ainsi explique-t-il encore ce qu'aurait dû être la politique de Robespierre après l'élimination d'Hébert et de Danton. Facilité évidemment, qui méconnaît d'ailleurs étrangement les nécessités du gouvernement, lesquelles ne se laissent tranquillement résoudre qu'après coup.

D'ailleurs, au moment où il termine son Histoire socialiste, il rappelle sa propre situation au moment où il l'a écrite, et ce qui lui a donné son point de vue particulier :

C'est en pleine lutte que j'ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu'au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte contre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d'action et de combat. Et plus j'avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s'animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête. (4, p. 517)

Sa situation d'historien n'est ni celle de Michelet ni celle des historiographes marxistes des années 1970, et elle n'emporte pas les mêmes conséquences. Il invoque clairement le point de vue d'un responsable politique qui écrit une histoire socialiste dans la ligne de sa propre lutte politique et qui en fait un moyen dans cette lutte sur ses deux fronts, extérieur et intérieur au mouvement, le deuxième n'étant pas le moins difficile.

Racontant les perplexités et les actions de Robespierre et des Montagnards, il pense sans cesse à la situation politique d'une Révolution aux prises avec l'Europe coalisée contre elle et en proie à l'extrême violence des luttes intestines, entre les enfants de cette Révolution. Quand il écrit ce que Robespierre aurait dû faire et dire, ou même, dans le tome 3, « ce qu'aurait pu être le plaidoyer du roi », il pense à ce qu'il a, lui, à dire et à faire, dans sa propre action : à la hauteur de vue qu'il doit prendre, aux discours de grandeur et de beauté qu'il doit prononcer, à la ligne politique qu'il doit suivre.

Au chapitre VI, qui traite de la chute de Robespierre (4, p. 483-518), Jaurès examine la situation sous cet angle. Quand les têtes hébertistes et dantonistes sont tombées et que « l'arrière-charretée » de ces liquidations a « vidé ses têtes au panier », il écrit ce que Robespierre aurait dû faire et qu'il ne fait pas. « C'est en lui-même maintenant, c'est dans sa propre pensée, dans sa propre politique qu'il faut qu'il trouve son équilibre » (p. 484) :

La politique d'apaisement révolutionnaire pratiquée non pas contre la Révolution, mais pour elle, non pas contre les révolutionnaires, mais pour eux, c'était bien la seule issue. Je vois qu'elle était nécessaire : je crois qu'elle était possible. J'ajoute qu'elle était infiniment difficile.

On pourrait ajouter encore que ces propositions sentent par trop la rhétorique dialectique qui fut souvent de mise dans les discours des révolutionnaires. Au lieu de rêver à intensifier le terrorisme pour en finir avec le terrorisme, « Robespierre aurait dû, au risque d'être dupe, faire confiance à tous les survivants des factions qu'il avait brisées » (p. 502). Bien entendu, Robespierre et Saint-Just ne firent rien de cela et le mouvement de la Révolution, entretenu par eux depuis 93, les emporta. Comme on pouvait s'y attendre, Soboul objecte en marge que Jaurès « omet, dans son analyse de la situation, l'un de ses aspects essentiels : l'antagonisme croissant entre le mouvement populaire parisien et le Gouvernement révolutionnaire à direction jacobine ». Cependant la réponse développée de Soboul viendra dans sa note complémentaire « Mouvement populaire et Gouvernement révolutionnaire » (p. 519-528), dont l'analyse est conduite en termes de lutte des classes.

Dans la conclusion de ce chapitre VI, Jaurès défend aussi et surtout son grand principe qui n'allait nullement de soi entre ses amis, celui d'une implication organique entre démocratie et socialisme. Cela prend un sens pour lui-même et dans sa perspective de socialiste, mais aussi, pour nous, dans la perspective de l'historiographie marxiste française : ce qu'il ne pouvait pas prévoir, c'est que cette lutte révolutionnaire et son Histoire, par le fait de sa réédition et des intentions de cette réédition prendraient un autre sens vers le milieu et la fin d'un vingtième siècle qui commençait à l'instant : démocratie réelle contre démocratie formelle, institution de démocraties populaires, impasses mortelles de cette politique.

Il défend donc « ce droit nouveau [qui] a pris définitivement possession de l'histoire » :

Ce droit nouveau, le socialisme le revendique et s'y appuie. Il est au plus haut degré un parti de la démocratie, puisqu'il veut organiser la souveraineté de tous dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique. Et c'est sur le droit de la personne humaine qu'il fonde la société nouvelle, puisqu'il veut donner à toute personne les moyens concrets de développement qui seuls lui permettront de se réaliser tout entière. (p. 517)

Il ajoute :

[La démocratie] est tout ensemble un moyen d'action décisif et une forme type selon laquelle les rapports économiques doivent s'ordonner comme les rapports politiques. De là, la joie passionnée avec laquelle j'ai noté l'ardente coulée de socialisme qui sortait comme d'une fournaise de la Révolution et de la démocratie.

Pour l'heure, Robespierre et Saint-Just exécutés, Jaurès met fin à son Histoire, au moment aussi où Michelet avait décidé d'arrêter la sienne. Mais lui, Jaurès, traite ses héros non pas exactement en tant que des grands hommes vaincus par l'envie, la petitesse et quelques scélérats mais comme tombés dans un combat qui aurait exigé des forces surhumaines. « Maintenant, c'est dans la trouble atmosphère de Thermidor que va se débattre la clarté de la Révolution. »

Dans un débat qui se développera plus tard, Jaurès prend position. La Révolution française est un bloc d'histoire.

« Flamme tourmentée, mais immortelle, que despotisme et contre-révolution s'acharneront à éteindre, et qui, toujours ranimée, s'élargira en une ardente espérance socialiste », elle n'est pas terminée. Elle subsiste comme inspiration et soumise au jugement et à l'action des révolutionnaires à venir.

Ce récit s'inscrit dans le développement historique des luttes du socialisme. Tel est le titre proclamé, sinon légitime, que Jaurès se donne à avoir écrit cette Histoire socialiste de la Révolution française : il est lui-même un acteur de ces luttes, il a le droit — exclusif ? — d'en écrire. C'est aussi à ce titre qu'il « passe aux mains de nos amis le flambeau dont tant de vents d'orage ont déjà agité la flamme, et qui s'est dévoré lui-même en éclairant le monde tragiquement ».

Le pont entre Jaurès et Michelet est bien là. Mais, en même temps, avec Jaurès, un accaparement et un dogmatisme encore implicites passent en legs à « nos amis ». Mais à qui appartient la Révolution française, à qui appartient le récit de ses événements, c'est-à-dire son sens ? Furet répondra : aux historiens ; et Pierre Bergounioux : à ceux qui font la révolution.

Méditations

Dans la conclusion de son livre, Jaurès écrit :

Il est toujours permis à l'historien d'opposer des hypothèses au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes de hommes, voici les fautes des partis et d'imaginer que, sans ces fautes, les événements auraient eu un autre cours. […] Mais ce qu'il ne faut jamais oublier quand on juge ces hommes, c'est que le problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute « au dessus des forces humaines ». (4, p. 516)

Méditation d'historien certes, mais qui excède sans aucun doute les obligations de l'historien. On lit ici une métaphysique de la destinée et l'idée métaphysique de suppositions à opposer à la destinée. On lit aussi une métaphysique des forces humaines. Ici, Jaurès se cite lui-même, quand il avait évoqué plus haut « peut-être même un problème surhumain » : « J'entends par là qu'il dépassait non seulement la force d'un individu mais la force d'une nation » (p. 486). Toujours philosophe et toujours moraliste, toujours pas marxiste.

Et d'évoquer alors « cette application du calcul aux forces morales, qui était selon Condorcet le progrès suprême de la science, [et qui] n'était point réalisée encore : et nul ne savait s'il était possible de régler l'enthousiasme et la passion de tout un peuple sans les abattre, ni par quelle transition le passage de l'état révolutionnaire à l'état normal pouvait être ménagé ». Apparemment, nous n'avons pas encore trouvé ce passage, mais au moins savons-nous que le calcul des statistiques peut cacher un projet de manipulation.

Dans l'évocation de Jaurès, vers la fin, Robespierre se durcit encore. Dans le portrait, le trait s'accuse : « Il se souvenait désespérément de tout, à l'heure même où il eût fallu beaucoup oublier. Et parfois, ceux qu'il méprisait et haïssait surprenaient sur son visage l'inquiétant reflet d'une pensée profonde » (p. 490). Quelle pensée profonde ?

Là où la méditation atteint la force et la beauté d'un grand style philosophique, c'est dans tel passage sur la politique de la mort sous la Terreur :

Enfin, c'est la terrible rançon de l'échafaud, la mort avait été si souvent depuis des mois l'expédient suprême, la grande solution, qu'à chaque problème qui troublait et dépassait l'esprit, elle revenait s'offrir avec une sorte de familiarité obsédante. Ou bien elle aurait raison des pervers et des corrompus qui souillaient la Révolution, ou bien elle ouvrirait aux hommes vertueux cet asile d'immortalité où ils aspiraient. Parfois aussi une inquiétude qui ressemblait à un remords, étonnait Robespierre et Saint-Just. Quoi ! Vergniaud était mort, mort par eux ! Desmoulins était mort, et mort par eux ! Danton était mort, et mort par eux ! Et tout bas, à ces heures de trouble, ils s'offraient eux-mêmes à la mort pour s'absoudre de l'avoir si souvent appelée contre des compagnons de lutte, contre des amis. (p. 490)

« Depuis des mois… ». Contre les commodités d'une certaine action et les mensonges qu'on fait à sa propre conscience, tout bas reviennent les ombres des amis qu'il a fallu sacrifier, parmi lesquels, inattendu, le nom de Vergniaud, le chef des Girondins, en frère ennemi mais frère quand même, dès l'origine. Quant à Saint-Just particulièrement, en sa déréliction il éprouve jusqu'au fond le coût littéralement démesuré d'une politique de la mort :

Saint-Just voulait vivre : il comprenait bien que la politique de la mort était la négation de la Révolution elle-même, que des ombres, même illustres, ne défendraient pas. Et pourtant comme il est hanté du fantôme de ceux qu'il a d'un geste menés à l'échafaud. Et quel mélange poignant de mélancolie et d'orgueil dans les lignes qu'il a tracées après la mort de Danton ! « J'avais l'idée touchante que la mémoire d'un ami de l'humanité doit être chère un jour. Car enfin l'homme obligé de s'isoler du monde et de lui-même jette son ancre dans l'avenir, et presse sur son cœur la postérité, innocente des maux présents. »

C'est Saint-Just qui souligne lui-même ces paroles, cet appel d'un homme déjà déraciné de la vie. (p. 491)

Probablement Jaurès n'aura pas connu la pièce de Büchner et ses dénonciations de Saint-Just. Mais, lisant la confession de son héros, il parle en homme politique, en moraliste, en philosophe. Le premier dénonce une politique dont la mort est devenue le seul expédient et, finalement, le seul but : dès avant l'élimination d'Hébert et de Danton, pris dans leurs divisions, les hommes de la Révolution n'ont plus le temps, « ils demandent à la mort de faire autour d'eux l'unanimité immédiate dont ils ont besoin » (p. 428). Le politique est toujours en manque de temps et parfois dans le rêve d'une unanimité, mais il ne doit ni succomber à cette illusion ni traiter le temps par le moyen pur et simple de la mort.
Le moraliste a déjà pris le relais, accusant « les divisions de pensée et les conflits de conscience qui rendaient inévitable l'intervention chirurgicale du bourreau » (p. 429). Maintenant, dans les dernières volontés de Saint-Just, il décèle la démesure de s'être choisi comme un héros de tragédie et la mélancolie destructrice qui s'attache à cette image de soi-même : deux compagnes qui se mirent et se complaisent l'une dans l'autre.
Enfin le philosophe dévoile l'aliénation dont tout cela se paie : de redoubler la dépossession de soi par un appel à la pitié humaine des hommes futurs, que l'on présume oublieux des crimes commis au nom de leur bonheur. En Jaurès, les trois instances invoquent chacune la Raison et sont dans la dignité chacune de son ordre.

L'éloquence de Jaurès n'est pas celle de Michelet. Jaurès écrit comme il parlerait devant des milliers de personnes au Pré Saint Gervais, à chacun et à tous, en corps : expliquant, détaillant, affinant une pensée profonde par images, exclamations et anaphores, citations directes ou indirectes, évocations d'âmes hantées et troublées par leurs propres paroles qui reviennent en obsessions à leur conscience ou qui s'écrivent en italique dans leurs pages.

Dans le style du tribun, tout est possible, y compris les hautes voltiges de la philosophie et de la métaphysique.

Dans le style de Michelet, qui affronte la brutalité des scènes de la mort elle-même, cela donne, in intimo corde, après ses critiques sanglantes : « Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la mort et l'avenir. Il mourut digne, grave et simple. »

Nous n'avons pas à choisir entre les écrivains. La question des styles est au-dessus de cela. Nous pouvons et devons admettre leur diversité, et l'aimer.

 

Dans la marge, Soboul nous apprend que Jaurès a pris ces lignes de Saint-Just dans ses Fragments sur les Institutions républicaines, où il traçait une analyse de l'économie et de la société françaises et un programme politique pour l'avenir. Jaurès regrettait que Robespierre et Saint-Just n'aient pas disposé de « cette application du calcul aux forces morales, qui était selon Condorcet le progrès suprême de la science ». En notre ère des bases de données immenses et des capacités gigantesques du calcul à manipuler les forces morales d'une nation et d'un peuple, Jaurès aurait-il regretté ses regrets ? Et Condorcet aurait-il renié les dernières pages de son Esquisse d'un tableau historique de l'esprit humain, quand il expose son utopie de méthodes techniques capables d'embrasser toutes les connaissances sous un seul regard et d'une langue universelle capable de les exprimer, et qu'il contemple « ce tableau de l'espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l'empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur » ?

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8 François Furet : Penser la Révolution française
Écrire l'histoire en historien

Le livre en son moment

En 1978, François Furet publie son livre Penser la Révolution française[19].

François Furet (1927-1997) fut d'abord, avec Denis Richet (1927-1989) et Mona Ozouf (née en 1931), le promoteur et l'inspirateur d'un travail collectif sur la Révolution française qui, à l'origine, n'était pas mené principalement contre l'historiographie marxiste de la Révolution. Chronologiquement, le premier ouvrage collectif issu de ce travail sur la Révolution fut celui de François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Hachette, coll. Réalités, 1965-1966. C'était plutôt ce qu'on appelle un beau livre, classique dans l'inspiration et publié chez un éditeur « bourgeois ».

Au nom des principes de l'historiographie marxiste, Claude Mazauric critiqua l'ouvrage dans son livre Sur la Révolution française, Éditions sociales, 1970. Furet répliqua par l'article polémique « Le catéchisme révolutionnaire », publié dans la revue de la doctrine historienne, Les Annales (1971). Cet article sera repris dans Penser la Révolution française.

Qualifié après coup par Mona Ozouf de « grand livre biscornu », « reçu, écrit-elle, comme un coup de pistolet dans un concert[20] », et écrit avec une sorte d'allégresse, ce livre présente en effet un dispositif peu habituel : la seconde partie reprend des articles écrits avant 1978 et la première, le cœur du livre, en fait la synthèse — et c'est cette première partie (« La Révolution française est terminée »), en effet provocante à souhait, qui retint l'attention. Ainsi, selon Furet, la hantise de la Révolution, de ses retours de flamme, redoutés ou souhaités, allait cesser : un grand vide s'ouvrait dans l'historiographie française et mondiale et dans la littérature française, un grand silence aussi, suivi bien vite d'un fracas de polémiques.

 

Écrire que la Révolution française est terminée, c'est ouvrir immédiatement le chantier de penser la Révolution française, mais comme si elle ne l'avait jamais été. Cette déclaration est celle d'un polémiste qui se présente comme le premier historien de la Révolution française. Car les historiens, soutient-il, ne peuvent pas penser un objet encore en mouvement, pour lequel et dans lequel on ne peut ni tracer des périodes ni déterminer des causes et conséquences, c'est-à-dire des raisons. L'audacieux blesse au plus profond tous les encore vivants qui pensent être les historiens de la Révolution française et, à travers eux, disqualifie tant de maîtres disparus, et périme tant de livres et tant de travaux.

Mais surtout il entend briser un enchaînement qui s'était imposé comme une explication de la Révolution française : si l'œuvre de 1789 est terminée, c'est que, laisse-t-il entendre, celle de 1917 est achevée.

Que s'était-il donc passé ? Voilà des jeunes gens qui eurent dix-huit ans vers 1945, qui, comme beaucoup d'autres, adhérèrent à la pensée marxiste à travers le Parti des fusillés, qui entrèrent, par concours et avec enthousiasme, dans les ordres de l'intelligentsia, cela tout naturellement : vers 1950, comment envisager un jeune intellectuel, garçon ou fille, qui ne soit pas communiste — comment peuvent-ils s'envisager autrement ?

Fin mai 1952, première épreuve : prenant prétexte de la nomination du général américain Ridgway (« Ridgway la Peste ») au siège de l'Otan en France, le Bureau politique du Parti communiste français décide une épreuve de force majeure et jugée décisive, contre le régime lui-même. Dans le combat de rue qu'ils livrent aux toutes récentes Compagnies Républicaines de Sécurité, les militants communistes sont battus.

Sartre écourte ses vacances d'Italie, il abandonne un Tintoret en chantier, il vole au secours du Parti qui ne l'avait pas pourtant ménagé, il entreprend de résoudre la question qui agite désormais l'intelligentsia française : pourquoi le prolétariat ne s'est-il pas déplacé à l'appel de son Parti ? Il entreprend simultanément de remettre le PCF dans le droit chemin de la Révolution. Il publie les quatre articles torrentiels qui formeront Les Communistes et la Paix, où il déplore la bureaucratisation du Parti et où il lui offre son alliance pour se réformer… Puis, au quatrième, il abandonne ce travail en effet pénible, impossible et illisible, non sans avoir eu une vision, en décembre 1952, au Congrès de la Paix à Vienne : « Ce que j'ai vu à Vienne, c'est la Paix », article publié dans Les Lettres françaises (1er janvier 1953).

Je ne sais pas ce que le petit groupe des jeunes historiens pensa de l'intellectuel de référence. Puis survint Budapest. Même l'explication par la bureaucratisation des partis communistes s'effritait. Furet et ses amis vécurent tout cela de l'intérieur. Un beau jour, vers 1959, ils décidèrent de se mettre à étudier sérieusement, réellement —professionnellement — « la grande Révolution ».

Penser l'histoire : déterminer des périodisations

Leur première idée est spécifiquement une pensée d'historien, c'est-à-dire celle d'une construction rationnelle de tel fait historique dans l'ensemble immense des données de fait de l'histoire, l'une de ces constructions que tout historien produit en vue de comprendre l'histoire : « […] toute interprétation de la Révolution suppose un découpage chronologique » (p. 37-38).

Deuxième point : la Révolution relève de l'interprétation. Cela suppose la résolution d'un problème de sens, d'un certain type de sens : situé dans des profondeurs de l'événement, constitutivement enveloppé dans ses manifestations — non pas exactement dissimulé par quelque puissance ou quelque ruse —, accessible à une discipline de compréhension qui ait ses propres règles. La Révolution française, ni plus ni moins que tout événement historique, ne se donne pas comme transparente à l'esprit. C'est un événement dont la compréhension elle-même requiert à la fois une rupture épistémologique et la durée du temps historique, c'est-à-dire le temps pour que l'événement ait produit complètement ses propres effets.

Il y a pensée de l'événement historique — et entre autres de la Révolution française — lorsque l'historien institue cet événement comme tel — en sa singularité et en sa nature de fait significatif —, et le comprend entre les bornes amont et aval d'une période d'événements, c'est–à-dire le constitue lui-même en un tout raisonné.
Ainsi se définissent des rationalités qui ne sont pas seulement celles des causes et conséquences mais aussi toutes les relations qui confèrent un sens à cet événement au sein d'une totalité d'autres événements ordonnés à lui par le repérage de traits propres à tous ces événements — traits tenant aux déterminations économiques, aux représentations mentales de l'époque, à ses langages, etc.

La difficulté, avec la Révolution française, c'est d'abord que cet exercice de totalisation est hautement problématique. En effet, ce qui la caractérise, en tant qu'événement, c'est justement son surgissement. L'événement crève les yeux, mais on ne sait ni quand il commence ni quand il finit : c'est un comble, c'est le comble de l'événement historique.

Il y a bien sûr le 14 juillet. Mais il y a eu auparavant des événements marquants comme le renvoi de Necker, la convocation des États généraux, etc. Il pourrait même y avoir la première du Mariage de Figaro (1784), quand la noblesse applaudit à sa ruine future. Et puis, dit Tocqueville en proposant cette fois une extension énorme, le processus d'égalisation de la société française était en marche depuis les débuts de la royauté et il connut une acmé avec l'absolutisme de Louis XIV. Furet, résumant l'idée de Tocqueville : « […] la Révolution est dans le droit fil de l'Ancien Régime » (p. 37).

Et puis, quand finit-elle ? Avec Thermidor, ou avec le Consulat, ou avec l'Empire, ou en 1815 ? Ou encore plus tard ? « Je rêve aussi d'une histoire de la Révolution infiniment plus longue, beaucoup plus étirée vers l'aval, et dont le terme n'intervient pas avant la fin du XIXe siècle ou le début du XXe siècle […]. » (p. 17)

Ainsi 1830, puis 1848, puis la Commune de 1871 ranimeraient 1789. Ensuite une guerre sourde opposera la République et la contre-Révolution jusque dans les années 1880 ou même jusqu'à la Première Guerre mondiale. Puis Octobre 1917… Mais, au sujet de la Révolution, la division perdurera entre les Français et l'esprit contre-révolutionnaire resurgira avec la collaboration et le pétainisme. Ainsi Furet pense-t-il pouvoir traquer jusqu'à presque nos jours immédiats un conflit toujours renaissant, jusqu'à une espèce de pacification, qui serait toute récente.

Autre débat connexe, toujours très présent en général et repris par Furet : y a-t-il continuité dans la Révolution française elle-même ou rupture déjà entre 89 et 93 ? La Révolution est-elle ou non « un bloc », selon une image souvent employée et débattue entre les historiens ? Elle sera un bloc si on considère 1917 et elle pourrait se scinder sinon. Car la Révolution soviétique est intervenue, à la fois pour compliquer le problème de la Révolution française et pour le résoudre.
En somme, écrit Furet, mais par une espèce de boutade et de provocation, maintenant et enfin, « la Révolution française est terminée ».

Et, du coup, si cette constatation est juste — si sa période est close, ou clôturable —, alors la Révolution deviendrait pensable, notamment parce que, sortis désormais de la Révolution de 1917, enfin nous serions sortis de la Révolution française… D'une certaine façon et si j'ose dire, onze ans après la publication du livre, les années 1989 et 1990 marqueraient mieux cette fin, et doublement : par les cérémonies commémoratives et pacifiées — quelque peu manquées — du bicentenaire et par la chute du mur de Berlin, puis par la chute de l'Union soviétique…

Mais justement la Révolution française est-elle, au début des années 1970, vraiment terminée ? De nos jours mêmes, est-elle terminée ?

Penser l'Histoire : penser le mythe de la Révolution française

Pourquoi cette extension quasiment indéfinie, en aval, de notre Révolution ? Et qu'est-ce qui fait qu'elle serait enfin terminée, selon Furet ? En d'autres termes, pourquoi la Révolution, jusqu'ici, n'était-elle pas racontable ni donc pensable, fondamentalement ?

C'est ici qu'il faut introduire l'idée selon laquelle la Révolution, jusqu'aux toutes dernières années selon Furet, relevait en elle-même du mythe et aurait été mythifiée par les historiens eux-mêmes.

Qu'est-ce qu'un mythe ? C'est à la fois un événement de l'ordre imaginaire, considéré comme fondateur, une représentation agissante de cet événement dans l'esprit des acteurs de l'Histoire au moment où ils agissent, et indissolublement un récit qui renouvelle dans le présent cet événement du passé. Ainsi de l'histoire de la Révolution française :

Depuis bientôt deux cents ans, l'histoire de la Révolution française n'a cessé d'être un récit des origines, donc un discours de l'identité. Au XIXe siècle, cette histoire est à peine distincte de l'événement qu'elle a pour charge de retracer, puisque le drame qui commence en 1789 ne cesse de se rejouer, génération après génération, autour des mêmes enjeux et des mêmes symboles, dans une continuité du souvenir transformé en objet de culte ou d'horreur. (p. 20)

On rencontre donc ici deux niveaux des occurrences du mythologique : celle de l'historien au sens de Michelet, qui entend explicitement faire revivre, au moins en pensée, la Révolution française et celle des acteurs de l'Histoire, lesquels pensaient jouer, ou rejouer, sur la scène de leurs discours, l'événement fondateur de la liberté. Ici on reconnaît la position des révolutionnaires de 1848, tels que les stigmatise Marx au début fracassant de son 18 Brumaire : « Hegel note quelque part que tous les grands événements et personnages historiques surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : une fois comme grande tragédie et la fois d'après comme misérable farce. […] La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » En revanche, dans La Guerre civile en France, il notera un report positif, authentiquement révolutionnaire, de la Commune de 1793 dans celle de 1871.

Ce mythe a donc lui-même une histoire, contrastée. D'une part, mais cela Furet ne le relève pas vraiment : pour désigner la Révolution, ses allers et ses retours, l'image du drame, tragédie et comédie, est prégnante chez Hugo, de Cromwell (1827) à Quatrevingt-treize (1874). Et, dès Chateaubriand, le mythe de la Grande Révolution est en route, en héritier de tous les mythes et notamment de celui de la Fortune.

Puis, avec Michelet, que nomme Furet, surgit l'image d'un génie de la Révolution, qui vive dans l'historien et qui parle dans son Histoire. Ainsi, c'est toute l'histoire de la Révolution française qui est en cause dans la formation du mythe, et cela immédiatement et durablement. D'autre part, à un moment donné, le mythe se renouvelle profondément par l'intervention de l'historiographie marxiste, sous la forme d'une version dite scientifique. Les grands prédécesseurs des Soboul et Mazauric sont nommés, par eux-mêmes, « de Jaurès à Georges Lefebvre » (p. 134).

Nommer Jaurès, c'est évidemment évoquer son Histoire socialiste de la Révolution française et c'est aussi signaler un problème qui se pose dès avant la Révolution de 17. Car, dans le titre même de Jaurès, il y a déjà une allusion à un débat fondamental d'orientation qui occupait les socialistes français — un débat avivé par l'Affaire Dreyfus — entre les tenants d'un socialisme matérialiste et scientifique et ceux qu'animait la tradition complexe du socialisme français : anarchistes, proudhoniens, etc., et ceux qui se réclamaient des Droits de l'Homme. Dans ce débat essentiellement politique, Jaurès prend position — par opportunité de dirigeant politique ? — en faveur d'un lien organique entre la Révolution française et le socialisme français et entend peser en ces termes dans la recomposition future qui va se faire en 1905 sous l'appellation d'une Section française de l'Internationale ouvrière.
En même temps, et sans le vouloir probablement mais à travers le titre de son ouvrage et par la reconnaissance — mesurée et critique — que lui apporteront les historiens français marxistes, Jaurès paraît suggérer l'idée et la perspective d'une histoire de la Révolution française qui trouverait ailleurs qu'en elle-même une explicitation et une nécessité historiques, ainsi qu'une méthode et une orthodoxie épistémologiques, sous la forme d'une histoire marxiste, c'est-à-dire censément scientifique. Ainsi le mythe de la Révolution française recevra-t-il une consécration : il deviendra une vérité intouchable, essentiellement non opposable, que seule la chute de l'URSS et de son bloc réfutera sans phrases et de manière, cette fois indiscutable, y compris, normalement, aux propres yeux des historiens marxistes.

À l'opposé, l'ordre de la littérature, avant l'historiographie marxiste et après elle, offre ses mythes de la Révolution, eux reconnus comme tels : lyriques, dramatiques, romanesques ou carrément fabuleux, lesquels ne relèvent ni de la logique des réfutations conceptuelles, ni de la confrontation érudite par vérifications au regard des faits, ni des dialectiques sommaires ou raffinées des Cahiers du communisme (1944-1999), ni des polémiques politiques. On ne réfute pas les histoires qui furent écrites au nom de la littérature. On les lit ou on ne les lit pas.

Bref, le mythe pourrait être le mode sous lequel un événement continue d'agir dans l'Histoire, sous les deux formes possibles de la fable ou de la scène théâtrale (la tragédie et comédie) et du récit historique. Telle serait la Révolution française, à la fois dans notre Histoire et dans notre littérature, et ainsi se comprendrait la difficulté de lui assigner une fin et même un début objectivement définissables, — tant que son mythe agirait comme mythe.

 

Dès lors penser la Révolution française revient à passer de l'événement comme mystère à l'événement comme problème.

Comment ? En opposant à ses représentations mythiques non seulement l'érudition historique (p. 24) mais une ou des conceptualisations de cet événement. Évidemment ce n'est pas dire que la Révolution française n'a pas eu lieu, c'est la rétablir dans sa nature d'événement historique, c'est l'enlever à une forme prégnante de la mémoire pour la rendre à l'histoire.

Mais, pour ce faire, il faut d'abord traverser le fait du mythe, c'est-à-dire, dans les termes de la philosophie du soupçon, le reconnaître comme tel, selon le genre de sa vérité, entendons le déconstruire, c'est-à-dire, renonçant à le réfuter de manière factuelle et rationnelle (il est inaccessible aux faits, aux raisons, redressements, réfutations…), introduire le doute de l'enquêteur (en grec ancien, historia, c'est l'enquête) ou, à l'instar de Marx, la brutalité du polémiste. Il faut l'interpréter, c'est-à-dire déployer ses raisons à lui : sa cohérence mentale et conceptuelle, ses motivations et ses intérêts, bref son sens, ce sens fût-il celui d'une illusion. En même temps, il faut opposer aux rationalisations a posteriori du mythe de véritables conceptualisations d'historien.
C'est ce que Furet entend faire.

Un mythe ne disparaît pas au combat, il peut survivre longtemps si l'on ne s'avise pas qu'il est épuisé, que ce dieu-là lui aussi est mort. C'est ce que veut faire Furet en constatant : « La Révolution française est terminée », en notant le « “refroidissement” de l'objet “Révolution française” » (p. 27) et en expliquant cette fin d'une part par le fait que « la critique du totalitarisme soviétique […] a cessé d'être le monopole ou le quasi monopole de la pensée de droite, pour devenir le thème central d'une réflexion de gauche » (p. 27-28) et, d'autre part, par « les mutations du savoir historique » : « L'histoire en général a cessé d'être ce savoir où les “faits” sont censés parler tout seuls, pourvu qu'ils aient été établis dans les règles » (p. 30).

Notons le rejet des fétichismes qui exigent à la fois des faits ventriloques et un clergé pour les accréditer : les événements de l'Histoire, selon le savoir historique contemporain, ne sont pas par eux-mêmes signifiants et ils ne délivrent pas non plus un message vrai les concernant, à travers notamment le discours des acteurs sur eux-mêmes et sur leurs actions. Ou à travers d'autres acteurs, d'autres révolutions.

Penser l'Histoire : « rompre le cercle vicieux de l'historiographie commémorative »

Métahistoire si l'on veut, l'entreprise de Furet examine comment la Révolution française est objet d'histoire, à sa manière, c'est-à-dire comment l'histoire de ses histoires (de celles que ses historiens ont élaborées) est à la fois le lieu du déploiement de son mythe et celui de la ressource à la penser : « Plus que jamais, au XXe siècle, l'historien de la Révolution française commémore l'événement qu'il raconte, ou qu'il étudie » (p. 25). En même temps, toutes ces histoires de la Révolution qui se déchirent entre elles « ont en réalité un terrain commun : elles sont des histoires de l'identité » (p. 26).

- Michelet est le premier grand historien de la Révolution française. Furet admire dans Michelet « la plus pénétrante des histoires de la Révolution qui aient été écrites sur le mode de l'identité — une histoire sans concepts, faite des retrouvailles du cœur, marquée par une sorte de divination des âmes et des acteurs » (p. 32). Michelet pratique l'histoire comme la reviviscence de l'événement originaire :

Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet communie, commémore. […] Michelet s'installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la concidence mémorable entre les valeurs, le peuple et l'action des hommes. (p. 35)

- L'historiographie républicaine : à propos de Robespierre, « l'historiographie républicaine, avec Mathiez, a fait de ses vertus morales l'explication de son rôle public » et Furet évoque « le débat sur l'honnêteté de Robespierre par rapport à la corruption de Danton » comme un « remake universitaire des procès de 1794 » (p. 95).

- « Produit d'une rencontre confuse entre le jacobinisme et le léninisme » (p. 206), « l'historiographie “marxiste” (que j'appellerais plutôt jacobine) de la Révolution française est plus que jamais aujourd'hui l'historiographie dominante » (p. 135). Fondamentalement, ici, il y a cette polémique avec l'historiographie marxiste de la Révolution, c'est-à-dire nommément avec Soboul et Mazauric. Furet leur reproche de rechercher des causes rationnelles à un événement qu'ils présentent comme fondateur, par pétition de principe (p. 31). Il leur reproche essentiellement de penser la Révolution à travers 1917 voire à travers leur position politique du moment — entre 1920 et 1970 — et, pour ce faire, de la présenter simplement comme une révolution de la bourgeoisie contre la féodalité, destinée à préparer les conditions d'une révolution prolétarienne. Ainsi, dit Furet, ils substituent à la complexité et à la fluidité des choses et des événements un schéma grossier et téléologique, c'est-à-dire construit en vue d'annoncer et d'expliquer la nature de l'événement et son avenir :

La « Révolution bourgeoise » est un monstre métaphysique qui déroule des anneaux successifs dans lesquels il étrangle la réalité historique pour en faire, sub specie aeternitatis, le terrain d'une fondation et d'une annonciation. (p. 193)

C'est le style de la polémique. Le livre Penser la Révolution française dit donc très bien sur quels points et comment se fait la rupture avec l'historiographie marxiste encore régnante alors. Résumons ces points :

1. La Révolution française ne forme pas un tout : la Terreur (1793-94) fait rupture dans cette histoire, ne serait-ce que comme la forme épurée et dévoyée de la démocratie directe.

2. La Révolution française s'étend en amont de 1789 et en aval de Thermidor.

3. La Révolution française relève d'une histoire politique — entendons d'une histoire des luttes de pouvoir telles qu'elles se déroulent dans des conditions en effet inédites et à travers des formulations idéologiques —, et non d'une histoire économique : « La révolution, c'est l'imaginaire d'une société devenu le tissu même de son histoire » (p. 206).

4. La Révolution française — comme événement historique — ne relève pas de la nécessité métaphysique.

Penser cette révolution : deux références positives, Tocqueville et Cochin

À tout polémiste des références. Il y en a deux, fondamentales, contradictoires mais articulées entre elles, que Furet oppose à l'historiographie mythologique. D'un côté il y a Tocqueville comme le penseur de la continuité (la Révolution continue un processus antérieur et long d'égalisation commencé sous les rois), de l'autre il y a Cochin (la Révolution constitue une rupture dans l'histoire).

Tocqueville, par opposition à Michelet :

Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet communie, commémore, alors que Tocqueville ne cesse de creuser l'écart qu'il soupçonne entre les intentions des acteurs et le rôle qu'ils jouent. Michelet s'installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la concidence mémorable entre les valeurs, le peuple et l'action des hommes. Tocqueville ne se borne pas à mettre en question cette transparence, ou cette concidence. Il pense qu'elles masquent une opacité maximale entre l'action humaine et son sens réel […] ; Il y a un gouffre entre le bilan de la Révolution française et les intentions des révolutionnaires. (p. 35)

Passage capital, en ce sens qu'il pratique une opposition décisive et qu'il décrit terme à terme l'opposition entre les deux méthodes. Notamment il marque le soupçon de Tocqueville à l'égard des intentions des acteurs et, en même temps, il suggère les illusions qui animent ceux-ci à l'égard de leur propres actions : Tocqueville pratique l'histoire comme une interprétation.
Ainsi, l'immense mérite de Tocqueville, aux yeux de Furet, a-t-il consisté à la fois à « introduire le doute » et à proposer « un effort de conceptualisation » de la Révolution :

Dans ce jeu de miroirs où l'historien et la Révolution se croient sur parole, puisque la Révolution est devenue la principale figure de l'histoire, l'Antigone insoupçonnable des temps nouveaux, Tocqueville introduit le doute au niveau le plus profond : et s'il n'y avait, dans ce discours de la rupture, que l'illusion du changement ? […] Si Tocqueville est un cas unique dans l'historiographie de la Révolution, c'est que son livre oblige à décomposer l'objet « Révolution française », et à faire à son sujet un effort de conceptualisation. (p. 36 et 37)

Mais, justement, Tocqueville ne parvient pas à comprendre ni même peut-être à considérer l'événement de la Révolution française, c'est-à-dire à la considérer comme un événement. C'est ce point que le texte situé dans la deuxième partie, « Tocqueville et le problème de la Révolution française » vise et établit, en mettant en évidence ce fait : Tocqueville n'est pas un historien ; il ne parvient pas à envisager le dynamisme de la Révolution : « La France de la fin de l'Ancien Régime pose à Tocqueville un problème complètement différent, celui d'une histoire, d'un changement, d'une révolution. » On ne peut pas se borner à raconter l'Histoire, on ne peut pas considérer simplement l'Histoire comme un drame. Encore faut-il avoir le sens de l'événement, de la dynamique, de la rupture.

Inversement, Cochin : c'est « la Révolution comme discontinuité politique et culturelle » (p. 53), par « une mise à feu » (p. 55).

Qu'est-ce qui intéresse Cochin ? Très exactement ce que Tocqueville n'a pas, ou à peine, traité. Non pas la continuité entre l'Ancien Régime et la Révolution, mais la rupture révolutionnaire. […] Bref, conceptualiser Michelet, analyser ce qu'il a senti, interpréter ce qu'il a revécu. […] Bref, il porte l'esprit déductif de Tocqueville dans la matière échevelée de Michelet. […] il s'agit de penser le jacobinisme au lieu de le revivre. (p. 53)

Ainsi Cochin, lui aussi mais non pas à la manière de Tocqueville, se situe-t-il par rapport à Michelet comme son interprète. Mais là où Michelet exalte un mouvement, Cochin analyse un mécanisme et une énergie : l'un raconte et l'autre conçoit une cinétique ou une énergétique.

Son apport consiste en trois traits : d'une part, la considération de la Révolution comme un mouvement, une dynamique sui generis ; d'autre part, la distinction entre le vécu des révolutionnaires et le sens réel de leurs actions ; enfin, la dimension du phénomène révolutionnaire comme événement torrentiel dans la société : travail des sociétés de pensée comme lieux et réseaux où se forment l'idée et la pratique d'une opinion politique, accession de cette pensée au pouvoir et approfondissement entre 1789 et 1793, nature du jacobinisme comme confusion entre la société civile, la volonté du Peuple, l'État et la « machine » travaillant à maintenir et à faire fonctionner cette confusion à travers des mesures d'exclusion qui tendent à pallier l'écart inévitable entre la pureté d'un processus de pouvoir et la réalité mêlée de la société réelle (pp. 270-282).

Ainsi Cochin, par une sorte de dialectique brillante — elle a la vie dure… —, complète-t-il Tocqueville en ce sens que, lui, il considère la Révolution française comme une rupture. Cela en mettant en évidence un processus politique qui se développe au sein de la société civile et qui consiste à constituer des discours et des groupes où se forme un tout nouveau mode de pouvoir. Là où le pouvoir royal, en vertu du vieux pacte national théorisé par Boulainvilliers (1658-1722), s'exerçait au nom de la nation franque, les Révolutionnaires affirment les uns après les autres et les uns contre les autres, et cette fois d'après Rousseau, leur légitimité à exercer directement et de manière pour ainsi dire pure, la souveraineté de la Nation française, par ailleurs en armes. Ce retournement d'une idée ancienne, c'est ce que Furet appelle « une mise à feu » (p. 55).

Suivant Cochin, un événement survient donc dans la longue durée tracée par Tocqueville, une rupture politique qui a lieu dans le symbolique : « [La Révolution] tient moins dans un tableau de causes et de conséquences que dans l'ouverture d'une société à tous ses possibles. Elle invente un type de discours et un type de pratique politique, sur lesquels, depuis, nous n'avons cessé de vivre » (p. 80).

Ainsi, on le voit, la Révolution est bien l'événement de rupture qui inaugure l'espace politique où nous vivons encore :

Son Robespierre [celui de Cochin] est moins l'héritier des Lumières que le produit d'un système : le jacobinisme, où commence la politique moderne. Par là, Cochin pense la Révolution française dans son mystère central, qui est l'origine de la démocratie. (p. 316)

D'une certaine façon, par Cochin, la Révolution se perd dans tout ce qui l'a suivie ; par Tocqueville, dans ce qui l'a précédée. Mais on en est toujours au mystère. Le style du polémiste : créer des dialectiques.

Penser l'Histoire de la Révolution française, c'est d'abord penser les histoires de ses historiens, c'est-à-dire les confronter entre elles et confronter leurs raisons et les modalités de ces raisons. C'est aussi ouvrir cette histoire à des savoirs non spécifiquement historiens comme ce qui deviendra la science politique (après Tocqueville) ou ce qui était déjà la sociologie (avec la référence de Cochin à Durkheim). Autrement dit, c'est considérer l'événement historique comme objet de significations plurielles, elles-mêmes historiquement situées.

Sortir du mystère et entrer dans le problème, ce sera donc déjà articuler entre elles les histoires que la Révolution française a suscitées, c'est montrer et maintenir son caractère problématique, c'est refuser qu'elle soit l'objet d'une science et d'un discours uniques.
C'est proposer une explicitation problématique de la Révolution française.

Penser l'Histoire : proposer une problématisation de la Révolution française

Rappelons d'abord en quoi consiste, selon Furet, « le nouveau savoir de l'histoire », en tant qu'il va à la fois contre l'histoire mythologique et contre l'histoire positiviste : « [L'histoire] doit dire le problème qu'elle cherche à analyser, les données qu'elle utilise, les hypothèses sur lesquelles elle travaille et les conclusions qu'elle obtient. » (p. 30)

C'est ce qu'il appelle « la voie de l'explicite ». En vertu de la problématique du soupçon, l'historien de la Révolution doit annoncer non plus ses couleurs mais ses concepts (p. 29), et l'événement de la Révolution française doit faire l'objet d'une conceptualisation.

Les opérations de la conceptualisation que pratique Furet pourraient se formuler ainsi : définir les événements qui forment la Révolution, les construire entre eux, révéler leur sens (les expliciter, les interpréter), déclarer ses propres problématiques — ce qui signifie opposer aux rationalisations du mythologique les rationalités de l'historique. En somme, la conceptualisation substitue une analyse au récit, lequel est suspect de complaisance au mythologique, de fabulation.

À travers cette mise en place critique et nourrie par des travaux menés depuis plusieurs années — certains de ces travaux figurant dans la deuxième partie du livre —, son étude historique de la Révolution française (un travail proprement d'historien) dégage les traits suivants :

1 – La Révolution française est un événement de l'ordre du politique, et l'ordre du politique appartient à l'ordre du symbolique.

2 – En effet, elle se caractérise par l'avènement d'un nouveau phénomène, celui du gouvernement exercé au nom d'un mandat implicite confié par la société française. À l'ancien contrat entre la société française et le pouvoir royal (contrat théorisé, diversement, par Boulainvilliers et Montesquieu) se substitue brutalement le nouveau contrat entre le peuple et le pouvoir qui l'exprimerait directement (théorisé par Rousseau) : non seulement la démocratie apparaît mais la forme non représentative de la démocratie.

3 – Ainsi l'histoire propre de la Révolution, dans son acception courte, sera celle des luttes où tels puis tels cherchent à s'approprier la volonté du peuple par le verbe, en excluant les autres de cette appropriation, ou de cette identification. Cela par une politique de la violence.

4 – Un exemple de « conceptualisation » : la Terreur et Thermidor. En un sens, la Terreur est le moment bref de la radicalisation, entre les mains de Robespierre, du discours de l'identification à la volonté du peuple par l'exaltation de la théorie du complot censément perpétré contre cette volonté. Furet conteste l'interprétation habituelle de la Terreur par les circonstances intérieures et extérieures : « C'est d'abord, une fois de plus, reprendre le type d'interprétation qui est contemporain des événements eux-mêmes […]. Mais surtout, c'est définir la Révolution par ce qui lui est extérieur […]. La théorie des “circonstances” déplace ainsi l'initiative historique au profit des forces hostiles à la Révolution […] » (p. 104).

Et Thermidor représente le renversement de cette conception d'une expression organique de la volonté du peuple par une conception du pouvoir comme exercice direct de cette volonté. Cependant les Thermidoriens reprennent à leur compte la guerre des Jacobins, devenue entre temps celle du Salut public : « Parce qu'elle est devenue le sens de la Révolution, la première guerre démocratique des temps modernes est sans autre fin que la victoire ou la défaite totale » (p. 118). Mais, ce faisant, les Thermidoriens (puis Bonaparte, précisera Furet plus loin) reprennent « des tendances séculaires de la société française » (p. 119) : l'esprit de croisade, l'autorité des bureaux et du pouvoir central, et, « purifiées par la démocratie, les ambitions de leur histoire ».

Le 9 Thermidor marque ainsi non pas la fin de la Révolution, mais celle de sa forme la plus pure. En rendant au social son indépendance par rapport à l'idéologie, la mort de Robespierre nous fait passer de Cochin à Tocqueville. (p. 119)

Et aussitôt :

En même temps que deux époques, le 9 Thermidor sépare deux concepts de la Révolution. Il met fin à la Révolution de Cochin. Mais il laisse apparaître, au contraire, la Révolution de Tocqueville. Cette charnière chronologique est aussi une frontière intellectuelle. Elle découpe les interprétations sous l'apparence de la durée. (p. 121)

Ces deux passages explicitent exactement ce que Furet entend par une conceptualisation : une construction des faits nécessaire à leur intelligibilité, l'une de ces distinctions abstraites que la pensée forme en vue de la compréhension de l'Histoire, l'articulation dialectique entre elles de deux interprétations de ce moment historique particulier, chacune sous le nom et le personnage de l'un de deux penseurs. Distinction abstraite mais théâtralisée. Tant la compréhension du phénomène a besoin d'une scène.

5 – Au terme de cette conceptualisation, mais moins en vertu des incertitudes ou des hésitations de la pensée que par l'effet des différents points de vue pris sur la Révolution, on récapitule plusieurs fins de la Révolution française : en un sens la Révolution est terminée au 9 Thermidor (par l'abolition de sa formule pure en la personne de Robespierre), en un autre sens avec l'Empire (« La Révolution est terminée puisque la France retrouve son histoire, ou plutôt réconcilie ses deux histoires » p. 129-130), en un troisième sens avec la République de Jules Ferry, quand le Parlement adopte la Marseillaise comme hymne et le 14 Juillet comme fête nationale, et en un quatrième sens avec notre âge, qui voit à la fois l'apaisement de luttes séculaires (p. 18) et la fin du mythe.

Le style de Furet, c'est celui de la marche forcée. Épuiser l'adversaire en se déplaçant vivement aux extrémités d'un front que l'on crée à mesure.

Une tâche problématique

Le programme de Penser la Révolution française et l'exécution qui en est faite sont problématiques, à plusieurs égards et en plusieurs sens.

1 – La démarche de Furet est polémique et stratégique, car il s'agit d'un combat. Contre une certaine historiographie et une certaine politique, il fait donner les ressources d'une analyse historienne et les deux pensées de Tocqueville et de Cochin, entre elles articulées en vue de son dessein.

2 – Elle entend aussi rendre problématique la Révolution française, c'est-à-dire nous laisser sur une incertitude quant à sa fin et quant à sa nature. À plusieurs reprises, il évoque « l'opacité » de cet événement. Ainsi entend-il sauvegarder quelque chose qui ne peut et ne doit pas être réduit, l'obscurité de la Révolution française en tant qu'événement : « Cochin pense la Révolution française dans son mystère central, qui est l'origine de la démocratie », p. 316 et dernière phrase du livre. Et, à ce point de vue, on pourrait justement lui reprocher, à lui aussi, d'avoir pensé pouvoir « fermer la Révolution française », en en donnant un dernier mot qui est encore celui du mystère…

3 – Mais justement, un peu plus de dix ans plus tard, en décembre 1989, avec la fin de la Révolution soviétique, Furet peut écrire :

Nul ne sait encore si nos sociétés démocratiques vont vivre privées de messianisme politique, ou si elles lui refrabriqueront d'autres monuments, témoins de l'inépuisable espérance égalitaire. Mais ce qui est sûr, c'est que la Révolution française se trouve à jamais émancipée de la tyrannie que la Révolution russe a exercée sur elle pendant trois quarts de siècle. La voici deux cents ans après, comme rajeunie d'avoir été si longtemps recouverte, et redevenue une des grandes origines de notre monde : c'est d'ailleurs ce qui lui rend son caractère étrange, contradictoire, énigmatique. Renonçant à avoir maîtrisé, en encore moins épuisé, le sens de 1789, nos sociétés ont recommencé à interroger les droits de l'homme [21].

Rouvrir un avenir à la Révolution française ? Cela fut écrit dans la revue dirigée par Marcel Gauchet, trente ans avant le Robespierre de celui-ci, lequel, développant l'interrogation actuelle sur les Droits de l'homme, fait retour au personnage et à la politique de Robespierre. Ainsi la Révolution française retrouve-t-elle son caractère énigmatique : elle reste encore à penser. En même temps, c'est l'Histoire qui est déclarée ouverte et, n'en déplaise à certaines déclarations prématurées, elle n'est pas terminée.
Au fond, de toutes les manières, l'intérêt de l'œuvre de François Furet ne résiderait-il pas dans la fascination qu'elle manifeste à l'égard de la Révolution française comme événement — comme le prototype de l'événement historique, déroutant, imprévisible, non prédictible, et justement à penser comme tel — et le fait qu'elle montre, précisément à travers la difficulté à penser en historien l'événement tellement significatif de la Révolution française, l'obligation de et la difficulté à penser l'Histoire en général ? Ne pourrions-nous pas, en effet, appliquer aux travaux de Furet cette définition qu'il donne d'une œuvre, à travers celle de Cochin : « une œuvre, c'est-à-dire une question bien posée » (p. 302) ? Une œuvre et aussi bien un style : inspiré, polémique, problématique.

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9 Marcel Gauchet : Robespierre. L'homme qui nous divise le plus
Désenchanter Robespierre

Marcel Gauchet occupe dans l'intelligentsia française une position importante et reconnue, comme observateur de la politique et de la société françaises. Son Robespierre récent se situe dans cette perspective et dans dans une réflexion déjà ancienne[22] :

J'avais eu l'occasion de rencontrer le problème Robespierre dans des travaux antérieurs qui ont donné lieu à deux livres, La Révolution des droits de l'homme, en 1989, et La Révolution des pouvoirs, en 1995. Ils m'avaient permis de prendre la mesure de la place singulière du personnage et d'entrevoir à quel point sa trajectoire, entre ascension et chute, concentrait l'enjeu fondamental de l'expérience politique exceptionnelle qu'a constituée la Révolution française. (Avant-propos)

Ce n'est pas un livre d'historien, ce serait plutôt un livre d'archéologue, c'est surtout un livre de réflexion sur nos difficultés actuelles. À travers cet essai, Marcel Gauchet contribue de manière approfondie aux débats qui animent présentement les analyses et interventions sur la société française et sur l'état de la nation.

Là, le point de vue revient loin en arrière de ces débats, à la Révolution française et singulièrement à la figure de Robespierre.

Un livre au présent

« Robespierre reste une énigme, et une énigme qui soulève les passions. » Répondant à la page de titre, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, la quatrième de couverture, conformément à la loi du genre, fait brillamment le tour du livre.
Robespierre, « l'homme qui nous divise le plus », fut et reste une énigme. Cette convenance et ce mouvement entre les deux pages de la couverture signifient que le livre aura déployé la métaphore arithmétique du plus grand diviseur, en lui ôtant néanmoins, et pour le moment, l'adjectif de « commun », lequel aurait suggéré une espèce de raison entre nous dans nos divisions. En même temps et ensemble, ces deux pages donnent un statut à ces divisions, celui d'une énigme, et un nom à cette énigme : le nom de Robespierre est celui d'une contradiction ancienne et irrésolue. Irrésolue en son moment et, par après, devenue signe de contradiction entre les historiens. Surtout, elle l'est toujours entre nous, les Français.

Marcel Gauchet n'est pas un historien. De haut comme de très près, dans ses livres, dans ses articles et interventions et dans sa revue Le Débat maintenant disparue, il scrute notre présent et, s'il se tourne ici vers Robespierre, c'est pour tenter de déceler, dans nos luttes âpres et confuses, dans notre espèce de guerre civile larvée ou même parfois ouverte, un principe de compréhension et par là un chemin de réconciliation.

Compréhension et non pas explication par raisons, compréhension néanmoins par trois déplacements, selon une dynamique de réciprocité permanente entre les termes : du moment présent à la Révolution française, de la Révolution française à la personne et au personnage de Robespierre, du mot de problème à celui d'énigme. Cela dans un style tendu qui veut constamment jouer ensemble tous ces déplacements dans toutes leurs dimensions.

Gauchet écrit donc aussi le mot de problème, mais alors celui-ci ne relève pas de la perspective et de l'épistémologie des historiens, lesquels confient à leurs raisons la définition et la résolution de leurs questions : par périodisations d'événements jugés significatifs, collecte de documents et de faits, et constitution d'une consécution causale entre les événements.

Au passage, notons que sa position dispense l'auteur des obligations et obsessions qui règnent dans l'historiographie française moderne. En un mot, n'étant pas de la famille issue des Annales, il peut se permettre d'évoquer l'un « des hommes qui ont fait la France », un grand événement de l'histoire de la France et des déterminations, certes problématiques, de la vie politique actuelle en France.

La division, notre division, nos divisions

Notre énigme à nous tient à notre débat récurrent et virulent sur le thème de l'égalité, ses pratiques, sa politique, et jusque sur le mot.

Dans notre division, il y a moins un conflit entre les valeurs en général qu'une guerre intime au sein de la valeur de l'égalité, une division à la fois inattendue, paradoxale et destructrice. Paradoxale car elle n'était pas forcément inhérente au concept d'égalité, inattendue car elle aurait dû s'abolir depuis longtemps dans une réconciliation entre les égaux, destructrice car elle entretient dans la République et dans la nation un ferment potentiellement mortifère d'incompréhension et de malentendus, d'accusations réciproques, de luttes vindicatives voire de violences.

Notre division, c'est « le problème que la Révolution a légué à la France et que, plus de deux siècles après, elle n'a toujours pas fini de résoudre ». Voilà justement par où le problème et même la question échappent à la prise des historiens : il n'y a pas de périodisation possible, parce que la Révolution française n'est pas clôturée. À cet égard, l'échec de Furet est révélateur : l'historien n'a pas pu « penser la Révolution française », parce que, en France et même en 1978, la Révolution n'est pas terminée. Elle leur échappe aussi par l'irrationalité des débats : la question de l'égalité est un problème mal posé, et qui n'a même jamais été bien posé, depuis le début.

Autrement dit, la Révolution en France a engagé, aux yeux du monde, le problème de l'égalité ; elle est même survenue pour, le posant, le résoudre, mais son œuvre n'est pas encore accomplie. Non pas que, désormais, il y ait encore beaucoup d'ennemis avoués de l'égalité en France, mais parce que l'inimitié entre les Français porte sur l'égalité elle-même : schématiquement entre les partisans des droits de l'homme entendus intégralement et ceux d'un passage aux extrêmes en vue de la réalisation du principe d'égalité. C'était déjà cela au temps de Robespierre.

Dans le livre de Gauchet, tel que celui-ci observe la politique française depuis longtemps, il y a de l'inquiétude et peut-être même de l'angoisse. Pour qui écrit-il ? Dans la grande tradition des intellectuels français, il pense évidemment aux responsables et partenaires de la politique française, et au public des citoyens. Et peut-être aussi aux jeunes générations. Ce serait bien le souhait d'un homme de son âge, qui a vu et analysé trop d'erreurs, d'incohérences et d'absurdités dans notre conduite de la politique : à quand l'exercice raisonnable de la raison ?

Penser nos divisions

La première manière, inadéquate et ruineuse, de penser la division, ce serait, la considérant comme un simple paradoxe, de la traiter par la rhétorique, l'une des ressources de la rhétorique étant un mauvais usage de la dialectique. Ce traitement, brillant souvent, est pratiqué couramment, par des jeux sur les mots. Gauchet évite ces jeux par un dispositif de pensée qui consiste en déplacements, lesquels ne sont pas des évitements. Penser la Révolution française, mais de biais.

Déporter la division elle-même. C'est le principe que se donne toute étude qui s'interdit de résoudre un problème en le liquidant purement et simplement. C'est le principe d'une compréhension pour ainsi dire métaphorique et métonymique — mais non rhétorique —, laquelle consiste à créer un rapport (une ratio, une raison) qui éclairerait l'obscurité d'une situation par l'obscurité d'une autre : une énigme par une énigme, ayant banni toute espèce de réduction terme à terme ou même d'explication simple. Ici, la métaphore mère sera arithmétique : notre énigme est à celle de la Révolution française comme l'énigme de la Révolution française est à l'énigme de Robespierre  sauf que, n'ayant pas la clé de l'énigme Robespierre, en toute rigueur le calcul est impossible. La métaphore ne donne que ce qu'elle peut donner, et l'écrivain ne perdra pas de vue ce fait.
Mais aussi : quand Gauchet rapporte notre moment d'affrontements obscurs et dangereux à celui de la Révolution française, il constitue moins l'une de ces origines de l'inégalité que la philosophie, depuis Rousseau, s'épuise à rechercher qu'il ne désigne le vrai point aveugle d'où l'on puisse pourtant essayer de regarder lucidement notre moment. Montaigne puis les Lumières, dans Voltaire, Montesquieu ou Diderot, pratiquent avec efficacité et bonheur l'esprit de cette raison-là, révélatrice et d'ailleurs dénonciatrice, qui comprend le préjugé par le préjugé, l'absurde par l'absurde, et l'irrationnel par l'irrationnel… Une certaine ironie donc dans Gauchet — navrée et discrète, notamment à travers l'évocation de la tragédie de Robespierre — ironie qui, elle aussi, doit éviter les périls d'un jeu qui se suffirait à lui-même. L'ironie doit constamment être retenue.

Il s'ensuit un deuxième déport, entre la Révolution et Robespierre. Ce mouvement-là est au cœur du livre et il ne va pas non plus sans ses propres dangers. Métonymie et non personnification, dans ce discours la figure de style préserve le mouvement qui s'y passe, d'une abstraction (d'un nom commun à majuscule) à un certain personnage (à un nom propre). La logique de cette image peut et doit être respectée, c'est la logique de la distinction entre les termes de toute image, et qui la fait fonctionner : il n'y a pas d'image si les deux termes sont identiques. En un mot, la Révolution n'est pas Robespierre, tout en ayant rapport à lui.

Le troisième déport se passe donc entre notre énigme et Robespierre : « Robespierre est le nom de la contradiction qui continue de traverser le rapport des Français à leur Révolution » (p. 9). Quelle est cette contradiction ? Elle sera développée dans tout le livre : dans Robespierre, il y a le refus de gouverner selon les principes des Droits de l'homme — sans cesse pourtant invoqués —, de même qu'il manque encore, dans notre République et dans le genre de sa démocratie, les institutions et la pratique d'un gouvernement qui s'exercerait selon les Droits de l'homme.

Nous sommes dans un système symbolique, c'est-à-dire dans un travail d'écriture dont une nouvelle métaphore nous donne la nature et nous définit la poétique : c'est simple et tout naturel, l'énigme requiert une enquête, dans un souci (la manifestation de la vérité), avec un moyen (le « recul réflexif » que procurent deux siècles d'histoire de France), selon des procédures (d'investigation), un style d'écriture (rigoureux et tendu), une morale, celle de l'impartialité, le tout dans un dessein, celui de dépasser la dispute — notre dispute — entre les deux camps. « Aucun des camps n'est destiné à vaincre, mais ils sont voués à coexister parce qu'ils défendent des causes également justifiées en raison. Il s'agit de leur faire leur juste part dans leur contradiction » (p. 11) : car la fin de toute enquête est bien de préparer le dossier de la Justice, ici le tribunal d'une politique authentiquement démocratique.

La situation actuelle rend cette enquête possible, comme on verra. À condition de ne pas répondre à une colère pure et simple (Rousseau), de ne pas s'assigner la découverte d'une origine métaphysique (Rousseau encore), et de ne pas transformer l'énigme en aporie philosophique (Rousseau toujours) ou en dissensus éternellement renaissant (Rancière), l'enquête sur le conflit à propos de l'égalité serait donc la voie de la vérité et de l'apaisement. En somme, Gauchet aura ici pratiqué l'historia, au sens d'une enquête.
Dans cet esprit, l'auteur veille à éviter une question et une tentation. La question est celle que posa autrefois Marc Bloch à ses collègues divisés sur le personnage : « Quel fut Robespierre ? », et elle est vaine car nul n'y répondra jamais (p. 14). La tentation est celle de la dramatisation : l'analyse psychologique d'un caractère de théâtre en vue d'une construction de son action par la construction d'un début, d'une continuation et d'une fin.

Surtout, laisser la fin ouverte. Comment faire ? Non pas éviter les événements (ils sont établis, Gauchet les connaît et les travaille sans cesse) ni le parcours précis que Robespierre se trace dans ces événements, mais privilégier un matériel qui montrera comment une pensée et un tempérament s'engagent physiquement, intellectuellement et moralement objectivement dans les actes de la tribune sinon d'un gouvernement : « Le matériau principal de l'enquête est fourni par le discours robespierriste lui-même » (p. 8). Aux textes des discours proprement dits, l'enquêteur ajoutera donc les écrits, nombreux, de Robespierre.

La solution que l'on développera se situe sur le terrain des « idées » — mais des idées entendues dans un sens un peu inhabituel, en tant qu'« idées-forces » dans lesquelles les représentations ne se séparent pas de l'action au sein de la vie collective. Le fil rouge qui relie l'intrépide orateur de la Constituante et le maître de la Convention, s'efforcera-t-on de montrer, est à chercher dans la pensée qui les anime. Une pensée qui n'est pas seulement celle de l'individu Robespierre, mais qui l'enveloppe et le déborde en fonctionnant, en un certain sens, comme la pensée de l'événement lui-même. (p. 16-17)

Pas d'histoire des idées stricto sensu, c'est le dernier refus, mais une phénoménologie de l'action, selon la formule : « la pensée de l'événement lui-même »… L'idée-force réside dans le complexe de l'événement et de ses représentations en actes.
Penser la Révolution française, c'est suivre le processus dans lequel elle se pense elle-même. Prise au pied de la lettre dans ce génitif subjectif et objectif, il y a dans cette formule une dialectique, une dialectique qui cherche à s'établir solidement dans la pensée d'un événement sans pareil, telle qu'elle se réalise dans l'esprit de Robespierre, décrit et compris dans son action de parole, caractérisée, et finalement portée à l'échec. Voilà donc revenue une question difficile : qu'est-ce qui fait l'énergie d'une idée-force ? D'où vient l'énergie qui s'active et se dissipe dans la Révolution française ? Quel en est le mobile ? Qu'est-ce qui se pense dans cette pensée ?

On est tout près d'un certain héros de l'Esprit entrant à cheval après la bataille dans la ville d'Iéna, sauf que Robespierre a longtemps refusé d'enfourcher la Révolution et qu'il n'a pas gagné sa bataille. Et, quand il l'a fait, il n'avait plus de politique possible.

Le sol solide sera donc la masse des textes de Robespierre, abondamment cités et, à chaque fois, situés, dans le moment politique de chaque occurrence où l'événement se fait jour. Quand on coupe la parole à Robespierre, c'est que déjà elle ne mordait plus sur le cours des choses.

Tresser le fil rouge

Il y aura donc trois parcours de compréhension, tressés serré. Le premier suit l'ordre chronologique, c'est celui qui mène de « L'homme de la Révolution des droits de l'homme », à « Gouverner la Révolution : la fondation introuvable » et à « Les deux visages de la Révolution et son héritage ». Le deuxième toron constamment rapporte le premier à l'idée générale du livre, selon laquelle Robespierre, dès le début, va à une impasse, la sienne propre et ultérieurement celle qui constituera notre division. Le troisième assigne les deux autres à la lettre et à l'esprit des discours de Robespierre, qu'ils aient été réellement prononcés ou simplement publiés quand ils n'avaient pas pu être prononcés.

Ainsi, dès qu'il évoque le début de la carrière politique de Robespierre, Gauchet écarte la recherche de facteurs biographiques qui expliqueraient son ascension dès les États généraux, pour privilégier un accord avec la situation, tel que ses premiers textes le manifestent :

C'est l'événement qui va le révéler à lui-même, en même temps que, dans l'autre sens, il va saisir les ressorts de l'événement mieux que quiconque, s'en faire le porte-parole et le révéler en quelque façon à ses acteurs. (p. 22)

Robespierre est le vecteur intelligent des énergies de la Révolution, que l'énergie de sa parole impersonnellement manifeste à lui-même et à tous et, ce faisant, porte à la réalisation.

Ce n'est pas un rôle de fantoche imposé par ses « amis », et dans lequel il aurait trop bien réussi (comme l'écrit Michelet), mais une identification dynamique. Il y a là un phénomène de réciprocité que l'auteur n'explique pas et qu'il ne cherche pas à expliquer, surtout pas par quelque élection ou autre charisme de tribune : car telle est la chose, telle est l'énigme dont le nom est Robespierre, et qui fait que, par une énigme dans l'énigme, le sens et la maîtrise de l'événement lui manqueront un jour, en Thermidor.

Dès la période des États généraux et de la Constituante, en toute occasion, Robespierre invoque comme principe les Droits de l'homme et en tire, par développements et par formules, rigoureux et implacables, des conclusions, approuvées ou non par les scrutins, lesquelles vont à des conséquences dont lui-même n'aperçoit pas forcément le caractère intenable au regard de la réalité ou problématique en soi.
Cela se résume en une formule frappante : « En septembre 1789, Robespierre est porteur d'une radicalité qui s'ignore » (p. 25). Et, en 1791 encore, il développera des arguments tirés du même principe des Droits, arguments qui devraient aller à exiger la suppression de la royauté, si en même temps il ne se déclarait pas le partisan d'un pouvoir royal. Beaucoup plus loin (p. 266), Gauchet reprendra dans Gérard Walter le propos d'un journaliste suisse, écrit juste après Thermidor : « Il est constant que Robespierre exerçait une tyrannie très réelle et qu'il ne se doutait pas lui-même qu'il fût tyran. » Marx, sans avoir lu Freud : « Ce sont les hommes qui font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).

Passons plus rapidement sur les chapitres suivants, qui relèvent de la même logique et du même style. Par exemple, au 30 septembre 1791, à la dernière séance de la Constituante, quand Robespierre a renoncé, de manière qui se veut exemplaire, à se présenter à la Législative et que, avec Pétion, il est ovationné, notons ceci :

Robespierre est celui qui n'aura de cesse d'instruire la Révolution de ce qu'elle est et de rappeler les révolutionnaires à leurs obligations envers l'œuvre exceptionnelle qu'il leur revient d'accomplir. […] C'est la constance de ce positionnement qui explique le mieux l'exemplarité dont le personnage s'est peu à peu chargé, exemplarité qui constitue le vrai ressort de sa popularité. Car celle-ci a quelque chose de mystérieux, nombreux sont les historiens et biographes qui l'ont à juste titre relevé. (p. 53-54)

Par exemple encore, dans le chapitre « Un moi-peuple », relevons le moment qui suit la chute de la royauté (10 août 1792) et qui voit, dans Robespierre, « s'affirmer, au fil de ses prises de parole, une image du peuple dont il se veut l'organe et une image de lui-même, en même temps et corrélativement qu'une image du combat politique qui se nouent en système et qui finiront par l'enfermer dans un aveuglement que c'est la cas de dire mortel » (p. 70-71).
Car le gardien inspiré et sourcilleux des Droits de l'homme tourne au promoteur d'une société-peuple et vire, lui-même, au moi-peuple, c'est-à-dire à « basculer vers un système inédit d'oppression » (p. 74). Fin septembre 1792, après l'insurrection du 10 août, les massacres de Septembre et la proclamation de la République, après son élection à la Convention, celui qui disait le 2 janvier précédent : « Apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple […] ; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela […] » (p. 75) peut aller enfin à l'exercice du pouvoir, mais d'un pouvoir toujours déguisé en autre chose, par exemple en responsabilité transitoire et partagée de salut public. L'image que Robespierre a de lui-même, c'est cela qui l'aveugle, et c'est l'écrivain qui, rappelant l'usage adéquat de l'image, dénonce la confusion fatale que Robespierre introduit entre lui-même et le peuple. Trahissant la loi de l'image, Robespierre expose le secret de sa politique aux Jacobins : entre le peule et lui-même, pas de médiation notamment institutionnelle, pas de rapport, pas de raison  une totalisation.

En effet, « tout s'est passé comme si le choc de l'événement avait précipité la métamorphose du personnage » (p. 91). Le « comme si » maintient une distance essentielle au sein de l'image même. Non seulement prudence mais rigueur de style, car il n'y a pas plus d'identité stricte entre ce moi et le peuple qu'il n'y en aurait dans une métonymie qui assimilerait purement et simplement la Révolution à Robespierre, ou nos divisions à celles qui minaient la Révolution.

De la psychologie à la politique

Élu ou non élu, Robespierre exerce une magistrature virtuelle qui se fonde dans une espèce d'exterritorialité où on a peine à le situer. Après la mort du roi, évoquant la foi que Robespierre investit dans son action, Gauchet ajoute :

Elle ne rend pas compte pour autant de la vindicte qui le dresse contre ses contradicteurs. Il faut faire ici la part d'un facteur difficile à appréhender mais qu'il faut essayer au moins d'approcher, parce qu'il jouera un rôle déterminant dans la suite : son hostilité viscérale aux personnes du pouvoir. Les ressorts psychologiques s'entremêlent sur ce terrain avec la conviction politique et le point délicat est de les saisir dans leur alliage. […] Ses adversaires dans l'assemblée, les Guadet, Gensonné, Vergniaud, ne sont que des « fripons », mais le principal ministre, Roland, a droit au rang supérieur dans l'infamie de « scélérat ». (p. 107)

Viscéral. Quel est le lien, quel est le lieu où se nouent d'une part la politique de Robespierre en ses évolutions et d'autre part le caractère de l'homme, en transformations corrélatives elle aussi ? Cette question, Gauchet la traite au long (la reprend et l'approche, ne la résout pas) à propos des discours prononcés aux Jacobins au printemps 1792. C'est exactement le moment où Michelet, suspendant lui aussi son récit, avait tracé le tableau sans complaisance de son héros.

Mais, ne nous y trompons pas. Ce sont deux intentions, deux méthodes, deux styles. Là où Michelet démontait non sans allégresse la popularité de Robespierre et le personnage qu'il se construisait, Gauchet évoque le problème qui revient sans cesse dans son livre, celui de l'énigme que constitue le personnage et qu'il entend traiter de la manière la plus rationnelle possible. Car il s'agit de tracer des liens, avec discernement, entre le personnage et l'homme, et cette recherche revêt une portée générale : car il s'agit bien de désenchanter les enchantements qui nimbent la Révolution jusqu'à nous.

Notamment dans les discours du 26 mars et du 27 avril 1792 aux Jacobins, Gauchet note lui aussi « une obsédante mise en scène de soi » : « Ce qui semble sûr, c'est que Robespierre ne reste pas insensible à cette adulation qui l'entoure. Il s'installe dans le personnage, il s'y épanouit. » Gauchet s'emploie donc à « discerner les voies par lesquelles ce qui n'est après tout que la psychologie d'un individu prend une dimension politique ».

La voie est celle d'une dialectique de l'incarnation :

[…] ce penchant au soupçon, cette raideur face à la contradiction, cette mélancolie sacrificielle peuvent être rapportés à l'idiosyncrasie de l'individu Robespierre, aux méandres d'une personnalité que des générations de biographes se sont acharnées à cerner avec des bonheurs inégaux. Mais cela ne dit rien de la portée que ces traits en sont venus à prendre dans le contexte, de la fascination mobilisatrice qu'ils ont pu susciter chez un grand nombre d'acteurs pour lesquels ces motifs étaient sans racines personnelles. Il faut les désingulariser. Ils n'ont acquis leur signification fédératrice qu'en fonction de leur imbrication avec une vision politique à laquelle ils procuraient une traduction vivante. Sans doute fallait-il que Robespierre présente ces dispositions pour s'élever ainsi à l'incarnation par excellence de la Révolution en mouvement. Mais se fût-il contenté de montrer ces caractéristiques singulières, il serait resté un acteur parmi d'autres. (p. 89-90)

Cependant, écrire cela, c'est renvoyer le problème psychologique de Robespierre à celui de la Révolution française, qui ne serait pas exactement ou pas seulement un problème politique. Ne serait-ce pas réenchanter le personnage de Robespierre par un mystère de l'incarnation, à travers un enchantement de la Révolution elle-même ?

« Une tragédie »

Après le 10 août 1792 et après son élection à la Convention, par la force des événements Robespierre va au pouvoir qu'il refusait jusqu'alors. Commence le récit de dix-huit mois de luttes entre septembre 92 et avril 94, où Gauchet analyse la stratégie de Robespierre et de son groupe en termes paradoxaux : participer à un Comité de salut public qui gouverne sans être un gouvernement, lancer le thème et l'action de la terreur en vue d'établir la tranquillité publique et la liberté, instituer (Hébert et Danton) un tribunal révolutionnaire pour juger provisoirement selon une légalité d'exception, détruire bientôt, l'un par l'autre, les partis des Enragés et des Indulgents.

Vient le moment où Girondins et Montagnards entrent dans une bataille mortelle, et où Gauchet introduit une problématique nouvelle et un nouveau nom, une nouvelle dialectique :

Le fait est qu'ils [les Montagnards] ont sauvé la République de l'invasion étrangère et de la dislocation interne, même s'ils ne l'ont sauvée que pour se montrer incapables de la faire fonctionner. Cela s'appelle une tragédie et la Révolution française est à penser comme une tragédie. Elle est, en dernier ressort, l'expérience d'une impuissance terrifiante à concrétiser la plus haute et la plus noble des ambitions humaines, celle de se gouverner. Les uns ne veulent retenir que la noblesse de l'ambition, les autres ne veulent voir que la folie ignominieuse des moyens et sa sanction par l'échec. Unilatéralismes également trompeurs. Il faut les prendre ensemble, afin de tirer les leçons du cheminement qui a permis, malgré tout, de surmonter l'échec initial sans repasser par les épreuves qui l'ont accompagné. (p. 120-121)

Tragédie donc, c'est-à-dire qu'on entre dans une espèce de Raison essentiellement obscure, mais pensable selon certaines règles (concrétisées dans Aristote) et dont le spectacle et les leçons peuvent nous guérir en nous enseignant, à nous, la voie de raisons non unilatérales. Gauchet avance toujours selon la même problématique — suivi rigoureux des événements, compréhension à travers les discours de Robespierre, rigueur du raisonnement — et dans le même souci de notre présent. Sauf peut-être celui de Tocqueville, les livres ici réunis sont tous imprégnés de l'idée du tragique, mais il est bien remarquable qu'elle figure aussi nettement exprimée dans le seul vraiment qui soit un essai de réflexion politique.

Danton guillotiné (5 avril 1794), Robespierre entre dans la dernière péripétie de son pouvoir et de sa vie.
Avant même d'en venir aux approches de Thermidor, anticipant comme il le fait parfois, Gauchet avait noté certaines absences de Robespierre à des moments cruciaux et, « dans les dernières semaines de son existence, en juin-juillet 1794, son silence à la Convention » (p. 168). Problèmes seulement de santé ?

Cette vulnérabilité physique ou morale devient un facteur agissant que l'on ne peut ignorer, sans pouvoir en tirer une conclusion assurée. Elle frappe d'une incertitude irrémédiable la lecture de sa conduite. Le Robespierre des derniers temps s'enfonce dans une obscurité indéchiffrable — une obscurité qui n'a pas peu compté dans la mythologisation ultérieure du personnage. (p. 169)

Gauchet reviendra plus tard sur ces absences de Robespierre au Comité de salut public et à la Convention, entre le 29 juin et le 23 juillet 1794. Selon lui, il convient « de se le représenter durant ces quelques semaines de juillet méditant et préparant soigneusement une offensive qu'il sait décisive, s'assurant de ses alliances, mesurant les forces en présence et cherchant le moment opportun » (p. 211). Peut-être, par exemple, dans l'idée de déléguer à Saint-Just une partie de la contre-offensive… Toujours est-il que l'enquête rencontre ici « une obscurité indéchiffrable ».

« Le Robespierre des derniers temps », on aura reconnu le titre de Domecq… Absolument différent de celui de Gauchet, le récit de Domecq, bordé lui aussi par une connaissance fine des événements, s'attachait à l'énigme des silences et de l'absence de Robespierre avant et pendant le 9 Thermidor, et se refusait à la résoudre autrement que par un passage à la fiction.
Gauchet, lui, se refuse à déchiffrer comme à chiffrer l'énigme. Il s'en tient à repérer les actions de Robespierre, en tant qu'elles sont accessibles à l'enquête historique et à la vérification par ses discours et ses écrits — en tant qu'elles forment une politique­ —, actions qui le déterminent logiquement, lui et sa politique — ­et la Révolution —, à une catastrophe.

Portant lui aussi le problème au niveau de la politique et plaçant lui aussi le curseur après l'exécution des dantonistes et des hébertistes, Jaurès identifiait une politique de la mort dont il analysait les incidences psychologiques et morales sur Robespierre et Saint-Just, et dont il développait, en philosophe, une métaphysique de l'aliénation. Jaurès, en homme politique, rejetait la politique de Robespierre et de Saint-Just, au profit d'une autre politique qu'il jugeait possible, dont il donnait les grandes lignes, et au nom d'une conception de la Révolution française comme essentiellement démocratique.
Gauchet comme Jaurès parlent d'une tragédie.

Thermidor

Dernier tour d'écrou, dernier recours à Robespierre et à son action.

Pour stabiliser la Révolution, ce qui ne serait autre chose que l'assurer de manière définitive, Robespierre et Saint-Just agissent de deux côtés. D'une part, à tous les niveaux d'autorité et pour ramener la confiance, ils resserrent les contrôles et, d'autre part, quitte à contredire leur progressisme par un élément de religiosité, ils recherchent le concours des « idées religieuses et morales ». Il s'agit donc d'instaurer le règne de la Vertu dans la République et dans le peuple, d'une part par la répression et de l'autre par l'instauration d'un culte à rendre à une transcendance rationnelle — le jour où le calendrier chrétien fêtait la Pentecôte. Les résistances s'organisent jusque dans la Convention. L'offensive de Saint-Just et Robespierre contre elles se précise, leur attitude sacrificielle souligne l'enjeu de vie et de mort. La lutte se cristallise autour de la fête de l'Être suprême et de la loi terroriste de Prairial.

Le 8 thermidor, « quand [Robespierre] monte à la tribune, où il ne s'était pas exprimé depuis plus d'un mois et demi, […] tout le monde comprend que l'heure de vérité a sonné, que “le voile va être levé”, selon une des expressions favorites de la rhétorique révolutionnaire » (p. 219-220). Or, pas de noms de comploteurs mais des allusions qui inquiètent tout le monde, les formules encore une fois d'une posture victimaire, un état des lieux et une réflexion pessimistes sur l'avenir de la Révolution : tout serait à faire, ou à refaire.

Ces dernières paroles publiques méritaient d'être regardées d'un peu près. Lénigme du personnage s'y concentre. Ce discours se prête, en effet, à deux lectures diamétralement opposées. Il est possible d'y voir un petit chef-d'œuvre de machiavélisme […]. On peut voir au contraire, dans cette façon pathétiquement solitaire de risquer le tout pour le tout, la réaction solitaire d'un homme blessé, incapable tant de supporter la contradiction que de s'avouer l'échec de son rêve et emporté par un narcissisme mortifère au point de se lancer dans une manœuvre insensée. […]

Il y a un tel poids de vérité dans chacune de ces interprétations et dans les nuances dont elles sont susceptibles qu'il est vain de prétendre trancher entre elles. L'enchevêtrement des logiques de conduite est inextricable et voue le personnage à une opacité définitive. (p. 227-228)

Il a fait un rêve. Lequel exactement ? De se pérenniser en Protecteur de la Révolution ? Tallien et ses affidés jettent à la face de Robespierre le nom de Cromwell, dont le rêve était de se faire roi.

L'enquête est renvoyée aux hypothèses qu'elle peut formuler en présence de l'énigme. C'est le sort de maintes enquêtes judicaires, et c'est dans leur nature : se donner toutes les garanties qu'elles apportent en documents et en faits et conclure parfois à l'obscurité, à l'obscurité définitive des êtres et des choses, et à celle des moments de l'Histoire. Laisser au juge le soin de juger. À l'écrivain qui cumulerait la direction de l'enquête et le jugement final ? Non. Au législateur encore à venir ? Oui.

La première surprise passée, les opposants s'organisent. Dans la nuit suivante ils perfectionnent un complot, celui-là réel, que Robespierre ignore ou veut ignorer. Le 9 thermidor à la Convention, lui et Saint-Just sont empêchés de parler, le marais les abandonne, eux et leurs fidèles sont décrétés d'arrestation. « C'est le langage du complot, tant affectionné de Robespierre, qui l'emporte pour se retourner contre lui. […] Le grand dénonciateur de complots finit en conspirateur » (p. 235-236). Ainsi s'exprime ironiquement l'esprit de la tragédie.
« Le point final de ce parcours à nul autre pareil est un immense point d'interrogation » (p. 237).

Le point de l'interrogation

Pourquoi et pour qui y a-t-il dans le personnage de Robespierre « une obscurité indéchiffrable » ? Parce que Robespierre, dès la Constituante, se placerait lui-même hors du politique, c'est-à-dire hors de la raison du politique ? Cela, Michelet l'avait vu et écrit, rappelons-le : « [Robespierre] dit ce qu'on devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le faire. C'est là pourtant que le politique engage le plus sa responsabilité, là que les événements viennent souvent le démentir et le convaincre d'erreur. » Que pose cette raison du politique ? Un principe éthique de responsabilité et un principe de vérification de l'action par la soumission aux arrêts de la réalité, l'un et l'autre liés.

De trois manières, dans l'action et dans la personne de Robespierre, ces principes sont méconnus et offensés. Par le déni à l'égard de la réalité, par le refus premier d'assumer les responsabilités de tout gouvernement et notamment du gouvernement de la Révolution, par l'acceptation tardive, contrainte et biaisée de ces responsabilités, fin juillet 1793, quand il entre au Comité de salut public.

Quand l'homme d'influence entre enfin dans le gouvernement réel et effectif de la Révolution, pour la diriger — là encore non explicitement —, en un an l'homme des Droits de l'homme vire au tyran. C'est en effet une tragédie.

Pour qui cela est-il une tragédie et définitivement obscur ? Pour l'enquêteur qui a porté l'enquête au niveau de la politique. De même que dans nos débats politiques la tragédie ne devrait pas avoir lieu, dans la Révolution française elle n'aurait pas dû avoir lieu. Après tout, dans la démocratie américaine (Tocqueville), le régime de l'égalité a trouvé ses institutions sans révolution et avec le temps. Et même, toujours avec Tocqueville, faudrait-il en venir à ne pas accorder cette importance cardinale à la Révolution française, puisque le processus d'égalisation de la société française était à l'œuvre depuis les profondeurs de l'Ancien Régime, et qu'il n'est toujours pas réalisé parmi nous ?

Avec Robespierre, quelque chose d'irréductible à la politique — ou quelque malheureux hasard ? — s'est glissé dans l'Histoire, au plus mauvais moment. Mais, en général, le régime de la tragédie n'est-il pas souvent à l'œuvre dans l'Histoire, la politique se chargeant alors, et noblement — c'est Jaurès —, de mettre au contraire ses raisons limitées dans ce qui n'en pas ? Robespierre n'était pas l'homme de ce rôle, mais c'est à lui qu'il est échu.

Une synthèse en forme de méditation politique

Traversant l'épaisse couche sédimentée de récits et commentaires, légendes noires et blanches, récupérations et détestations, l'enquêteur a voulu rendre justice à Robespierre.

Situer les moments d'obscurité indépassable ; repérer la discordance entre le moment des droits et celui du gouvernement des droits ; déceler l'illusion d'un peuple uni dans la vertu et d'un homme capable de conduire l'action selon cette idée du peuple ; développer l'énigme qui noua un individu et la Révolution : décrire le mouvement dans lequel Robespierre se découvre à lui-même en découvrant la Révolution — tout cela en interrogeant les discours et écrits de l'homme qui, à mesure, expliqua l'événement aux autres acteurs en s'expliquant à lui-même.

En même temps, rendre justice à Robespierre, c'est le faire reconnaître comme l'homme qui peut nous réunir, autour de son parcours et de son échec, comme notre plus grand commun diviseur : nous expliciter à nous-mêmes le sens obscur de nos divisions et laisser entendre que le moment est venu de commencer à nous unir, à nous parler, à délibérer. De nous réunir autour d'un spectacle tragique, dans la terreur et la pitié.

En quoi notre moment autorise-t-il cette suggestion ? Gauchet le dit dans les quatre dernières pages. L'Histoire s'étant chargée de dissiper les illusions de 93 et 94 et bien d'autres qui ont suivi immédiatement la Révolution française et perduré jusqu'à nous, les exigences des Droits de l'homme, elles, subsistent, renouvelées, qui demanderont beaucoup de temps, de réflexion et d'actions pour être réalisées. Quelle est la forme de notre énigme et quel est donc notre problème ? Ceux-ci : comment créer les institutions qui répondront enfin et effectivement à la déclaration d'égalité entre les hommes formulée dès 1789 ? Immense chantier.

Ce que Gauchet ne dit pas explicitement ici et que l'on peut deviner en se tournant vers les autres parties de son œuvre comme vers autant d'exemples d'un certain travail : celui de désenchanter et de désensorceler nos démons et merveilles, de nous faire enfin nous parler entre nous, et de mettre autant de raison qu'il se peut dans nos déraisons invétérées. Tâche politique, quand se dissipent, peut-être, les illusions gratifiantes d'un peuple qui se complaît dans l'élection de la tragédie et qui aime à se la rejouer, serait-ce en farce.

Mais alors, cette suggestion ne revient-elle pas à désenchanter la tragédie elle-même, ou à critiquer un certain esprit de la tragédie par un bon usage de la tragédie ? Est-on si loin des écrivains qui se confient à l'esprit et aux logiques, à leur manière rigoureuses, de la fiction ? Dans sa Poétique, Aristote avait examiné l'esprit et un bon usage, certes non directement politique, de la représentation tragique.

 

En tout cas, ce n'est pas en exaltant Robespierre, ni en le diabolisant, ni en le passant sous silence, que nous guérirons les maux de notre démocratie. Marcel Gauchet sait que la tragédie hante la politique, il s'applique à circonscrire le tragique dans le politique.

La pensée de la politique, même quand elle œuvre au désenchantement, est reconduite par force à la présence du tragique. Mais il suffit qu'elle fasse leur place aux obscurités irréductibles des personnages et de l'événement, sans prétendre ni les éclairer en elles-mêmes ni en faire un principe d'explication de l'événement. C'est évidemment par là que l'essai de Marcel Gauchet et son écriture appartiennent à la littérature.

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10 Jean-Philippe Domecq : Robespierre, derniers temps
Un « apprenti être humain »

Publiés désormais dans le même volume par Jean-Philippe Domecq, son Robespierre, derniers temps et La Littérature comme acupuncture entretiennent entre eux, par cette réunion, un rapport étrange[23]. Rappelons d'abord que le Robespierre est paru en 1984 et que l'essai de La Littérature comme acupuncture paraît dans ce volume de 2011. Le premier livre faisait figure d'un vrai chantier : extraits de discours, procès verbaux d'assemblées, rapports de police, extraits de journaux, notes en récapitulation, récit de rêve, méditations, fantasmes et obsessions… Plus de vingt-cinq ans plus tard, quand Domecq fait retour sur son Robespierre, c'est pour régler une question pendante depuis ce chantier : pour une réflexion sur la littérature en général, vue certes à travers la perspective particulière de son rapport à l'Histoire et sous l'enseigne d'une métaphore médicale : « sur ce qu'elle peut bien dire à l'Histoire […] ; et, du même coup, par réfraction, […] sur l'étrange connaissance que nous apporte, sur tout et sur rien, la littérature », sur le genre de réflexion salutaire qu'elle nous procure touchant la vie en commun des citoyens.
Théorie, esthétique, morale et politique de la littérature.

Histoire et littérature

L'essai de 2011 pose, d'emblée et de manière plus abstraite et plus générale que le récit de 1984, la différence entre l'historien et l'écrivain, cette différence sans laquelle on comprendrait mal le mixte étonnant du Robespierre entre le caractère d'étude historique et la liberté de la fiction :

Je ne suis qu'écrivain — apprenti être humain certes aussi et surtout, mais, plus modestement c'est en écrivain que je me présentais aux historiens et penseurs de l'Histoire sans qui ce livre sur la fin de Robespierre ne serait pas ce qu'il est. (LCA, p. 351)

En effet, dans le Robespierre, à l'occasion de la « pause » qui forme son acte III, il y avait déjà une réflexion sur cette différence, mais traitée de biais et de manière quelque peu provocante, à travers la fiction d'une rencontre entre l'auteur de cet essai et Maximilien Robespierre à Ermenonville, sur la tombe de Jean-Jacques Rousseau :

J'aime la méthode de l'historien, son rêve de rigueur : il rêve du degré zéro de l'interprétation subjective, idéologique. Son honnêteté tient de la gageure : des questions actuelles ou personnelles l'ont en secret porté à interroger telle ou telle époque passée, mais ces questions ne sont pas celles du passé, qu'elles vont distordre et faire mentir, alors l'historien les fait taire, les occulte. Plus ou moins.

Je ferai le contraire, dans ce bref troisième acte, que le lecteur pourra sauter sans dommage pour le fil des événements. Moi, je dois marquer une pause : non pas pour restituer si peu que ce soit les questions qu'a pu se poser Robespierre, mais pour me poser, en me laissant hanter par lui, les questions qui m'ont inconsciemment porté à lui. (p. 198-199)

Quelles questions, en 1984 ? Celle-ci, qui les résume : « Peut-on cohabiter, et faire mieux que survivre ensemble, si le sens est perdu ? » (p. 211) Question posée par « Lui » (Robespierre) à « L'autre » (l'écrivain), et qui concerne le thème de l'Être suprême, ce moment fatal dans les derniers temps de Robespierre, une question qui retentira, mais sous une autre forme, plus générale et plus politique, près de quarante ans plus tard, dans le Robespierre de Marcel Gauchet : comment vivre ensemble tant que le problème du gouvernement selon les Droits de l'homme n'aura pas été résolu ?

Avec Domecq et en 2011, dans le contexte des romans qui entendent revisiter l'Histoire et des débats qui se développent à nouveau sur les rapports entre la littérature et l'histoire, il s'agira plutôt, en retraçant l'inspiration du Robespierre, de mesurer les intentions et les pouvoirs de la littérature. Dans le style mordant qui est aussi la marque de Domecq, La Littérature comme acupuncture critique notamment Les Bienveillantes de Jonathan Littell et évoque, a posteriori, l'esthétique que Domecq eut en vue dans son Robespierre.

Des noms et références ? Si « le style signe la pensée historique » (LCA, p. 400), alors il retient Sieyès pour le sens du tout ou rien, Stendhal et Benjamin Constant pour le tranchant de la prose française appliqué à la Révolution ; et il rejette Chateaubriand, parce que sa vision du mouvement historique est tournée à la nostalgie de ce qui fut et à la délectation mélancolique qui s'en suit. Pour Chateaubriand, cela se discuterait…

Revenons au Robespierre comme si La Littérature comme acupuncture n'en était pas le développement strict, ni même le commentaire, c'est-à-dire à le lire comme ce qu'il apparut d'abord en son temps et comme ce qu'il est : un essai littéraire sur la fin de Robespierre, une interrogation sur le sens de la politique à travers un moment-clé de l'Histoire, une étude mais plutôt au sens musical du terme.
Il sera toujours temps ensuite de retourner à l'essai sur la littérature, au besoin du Robespierre.

Histoire et fictions

Robespierre, derniers temps est dédié à Francesco Rosi, le cinéaste italien (Salvatore Giuliano, Lucky Luciano, L'Affaire Mattei…) qui fut le praticien et le théoricien du film-dossier[24]. Ici le livre-dossier comporte donc des documents : de nombreux extraits de discours, des témoignages et des lettres, des citations de mémoires, des pièces d'archives, des rapports de police, des comptes rendus officiels ou non… Mais, Rosi le savait mieux que personne, la documentation ne suffit pas : « Comment donner à voir la vie, qui ne laisse pas de trace, entre les événements, qui laissent des documents ? » (p. 145).

Il y faut l'écriture littéraire, ou l'écriture cinématographique, celle-ci ainsi nommée par métaphore. Dans Domecq, les éléments d'information sont organisés suivant la chronologie des jours et des heures, et selon des plans, des indications de lieux et des schémas visuels soumis à des points de vue cadrés : fenêtres en hauteur, escaliers, embrasures de portes, regard même du guillotiné saisi dans les derniers instants… Tout cela accompagné d'espèces de notes critiques, comme celle-ci, après une scène prise aux Jacobins le soir du 8 thermidor : « Alors ce qui se passe ensuite, on ne le saura jamais, même ce qu'on vient de voir n'est pas sûr : que croire de la version des événements, l'unique, dictée par les vainqueurs après deux jours de silence journalistique ? » (p. 244).

D'où, sous les auspices de Rosi, le soin apporté à rédiger une espèce de bande-son, depuis la première scène, enregistrée dans le logement que Maximilien Robespierre occupe chez le menuisier Simon Duplay (« J'entends, j'entends le sifflement d'une varlope qui va et vient pesamment. […] Des pas dans le corridor de planches. Simon-à-la-jambe-de-bois est entré sous le porche. Brount, son poil roux, le devance dans la cour et vient tourner autour de son écuelle, près de la pompe » (p. 11). Cela ira jusqu'au hurlement de Robespierre, quand l'un des bourreaux lui arrache le bandage qui retenait sa mâchoire blessée, juste avant la chute de la lame (« il hurle », dernière ligne du scénario, p. 294).
Appartiennent aux notations de cette bande-son des bruits familiers, des murmures et apartés, des applaudissements et huées, de longues citations de discours eux-mêmes très sonores et imprégnés d'une tradition qui remonte à Démosthène et principalement à la République romaine : apprise aux écoles et appartenant à la littérature, l'éloquence de Robespierre, de ses amis et de ses ennemis, relève d'une poétique, que le romancier à son tour doit mettre en œuvre, en son œuvre. Faire voir et entendre Robespierre en train de préparer un discours, de relire et biffer son manuscrit, de créer ses formules : Il est plus facile de nous ôter la vie, que de triompher de nos principes. C'est le discours du 7 prairial an II, 26 mai 1794, à la Convention, dans la saison des derniers temps, mais Domecq ne donne ni la date ni le lieu — il faut les retrouver, ainsi que la citation, dans Michelet ou sur le Web.

D'où, dans la même séquence du récit, le fondu enchaîné entre la scène de la préparation, à domicile, et ladite séance de la Convention, avec la rumeur des applaudissements, avec les protestations d'amitié indéfectible, et avec le vote de faire imprimer le discours à cent cinquante mille exemplaires. C'est une réponse à Michelet : comme vous, je vois, j'entends la Révolution, mais dans l'imaginaire de mon temps, selon le cinéma.

L'écrivain assiste à la projection mentale d'un film qui déroule les derniers temps d'un personnage désigné comme « Il » — lui que je vois ou que j'ai vu, moi ce spectateur : grammaticalement ille, le héros de cette histoire (première distance), et cette image objectivée sur un écran imaginaire (deuxième distance), « lui », entre tous et immédiatement reconnaissable, au point que, souvent, les verbes qui expriment ses actions sont elliptiques de tout sujet. Dans la prose de Domecq règnent les déictiques, ces signes grammaticaux d'une présence : « « Ses yeux, je les ai vus en rêve […]. Deux fois ce rêve est revenu. Robespierre est en face de moi, les mains posées sur la table. Il doit y avoir une lampe mais le visage s'éclaire de lui-même tant il est pâle. Pas le moindre geste, et les traits figés. Les yeux, en revanche, vont mécaniquement de gauche et de droite » (p. 143). Soulignant souvent la distance, l'écrivain raconte ces séances de projection intime :

Il esquisse un sourire, baisse la tête.

Je le sens encore quand j'écris, ce regard en surplomb, sur ma nuque parfois je crois sentir un souffle (p. 125).

Ainsi cette séquence entre Robespierre et Couthon, début et fin :

Les pieds de l'infirme sur le carrelage de l'âtre. Fêlée par en bas, la plaque de fonte. Dossier de fauteuil en contre-jour. Robespierre appuyé au manteau de la cheminée. Couthon lit la lettre qu'il lui a remise […]. […] Derrière la fenêtre, le feuillage brille encore. Dossier de fauteuil à contre-jour. Les pieds de l'infirme sur le carrelage de l'âtre. Esquisse en style de scénario, pour donner à voir (p. 144-145).

Ainsi encore, ces séances des Jacobins en messidor (juillet 1794, p. 174-178) : « Lui, comme pris au piège, s'agite dans un filet de mots, toujours les mêmes, rageurs. En Robespierre le politicien a disparu. C'est une fuite en avant dans le moralisme verbeux. »

Cependant, malgré les apparences, voulues, le Robespierre n'est pas le scénario d'un film à venir ; ce n'est pas l'écriture du scénario, c'est l'écriture du romanesque qui, saisissant le cinéma précisément au moment où il confine à cette écriture et imitant littérairement l'esthétique propre du scénario, la porte au niveau de la littérature. Et puis — et surtout ? — il y a de longs silences, lentement parcourus par l'écriture, laquelle note les hésitations, les absences et en fait l'inaction de Robespierre, ce manque subit et incompréhensible dans un homme qui avait trouvé les mots et les gestes à chaque occasion décisive, ce manque qui, constituant l'énigme de cette personnalité et de ces événements, forme l'objet même du livre.

Car l'événement historique est loin, dans des temps et des lieux abolis, et il faut le rendre présent. Le parcours suivi par les charrettes des suppliciés n'existe plus, les salles des Jacobins et des Assemblées non plus, les publics des tribunes et les foules des exécutions non plus. Surtout : que pensait Robespierre au delà de ses discours et de ses écrits ? C'est la question que se posera Marcel Gauchet quarante ans plus tard.

L'opacité du réel

Mais pourquoi imiter le cinéma, c'est-à-dire transposer ses effets propres dans les pouvoirs du romanesque ? D'abord et tout simplement parce que, par ses moyens à lui, le cinéma impose aux sens de forts effets de réel, et c'est du réel qu'il est question ici. Les artefacts du cinéma proposent une vision apparemment immédiate des choses et de la vie, y compris de ses silences. Même s'il l'obtient par les moyens raffinés de sa poétique propre, le cinéma revendique cette espèce de naïveté, qui est aussi une reconnaissance, un respect et un amour à l'égard de la réalité. Seuls le cinéma et la littérature — élargissons : la peinture, par exemple dans Les Onze, vue par la littérature — peuvent tourner autour du réel, parce qu'ils le reconnaissent comme tel : ni par déduction, ni par construction, mais par intuition de ce qui est comme c'est.

Une fois rendus présents comme au cinéma, bien que d'une manière biaisée — et d'autant plus fortement­ —, tout cela prend la propriété essentielle du réel, qui est son obscurité. C'est ici que l'on peut retrouver l'essai de 2011. Notamment quand il s'agit des grands événements, l'Histoire nous propose des énigmes, c'est-à-dire des faits qui débordent toutes les conceptualisations : « […] ce qui détermine l'Histoire est tantôt sous-jacent, tantôt incident, voire en excès, par rapport à ce que les hommes croient en discerner tant à chaud qu'après coup » (LCA, p. 360).

Ce trait essentiel de l'Histoire, qui est en fait celui de tout le Réel, ne réside pas dans une profondeur prétendue que l'analyse (psychologique, psychanalytique, esthétique, économique, philosophique ou autre) aurait à explorer ou à expliciter : non, car les choses, les êtres et les événements ne se dérobent à notre prise qu'en tant que justement ils sont là, sans plus. Tout est là, à nos yeux, mais dans le mouvement par lequel tout ce qui est se dérobe à notre possession, et particulièrement à la possession par ce que l'on appelle introspection ou approfondissement, symbolisation ou conceptualisation, explication, exploration ou autopsie, description même et surtout… : « […] au fond et sous nos yeux, jamais les choses ne sont évidentes. Elles laissent toujours un reste à leur description comme à leur explication » (LCA, p. 362).

Disons : c'est précisément le genre de leur évidence qui nous crève les yeux. Voilà ce que la littérature, à l'instar du cinéma, a à faire voir et entendre, à faire sentir et, ajoutons, à faire comprendre et aimer : cette immanence des fonds à la surface, ces débordements si frappants dans les grands événements comme la Révolution française, ces moments apocalyptiques de « l'extase politique » (ces « derniers temps »), mais aussi bien ceux de telle haute expérience sportive (Ayrton Senna, le héros des pistes de la Formule 1 : « tous les sentiments qu'un être humain peut connaître, je les ai connus en un tour », LCA, p. 364), — ces moments d'immédiateté de l'humanité à elle-même qui font que, maniant la métaphore des corps, biologiques, sociologiques ou politiques, Domecq puisse parler de la littérature comme acupuncture — une clinique et une thérapeutique —, et lui assigner d'en rendre compte :

La chair par la peau. De l'acupuncture sociale, politique, en quelque sorte. C'est comme si, tout fragile et fin qu'il soit, le stylet de la pensée/forme qui balise le territoire en repérait les points nodaux à la faveur de certains cadrages. L'intuition pourrait être le processus par lequel cela s'opère. […] c'est sa vocation, à la littérature : représenter des situations, qui recèlent toujours plus d'explications que tout système d'explication. (LCA, p. 359)

L'autre métaphore, esquissée à partir d'une citation de Tocqueville, est celle des courants dans la mer. « De fait, autant que notre vie intérieure, notre vie publique, passée, présente et future mêle sous nos yeux le compréhensible et l'incompréhensible » (LCA, p. 355, où Tocqueville est loué, « qui, à force d'accommoder son optique intellectuelle sur “ce qui se dérobe” dans la vie des peuples, atteint les hauts vols de la littérature moraliste et ce par la stricte justesse d'observation ») : car on ne plonge pas dans ou sous ces courants, on les relève en surface, où tout est exprimé de leurs mouvements et de leur puissance, de leurs dérives et dangers, de leur nature, de leur sens. L'acupuncture est une médecine des énergies.

Si les corps humains, mais aussi bien les entités collectives et les choses matérielles, sont humainement connaissables, c'est par l'évidence problématique et même énigmatique de leurs déplacements, dans l'ici et le maintenant. Si l'énigme ne réside pas dans une arrière-scène ou dans un au-delà de l'écran, c'est que ce qui est est comme il est.

C'est exactement ce que le cinéma sait mettre en évidence, on dirait même qu'il a été inventé, développé et raffiné pour nous sortir l'esprit de notre état chronique d'inattention ou de nos errances dans des à-côtés, et le mobiliser aux mouvements imprévisibles de toutes choses (LCA, p. 363). Et, quand la littérature entreprend de rivaliser avec le cinéma, la grammaire fondamentale de sa prose sera forcément celle des déictiques : par les mouvements de la prose, ô Baudelaire et ses nuages, désigner les mouvements de la vie, un point c'est tout — certains points en mouvement parcourant la vie.

Le personnage de Robespierre

Dans le Robespierre, le mouvement décisif et répété, c'est celui par lequel Robespierre s'absente. Il ne paraît plus aux réunions du Comité de salut public. Il abdique en pensée un pouvoir dont, pense-t-il, il n'a jamais voulu. Bientôt il ne le défendra plus. Pas exactement comme le Danton de Büchner, il s'efface, pendant plusieurs jours il disparaît. Cependant, quittant son personnage, il se quitte lui-même. Mais s'absenter de soi-même, ce n'est pas se liquider purement et simplement, c'est se perdre en ce mouvement d'ascèse de soi, comme par une purification ou une mortification : Robespierre est, en vrai, un Igitur, un être qui s'abolit à la Mallarmé dans une pure exigence.

Laquelle ? L'un, Robespierre : comment cela qui m'arrive peut-il m'advenir ? L'autre (l'écrivain) : comment cela peut-il se dire, s'écrire, se montrer ? Robespierre manque à ses amis, à l'idée qu'il a de la Révolution, à lui-même. Il est en train de perdre jusqu'à sa position grammaticale et son être de sujet de l'action, ce « Je » qui ne serait pas ici la marque de la subjectivité au sens passionnel ou sentimental ou psychologique du terme mais cette instance incarnée de la réflexion où se comprennent, se décident et se gouvernent une stratégie et des tactiques, une pensée agissante par la conscience d'elle-même — j'agis donc je suis. N'agissant plus, je ne suis plus. Qu'est-ce que ça fait quand je n'y suis plus ? Qu'est-ce ça me fait si je m'efface ? Entre une certaine curiosité et une réelle indifférence ?
Devenant « Il » pour les autres protagonistes, pour les témoins et pour la foule, et pour l'écrivain de cette histoire, parfois, comme dans l'épisode supposé de son voyage à Ermenonville (la fuite au désert près du tombeau de Rousseau, dans une espèce de jardin des Oliviers), il s'efface même comme sujet grammatical des verbes, comme gouvernement de sa pensée, syntaxe tordue :

Abandonné devant le danger

Comme on est sont nos proches

Abandonné à la mort

Seul — chuintement de feuillage

Rouvre les yeux — une ombre a rejoint celle de l'arbre […] (p. 208).

Ou encore, dans la même séquence d'Ermenonville (p. 210-225), deux époques glissant l'une dans l'autre, il se forme un dialogue entre Robespierre (« Lui ») et « l'autre », l'auteur, venu s'asseoir près de « lui » dans l'herbe et « lui » parler, pour réfléchir posément aux raisons qui ont conduit l'auteur à opposer cette méthode étrange à celle des historiens.

À la peau de cette prose sensible et presque ouvertement nervalienne, il faut une structure, forte et dynamique, à la peau il faut les os. Ce sera ceux d'un drame, dont l'argument du livre, passé le prologue, explicite les « quatre actes » (p. 32) :

1. Où se noue l'histoire

2. Où l'on entre dans le cercle de Robespierre

3. Où l'on s'interroge

4. Où il meurt

Trois sujets de la perspective : l'histoire personnifiée, ou comment les faits et les hommes s'intriguent pour ainsi dire d'eux-mêmes, de manière infiniment complexe ; puis l'indéfini actif qui réunit l'auteur et son lecteur, d'abord dans le privé de Robespierre puis dans la réflexion du récit sur lui-même ; et enfin le héros en sa brève passion et en sa mort.

Quatre temps dans ce drame : le nœud des événements autour de la fête de l'Être suprême[25] ; leur implication dans l'être de Robespierre (« Telles furent les prémisses et les forces en jeu autour de Robespierre. Mais en lui ? » p. 112) ; la pause du récit à Ermenonville ; la séquence vive et mortelle de Thermidor. Et auparavant un prologue, ou une ouverture, laquelle présente : l'enfance de Robespierre et ses premiers pas en politique, le lieu de sa vie chez le menuisier Duplay, les résonances (Hlderlin chez Zimmer, Napoléon…), des échantillons de son éloquence, le thème de l'Être suprême, la question déjà de son comportement en des heures décisives… Plus un tableau des correspondances entre les deux calendriers, grégorien et républicain, pour les trois mois de prairial, messidor et thermidor, et enfin les principaux protagonistes du drame. Générique et argument.
Ce mouvement fixé, dans un même moment la narration peut entrelacer les événements en les anticipant ou en les rappelant — en remontant parfois à 1792 ou même à 1789 —, pour les ordonner tous par rapport au 9 et au 10 thermidor — ce qui parfois ne facilite pas la lecture.

L'énigme de Robespierre

Implicitement, Domecq à Furet, dix ans après : je ne sais pas si la Révolution française est terminée. À Gauchet, par avance : je ne sais pas si nous, peuple français, avons encore à voir avec Robespierre. Et la même réponse aux deux : moi, comme écrivain, je n'en ai pas fini avec Robespierre.

Quatrième de couverture : « Comment et pourquoi, en Thermidor, Robespierre au faîte de sa puissance refuse de combattre l'offensive antiterroriste et se laisse si facilement abattre par ses opposants coalisés, cinquante jours après l'apothéose de la fête de l'Être suprême ? » En germinal, au printemps de 1794, il y avait eu la liquidation des hébertistes puis celle des dantonistes ; en prairial, le 20, ce fut la fête de l'Être suprême, suivie immédiatement par la loi terroriste du 22 prairial ; en messidor, au grand soleil, les victoires des armées révolutionnaires.

Dans ce tohu-bohu, un blanc. En son discours du 8 thermidor à la Convention, répété aux Jacobins, Robespierre dira : « Depuis plus de six semaines, la nature et la force de la calomnie, l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal, m'ont forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du Comité de salut public » (p. 134-135 et 234). Et puis il y a cette retraite à Ermenonville dont font état des contemporains, des historiens et une tradition robespierriste (p. 197), et que Domecq reprend sous la forme d'une fiction…

Et pourtant, il est intervenu six fois aux Jacobins entre le 21 messidor et le 6 thermidor (p. 174) ; il est revenu aux Comités de salut public et de Sûreté générale en réunion commune le 5 thermidor (p. 184). Le 13 messidor (1er juillet 1794), aux Jacobins, Robespierre dénonce des rumeurs qui l'accusent de dictature, les calomnies, les complots et les comploteurs. Mais il ne nomme personne, il ne donne pas les lieux et les dates. De même le 8 thermidor, à la Convention, on le met au défi de nommer ceux qu'il accuse, et il se dérobe (mais il avait dit lui-même le 21 messidor, aux Jacobins : « Quand un homme se tait au moment où il faut parler, il est suspect » p. 175). Suspect, c'est la loi de prairial.

Pendant toute cette période, et jusqu'au 9 thermidor inclusivement, il se montre maladroit, indécis, imprécis ; il avoue ses incertitudes ; il parle d'« épancher son cœur » (p. 228) : « Lui, comme pris au piège, s'agite dans un filet de mots, toujours les mêmes, rageurs. En Robespierre, le politicien a disparu. C'est une fuite en avant dans le moralisme verbeux » (p. 175). Dans la séance décisive du 8 thermidor à la Convention, après son discours il se laisse engluer dans les procédures et manœuvres d'assemblée, qu'il connaît pourtant pour les avoir tellement pratiquées. Et le 9 puis dans la nuit du 9 au 10, après son arrestation et celle de ses proches, malgré les instances de ses amis, il n'utilise pas les circonstances qui se présentent, il n'ose pas en appeler aux sections de la Commune, lesquelles d'ailleurs tardent à se rassembler. Il se perd, il est perdu.

L'énigme, c'est cela, que Büchner portait à la scène, mais dans le personnage de Danton : quand la lucidité et la force se dissipent d'un coup dans l'être, quand aucun mot ni aucun geste ne mord plus sur les choses, quand les adversités se coagulent presque d'elles-mêmes dans l'Assemblée au 9 thermidor, quand on retire la parole à Saint-Just et qu'on empêche Robespierre de parler, quand l'inspiration de l'instant passe à un Tallien et à un Collot d'Herbois pour la manœuvre et à l'obscur député Louchet pour la phrase qu'il fallait : « Je demande le décret d'arrestation contre Robespierre » (p. 266). Personne ne saurait expliquer ni même décrire ce qui se passe quand l'homme d'action saisit ou manque l'instant que Thucydide appelle l'occasion, le kairos : dans toutes les langues, on trouve un mot mais pas la chose…

Le 8 thermidor, après ses discours à la Convention et aux Jacobins, Robespierre est rentré chez lui, il est monté se coucher (p. 247). Est-ce la fatigue, en tous ces hommes qui ne dorment plus depuis deux ans, « cette fatigue de 1794 qui avoisine la folie » ? À ce moment, l'écrivain fait l'hypothèse de la peur :

Nous avons tous une peur privilégiée. Voyons pour Robespierre, tâchons de voir, à travers ses discours. La mort y est souvent invoquée mais abstraitement, théâtralement. Jamais avec ces périodes lancinantes, le rythme au souffle court, le vocabulaire ulcéré, les phrases obsessionnelles qu'il a pour dénoncer autrui, la trahison, partout la trahison, toujours il l'annonce, pour un peu il l'appellerait — ainsi, croit-il, aucune trahison ne le surprendra. Mais la trahison est plus reptilienne que la méfiance.

De là à craindre autrui plus que la mort… Après tout, la mort, celle de sa mère, l'a blessé enfant. Mais presque aussitôt, le père l'a abandonné à jamais. Trahi. Pas même à son père, on ne peut se fier. Ces deux chocs consécutifs n'en firent qu'un, la mort de la mère aggrava la trahison paternelle. L'enfant, puis l'adulte à ses moments de vulnérabilité, appréhenda la trahison comme nous la mort. Telle fut sa hantise, son délire parfois. En vérité, la mort tue mais autrui surprend. (p. 248)

Est-ce une sorte de psychanalyse, de cette psychanalyse dite sauvage que maintenant nous faisons tous, à tout propos ? Domecq chercherait bien plutôt le deuxième niveau de l'énigme, celui où l'obscurité d'un comportement politique se mêle à celle d'un être. Bien sûr, en tant qu'elle installe une disproportion entre une apocalypse d'Histoire et un malheur d'enfance, cette articulation est elle-même problématique et supposée. Autrui. Certains hommes font peur à Robespierre comme à d'autres (« Billaud a toujours fait peur », p. 241, Billaud-Varenne qui a droit à cinq pages dans la galerie des protagonistes, p. 81-86), mais surtout les aboiements de l'Assemblée saisissent Robespierre : il n'avait pas prévu cela, il n'y a plus de genre humain. Entre eux, les hommes se dévorent.

Aller au bout

Dans Domecq, paraît alors le troisième niveau de l'énigme (on dit énigme et non mystère parce que le mystère sollicite le sens religieux et l'énigme une exigence d'intelligibilité). Depuis la fête de l'Être suprême (20 prairial, 8 juin 1794, il fait très chaud), Robespierre est en butte à des accusations sourdes de dictature, d'extrémisme et de démesure, et d'une espèce de folie. Bien entendu, toutes sortes de forces et d'intérêts se croisent dans ces rumeurs et manipulations, mais aussi on commence à entrevoir que Robespierre va vraiment au bout (Mirabeau, bien avant : « Cet homme-là ira loin : il croit tout ce qu'il dit », p. 20).

Au bout de quoi ? D'une dynamique de transparence, de logique et de rigueur : aux extrémités du discours de la Vertu, de la Raison. En lui, mais aussi en Saint-Just, chacun commence à apercevoir quelque chose d'effrayant et d'innommable : la volonté de construire, par l'usage et l'exemple de la guillotine, une société de consensus entièrement rationnelle et intégralement morale.

Ainsi la redistribution des biens des « ennemis sociaux » aux « patriotes indigents » (décrets de Ventôse), le bouleversement de l'économie et des institutions (c'est l'idée et le domaine de Saint-Just) et l'élaboration d'une religion civile (« tenter le coup de replacer le sacré au cœur de la cité », p. 216), cette « folie stratégique de haut vol » (LCA, p. 393).

« Mais une religion par décret, établie sitôt proposée, meurt sitôt fêtée » (p. 112). Mais, dès le 22 prairial (10 juin 1794), la loi organisant une répression détaillée et extrême des menées antirévolutionnaires passe mal : et, deux mois plus tard, elle servira à éliminer les robespierristes. Mais encore : qui distinguera et désignera partout les « ennemis sociaux » et les « patriotes indigents » ? Des commissions locales, surveillées par d'autres commissions, celles-ci surveillées par le Comité de sûreté générale, lui-même surveillé par un Bureau de police général rattaché secrètement au Comité de salut public : colère du Comité de sûreté générale, trouble supplémentaire entre les deux instances suprêmes de gouvernement, emballement de la machine…
Et puis on pousse jusqu'à la confusion la légalité et l'exemplarité morale de la Loi :

La vue se brouille aux yeux de qui applique une Loi conçue comme exemplaire : bientôt il voit pulluler ceux qui s'en exceptent, et n'a d'yeux que pour ceux qui, de l'intérieur, rongent le « bonheur universel ». Menace réelle et fantasmée qui suscite, par réflexe de défense, la paranoïa révolutionnaire. Le système totalitaire couve alors avec ses rituels d'exclusion-inclusion, ses inquisitions civiles, l'essoufflement du discours par surenchère, les promesses d'idylles futures sanctifiant misère et terreur présentes : seconde phase d'une révolution. (p. 69)

Pendant que Condorcet écrit son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, juste avant de se suicider (9 germinal an II, 29 mars 1794, printemps sinistre) et que le tout jeune Hegel se prépare à découvrir la raison dialectique et ses attraits, chacun commence à voir apparaître « la démesure latente de toute pensée de la mesure » (LCA, p. 396), le trou noir d'une Raison qui se tourne en déraison, pour ainsi dire tout naturellement et fatalement.

« [Le] comportement [de Robespierre] garde une part d'ombre et à jamais restera une énigme politique. Certes, on sait ce qui s'est passé autour de lui durant cette crise, mais en lui ? Quel est l'écho intérieur d'une crise politique ? », p. 29. L'idée du perfectionnement par l'Histoire (l'Esprit de l'Histoire ?) a cru trouver son homme en un être qui, dès l'enfance chargé des responsabilités de chef de famille, a recherché la perfection, puis gardé probablement sa virginité et enfin mérité le surnom de l'Incorruptible. Et puis Robespierre avait si peu manifesté les dons éclatants des premiers orateurs de la Révolution que Domecq a pu discerner en lui la qualité et la fonction du simple conducteur selon lequel l'énergie de la Révolution pouvait s'écouler sans résistance :

Toute révolution a ses paratonnerres. En cette fin des Lumières, l'éclair eut le plus neutre pour meilleur conducteur.

Robespierre naquit avec la Révolution. Avant elle, aucun événement marquant dans sa biographie. Rien que tristesse et politesse.

Une vie à l'image du plat pays d'Artois où scintille çà et là quelque eau dormante. Absence de relief qui s'avère fascinante : sans elle le destin de Robespierre eût paru moins éloquent. Il comptera parmi les grands Neutres de l'histoire (p. 25-26).

Par l'ampleur de l'événement et par son caractère radical, à travers Robespierre la Révolution française devint immédiatement — et elle demeure — le modèle de toute révolution et même de tout grand événement. À cet égard au moins, elle n'est pas terminée. De manière paradoxale, Domecq approuvera Furet, d'avoir « souligné que l'historiographie avait trop pris à la lettre ce que les acteurs et témoins de la Révolution disaient et pensaient d'elle » et ouvert ainsi une suggestion dont lui, Domecq, profita : « une manière de raconter d'aujourd'hui, loin de jurer avec les récits donnés à chaud de l'événement, pouvait mettre ceux-ci en gigogne et ainsi en révéler, plus ou moins consciemment, certaines données. Tant il est vrai que raconter est toujours une manière de penser » (LCA, p. 391-392).

De manière inépuisable, la Révolution française offre l'image de ses propres énigmes à celles que manifestent la politique en général et l'Histoire. Dans l'Histoire par le fait de la politique, les événements arrivent suivant des coïncidences et bizarreries, hasards, retournements et à travers les passions des hommes : c'est la sphère d'une rationalité particulière, représentable et compréhensible comme l'est une poétique, c'est-à-dire après coup. D'où, dans Domecq, la présentation de ce théâtre éclatant aux coulisses obscures sur lequel la Révolution met en scène ses forces et intérêts, et où les révolutionnaires jouent jusqu'à leur propre mort. D'où cette galerie de portraits et caractères qu'il propose pour entourer son Robespierre : Saint-Just, Couthon et Lebas ; Barère, Collot, Cambon, Vadier et Billaud ; Barras, Tallien, Fréron, Fouché…

Voilà pour les individus en présence. Dans les méthodes, l'histoire par les structures a certes remplacé l'histoire par les hommes. Mais ceux-ci, et leurs heurts, ont beaucoup compté en Thermidor, où le pouvoir a perdu sa base et tourne fou, à vide et seul. (p. 86)

En ces moments-là de paroxysme et d'apocalypse (d'« extase politique »), la politique et l'Histoire révèlent dans sa pureté leur caractère énigmatique, lequel tient justement à l'implication passionnée des hommes, implication à jamais obscure que la discipline histoire, longtemps obnubilée de structures et d'économisme, ne veut pas encore trop considérer.

Rendre raison, rendre justice

Le Robespierre, derniers temps rend justice à l'Histoire et à la politique, mais à la manière non judiciaire dont la littérature rédige ses attendus.

Rendre justice à un homme qu'il reste malaisé d'évoquer en France :

La mémoire politique d'un peuple obéit à une stricte économie de souvenirs et refoulements. Le souvenir d'un empereur, par exemple, est mieux assumé, moins spectral que celui d'un révolutionnaire. Robespierre gêne, pas seulement parce qu'une pédagogie sociale fut longtemps intéressée à nous faire maudire nos révoltes. Il a l'aura inquiétante de la révolte enfin plus rusée que la force, il traite l'indignation par l'algèbre ; par sa bouche l'inégalité réelle passe pour mythique, et pour réel le mythe égalitaire. Peut-être aussi qu'entre les figures de notre histoire, Robespierre incarne une dimension spécifique à la culture française et que celle-ci précisément veut occulter : quelque chose comme une rationalité jouxtant la folie, de jardins en codes, d'alinéa en article de loi, de finesse en nuance pour filer, comme le voulait Descartes, avec méthode les envies, quitte à les pourchasser, d'idéal captieux en rigueur justicière, quitte à gagner sur l'irrationnel et ouvrir parfois sur l'impossible la poésie (p. 28-29).

Rendre justice en rendant raison, y compris à la Raison.

Rendre raison dans tous les sens du terme : répondre à la provocation violente de l'événement et du personnage, répondre à un appel — au sens d'un jugement en appel, lancé silencieusement par quelqu'un qui fut accusé sans instruction, condamné sans rémission puis exécuté avec cruauté —, restituer une espèce de raison à ce qui paraît échapper à la Raison.

Comment l'histoire — la science de l'histoire — rend-elle raison à Robespierre, à ses amis et à ses ennemis ? Par l'exactitude et l'exhaustivité, autant que possible, de sa documentation et du rapport qu'elle en fait ; par les périodisations que l'historien crée, en ce que celles-ci sont déjà des décisions de rationalité et des ébauches de rationalisations ; par l'énonciation et/ou la supposition de chaînes causales et par le genre d'intelligibilité qui en résulte ; par les déplacements aussi que l'historiographie note dans l'histoire de sa science et qui trahissent à chaque fois l'inflexion que son présent imprime à la perspective de chaque historien.

Comment l'Histoire en son mouvement leur rendrait-elle justice, et raison ? En produisant par la suite de nouveaux événements réalisés à nouveaux frais par de nouveaux protagonistes, des événements qui trouveraient dans la Révolution française et notamment dans la Terreur non seulement des précédents — ce qui compterait déjà en matière judiciaire —, non seulement des modèles, mais aussi les principes et les prémisses d'un développement au sein duquel ces nouveaux événements et nouveaux protagonistes seraient engagés par les liens d'une nécessité, dialectique ou autre. En somme, 1917 innocenterait 1794. Mais quelle révolution innocentera 1917 ?

De la littérature

Domecq écrit comme si Robespierre, ses amis et ses ennemis, et les personnages de leur séquence historique en appelaient à la littérature elle-même, non pas pour être absous ou définitivement condamnés mais pour se voir reconnus en leur vérité. Que pourrait bien pour eux la littérature ?

Son premier attendu justement, qui n'est ni celui des historiens ni celui de l'Histoire, c'est qu'il y a là une énigme, et que cette énigme ne saurait être liquidée sans que le sens de l'Histoire ne se perde. Cela énoncé à l'intention de ceux qui voient là des problèmes à résoudre et non de l'obscurité à révéler, à préserver et à comprendre comme telle.

Le deuxième, c'est que l'énigme de ces derniers temps, en son genre et en son ampleur exceptionnelle, est l'une des apparitions de l'énigme en général qu'est l'existence humaine, collective et personnelle. Ainsi la littérature rend-elle à l'humanité Robespierre et ceux qui le firent mettre à mort et jusqu'à celui qui lui arracha la mâchoire juste avant que tombe la lame. Ce jugement-là est à la fois positif (ce n'étaient pas des fous, ou des monstres) et dilatoire (au sens strict) : il les renvoie à la simple réalité du monde et des humains, laquelle excède le décent, le raisonnable et le possible. Les humains n'ont pas à être condamnés ni absous d'être des hommes. Les jugements de la littérature sont donc informés eux aussi et circonstanciés, autant que possible, non définitifs et prononcés au nom de la communauté sensible des hommes, que les poètes par ailleurs appellent leur communauté lyrique.

Comment procède l'écrivain ? Par des pensées en forme de fictions, par des essais variés de narration, par des prises de vue rapides sur les conduites des uns et des autres, par des déictiques, par la désignation du geste dans le discours et par la supposition des commentaires, des cris et des mouvements que celui-ci suscita, par filages et changements de tons, de registres et de rythmes… en un mot par l'écriture attentive à l'humanité inhumaine des hommes.

Retour à l'acupuncture : à la fleur de la peau, à la chair imaginée de ceux et de celles (Teresa Cabarrus, Charlotte Corday et Manon Roland, non nommée ici) qui firent l'Histoire, à la pointe intuitive et savante d'un style courant sur la peau des êtres et des événements. D'un style qui requière dans l'écrivain l'abnégation de son humanité ordinaire.

L'historien adopte l'impartialité de la science, laquelle ne juge pas, sinon en écartant de sa juridiction ce qui ne se laisse pas ordonner, quantifier et construire. Au regard de celle de 1793, comme philosophe et militant Marx taxe d'ineptie la Révolution de 1848 et exalte la Commune de Paris de 1871. L'écrivain, lui, est « apprenti être humain », il invite le lecteur à l'être avec lui, il participe à l'élaboration incertaine de l'humanité. Il rend justice à la raison humaine, non pas en définissant les limites de sa validité mais en montrant comment il est dans la Raison d'excéder la raison. Il appartient à l'humanité en racontant les errances hors de l'humanité qui appartiennent justement à l'humain.

Si l'on accepte cette fonction-là, alors la littérature rend des jugements de valeur (cela fut bon, comme à son dénouement la tragédie déclare que tout est bon), des jugements de vérité (cela fut ainsi, en effet), des jugements de goût : cela fut beau. Car la politique, comme l'écrivain doit le reconnaître, est un effet de l'art et, à certains moments, l'Histoire en personne se fait auteur, de grand style. Domecq :

Un dramaturge n'aurait pas osé. Je n'oublie pas Büchner, mais lui a traité d'un moment de la Révolution, centré sur un de ses protagonistes. Mais de l'ensemble, de 1789 à 1799 ? Shakespeare n'aurait pu rien en faire. C'était déjà là, tout fait, la Révolution par elle-même a suffi à l'ouvrage. […] ce fut la politique qui créa sa poétique. En situation. L'auteur en fut l'homme. Un homme très général, universel commun, le « nous » d'alors, puisque ce fut l'avènement des passions démocratiques dans cette Europe où « le bonheur est une idée neuve », osa annoncer l'un de ces hommes avec sa majesté tranquille, mais son bras descendait et montait, mécanique (LCA, p. 424).

Dès que l'occasion s'en présente, les humains, individuellement ou en corps, sont des êtres sujets à l'excès, capables de mauvais comme de bon vouloir, d'amitié et d'inimitié, de cruauté et de tendresse, et prêts à se faire les sujets et victimes d'une Histoire imprévisible et perverse. L'écrivain rend raison et justice à la vie et au réel, à la vie réelle comme pouvant et devant être comprise et aimée, et, par le fait même, à la littérature.

Ajoutons que les fictions font comme la fable, elles recueillent naïvement — comme on disait dans le français du XVIIe siècle —, à même, la voix de la nature telle que cette voix naît à notre écoute. L'un fait parler les animaux, l'autre la pensée de Robespierre, un troisième les voix discordantes et maléfiques du Comité de salut public, tout cela non moins obscur et sauvage que les paroles des compagnons d'Ulysse devenus loup, ours ou lion, et refusant, en toute connaissance de cause, de redevenir des hommes.

Ce n'est pas pour rien que Jean-Philippe Domecq complète son Robespierre par une théorie de la littérature comme acupuncture : comme soin de notre humanité par la rigueur d'un style.

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11 Le pouvoir des fables
Pierre Michon : Les Onze
Pierre Bergounioux, Le Baiser de sorcière/Le Récit impossible

Une voix soi-disant

Dans cette salle retirée au fond d'un Louvre imaginaire, une voix venue de nulle part s'adresse à un visiteur tout aussi imaginaire, à un Monsieur de fantaisie, autant dire à personne d'autre qu'au lecteur inconnu[26]. Elle lui parle d'un tableau célèbre et de son auteur tout aussi célèbre, François-Élie Corentin, « le Tiepolo de la Terreur ». C'est une voix un peu cérémonieuse et même plutôt précieuse, insistante mais non pesante, pressante et retenue, instruite mais non didactique, une voix autorisée mais de sa seule, fragile et propre autorité de voix. Elle se formule, elle s'établit en se disant, en s'écrivant : tout le livre est dans le registre de cette voix.

Que dit cette voix ?

Presque à la fin du livre Les Onze, elle décrit enfin le tableau.

Ce soi-disant tableau, commandé à un soi-disant François-Élie Corentin le 15 ou le 16 nivôse an II de la République, « soit autour du 5 janvier 1794, vers la ci-devant Épiphanie, jour des Rois », par des conjurés qui ne savent pas encore à quoi il leur servira le moment venu — pour ou contre Robespierre et ses robespierrots, le terme vient des brissotins et d'Olympe de Gouges —, ce tableau donc représente les onze membres du Comité de salut public dans sa composition de 1794, un à un énumérés, en uniforme de représentants en mission ou en civil.

Le plumet y est trois fois, Monsieur. Par voie de conséquence, trois fois les trois couleurs. Et les cols alla paolesca, onze fois.

Reprenons, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Les commissaires. Billaud, l'habit de pékin et les bottes ; Carnot, la houppelande,  l'habit de pékin et les bottes ; Prieur de la Côte-d'Or, à la nation, le plumet sur la tête ; Prieur de la Marne, à la nation, le plumet sur la table ; Couthon, l'habit de pékin et les inutiles souliers à boucle sur les pieds de paralytique, dans la chaise à soufre ; Robespierre, l'habit de pékin et les souliers à boucle ; Collot, la houppelande, l'habit de pékin et les bottes, pas de cravate ; Barère, l'habit de pékin et les souliers à boucle ; Lindet, l'habit de pékin et les souliers à boucle ; Saint-Just, l'habit d'or ; Jean Bon Saint-André, à la nation, le plumet à la main.

Et tous les cols, alla paolesca. C'est un tableau vénitien, Monsieur, ne l'oubliez pas. (p. 105)

Oui, venu de Venise, par l'ascendance de Velasquez et de Tiepolo, le maître supposé de Corentin.

Mais nous ne sommes pas chez Diderot ni dans un Salon de Baudelaire, ni même dans Claudel —  et pourtant notre œil écoute —, ni dans la rivalité hautement technique que la poésie, la peinture et la musique entretiennent entre elles depuis les Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand et de Ravel ; encore que la danse, ici, pourrait bien avoir à voir… Contre l'attente du lecteur, le tableau ne sera pas analysé, ni commenté ni même décrit. Seule la figure de Couthon attire sur elle quelque lumière et certains traits de couleur : serait-ce parce que, bientôt, en thermidor, lui et sa chaise roulante dévaleront à grand fracas l'escalier de l'Hôtel de ville — souvenir anticipé d'Eisenstein ?

Ce qui a été dit peu auparavant, c'est que le Comité est composite, politiquement parlant :

Au sein même du Comité, il y avait des partis, peut-être onze partis, que l'histoire et les petits pense-bêtes ont réduit à trois, parce que trois est un beau chiffre qui marche en toute occasion : d'une part Robespierre et les robespierrots au nombre de deux, Saint-Just et Couthon, trois avec Robespierre ; d'autre part les scientifiques, ingénieurs et juristes, capitaines, excellant dans les arts libéraux autant que mécaniques, qui fabriquaient des canons sur les ruines des cloches et fignolaient des arrêtés dans la belle langue de bois de l'an II sur les ruines de la belle langue de bois théologique, langue de bois qui, pour rendre à César ce qui est à lui avait été inventée par ailleurs par le robespierrot Saint-Just : ces bons savants aux mains sales étaient Carnot, Barère, les Prieur, Jean Bon, Lindet, six hommes de science. Enfin deux indépendants, Billaud et Collot, exaltés et imprévisibles. (p. 99)

Phrasé de la voix : par pointes et entrechats, par glissé porté. Une voix bien informée au demeurant, car Michon a lu sur la Révolution :

Et notez avec soin, Monsieur, que ce pouvoir était un pouvoir fantôme qui n'existait pas en somme, puisque la place de l'exécutif qu'ils tenaient en haut de la pyramide des pouvoirs n'existait plus, avait été abolie comme reliquat de la place exécrable du tyran — ce pouvoir n'existait pas, mais pourtant de sa voix fantôme il réclamait, obtenait et faisait tomber quarante têtes par jour. (p. 98)

Et pourtant, Michon n'aura pas pu lire le livre de Marcel Gauchet, à paraître quelques années plus tard, sur le secret de Robespierre : qu'il avait la haine de tout gouvernement, au nom des Droits de l'homme, et qu'il entra à regret en celui-ci — qui n'était pas un gouvernement, qui était, en principe, l'un des nombreux comités que la Convention s'était donnés pour l'exécution de ses décisions.

Cela, et tout ce qu'elle ne dit pas, la voix le sait, qui évoque ce tableau comme la représentation allusive d'une espèce de trou noir dans la Révolution française et dans l'Histoire de la France et du monde, celui de la Terreur. Là, aboli en abîme, le Mal, ambivalent (oui !), rayonnant et intraitable en peinture, en poésie et en pensée autrement que comme une absence et par une forme savante de l'omission : dans l'ordre de la vertu comme dans celui du péché, l'omission est un acte positivement reconnu et commis, au regard des confesseurs.

Remarquons ! Robespierre n'est pas le sujet du livre de Michon, il ne peut pas l'être. Il se fond dans le tableau, que sinon il offusquerait de sa personne et de son propre mystère, qu'il détruirait de sa présence, qu'il priverait de son sens. Ce sens étant, possiblement, celui d'un questionnement muet, de tableau : comment la Nation tout entière, et non par le fait d'un seul homme — d'un idéologue fou ? —, ou d'une commode Fatalité ou de quelque malheureux hasard, a-t-elle pu s'abîmer en un tel moment d'elle-même ? Non pas s'oublier ou s'annuler, mais se trouver, et se voyant en peinture se faire horreur à elle-même, et fascination ?

Le peintre, fidèle à la commande passée et à l'or qui la finançait, a laissé en suspens le sens de son œuvre : parti sans rien dire. Mais ce genre de l'ironie appartient à toute œuvre, et singulièrement à ce récit-là dans cette œuvre-là.

Qui est François-Élie Corentin ?

Dans l'économie de cette invention romanesque, le tableau répond à d'autres trous noirs : au mal, non nommé et innommable, que l'enfant blond, l'enfant François-Élie dépourvu de père fit à sa mère et à sa grand-mère ; dans un certain Tiepolo, à la figure de Corentin, anticipée sous celle d'un page candide ; à l'esquisse ébauchée par David pour son Serment du Jeu de paume, dans laquelle il apparaît comme « cette silhouette sans âge, chapeautée, oblique, qui montre à des petits enfants l'élan torrentueux de cinq cent soixante bras tendus ». Et puis à la fortune infâme de son grand-père ; à la profondeur obscure des origines limousines, de l'exil aux chantiers les plus ingrats, ivrognerie et violences ; aux canons de marine, armés par Tallien et Fouché, chargés à mitraille et foudroyant par centaines des Lyonnais sur la place des Terreaux…

Pas de portrait, et pas d'autoportrait : « Entre le page d'Empire et le vieil enragé oblique, nous ne possédons rien qui lui ressemble. Son portait tardif attribué à Vivant Denon est un faux. » Tableaux absent, perdu ou faux, pas de chance ! Ou bien Corentin serait-il le nom d'un policier de Balzac ?

Par une voix prudente, rusée et méticuleuse, reporter l'énigme de scène en scène, de paragraphe en paragraphe, tourner autour de choses et d'événements aveuglants, en venir au Limousin des origines et au mot de monstre. C'est-à-dire à la scène d'enfance, à Combleux sur la Loire, au bord de l'écluse que des misérables curent de sa boue, quand un regard s'échange entre l'un de ces hommes et sa mère. La voix, s'adressant au Monsieur — au lecteur — convié à s'imaginer en cet homme couvert de boue :

Sentez votre vigueur, votre beauté, votre chance d'une certaine façon. Car ceci se passe : la belle dame privée d'homme longtemps vous regarde avec, dans le regard, l'aveu qu'elle a dans ses jupes l'émotion que vous avez dans vos braies. Mais soudain elle regarde ailleurs et ne vous regardera plus parce que la loi est de fer et que le Père universel veille, et parce que Dieu est un chien. Et si dieu est un chien, vous avez peut-être licence d'être vous-même un chien à son image, de grimper le talus, de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la mode des chiens. Et l'enfant qui vous observe (mais cela vous n'avez pas le temps de le noter), l'enfant a tout vu en somme, souhaite passionnément que vous grimpiez le talus et disposiez de sa mère sous ses yeux. Et c'est ce qu'il craint le plus au monde.

[…] Onze limousins, n'est-ce pas ? Onze limousins drus. Onze barons drus, levés et regardant entrer votre mère jeune et nue dans la salle basse d'un château du marquis de Sade. Onze blondinets coupant des têtes, c'est-à-dire tranchant dans les jupes de leur mère. (p. 73-74)

(Avec difficulté on coupe dans le déroulé de tout passage dans ce livre, tant le texte file avec rigueur, avec nécessité, comme un métal en fusion, comme une parole imprudente dans une conversation.) Traduirait-on cela en langue freudienne qu'on se tromperait assurément et de méthode et d'imaginaire : pas de « cela fait penser à… » ! Pierre Michon traverse son désert, les grandes problématiques des années 1970 (la lutte des classes, le freudo-marxisme, les théories de la littérature, tout ça…) comme sans les voir, en éventant leurs pièges de prosaïsme et de jargons, avec cette désinvolture et cette ironie qu'il pratique partout dans ses livres, dans l'intérêt de son écriture et de la littérature. Tombez si vous voulez, nous laisse-t-il entendre, dans le panneau de « la scène primitive », tant pis pour vous ! La Terreur vient de plus loin, et ma jouissance et mon mal aussi.
Il s'en est sorti miraculeusement par ses Vies minuscules, il les prolonge dans ces vies majuscules, qui ont leurs noms dans l'Histoire de la France et dans Lavisse. Il est l'écrivain de son imaginaire et de sa génération, d'un imaginaire venu de bien plus anciennement que de 1970 ou de 1794 : des profondeurs de nombreuses générations et de celles de la littérature française.

La scène de Saint-Nicolas

La nuit des Rois de l'an 1794, il gèle à pierre fendre. Dans l'église occupée désormais par les sans-culottes de la section des Gravilliers, à côté des cloches enclouées et accompagnés des remugles de leurs chevaux, Collot d'Herbois, Bourdon et Proli tiennent une cène infernale. En pleine nuit, ils ont convoqué Corentin. Proli lui commande un tableau du Comité de salut public. Il fixe les conditions et verse en or sur la ci-devant sainte table l'acompte de la commande : bien plus que trente deniers.

Collot et Corentin se retirent les derniers. Ils se connaissent depuis dix ans. Pendant quelques instants, sous le porche de l'église, ils évoquent l'année 84, quand Collot montait le Macbeth de Shakespeare du côté d'Orléans, en traduction d'époque. Corentin se souvient de Collot, d'un matin d'avril à Combleux au bord de la Loire, de la manière dont celui-ci a consolé, emballé, puis recruté comme l'une de ses sorcières une pauvre fille sous un pont. Les cloches de toutes les paroisses sonnaient à ce spectacle. Tout ce qui existe dans Collot : l'un des bourreaux de Lyon, la commisération pour les malheureux, sa jeunesse exubérante et ses goûts en amours et ses talents d'acteur, le membre du Comité et le partenaire d'un complot à la mort à la vie ; tout cela se forme instantanément en peinture pour Corentin, dans le même homme et dans les onze hommes d'un groupe hétéroclite doté des pleins pouvoirs : « C'est dans Collot, un de ces onze hommes qu'il va peindre. Qu'il lui est donné de peindre. Il se dit encore que tout homme est propre à tout. Que onze hommes sont propres à onze fois tout. Que cela peut se peindre » (p. 119), qu'il faut déplacer l'idée de la composition : du personnage de Robespierre que les commanditaires voudraient viser au Comité tout entier, en lequel réside le vrai mystère : la banalité du mal. Joie, pleurs de joie, que Collot ne voit pas ou comprend comme l'effet du froid. « Ils s'embrassent. Ils ne se reverront plus. »

Jouissance de l'écrivain. Le Roi de l'inspiration vient quand il veut. Ce Roi-là, ce souverain tout intérieur, qui pourrait lui couper le cou ?

S'inventer un chapitre de Michelet

Pourtant… Il y a bien un garant de la Voix, une source invitée par elle-même, un recours dans la littérature engendrée par la Révolution et dans la littérature tout court, recours et invitation inventés ainsi que le peintre fantôme, au culot.

Quelques pages avant la fin du livre, Michelet apparaît, flanqué de Géricault. Il vient authentifier la scène fondamentale des Onze, la scène d'hiver dans l'église Saint-Nicolas destituée de son sacré, lequel pourtant, vers 1846, y flotte encore — comme flottait, pour Michelet, dans le Jeu de paume abandonné, l'esprit de la liberté.

Parodiant les recherches érudites des histoires de la littérature et de l'art, la voix railleuse apprend à son Monsieur que Michelet, en son Histoire de la Révolution française, « dans le chapitre III du seizième livre », a écrit cet épisode des Gravilliers. Évidemment, si l'on se rend à l'adresse indiquée, on trouve tout autre chose : la lutte de Robespierre contre les représentants de retour de leurs missions, ente autres contre Collot et Fouché (février 94). On trouve les chapitres II et III de Michelet, où il est question, en effet, de Carrier, Tallien et Fouché, des deux derniers surtout, dépeints en scélérats, de l'atmosphère empoisonnée en ce janvier 94, des obsessions de complots dans la pensée et dans l'humeur embrumées de Robespierre, mais nullement, et pour cause, la prétendue conjuration ourdie par Collot et consorts autour d'un tableau des Onze.
Inventer un tableau et son peintre, et compromettre Michelet dans cette affaire…

Alerté par une certaine esquisse de Géricault, Corentin en ventôse reçoit l'ordre de peindre Les Onze (titre d'ailleurs controuvé sur la date, et la voix le prouve), la grande figure de l'historiographie française aurait donc écrit douze pages :

Monseigneur l'Après-coup en personne, Michelet, Jules Michelet de son nom complet d'état-civil, [a écrit] les douze pages définitives qui traitent des Onze, qui mettent en place Les Onze et les dressent devant la tradition historiographique pour les siècles des siècles. (p. 122)

Pourtant, la voix n'accorde pas la plus grande confiance à « ce roman pris pour argent comptant par toute la tradition historiographique », ce roman qui se forma « dans l'esprit hivernal et embrumé de Michelet, sous sa main impeccable, dans la ville de Nantes au bout de la Loire dans l'hiver de 1852, dans le quartier Barbin, qui s'appelle aujourd'hui quartier Michelet, où il écrivit les pages sur la Terreur ; quand relégué dans Nantes du fait de Napoléon III et abordant ce sujet qu'il considérait avec raison comme le comble de l'Histoire, il se prenait à la fois pour Carrier et les gabares pourries de Carrier, pour la Providence et sa vieille ennemie la Liberté, pour la guillotine et la Résurrection des corps. Quand il entrait comme nous avec son sujet dans la nuit et dans l'hiver » (p. 123).

Souvenir du début du chapitre III de Michelet, pour janvier 94, quand celui-ci dresse le décor où il écrit ? Bien sûr. Voici « l'esprit hivernal » de Michelet, tel que celui-ci se dépeignait à ce moment-là, enterrant l'année 1793 :

Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans l'hiver. Les vents acharnés de tempêtes qui battent mes vitres depuis deux mois sur ces collines de Nantes, accompagnent de leurs voix, tantôt graves, tantôt déchirantes, mon dies irae de 93. Légitimes harmonies ! je dois les remercier. Bien des choses qui me restaient incomprises, m'ont apparu claires ici dans la révélation de ces voix de l'Océan (janvier 1853). (Michelet, éd. citée, II, p. 817)

Telle la nature, telle ma France… Telle est l'une de ces pages lyriques que Michelet s'accorde dans le bride abattue de son Histoire. Telles sont les accointances que Michon entretient avec Michelet, au moment de le faire entrer dans Les Onze : « C'est l'âme de Michelet qui parle en nous », dans notre imaginaire obsédé plutôt de Caravage que de Tiepolo (p. 124). Quoi de plus légitime et de plus vrai, puisque le génie de la Révolution parlait à et dans Michelet ?

Résumons. Dans Michelet, quand Michon se saisit de lui, il y a l'écrivain qui écrit à Nantes et, dans les pages qu'il écrit, un Robespierre sur lequel Michelet hésitait : ne serait-il pas tel que Fabre d'Églantine — et Brissot et Olympe de Gouges et des journaux — l'ont vu et subi, un bouffon de comédie ? Dans Michon, les conjurés, eux aussi, spéculent, mais sur l'issue de l'histoire, entre la chute de Robespierre ou son triomphe final. C'est pourquoi ils commandent au peintre un tableau ambigu, dont l'événement décidera, « que Robespierre et les autres pussent y être vus comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de sang, selon que les faits exigeassent l'une ou l'autre lecture » (p. 114).

Ainsi, dans Michon, il y a : un Robespierre et ses robespierrots, cibles des lazzi de Brissot et proches des pitreries de Cromwell et de ses fous ; ou bien un Robespierre qui se fond dans le Comité de salut public, celui-ci voué au triomphe de la Révolution française, représentants et pékins mêlés et Collot compris, ou voué au Mal absolu et définitif, Collot compris. Entre les trois destins, l'Histoire a choisi selon son penchant propre et naturel au pire. Collot et Robespierre ont été guillotinés par la grâce ambivalente de l'Histoire et François-Élie Corentin sauvé, par la grâce facétieuse et inventive de la Littérature.

Et la Voix de raconter, sans trop de méthode, à l'intention de Monsieur gobeur d'histoires, tout un roman dans le roman, que le lecteur peut essayer de remettre dans l'ordre chronologique. Vers 1820, Michelet a vingt ans quand il voit, au Louvre, le tableau pour la première fois (« il a cru s'évanouir, écrit-il, et on veut bien le croire ») :

Dans le grand vent de lumière qui au Louvre vers 1820 fit chanceler Michelet, le jeune homme pâle et frémissant sous sa chevelure pour peu de temps noire, il y a ceci […] : Michelet, qui a toujours dit et pensé que la vraie peinture d'Histoire n'était elle que lorsqu'elle s'efforçait de ne pas représenter l'Histoire, Michelet s'est vu ici démenti. Et il l'avoue noir sur blanc. Les Onze ne sont pas de la peinture d'Histoire, c'est l'Histoire. Ce que Michelet a vu au bout du pavillon de Flore, c'est peut-être l'Histoire en personne, en onze personnes — dans l'effroi, car l'Histoire est une pure terreur. Et cette terreur nous attire comme un aimant. C'est que nous sommes des hommes, Monsieur ; et que les hommes du haut en bas, les lettrés et les gueux, aiment passionnément l'Histoire, c'est-à-dire les terreurs et les massacres […]. (p. 131-132)

C'est pourquoi les visiteurs de toute la terre délaissent la Joconde pour Les Onze, non pas pour regarder un tableau mais pour adorer l'Histoire, la déesse unique et cruelle, hypostasiée « en onze personnes », cela dans le lieu même où siégeait le Comité, au pavillon de Flore.

Reprenons. En 1846, ayant vu une fois, dix ans plus tôt, le tableau aussi de Géricault, Michelet s'en va visiter la sacristie de Saint-Nicolas, en manière de vérification :

Il est allé voir ça, vérifier ça, et nous pouvons à notre tour voir à la tombée de la nuit Michelet, l'homme pâle et frémissant aux cheveux prématurément blancs, entrer avec un effet de houppelande dans cette sacristie d'où décidément nous ne pouvons pas sortir. Il la vue. Il l'a vue, écrit-il en caractère italique, sans qu'on sache bien si cette vision s'applique à la sacristie persistant dans son être de sacristie, ou au lieu inspiré où furent décrétés Les Onze, c'est-à-dire au siège éphémère de la section des Gravilliers. (p. 125)

Michelet aura vu tout le décor de la scène de l'an II. « Il a vu surtout le fauteuil dans lequel il dit que Proli était assis, le fauteuil de soufre, le fauteuil jaune et volcanique dans lequel est assis à son tour Couthon au centre des Onze. » La Voix l'a vu aussi, soi-disant, ce fauteuil fatal, mais au musée Carnavalet, où il a perdu toute couleur à cause du temps, « mais dont la petite étiquette du musée Carnavalet dit qu'il était jaune, parce qu'il est jaune dans le tableau des Onze » (p. 126). Voir la Révolution telle qu'en Elle-même, la voir en soi-même, la faire voir au peuple, tel est bien le leitmotiv de Michelet ; faire voir des boucles des souliers et les boucler, tel est le mot d'ordre de la Voix de Michon.

La phrase nombreuse

Michon approche la Terreur à pas comptés, confiant dans le phrasé de sa phrase, et sous la protection de l'exergue emprunté à Baudelaire : « C'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre. » Complétons la phrase de Baudelaire — je soupçonne Michon de l'avoir détournée de son contexte, de l'amour des foules en lesquelles se perdre, que nous laisserons de côté —, et nous aurons la suggestion de ce qu'il se passe avec et dans Michon : « Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne).

Jouissance de peindre dans Corentin. Jouissance d'écrire dans Michon : de vivre sa vie dans la dissimulation et la perte de soi-même au profit d'une Voix chuchotante et impérieuse, dans une espèce d'orage d'images déchaîné par soi-même et maîtrisé à tout instant, dans un phrasé souverain. Long poème en prose que Les Onze : d'un pas léger, flâner dans la Terreur, au gré du nombre des phrases qu'on invente, de leur richesse et de leur complexité, du rythme imprimé à cette masse d'événements, phrase par phrase.

Cette parole de fiction ne tient que par le style de l'écrivain, celui-ci enveloppé dans le mouvement de sa prose — comme son héros, une nuit, dans sa houppelande couleur de fumée d'enfer —, et développant, en toute ironie, le discours de l'un de ces mythomanes qui vous entreprennent d'autorité pour vous raconter mezzo voce un secret bien caché de l'histoire de l'art et de l'Histoire tout court : inévitablement on remontera aux cavernes de la préhistoire.

Ironie dans l'écriture — et, si c'est bien ça, l'ironie portant —, on reste suspendu à ce mouvement qui est proprement celui d'une invention littéraire, de l'énergie qu'elle exige, des phrases qu'elle déploie, du plaisir spécial qu'elle dispense (celui d'une petite mort voluptueuse de la conscience) — du genre ambigu et assumé de sa vérité.

C'est bien une danse, d'une délicatesse infinie et d'une brutalité agressive, qu'on a vue à l'œuvre par exemple dans la scène sexuelle entre la mère de l'enfant, l'ouvrier limousin des canaux, et l'enfant.

Cette voix représente le contretype de celle de Michelet. Deux manières de faire nombre : autant l'une marche par éclats, d'éloquence ou de sécheresse ; autant l'autre se fait tourbillonnante, captieuse et séductrice, dangereusement prenante.

Cette prose-là joue sur la syntaxe du français, sur les ruptures que celle-ci permet sans renier sa rigueur — au contraire, en y renchérissant —, sur la distribution de ses accents — elle en a, ceux d'une éloquence insidieuse —, sur les changements de point de vue et les tête-à-queue qu'elle autorise, cela selon la parole anonyme et bavarde qui est ici la règle de la fiction.

Voyons encore, dans ce passage où résonnent les deux voix de la mère et de la grand-mère appelant l'enfant Françoizélie, de son prénom délicieusement féminisé :

Il n'a pas la moindre idée de ce qu'est un règne, c'est-à-dire la grâce de tenir à sa disposition et sous sa dépendance non pas des imaginations ou des fantômes, ou ce qui revient au même des corps d'esclaves contraints, comme nous le faisons tous, mais des âmes vivantes dans des corps vivants — une grâce vraiment, obtenue sans violence aucune, sans effort ni besogne, par la seule vertu du Saint-Esprit, ou par la vertu plus machinique d'un de ces diktats célestes, qu'idolâtrait l'époque, l'Attraction universelle, la Chute des graves. Oui, cela, conformément à un décret spécialement ajusté à son usage par le Très-Haut ou le Grand Architecte, cela, Suzanne, Juliette, leurs battements de cœur, leurs mains, leurs robes, et tous les objets enclos en leurs cœurs, leurs mains et leurs robes, le monde entier donc ­— tombait vers lui, était à lui. (p. 64)

Ces mots-là et ces accents, qu'on ne peut pas lire sans être touché : ce « Oui, cela » ; ce « — une grâce vraiment » ; ce « tombait vers lui » ! Ces robes et ces cœurs et ces mains. Cette ronde de concepts, cette loi de la pesanteur des corps célestes et autres, qui fait tourner le monde entier autour de l'enfant. Ce mélange osé et dosé des règnes. Et ces arrière-plans de malheurs inévitables : ainsi, « ce que disait d'elles à sa façon voltairienne François-Élie, bien plus tard, quand elles n'étaient plus que cendres : Elles m'ont tué d'amour, mais je le leur ai bien rendu. C'est que la maille était fortement tissée, Monsieur, la maille de leurs jupes. Et il fallut tailler là-dedans à pleines cisailles. Tailler, couper, trancher, faire souffrir et souffrir » (p. 60).

Cette circulation du sens, cette mobilité de la phrase, attentive à enfermer l'enfant dans une culpabilité heureuse et à en appeler du bonheur au malheur. Et toujours ce Monsieur : ces rappels impérieux à l'ordre de l'improvisation du parlé ; de la liberté et de l'arbitraire de la parole, prise dans l'écriture mais non pas embâclée ; de la souveraineté de la littérature quand celle-ci choisit de se mettre en présence de l'humanité, concentrée dans le bloc de la Terreur.

Pierre Michon récuse l'étiquette de styliste, sans doute au sens où Pierre Bergounioux l'entend pour Buffon, d'un écrivain en manchettes de dentelle, qui s'habillait pour écrire.

Quoi qu'il en soit de ses dénégations, on est captivé par le style de Michon, par sa rythmique et par son audace, par cette espèce de culot souriant, qui le porte à tout inventer : un tableau soi-disant célèbre et le peintre soi-disant bien connu de ce tableau, les circonstances de leur conception à l'un comme à l'autre, la vie de ce peintre et de ses père et grand-père, de ses mère et grand-mère, son amitié avec Collot, et l'arrière-fond de son histoire, qui est l'histoire de l'art depuis Lascaux, et l'Histoire tout court, tragique, écrira Marcel Gauchet.

Tout cela en moins de 140 pages, à travers une seule figure de rhétorique en somme, celle de l'allusion. Tout cela sous la caution, inventée aussi, de la fresque, elle réelle, de Tiepolo, peinte à un plafond de la Résidence à Wurtzbourg, lequel aurait représenté le jeune Corentin dans l'innocence d'un page ; sous celle de Géricault qui aurait peint la scène de la commande, avec une date erronée ; sous la caution majuscule de Michelet, qui aurait vu, dans la sacristie de Saint-Nicolas, la scène de nivôse et aurait manqué de s'évanouir devant la toile de Corentin…

Ce sont des scènes, puisque seule la mise en scène a le pouvoir de révéler, par le moyen d'une représentation, ce qui ne se peut regarder fixement sans perdre la vue et la raison : les actions des hommes, selon Aristote. Parmi ces scènes, celle qui met en présence, au bord d'une écluse puante qu'ils sont en train de curer, l'un des ouvriers limousins couverts de boue et la mère de l'enfant Françoiszélie, sous les yeux de ce dernier. Selon la Voix du soi-disant, le futur peintre enregistre en un instant la survenance du désir, laquelle ne saurait se raconter et, en même temps, la vocation de son art, dont chaque toile, jusqu'à la dernière, tentera de fixer, tâche impossible et défi constant, l'avènement brutal de l'inconnu ; sur tout ce qui se refuse à se laisser directement envisager, et que Michon écrit sous le voile de la fiction.

Autant de vues, brèves ou développées, dérobées comme certaines portes : sur la construction d'un canal, sur l'édification d'une fortune, sur la filiation, sur Michelet — sur l'invention en peinture et en littérature, et en politique. Quelques-uns auront donc proposé au monde le modèle de la Terreur comme moyen de gouvernement au défaut de tout autre, un modèle réfléchi, décrété, dûment et froidement exécuté, catastrophique.

Des vues que l'écrivain sous-traite à une voix malicieuse, qui les enchaîne dans les anneaux d'une belle prose détachée, fabuleuse, joueuse et jouisseuse.
Flâner librement dans l'histoire de la Révolution française et dans l'Histoire, dans leur attrait de bonheur et de malheur.

Qu'est-ce que la Révolution française ?

Reprenons le Michelet de Pierre Michon, lequel n'est peut-être pas si loin du Michelet réel, consigné volontaire dans son Histoire de la Révolution française.

Au rebours des foules qui viendront visiter le tableau dans l'idée qu'elles voient directement, sans autre protection qu'une vitre pare-balles, la Terreur elle-même, Michelet exige des médiations. Il déteste ce tableau qui, à ses yeux, n'est pas une représentation de la Révolution française mais le mystère de la Révolution en onze personnes, une pure mystification. Car ces médiations pourraient et devraient être celles de la peinture d'histoire, légitimées et infiniment élaborées par un art dûment instruit dans une pratique. Elles seront celles d'un récit d'historien, par exemple de cette Histoire de la Révolution française, à laquelle « Monseigneur l'Après-coup en personne » s'emploiera par après, laborieusement et magnifiquement.

Si la Terreur est l'un de ces événements qui ne se peuvent regarder fixement, alors la fiction des Onze, élaborée tout entière et dernièrement par Pierre Michon — le tableau, la vie du peintre, la voix qui les commente, et le style d'insolence qui les fait marcher —, cette machinerie écrite compliquée, soigneusement méditée, construite, huilée aux humeurs humaines, tout cela pourrait bien être la médiation que l'écrivain interpose entre l'événement et nous, pour faire reconnaître l'événement sans, lui ni nous, nous brûler définitivement les yeux.
Décidément, au regard de Pierre Michon, la Révolution française n'est pas terminée, ne serait-ce que parce qu'elle se réserve à des fictions encore à venir dans la littérature, insoupçonnées et d'avance irréfutables.

 

*

Autre Révolution : autre fiction, autre machinerie, autre style

Tête-bêche, deux titres, deux livres dans le même volume, chacun avec sa page de titre, sa photo en vignette de couverture, ses indications éditoriales au début et à la fin, sa pagination[27]… Pas de quatrième de couverture et pour cause, pas le moindre mode d'emploi. Pas de pile, pas de face : par quel côté prendre cet objet insolite ? De Pierre Bergounioux, Le Récit absent et Le Baiser de sorcière… L'un fait soixante pages ; l'autre quatre-vingt quatre. Faisant jouer l'arbitraire du lecteur, commençons par Le Récit absent.

Ici on lit à nouveau l'une de ces vastes synthèses que Pierre Bergounioux affectionne et qu'il a déjà pratiquées avec La Cécité d'Homère (1995), Jusqu'à Faulkner (2002) et Agir, écrire (2008) : l'un de ces parcours au galop — mais non pas éperdus — dans l'histoire du monde et de la littérature, une traversée à bride abattue de l'histoire de la littérature dans l'histoire du monde. Suivons encore une fois ces pages tout en raccourcis affolants : entre l'Antiquité, qui ne les pense pas, et Marx qui les pense, l'organisation sociale et les processus de la production et des échanges peu à peu tendent à un achèvement, qui est le perfectionnement de l'humanité enfin rendue à elle-même par elle-même. Dès lors que ce processus a été formulé, il s'accélère : Lénine rassemble en un moment de pensée la pratique et la théorie de ce mouvement, et il le fait triompher illico. Il meurt épuisé de cet effort sans précédent dans l'histoire des humains. Staline survient : tout est perdu. À l'Ouest, le capitalisme accomplit son concentré aux États-Unis, et l'éditeur de Faulkner est acculé à la faillite ; à l'Est, le socialisme se liquide en URSS, car tout jeune écrivain qui aurait voulu raconter cette histoire et ainsi l'accomplir est déjà ou serait allé en prison — fin de ce livre.

Car la pensée dernière d'une action, c'est le récit de cette action : en tant que représentation, il la rend réfléchie, c'est-à-dire pleine et entière, effective et effectuante. On est chez Hegel, ou chez Marx. Bergounioux cherche donc dans l'histoire de la littérature le flash fulgurant et définitif qui ferait se conjoindre, dans un livre la vie et la conscience de la vie. Il pense pouvoir décrire ce clash dans Sanctuaire, tel que ce récit fut écrit dans un comté perdu des États-Unis et rejeté par l'Amérique ; il ne le discerne pas dans l'événement majeur qui frappa l'Occident en Europe, la Révolution soviétique : ce récit-là est manquant. Cependant, à partir des jours où nous sommes, il remonte le temps sur la courte distance qui nous sépare de la vie et la mort de l'URSS — trente ans tout de même —, et il pense avoir trouvé le point : mais, là où Rousseau cherchait l'événement plein qui fonda nos sociétés — il ne le trouva pas —, Bergounioux postulera et racontera un moment vide, celui où en effet le Récit de la révolution soviétique fut possible, et n'eut pas lieu. Il le trouve, nous et lui sachant que c'est par une affabulation.

 

La péripétie dans la lecture consiste à retourner le volume. Le récit positif de l'absence du Récit, c'est Le Baiser de sorcière. Le 29 avril 1945, en formations par quatre, une colonne de chars pénètre dans Berlin déjà presque éventrée. Ce sont des JS 2 : des tanks Joseph Staline de la deuxième génération, dotés de leurs munitions pour le combat de rues, conçus justement pour la dernière bataille de la guerre (les JS 3 sont là mais ils ne seront pas engagés). Dans « le char n° 103, baptisé “Karl Liebknecht” », du nom d'un martyr allemand de la Révolution, venus de plusieurs nations de l'URSS et de toutes sortes de métiers, Oleg, Stepan, Ilya et Alexeï, sous le commandement d'Ivan. Aux abords du Tiergarten, du Reichstag et de la porte de Brandebourg — non loin, dirais-je, de l'université de Berlin où Hegel professa, et qui conserve, comme monument historique, inscrite en son hall par décision du Parti communiste de la RDA, la thèse 11 de Marx sur Feuerbach : « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kmmt drauf an, sie zu verndern, les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer » —, en liaison avec leur infanterie, violemment secoués à chaque départ de feu, les chars écrasent de leurs obus spéciaux immeubles et barricades. Dans un confinement de graisse, de gaz chauds, de sueur et de vomi, l'équipage crève de fatigue et de peur. Un jour et une nuit. Au matin du jour suivant, le combat a cessé, rien ne bouge plus, on reprend souffle. Seul des quatre chars engagés ensemble, « Karl Liebknecht » revient de l'enfer. Il attend les ordres.

Qui a le droit de raconter la Révolution ?

À cet instant du récit, une pensée vient concrétiser le moment, une pensée naît à Ivan, une dialectique surgit à son esprit comme une visitation :

Pour la première fois dans l'Histoire, la force de combat, qui n'est jamais que la force de travail appliquée à une besogne négative, à une désutilité calculée, massive, possède l'aptitude à formuler le réel comme expérience du présent, sur site. La généralisation de l'instruction primaire, l'ouverture de l'enseignement secondaire dans les pays développés, restituent aux acteurs le contrôle de la narration qu'ils avaient abandonné, dès l'origine, à la caste lointaine, fermée, orgueilleuse des lettrés.

Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de la narration (jusqu'aux écrivains à manchettes du XVIIIe siècle français, et jusqu'à Homère), rien justement n'était arrivé comme cela. Parvenu au repaire de l'ennemi absolu, un Ivan se retrouve à la fine pointe où concourent dans la carapace de son blindé, dans son propre corps et à travers celui de son équipage, dans son expérience et dans sa pensée : toute la force industrielle de l'Union et tout son système d'enseignement, toute son organisation soviétique, toute sa résolution morale, politique, philosophique, tout l'efficace de la pensée de Marx, actualisée en 1848, puis en 1871 à Paris, puis de manière décisive par le génie pragmatique de Lénine en 1917, et représentée en ce jour dans l'icône de Staline habillé en maréchal.

Sur l'instant, Ivan décide qu'il va écrire lui-même le récit de cette action, le soustraire aux fonctionnaires appointés de la narration, réaliser ainsi et ensemble la pensée de ce moment — son action et son expression —, et réaliser en fait et en esprit la Révolution de 1917, la dialectique de Marx et l'Histoire tout entière :

Il pense qu'il pourrait le fixer [le sens de ce moment], lui, parce qu'il sait ce qui s'est passé. Il y était. Il s'y trouve encore, même si le fracas et la poussière retombent, qu'on entre dans l'après. Et pour le cas où les bonzes du Commissariat à la Culture trouveraient à redire à ce que lui, Ivan, dix-huit ans, commandant de char, a personnellement rapporté de sa descente dans l'antre de la bête, il compte en dédier le récit au Camarade maréchal Giorgi Joukov.

À l'instant où « Karl Liebknecht » reçoit l'ordre de faire mouvement, d'un immeuble dévasté, les deux servants d'un panzerfaust (« deux gamins terrifiés du Volksturm ou deux SS épuisés, farouches, sans espoir ») l'ajustent, la charge creuse pose sur le blindage le petit orifice noir de son baiser de sorcière, tout est calciné à l'intérieur. Morts ou vivants, les tireurs n'auront jamais su qui ni ce qu'ils ont tué. Deuxième mort de Karl Liebknecht, et mort de la Révolution de 1917.

Il n'y aura pas de récit de la chute de Berlin comme le point clé de la Révolution mondiale, sauf, innombrables et vains, par les académiciens à casquettes de Staline et par les fonctionnaires à la culture des partis frères.

Serait-ce un accident, une coïncidence bête, « un malheureux hasard » ? Est-ce le fait, version noire de la Légende dorée, que le Bon fut remplacé inopinément par le Méchant ? Non, c'est un événement comme bien d'autres, de ceux qui viennent contredire ironiquement les bulldozers conceptuels et les prévisions des pensées uniques, notamment de celle-ci, soi-disant la dernière et la mieux armée pour mettre fin justement à la puissance inhumaine de l'événement. L'événement se moque bien de la dialectique hégélienne revue par Marx, de l'ingéniosité de Lénine à saisir le kairos qui devait mettre fin d'un seul coup à l'Histoire, du génie bureaucratique et cynique de Staline à exécuter le dessein : procurer pour toujours à l'humanité par elle-même rassemblée la maîtrise de son destin.

Ivan meurt sur place parce que, de toutes façons, il aurait fini à l'archipel du Goulag, tandis qu'un autre officier de l'Armée rouge, un artilleur retour de guerre, va se faire condamner à des années de camp. Cependant, bien qu'Une journée d'Ivan Denissovitch et La Roue rouge n'aient pas été pour rien dans l'implosion de l'URSS, Soljenitsyne n'entre pas dans le plan de Bergounioux : c'est qu'il ne se situait plus dans la perspective de Marx et que, sans doute, il ne fit que défaire ce qui déjà de lui-même se défaisait.

Dans la vignette du Récit absent, Staline fait un pied de nez. À qui, à quoi, sinon à toute pensée souveraine de l'Histoire ? Dans la vignette du Baiser de la sorcière, une photo du char 103, mais qui n'est pas prise sur un fond de ruines. Comme beaucoup de célèbres images guerrières, elle fut posée à loisir et peut-être même rectifiée. Après avoir fait Budapest et la campagne du Sinai, les chars de la propagande sont faits pour la ferraille, et les pragmatiques rigolards s'en vont au néant, tout comme les pensées trop bien armées.

Il y a autre chose. Un récit, en lui-même, est bien un événement de pensée. Mais justement, entre l'idée de l'écrivain, qui se saisit de lui un jour dit, et la réalisation de son texte, il y a place pour l'aventure et la mésaventure, pour l'échec. Des plus avertis qu'Ivan le savent d'expérience, parmi lesquels, on s'en doute, Pierre Bergounioux, mais aussi le jeune Chateaubriand, le jeune Victor Hugo… Une distance sépare l'idée de son effectuation, dans laquelle le temps joue de ses tours à la plus forte intention de pensée. L'écriture d'un récit est elle-même une action, soumise donc à la circonstance et à la fortune, à l'adversité, à la fatigue et à la mort. Tirée du fond de la barbarie, une fusée anéantit en un instant la pensée qui allait réaliser, sous la forme pure et simple d'un récit, le vœu ancestral d'humanisation de l'humanité. Mais déjà, quand l'événement rattrapa Ivan, la poussière du combat était retombée, on était « dans l'après » : comme la chouette de Minerve, comme l'Histoire de Michelet, le récit vient toujours plus tard, ou ne vient pas.

 

On voudrait objecter que, moins de quatre mois plus tard, l'équipage du B-29-45-MO Enola Gay déposa en un point du Japon la fleur mortelle de toute la puissance américaine en tant que puissance du monde et que, sans doute, cette affaire-là fut encore plus décisive et de plus lointaine portée que l'infortune du « Karl Liebknecht ». Que, le matin du 10 août 1945, après la deuxième bombe, le photographe Yamahata, envoyé en mission pour rendre compte de l'événement, à la vue de l'impensable pensa peut-être qu'il allait faire à Nagasaki les dernières photos de guerre de toute l'histoire des guerres depuis qu'on en a tiré des images. (Dans Sarinagara, 2004, Philippe Forest entreprend de raconter la journée de ce photographe.)

Objections plutôt vaines, car elles s'adresseraient en l'occurrence à une fable et non à un récit soi-disant scientifique ou à une histoire patentée de la littérature : on ne réfute pas les fables.

En effet, il y a ici deux fictions et non pas une seule. L'un des récits raconte la féerie funèbre du tank « Karl Liebknecht » et de ses occupants prisonniers d'une carapace appelée Joseph Staline et offerts tout vivants au baiser brûlant d'une sorcière ; l'autre reprend le récit familier de l'auteur, lequel enjambe ironiquement toute l'histoire de la littérature, d'Homère à Faulkner et désormais à Ivan. Dans la légende personnelle de Pierre Bergounioux, il y avait Sanctuaire, le livre surgi dans la bibliothèque de Brive au scandale de l'adolescent (cela raconté dans La Mort de Brune, 1996) ; il y aura maintenant un récit qui ne fut pas écrit.

En vertu du pouvoir des fables et du plaisir qu'elles administrent, l'écrivain fait à bon droit ce que son invention lui suggère, y compris, inadvertance ou plaisanterie, situer Berlin quasiment sur la rive de l'Oder — pour créer un effet d'unité de temps : deux nuits et un jour entre le franchissement de la frontière et la prise de Berlin. Tel est l'arbitraire dont il use, comme La Fontaine faisait parler les animaux et même les buissons, pour faire entendre des vérités qui ne relèvent pas des armes de la dialectique, ni surtout de la dialectique des colonnes blindées. Comme il y a deux fables du Bûcheron et la mort, il y a, dans Bergounioux, tête-bêche, deux fables de l'action humaine, ou bien encore une fable et sa morale fabuleuse — mais laquelle est la morale de l'autre ? —, inséparables.
L'heure n'était plus à une prière sur l'Acropole ni à ensevelir la déesse dans une prose bien balancée. Fin des illusions, commencement de la sagesse ?

 

**

 

Cette fable à la beauté entêtante et triste, Pierre Bergounioux l'a écrite, effectuée. Une autre, Les Onze, l'a été par Pierre Michon. Tous deux sont nés entre 1945 et 1950, non loin l'un de l'autre. Était-ce le bon moment et le bon endroit pour venir au monde ? Il faut le croire.

Le premier a traversé le marxisme. Il lui doit l'ouverture qui le sauva de la mort en lui proposant la voie d'un savoir et même du savoir. Il dépouille tous les jours tous les livres. Il alla tous les automnes à la fête de L'Humanité. Il vécut le déclin de l'Idée et la chute de l'URSS.

Pierre Michon traversa, à sa manière, espiègle et ironique, comme sans les voir mais en les éludant chacun, tous les problèmes de sa génération : théorie de la littérature et proclamations programmatiques, dominance de la politique et de la psychanalyse, jargons divers et éphémères… À ce titre, il est lui aussi l'écrivain de sa génération. À ce titre et de manière détournée, inattendue, il a rencontré l'énigme de la Révolution française, non comme un problème mais comme l'image énigmatique de sa propre vie et de la vie. Sorti du malheur par l'invention des Vies minuscules et par les récitations chaotiques de Booz endormi, il invente les vies majuscules du Peintre absolu et de son Tableau mondialement connu des Onze, dans lesquels il prend soin de fondre Robespierre pour que cette figure n'offusque pas le mur de réel que sont la Révolution et la vie, quand ce mur s'opose à tout mouvement, sauf à ceux d'une écriture subtile et dansante, insinuante.

 

La Révolution française, ainsi que la révolution soviétique, posent la question de leur sens — certains diront de leur mystère —, et c'est peut-être leur seul rapport. Pendant un temps, on a voulu croire que la deuxième, censément toute transparente en elle-même à l'explication d'elle-même, était la clé évidente de la première. Depuis Chateaubriand, qui fut le premier à écrire sous la tempête de la Révolution française, tous ces livres nous rappelleraient à cette vérité : que les deux grandes Révolutions de l'ère contemporaine ne relèvent, finalement et encore, jusqu'ici, pour le siècle XXIe, que de l'écriture.

La vocation des écrivains, c'est de créer des images qui se regardent, elles-mêmes entre elles, bizarrement et obscurément et nous regardent, nous tous lecteurs. La leçon de ces images fabuleuses, c'est à chacun de la tirer.

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En manière de conclusion : Du style

Dans l'histoire du monde, la Révolution française a le goût inimitable et indicible, ambivalent et fatal des premières fois. Et le plus fort ou le plus beau, c'est qu'elle l'a conservé jusqu'à nous.

Le trait de lumière qu'elle fut et l'ampleur de son œuvre, et son caractère d'inachevé ; la dimension universelle des débats et des actions, qui ne visaient pas moins que la liberté et l'égalité entre tous les hommes — c'est-à-dire une forme inouïe du bonheur ; la rencontre de la guerre intérieure et des guerres extérieures ; la violence et la confusion des affrontements, leur brutalité et leur férocité et leur montée presque immédiate à la vie à la mort ; la rencontre des plus grandes possibilités de l'homme et des dernières bassesses ; l'invention d'une politique de la terreur par le maniement de la mort ; dans la langue et la parole, les mélanges de la rhétorique, de la haute éloquence et de la barbarie : tout cela constituait et continue de constituer une provocation à la raison et même à toute pensée.

 

Passé l'effet de la sidération, la pensée s'organise pourtant, avec ses moyens, comme elle le fait toujours en présence de ce qui la provoque : aux inventions de la Révolution, elle réplique par la diversité et la créativité de ses écritures. Il y a dans la pensée une curiosité et une ténacité, une recherche de nécessité mais aussi un attrait à la fatalité, tout cela prodigieux, que les écrivains mettent en œuvre : inscrivent dans les contraintes des formes littéraires. C'est leur manière à eux de défier le hors normes de ce qui arrive, à travers l'affrontement à une réalité tout autre mais tout aussi obsédante et exténuante : le monde de la langue et de la littérature.

Dans cet affrontement, l'écrivain sait où, quand et comment il a tenu le pas gagné, ou échoué.

 

Chacun des écrivains s'engage dans son style comme le dit la phrase de Buffon, devenue malheureusement un truisme pliable à tous les points de vue : « Le style, c'est l'homme même. » L'écrivain, c'est l'homme en tant que tel, entre les autres hommes et s'adressant à eux. Bien plus profondément que son caractère ou sa biographie ou les déterminations de son existence sociale, cet homme-là, c'est quelque humain qui se fait écrivain en suivant ce que Buffon appelle son génie :

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront ; parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même ; le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer […]. Or un beau style n'est tel en effet, que par le nombre infini de vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet[28].

Rien là que de classique : une qualité du style que les orateurs et grammairiens anciens décrivaient sous le nom d'energeia, l'énergie. Au regard de l'immortalité, le style dévoile la vérité des choses, des êtres et des événements, et il n'est de vérité que si les choses sont relevées de leur absence de sens (de leur insignifiance) par le génie d'un homme, entendons par la faculté naturelle et propre qui habilite tel homme à les écrire telles qu'elles sont, pour l'intelligence et l'utilité de tous.

Et ceci, dans son Discours sur la nature des animaux (1753) :

L'imagination est une faculté de l'âme. Si nous entendons par ce mot imagination la puissance que nous avons de comparer des images avec des idées, de donner des couleurs à nos pensées, de représenter et d'agrandir nos sensations, de peindre le sentiment, en un mot de saisir les circonstances et de voir nettement les rapports éloignés des objets que nous considérons, cette puissance de notre âme en est même la qualité la plus brillante et la plus active, c'est l'esprit supérieur, c'est le génie. (ibid., p. 470)

Dans l'âme, le génie ; dans l'âme d'un homme qui n'attend plus son salut de quelque grâce mais qui joue le destin de sa pensée sur ses propres forces, au regard de quelque événement qui l'aura touché en son humanité.

Ainsi, bien loin presque à tous les égards de la Révolution française, la littérature des camps s'affronte à un événement qui affecta l'espèce humaine. La littérature s'en trouva elle-même contestée et approfondie. Henri Scepi :

Bien qu'elle y concoure, la dimension littéraire ne tient pas exclusivement à un surcroît d'élaboration, de raffinement ou de construction méditée : elle excède toujours largement la dimension de l'art nécessairement défini comme technè, savoir-faire ou rhétorique pour la reverser tout entière du côté d'un versant existentiel et destinal o vie et écriture se lient de façon solidaire, indéfectiblement. […] Les camps, comme situation historique et conscience individuelle et collective, « ouvrent » ainsi dans l'espace littéraire non pas un répertoire nouveau mais un lieu nodal o la littérature et ses possibles se réfléchissent et se ressaisissent[29].

Parmi les possibles de la littérature, il y avait donc, entre autres, L'Espèce humaine de Robert Antelme ou Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo…

Immense effort de l'imagination, comme puissance intime de discernement et d'ordonnancement. La réponse des écrivains à la puissance énigmatique des événements, c'est l'énergie qu'ils déploient dans leur style. C'est la vigilance de la pensée et l'effort de cohérence qu'ils s'imposent, la responsabilité continuelle — exactitude, rigueur et lisibilité — à l'égard du commanditaire inconnu qu'est et que sera tout lecteur de leur livre, dans la considération constante de cette autre réalité que la langue même oppose aux volontés de leurs inventions — spécialement la langue française, dans sa pauvreté en mots et la sévérité de sa syntaxe. C'est la fraîcheur de l'inspiration et son intransigeance, ensemble maintenues.
L'énergie, dans l'âme, est la capacité à établir  ou rtablir  un concert de valeurs. Dans l'écriture, le style est la marque de cette capacité.

 

Robespierre n'est pas le défenseur du peuple, il est le peuple, il est la Vertu, il est la Révolution, purement et simplement. Il récuse tout gouvernement de la Révolution. Il n'a pas d'imagination, il ignore les lois de validité des images et toutes espèces de médiations. En lui, l'énergie tourne à vide. Il est un bloc de confusion, de déni et de peurs, que les écrivains s'efforcent de percer à jour.

Dans les écrivains, autant d'imaginations que de tempéraments, ce mot entendu dans le sens de ce qui arbitre en chacun d'eux entre ses dispositions à l'égard de lui-même et du monde. Il y a du sérieux et du réfléchi, du jeu et de l'ironie, du religieux et de la science, du brûlant et du glacial, autant que de tempéraments et d'âmes parmi les hommes. Michelet réunit en lui-même la plupart de ces climats.

Dans son chantier ouvert à tous les vents, au début de cette année 1853 qui verra la fin de son entreprise si tout se passe bien, et au moment d'aborder l'année 1794 qu'il a encore à écrire, par un trait de style il porte les tempêtes d'hiver sur les collines de Nantes dans les orages de la Révolution, et le moment fatal de la Révolution française dans cette page-là de son livre : « Bien des choses qui me restaient incomprises, m'ont apparu claires ici dans la révélation de ces voix de l'Océan. » Là, son inspiration reprend son souffle avant le dernier effort de la narration : de l'air, je sais ce que je fais et où je vais.
De même que l'énergie dans la Révolution française et dans les vents de l'Atlantique, de même l'énergie du style dans Michelet appartient à l'ordre de la nature. Le génie qu'il écoute en lui-même comme l'une des voix de la Nature, c'est celui de son style, c'est son style.

 

Le « Il était une fois… » des contes sied toujours à la Révolution française, et jusqu'ici les conteurs ne lui manquent pas ni leurs justesse et justice à eux. Lui manqueront-ils un jour ? C'est aux écrivains de le dire. La force de la Révolution française, c'est de mettre constamment et jusqu'ici la littérature au défi de ses propres forces. Car, semble-t-il, il n'est pas encore apparu, en matière de révolution, le poète « vraiment résolu à n'ouvrir la bouche que pour dire “Il y aura une fois…” » (André Breton).

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NOTES


[1] Büchner, lettre à Gutzkow, Œuvres complètes, éd. Lortholary, Seuil, p. 531.

[2] Ran Halévi, « La Révolution française : histoire et mémoire », dans Le Débat n° 2020/3, 210, p. 133-134.

[3] Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1974, où ce livre accompagne le Génie du christianisme. Je renvoie à cette édition.

[4] Victor Hugo, Cromwell, édition comportant la pièce et sa préface, Chronologie et introduction par Annie Ubersfeld, Paris, Garnier-Flammarion, 1968. Je renvoie à cette édition.

[5] Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon. Étude sur le théâtre d'Hugo de 1830 à 1839, Paris, José Corti, [1974]-2001.

[6] Georg Büchner, La Mort de Danton, Léonce et Léna, Woyzeck, Lenz, traduction et présentation de Michel Cadot, GF Flammarion, Paris, 1997. Je fais confiance à cette traduction.

[7] Camille Desmoulins, Le Vieux Cordelier, édité et présenté par Pierre Pachet, Belin, 1987. Même dans le n° 7 de son journal, que le libraire Desenne refusa d'imprimer, Desmoulins ne se risquait pas à de telles attaques contre Robespierre.

[8] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier Flammarion, 2 volumes. Ici DA.

[9] Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, édition dirigée par Françoise Mélonio et Laurence Guellec, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2003, lettre à Charles Stöffels du 31 juillet 1834, p. 301-304.

[10] Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, éd. citée, p. 801.

[11] Jean-Claude Lamberti, dans l'Introduction à son édition : Tocqueville, Œuvres, II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1992, p. ix.

[12] Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, éd. citée, p. 908-909. Cité par Jean-Philippe Domecq, « La littérature comme acupuncture », dans Robespierre, derniers temps, Folio histoire, 2011, p. 355.

[13] Claude Lefort, Écrire. À l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 61-62.

[14] Hugo, Quatrevingt-treize, GF Flammarion, 2002, édition de Judith Wulf.

[15] Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Paule Petitier, 2 tomes, 2019. Je renvoie à cette édition.

[16] Évangile de Jean, prologue : « En lui [le Verbe] était la vie, et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue » (trad. du chanoine Crampon, 1864-1894).

[17] Michelet, « Les tombes de la Révolution », Histoire de la Révolution française, éd. cit., tome II, en appendice, p. 1101-1106. Ce texte fut écrit entre 1852 et 1855, et publié seulement en 1888, par l'épouse de Michelet.

[18] Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, [1904, 1922-1924 et 1968-1972], réédition Paris, Les Éditions sociales, 4 volumes, 2014-2015.

[19] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Folio Histoire, 1978. Les références renvoient à cette édition.

[20] Mona Ozouf, préface à François Furet, La Révolution française, La Révolution française (ensemble de ses écrits sur la Révolution), Gallimard, coll. Quarto, 2007.

[21] Article publié dans la revue Le Débat (novembre-décembre 1989), repris dans François Furet, La Révolution en débat, Folio-Histoire, 1999, p. 188 puis dans La Révolution française, ouvr. cité, p. 935.

[22] Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, coll. L'Esprit de la cité. Des hommes qui ont fait la France, Gallimard, 2018.

[23] Jean-Philippe Domecq, Robespierre, derniers temps, édition revue et augmentée de La Littérature comme acupuncture, Gallimard, coll. Folio histoire, 1984-2011. Ici, LCA.

[24] La Littérature comme acupuncture explicitera longuement les motifs du recours à l'esthétique de Rosi (LCA, pp. 381-389).

[25] Sous le titre de « La Fête de l'Être suprême et son interprétation », Domecq traitera à part cet événement. Cette analyse, d'une facture plus classique, fut publiée en 1989 dans la revue Esprit, au titre du bicentenaire de la Révolution, et elle a été reprise dans le volume de 2011, p. 295-347.

[26] Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009.

[27] Pierre Bergounioux, Le Baiser de sorcière/Le Récit impossible, Argol, 2010.

[28] Buffon, Discours de réception à l'Académie française (1753), couramment appelé « Discours sur le style », dans Œuvres, Gallimard, Bbl. de la Pléiade, 2007, p. 427.

[29] Henri Scepi, préface à L'Espèce humaine et autres écrits des camps, Gallimard, Bbl. de la Pléiade, 2021, p. XVIII et XXV.

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