Pierre Campion. La Littérature au défi de la Révolution française.
Entre le 1er septembre et le 20 octobre 2021, j'ai publié par chapitres un livre sous le titre
La Littérature au défi de la Révolution française.
Le voici désormais complet et disposé pour le Web.
Usant des possibilités de l'internet, j'apporterai des corrections ou des modifications au fil du temps.
Ainsi, le 8 décembre 2021,
un complément dans la conclusion de l'essai.
© : Pierre Campion.
Mis en ligne le 4 novembre 2021.
Complété le 8 décembre 2021.
Pierre Campion
La Littérature au défi de la Révolution
française
Essai
TABLE DES MATIÈRES
- Introduction
- Chapitre 1 Chateaubriand, Essai sur les
révolutions.
L'apprenti à l'œuvre
- Chapitre 2 Victor Hugo, Cromwell et sa Préface.
« Un solitaire apprentif
de nature et de vérité »
- Chapitre 3 Georg Büchner, La Mort de Danton.
La Révolution française vue d'Allemagne en 1835
- Chapitre 4 Alexis de Tocqueville : De la
démocratie en Amérique. Le sens du paradoxe
- Chapitre 5 Victor Hugo, Quatrevingt-treize.
Un drame sans dénouement
- Chapitre 6 Jules Michelet, Histoire de la
Révolution française. « Je rentre en moi »
- Chapitre 7 Jean Jaurès, Histoire socialiste
de la Révolution française. Autour d'un pont (intermède)
- Chapitre 8 François Furet, Penser la Révolution française.
Écrire l'histoire en historien
- Chapitre 9 Marcel Gauchet, Robespierre.
L'homme qui nous divise le plus. Désenchanter Robespierre
- Chapitre 10 Jean-Philippe Domecq, Robespierre, derniers temps.
Un « apprenti être humain »
- Chapitre 11 Deux fables. Pierre Michon : Les Onze et
Pierre Bergounioux, Le Baiser de sorcière/Le Récit impossible
- En manière de conclusion : Du style
Introduction
À part Shakespeare
tous les écrivains sont en face de l'histoire et de la nature comme des
écoliers.
Georg
Büchner, 1835.
La Révolution française : l'événement est bien
documenté, les faits sont désormais connus pour l'essentiel, il a été arpenté
dans tous les sens, sa bibliographie est immense, dans de nombreuses langues.
Apparemment, il ne promet plus beaucoup de découvertes sensationnelles ni même importantes et les chercheurs s'en détournent,
paraît-il. Ran Halévi, qui pense
pouvoir noter « le déclin des études révolutionnaires », l'explique
avant tout par des « raisons d'ordre intellectuel », par « l'extraordinaire
difficulté à unifier le sens d'un événement incommensurable, protéiforme,
saturé d'interrogations, toujours les mêmes, qu'il est si malaisé de mettre en
résonance pour en dégager une idée d'ensemble » :
Comment se noue la dynamique éradicatrice de 1789 à tous les
niveaux – politique, idéologique, populaire – qui lui donnent de
concert sa fulgurante énergie ? […] Comment rendre raison de l'ambition
vertigineuse, théorisée, délibérée, poursuivie coûte que coûte, de créer tout à
la fois une nouvelle société, un nouveau régime, un nouvel espace national et
même une grammaire du temps ?
On ne peut dire que ces questions inépuisables intéressent en priorité les
historiens qui travaillent encore sur la Révolution.
Requis par d'autres tâches et d'autres préoccupations plus
urgentes, nos historiens de métier auraient donc abandonné le travail de
comprendre la Révolution telle qu'en elle-même. Les historiens peut-être, mais
pas tous les écrivains.
Dans les vies, tout événement, historique ou non, si petit
et de si peu de conséquences soit-il, si peu d'hommes qu'il touche et si
privément, est un défi à la pensée, car strictement, par étymologie et par
définition il survient contre l'attente. Il n'est déductible ni d'événements
précédents ni selon la logique d'un discours réglé. Tout événement
stupéfie l'esprit ; la littérature, elle, sait dire l'événement.
À plus forte raison quand il s'agit de la Révolution
française. Voilà un mouvement d'une complexité extrême, mis en œuvre par de
nombreux acteurs souvent groupés en factions, dont les développements à la
portée incalculable échappent immédiatement aux intentions et à l'improvisation
de ces acteurs et de leurs groupes, et montent en moins
de cinq ans aux extrêmes de la violence. Voilà une œuvre immense et toujours
inachevée. Cet événement substitue un monde d'organisation sociale et politique
à un autre monde. Il tourne à la guerre, extérieure et intérieure. Il
bouleverse toute une culture et toute une pensée et jusqu'à l'ordre des
calendriers. Il ébranle tout de suite l'univers politique et intellectuel de
l'Europe et de l'Amérique.
D'où provient l'énergie prodigieuse qui anime la Révolution
française ? Et comment s'est perdue en quelques mois l'énergie qui avait
créé l'Ancien Régime millénaire de la France et qui le faisait se tenir jusque
là ? L'énergie surgit à contretemps ; elle n'est ni une entité, ni
une cause ni un effet ; c'est une disposition transitoire des êtres, des
organismes grands ou petits et des événements. Celle de la Révolution française ne
se mesure qu'à ses effets,
proches et lointains, insoupçonnés et encore insoupçonnables.
À son avènement, la Révolution française forme immédiatement
un défi à la littérature. De tous côtés, en France et à l'étranger, on en écrit,
sous toutes les formes, du pamphlet à l'œuvre philosophique, pour ou contre — Burke, Irlandais et député des
Communes anglaises, dès 1790, fait les deux. Cet effet demeure pendant tout le
XIXe siècle, se renouvelle au XXe siècle et parvient
jusqu'à nous : d'où vient que des écrivains, depuis l'événement et jusqu'à
maintenant, écrivent sur la Révolution française, d'où provient l'énergie
qu'ils engagent dans leurs livres, à l'égard de celle de la Révolution
française ?
À grande dépense d'écriture, ces écrivains, dès le début,
cherchent la clé d'un secret : trouver le début et la fin d'un drame, la
formule de cet événement, sa vraie
figure, en un mot sa Raison.
Quels livres, quels écrivains ? Je retiens douze
œuvres, dans cinq générations d'écrivains. Parmi ces œuvres, deux seulement
d'historiens stricto sensu :
Michelet et Furet.
- Chateaubriand,
pour son Essai sur les révolutions
(1797), parce que, ayant vécu la Révolution et combattu contre elle, il est l'un des premiers à avoir
recherché son sens.
- Victor Hugo, deux fois nommé,
pour Cromwell et la Préface de Cromwell (1827) et pour Quatrevingt-treize (1874), parce qu'il
l'a d'abord cherchée où elle n'était pas et comme il ne fallait pas ; puis
qu'il l'a trouvée, tardivement, dans l'espace romanesque de ses hantises.
- Alexis de
Tocqueville, pour De la démocratie en
Amérique (1836 et 1840), parce que cet aristocrate, de famille et de style,
a su la trouver où on ne l'attendait pas.
- Jules Michelet,
pour son Histoire de la Révolution
française (1847-1853), parce qu'il a fondé l'écriture de l'histoire, pour
répondre à un appel de la Révolution qu'il croyait définitivement perdue.
- Sensiblement de la même génération que Michelet,
Tocqueville et Hugo, mais écrivain allemand, Georg
Büchner, pour sa Mort de Danton
(1835) parce qu'il regarde la Révolution française en dramaturge, comme Hugo,
mais que lui ne la manque pas.
- Jean Jaurès,
pour son Histoire socialiste de la Révolution
française, publiée entre 1901 et 1904, que rééditèrent Albert Mathiez en
1922 et Albert Soboul entre 1968 et 1972, parce que Jaurès
devait, aux yeux de l'historiographie marxiste, faire le pont entre elle et
Michelet.
- François Furet,
vingt ans en 1947, pour son Penser la
Révolution française (1978), seul ici dans sa génération, parce qu'il est
le seul à avoir vécu dans l'aura
encore intacte de la Révolution de 1917 puis dans les signes de son épuisement.
- Marcel Gauchet,
pour son Robespierre, l'homme qui nous
divise le plus (2018), parce qu'il cherche dans la vie politique de la
France les raisons de notre dissensus et
qu'il pense les avoir trouvées en
remontant à un manque dans la politique de Robespierre.
- Jean-Philippe
Domecq, pour son Robespierre derniers
temps (1984), Pierre Michon, pour
Les Onze (2009) et Pierre Bergounioux, pour Le Récit absent-Le Baiser de sorcière
(2010), parce qu'ils passent à la fiction : à la parabole ou à la fable.
Quelques-unes de ces études étaient déjà parues sur ce site,
plutôt comme des comptes rendus. Elles ont été complètement récrites :
d'être ainsi placées dans une certaine perspective et confrontées les unes aux
autres, les œuvres changeaient de sens.
Ainsi réunis, chacun sous son angle et selon son style, et
au gré de son époque, ces livres croisent entre eux des problématiques
différentes ou même opposées autour de figures, d'entités et d'images obsédantes,
d'événements, de lieux, de noms foisonnants, tous se rapportant à un événement
qui porta et qui continue à porter en lui-même, de manière flagrante,
l'irrationnel de l'Histoire universelle. Ces noms et ces événements :
Robespierre, Danton, Saint-Just, mais aussi des personnages
moindres (Necker, Fouché, Tallien, Fouquier-Tinville, Vergniaud, Charlotte
Corday ou Manon Roland…) et puis des utilités
innombrables.
Les États généraux.
Lyon et Nantes, la Bastille et la place de la Révolution,
Paris en soi.
Les prisons et la guillotine. Quelques massacres.
Les Jacobins et les Cordeliers. La Gironde et la Vendée. Les
sections de la Commune de Paris.
Valmy, Fleurus, Wattignies, Jemmapes. Les noms de Dumouriez
(la figure du héros passé à l'ennemi), Kellermann, Kléber… L'ombre portée de
Bonaparte.
La mort du Roi.
Les journées qui n'ont pas besoin de décliner leur
année : le 14-Juillet, le 4-Août, le 10-Août, le 2-Septembre, le
21-Janvier, le 31-Mai, la fête de l'Être suprême, le 9-Thermidor…
Toute cette matière reparaît diversement d'un livre à
l'autre pour former, dans et selon l'imagination de leurs lecteurs, une comédie
humaine où, à tout moment, le comique le dispute au tragique, la grandeur à la
mesquinerie, la trahison à la fidélité : un complexe d'écritures qui
pourrait constituer une réponse chorale et pas si discordante de la littérature
à l'une des inventions les plus provocantes de l'Histoire.
Dans le choix proposé ici, entre, d'une part, le premier
livre de Chateaubriand et, d'autre part, l'analyse de Marcel Gauchet et
l'espèce de roman de Pierre Michon, on trouvera tous les genres de la
littérature : l'histoire, le théâtre, l'essai, le roman, la fable…
Certains de ces livres, et même peut-être tous, prennent la forme de tentatives
de la pensée en présence d'un phénomène monstrueux, ce terme pris dans
l'acception ambivalente de la merveille et de la catastrophe.
Comment la Révolution française surgit-elle et quand
finit-elle ? C'est l'un des débats agités dans ces livres et notamment
dans les plus récents. Peut-être justement le seul fait de leur existence prouve-t-il
que la Révolution française n'est pas terminée, tant qu'elle impose à des
écrivains un défi de pensée et qu'ils y répondent diversement.
Les questions que ces livres posent : qu'est-ce
qu'écrire de la Révolution française ? Qu'est-ce que la littérature, dans
ces écrivains, a bien à voir avec cet événement-là ?
Et, beaucoup plus improbable encore : que peut-il bien
se passer dans l'inconnu d'une pensée d'écrivain aux prises avec la Révolution
française ? Dans la pensée et dans la vie d'un écrivain qui s'expose à
l'écrire, pour la première fois après l'événement, ou encore une fois et bien
après la Révolution ?
Que se passe-t-il au moment, vers 1975, où Furet
écrit : « La Révolution française est terminée » ? Il sent bien
que par là il agresse deux générations d'historiens français, parmi lesquels
ses maîtres, qu'il ébranle le dogme qui enchaînerait désormais 1789 à 1917,
qu'il défie les camarades d'un Parti auquel il a appartenu et aussi toute une
intelligentsia dans laquelle lui et ses amis avaient déjà leur place réservée.
Mais le sait-il vraiment ? Il va l'apprendre.
Et Domecq, en 1984, quand il regarde le personnage de
Robespierre, haï dans les siècles des siècles, qu'il choisit de le prendre par
le côté définitivement énigmatique de ses derniers jours : de son silence
et de son inaction au dernier moment ? Quand il va, par nécessité, de ses
questions à une théorie du style et de la littérature ? Entre ces problèmes,
il se déplace en déployant ses incertitudes mais selon une construction le plus
possible méditée.
Et Chateaubriand, en 1826, quand l'illustre écrivain, qui
n'a déjà plus rien à prouver, entreprend la publication de ses Œuvres complètes ? Que va-t-il faire de son premier
ouvrage, l'Essai sur les révolutions
de 1797, de ce livre chaotique, insensé et blasphématoire ? L'exclure, ou
bien l'admettre, moyennant un sévère examen de passage ?
Et Tocqueville, gravement malade dans une cabane en rondins
au bord du Mississippi embâclé dans les glaces ? Pensait-il à l'édifice
compliqué de sa Démocratie en Amérique,
qu'il avait peut-être déjà en tête, à sa vision de la France
— effacée peut-être avant d'avoir été écrite —, à une
construction dans laquelle l'égalité serait une exigence séculaire qui n'allait
pas de soi, à une passion des rois puis d'une Révolution qui n'a pas eu lieu
pourtant dans l'Amérique des Droits, puis à ses effets encore à venir ?
Dans la nation, à une passion dévorante pour l'égalité, ravageuse et nécessaire,
guidée par la Providence divine ? Était-ce bien la peine de venir jusqu'au
fond de l'Amérique si ce devait être pour rien ?
Et Michon, quand il décida de s'inventer le tableau des Onze
et, forcément, le peintre de cette toile, qu'il dota d'une biographie, tout
cela aventuré qu'il décida de soutenir de sa phrase, à lui, Michon ?
Cependant que, au même moment, Bergounioux, désespérant de la Révolution
soviétique, affirma qu'il connaissait, lui, Bergounioux, le secret de cet
immense échec : la mort au combat d'un jeune tankiste de l'armée Joukov, à
la toute fin de la bataille de Berlin.
À ces questions, nous avons bien, ici ou là, quelques
réponses sous forme de confidences lâchées dans quelque partie de leur œuvre ou
dans quelque entretien. Ces questions sont-elles si vaines ? Pas
forcément, si nous les adressons non pas à telle biographie ou à tel inconscient
mais à un faire d'écrivain. Car nous disposons de ce que
nous répondent clairement l'ordre ou le désordre de
leurs livres, leurs images et leurs mythes, le phrasé de leurs phrases…
Ce sont des chantiers, souvent. Par exemple, le livre de
Furet, pièces et morceaux, ou celui de Michon, qui crut ne jamais pouvoir
publier ses Onze et en livra d'abord,
ici ou là, des fragments. Ou celui, un puzzle, de Domecq, lequel, par après,
ajouta à son Robespierre de 1984 un
article sur l'invention de l'Être suprême puis un texte sur la littérature et
l'histoire. Il n'en finissait pas. Ou celui de Gauchet, ouvert sur l'exigence
d'un avenir de la politique française, d'un avenir non esquissable et risqué.
Et l'Essai sur les
révolutions, c'est le chantier absolument, écrit par un garçon exilé et
famélique, blessé dans les siens et en lui-même par la Révolution française
— physiquement, moralement, et intellectuellement —, livre
désordonné et torrentiel, et où se lit l'ambition quand même, farouche, d'être
quelqu'un, Chateaubriand justement, plutôt que rien. Mais la verrions-nous
cette ambition, s'il n'y avait Le Génie
du christianisme et les Mémoires
d'outre-tombe ? Chantier d'œuvres à venir, dont l'apprenti ne sait
encore rien et dont le maître de l'Œuvre, le visitant, voit tout : les
manquements au métier, les gâchages flagrants, et les promesses d'une belle
énergie.
Aucun doute, le livre de l'apprenti appartiendrait à
l'immense cimetière des œuvres avortées ou mort-nées, qui furent pourtant, en
pensée, porteuses d'un projet non indigne. On ne parle même pas des œuvres qui
n'existèrent jamais que dans l'esprit de quelque inconnu. Pourtant les unes et
les autres nous procureraient des aperçus réels sur notre Révolution, sur
elles-mêmes et sur la littérature.
Songeons seulement que c'est cela, la littérature :
l'ensemble impossible à circonscrire de ses livres accomplis, de ses glorieux
échecs et de ses possibles à imaginer, et l'immensité de ses ambitions.
Retour à la table des matières
1 Chateaubriand, Essai sur les
révolutions
L'apprenti à l'œuvre
Pénétrons dans le chantier désert de l'Essai sur les révolutions.
Quel désordre ! Un seul ouvrier s'affaire, avec frénésie, à lire et à
écrire, à construire l'édifice des révolutions universelles et finalement à on
ne sait quoi. Lui-même le sait-il ? Des lectures immenses et pas forcément
bien dominées, des aperçus vite refermés, des contradictions évidentes. Un ton
pourtant de supériorité, péremptoire, aristocratique. Un apprenti en Histoire,
en Philosophie et en Littérature, maladroit et débordé, multipliant les
références de toutes sortes et impatient de toute direction, et ambitieux.
Sous le souffle de l'événement
La préface, trente ans après, dans l'édition des Œuvres complètes de 1826 :
Je commençai à écrire l'Essai
en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que
j'avais esquissé le jour : les événements couraient plus vite que ma
plume ; il survenait une révolution qui mettait tous mes comportements en
défaut : j'écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais
peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passaient et
s'abîmaient le long du bord ! Jeune et malheureux, mes opinions n'étaient
arrêtées sur rien ; je ne savais que penser en littérature, en
philosophie, en morale, en religion. (p. 15-16)
Un garçon de vingt-cinq ans reçoit en plein le choc de la
Révolution française. Elle l'a frappé dans sa famille et personnellement. Il
a émigré, ce qui n'était pas le choix vraiment conforme à ses convictions. Il a
rejoint l'armée des Princes, où il n'a pas trouvé la camaraderie supposée des
camps et des combats. Il s'est battu contre des compatriotes, des conscrits
enthousiastes commandés par des généraux de l'Ancien Régime et par des jeunes
officiers de son âge, et son parti a été vaincu, double honte, comme le parti
d'une faction armée contre la nation naissante. Il a été blessé, il a connu les
marches d'une retraite désordonnée et désastreuse. Le voilà en exil à Londres,
solitaire et d'abord dénué de tout puis occupé par raccroc à des tâches
d'enseignement qu'il juge humiliantes.
Aristocrate déclassé, enfant perdu des Lumières, vaincu dans
une guerre fratricide : comment cela peut-il arriver à un seul
homme ?
Un événement est survenu d'une brutalité inouïe, un
événement qu'il avait souhaité et qu'il continue d'aimer — « Et
moi aussi je voudrais passer mes jours sous une démocratie telle que je l'ai
souvent rêvée, comme le plus sublime des gouvernements en théorie » (p.
266) —, un événement qui l'a pris à revers et qu'il a pris lui-même
à l'envers. Un événement qui n'a cessé de défier ses propres raisons, qu'il
avait pourtant nombreuses et identifiables, raisons qui avaient été formulées
par des écrivains, grands ou moins grands, que ce jeune homme avait tous lus et
suivis : Rousseau et Voltaire, Raynal, une foule de publicistes et
peut-être Condorcet. Un événement que la Raison avait appelé et prédit. Un
événement dont la propre logique n'a pas survécu aux erreurs et aux fautes de
ses acteurs et qui les a dévorés au sein d'avatars sanglants et
monstrueux : « République universelle, fraternité des nations, paix
générale, fantôme brillant d'un bonheur durable sur la terre,
adieu ! » (p. 257). Il ne sait pas encore qu'il en retrouvera l'idée
bien plus tard, qu'il y adhérera en meilleure connaissance de cause et même
qu'il l'aimera.
Horreur et fascination
Cet événement est donc immédiatement et personnellement,
physiquement et moralement, éprouvé comme dépourvu de sens. Par là, il devient
dépourvu de sens à la réflexion et à la raison. Ce manque de sens frappe la
plupart de ceux qui déjà en écrivent et qu'il peut lire. Mais le jeune homme ne
l'éprouve pas de son cabinet comme un Irlandais philosophe, comme un Burke, ni
d'une position d'aristocrate français qui attend une revanche, qui l'entrevoit
déjà, qui croit que tout reviendra comme avant, par l'effet de la Providence ou
par la poigne d'un homme qui retournera Vendémiaire en une restauration. De
Londres, en 1797, presque tout laisse à penser aux exilés que la Révolution
française, perdue dans ses contradictions mortelles et dans les jeux d'un
régime à peine nommable, est déjà terminée.
Averti par l'instinct du malheur, ce garçon n'attend rien de
ce côté-là. Mais, à ses yeux, quelque chose s'est passé, qui portera loin. Une
suite ou des suites imprévisibles, car l'événement a déjà prouvé son caractère
que beaucoup de ses contemporains et lui-même jugent pervers et qui n'est que
le trait d'une nouveauté absolue et incommensurable à quelque échelle que ce
soit. La Révolution française prend ainsi l'aspect d'un mystère qui éveille ce
jeune homme à son propre mystère : il est sous le vent d'orages autrefois
désirés, sous le souffle aussi d'une âme inquiète et demandeuse d'infini, dont il
n'a pas encore le secret. Quelque chose — y compris en
lui-même — s'est effondré pour
toujours : l'Ancien Régime des choses, qui ne tenait plus ni devant
les exigences de la raison ni devant celles de la passion.
Il est le premier et le seul, pense-t-il, sous ce vent-là.
Il mettra quelque temps à comprendre qu'il appartient à une première
génération. Il ne sait pas encore qu'il sera l'écrivain de cette génération-là.
Tel est l'enjeu qui se joue dans le désordre de ce
chantier-là, de cet atelier encore mal rangé et foutraque,
encombré de livres mal classés, d'outils et de matériels de toutes sortes,
incompatibles. En fait, dans le désordre de son esprit et de sa vie, il
liquide ses illusions. Il écrit, il prend rang parmi ceux qui écrivent et
écriront la Révolution française.
Trente ans plus tard, l'écrivain devenu grand visitera le
bâtiment abandonné, il l'expertisera ligne à ligne, il le reprendra, il
l'acceptera parmi ses œuvres, moyennant des observations et réserves sévères.
Le jeune homme de l'Essai aura gagné,
il est reconnu par Chateaubriand.
À la recherche d'une raison
Qu'est-ce que la Révolution française ? Comment la
penser ? La question posée ici n'en finira pas de revenir, dans bien des
écrivains, et de recevoir des réponses, plus ou moins satisfaisantes sur le
moment ou bientôt démenties.
L'auteur de l'Essai
a l'intuition et même la conviction, à travers l'expérience de son moi, d'un
événement unique, dépourvu de causes et irréversible, auquel pourtant il
faudrait trouver des répondants dans l'Histoire universelle, si l'on voulait le
comprendre en sa vraie nature. Ou, plus exactement, l'intuition que cet
événement permettrait de comprendre toutes les révolutions apparues jusqu'ici
dans le monde, en se comprenant lui-même. D'où le titre : Essai historique politique et moral sur les
Révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la
Révolution française.
Intuition : il y a la Révolution de France et il y a
les révolutions anciennes et modernes,
qu'il faut désormais considérer à travers le seul prisme de la Révolution
française. Il y aurait des rapports, des raisons, une Raison même. Et si la
Révolution française reprenait et continuait, résumait et éclairait, totalisait
les révolutions anciennes et modernes ? Si cela était sa spécificité et sa
nature ? Cette intuition n'est pas indigne, mais ce garçon n'a pas les
moyens intellectuels, conceptuels et philosophiques de son intuition : il
faudrait être Hegel qui, de son côté, s'emploie déjà à donner à la dialectique
de l'Esprit une formulation claire et une force impérieuse. Ou bien il faudrait
être Victor Hugo, lequel n'est pas encore né, pour en construire une sorte de Légende des siècles.
Car chercher, terme à terme, des analogies ou des homologies
à l'événement par excellence de la Révolution française, c'est une
contradiction dans la pensée, c'est aller à l'échec, ou bien se donner une
tâche démesurée et des plus compliquées. Prétendre mettre en simple regard des
événements survenus à Sparte et les actions des Jacobins, rapprocher les
proscriptions des citoyens d'Athènes après les complots contre Hippias et
Hipparque et l'émigration des nobles de France, comparer les accusateurs des
Trente tyrans d'Athènes et ceux de Robespierre dans certaine séance de la
Convention, c'est créer des montages ingénieux mais trompeurs. De même, croire
que le triple parallèle entre les destins de trois rois déchus, d'Agis le
Spartiate, de Charles Ier d'Angleterre et de Louis XVI
— une auberge vénitienne, un conte à la Voltaire — puisse
éclairer la nature de la Révolution française. Quand Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, passera
par Sparte en 1806, il ne verra qu'un désert et un ruisseau misérable. Au bord
de l'Eurotas, plus rien qui nous dise quelque chose de Léonidas ni d'ailleurs
d'Agis, que le voyageur oublie de nommer.
Dans l'imagination enfiévrée du jeune écrivain, qu'il a trop
vaste, à grandes enjambées il se forme des rapprochements éblouissants qui ont
la consistance, la fausse illumination et l'impuissance de compréhension qui
naissent du modèle « cela me fait penser à… ». Démonstration d'une
inventivité qui joue au hasard sur des mots et des circonstances, qui rejette
d'ailleurs l'idée éprouvée de la Providence et qui n'a même pas l'excuse d'une
théorie ou d'une métaphysique des correspondances universelles ni celle de lois
prétendues de l'Histoire.
Penser la nouveauté de la Révolution française, voilà le
problème que cet apprenti historien traite par de fausses évidences et des
bricolages hasardeux, que cet apprenti philosophe traite d'avance par des
raisonnements fallacieux et un manque de problématique, que cet aspirant à un
avenir traite par la fuite en arrière. Ou plutôt, au sens de Proust, manque de
style par manque de vision : bientôt la phrase de Chateaubriand et sa
vision, s'autorisant mutuellement.
« Triple parallèle : Agis, Charles et
Louis »
Tel et le titre du chapitre qui, dans la deuxième partie du
livre, vient achever les deux chapitres consacrés à Agis, roi de Sparte, celui
du jugement et de la condamnation de Charles Ier roi d'Angleterre,
et celui de l'exécution de Louis XVI, le but étant « que le lecteur trouve
ici rassemblés sous un seul point de vue les trois plus grands événements de
l'histoire » (p. 324).
Cinq courts chapitres qui font un tout, cantonné entre les
révolutions chez les Grecs et un retour à la Grèce et avant un long examen des
philosophies modernes confrontées aux philosophies de l'Antiquité, puis des
religions anciennes et modernes. Cinq chapitres encadrés immédiatement d'une
espèce de déploration adressée « aux infortunés » et de
« quelques pensées ».
Cet événement de la mort du Roi de France, qui devrait être
à soi seul sidérant et qui devrait fournir la clé de la Révolution française,
Chateaubriand le perd dans le dédale chronologique et thématique du livre.
D'autre part, il poursuit ainsi son plan démesuré et insensé de compréhension
par comparaisons.
Le rapprochement avec la révolution anglaise deviendra
classique et on verra comment il s'expose dans le Cromwell de Victor Hugo, énormément développé et flanqué d'une
théorie du drame, le tout présenté comme le manifeste pour un théâtre de
l'avenir. Ici, rapetissant la perspective, Chateaubriand centre
« l'étonnante tragédie » sur les aspects juridiques et judiciaires du
jugement de Charles Ier. Les Communes, préalablement manipulées par
Cromwell, se constituèrent en cour de justice, firent comparaître quatre fois
le roi et le condamnèrent à la quatrième, « comme traître, assassin, tyran
et ennemi de la république ». « Le trente de janvier 1649, le roi
d'Angleterre fut conduit à l'échafaud élevé à la vue de son palais, raffinement
de barbarie qui n'a pas été oublié par les régicides de France. »
Observation sévère de Chateaubriand, dans l'édition de 1826 : « Ce
second volume de l'Essai ne rappelle
presque plus mon système : c'est une suite de chapitres où je laisse errer
mon imagination sur une multitude d'objets » (p. 318).
La référence au sort d'Agis, roi de Sparte, est évidemment
des plus aventureuses, ne serait-ce que sur le statut des deux magistrats de
Sparte appelés rois. Elle se fait selon le principe de ses références au monde
ancien et au prétexte de certaines ressemblances entre les destinées des trois
rois. La ressemblance avec « le commencement de la révolution » en
France se déclare à travers les réformes du jeune roi Agis. Puis, toute son
entreprise bute sur le projet d'un partage des terres quand l'un des promoteurs
de la révolution trahit la cause. Suite à diverses manœuvres, le roi Agis est
jugé sommairement et étranglé ainsi que son épouse et sa mère : « On
a pu remarquer dans cette histoire touchante, plusieurs circonstances
semblables à celles qui ont accompagné la mort de Louis : l'appel au
peuple refusé, l'injustice et l'incompétence des juges, etc. ».
Au motif que Malesherbes avait dû sa mort au fait qu'il
avait défendu Louis XVI, Chateaubriand raconte ensemble l'exécution de
Malesherbes et de sa famille et celle de Louis XVI, qui eurent lieu à presque
un an d'intervalle.
Surviennent le triple parallèle annoncé, et même une
consécution par cause et effet entre les deux derniers événements :
Ainsi les Grecs virent tomber Agis, roi de Sparte ;
ainsi nos aïeux furent témoins de la catastrophe de Charles Stuart, roi
d'Angleterre ; ainsi a péri sous nos yeux, Louis de Bourbon, roi de
France. Je n'ai rapporté en détail l'exécution du second que pour montrer
jusqu'à quel point les Jacobins ont porté l'imitation dans l'assassinat du
dernier. J'ose dire plus : si Charles n'avait pas été décapité à Londres,
Louis n'eût vraisemblablement pas été guillotiné à Paris. (p. 333)
Le destin des trois rois est analysé sur les points de leur
culpabilité et de leurs vertus sociales (« Le premier était plus
philosophe, le second plus roi, le troisième plus homme privé », ces
catégories censées au passage dessiner des âges de l'humanité). « Quant
aux souffrances, Louis, au premier coup d'œil, semble avoir laissé loin
derrière lui Agis et Charles. » Suivent alors trois portraits de chacun en
ses malheurs et dans les pensées qu'ils eurent aux approches de leur mort. Aveu
final d'impuissance : « Qui nous transportera à Lacédémone ? […]
Qui nous introduira auprès du malheureux Charles, abandonné de l'univers
entier. […] Enfin qui nous ouvrira les portes du Temple ? »
Cinq brefs chapitres, tel est le cœur de ce livre volumineux
censé examiner « les révolutions anciennes et modernes dans leurs rapports avec
la Révolution française ». On conviendra qu'il y a échec et notamment
beaucoup d'érudition ou plutôt de lectures disparates dépensées en pure perte.
Déjà, à l'autre bout de l'œuvre et aussi aventureux,
quelques chapitres dépareillés prétendaient mettre en parallèles Sparte (et
Athènes) et les Jacobins. C'est l'occasion de déplorer le gouvernement des
responsables de la Révolution et les vices du peuple qu'ils ont imprudemment
mobilisés :
Sans cette comparaison, il serait impossible de se former une
idée juste des rapports et des différences des deux systèmes, considérés dans
le génie, les temps, les lieux et les circonstances : ce sera alors au
lecteur à prononcer sur les causes qui consolidèrent la révolution à Sparte, et
sur celles qui pourront l'établir ou la renverser en France. Celui qui lit
l'histoire ressemble à un homme voyageant dans le désert, à travers ces bois
fabuleux de l'antiquité qui prédisaient l'avenir. (p. 81-82)
À quoi, dans l'édition de 1826, en note Chateaubriand répond
par une certaine dérision non exempte pourtant d'indulgence :
« Sparte et les Jacobins ! […] Les chapitres qui suivent […] tombent
dans ces ressemblances déraisonnables que j'ai tant de fois critiquées dans ces
notes ; mais ils sont écrits avec une verve d'indignation, avec une
jeunesse de haine contre le crime, qui doit faire pardonner ce qu'ils ont
d'absurde dans le système de leur composition. Le style aussi me paraît
s'élever dans ces chapitres, et il soutient la comparaison avec ce que j'ai
fait de moins mal en politique et en histoire dans ces derniers temps de ma
vie » (p. 82). Pardonné au motif du style. Mais ne serait-ce pas en effet
une circonstance essentielle ?
Le schéma d'un retour éternel
Dès qu'il regarde l'Histoire universelle à travers la
Révolution française, le jeune écrivain croit constater qu'il y a partout et
toujours des révolutions, un trop plein de révolutions, au point qu'il doive
renoncer à une enquête exhaustive et mondiale. La révolution est finalement le
mouvement simple de l'univers, physique, historique et moral. En somme, il
banalise la dernière de toutes, tout en croyant en faire la clé de toutes les
autres.
Le jeune Chateaubriand monte dans des tours qu'il se
construit lui-même, il s'exalte, il s'enivre d'espaces imaginaires, de
visions. De ces hauteurs, que voit-il, que croit-il voir ? Que finalement,
et par leur mot même, toutes les révolutions appartiennent à des mécanismes
décrits d'avance par les lois d'une mécanique circulaire. Qu'elles s'inscrivent
toutes dans un schéma en somme simple et répétitif, trop simple et trop
répétitif certes pour penser la Révolution française.
Lieu commun : ce schéma, c'est celui du cycle de la
fortune et de l'infortune, applicable aux rois fugitifs dont l'écrivain fournit
un catalogue d'exemples (une grande page d'énumérations au chapitre 12 de
la deuxième partie). Ce catalogue est suivi d'une longue méditation adressée « Aux
infortunés », à « la classe des malheureux » (p. 309-318) :
Comment le
malheur agit-il sur les hommes ? Augmente-t-il la force de leur âme ou la
diminue-t-il ?
S'il l'augmente, pourquoi Denys
fut-il si lâche ?
S'il la diminue, pourquoi la reine de
France déploya-t-elle tant de fortitude ?
En somme, et dans le même chapitre, et généralisant à
l'incertaine république des infortunés :
Quelles
qu'aient été tes erreurs, innocent ou coupable, né sur un trône ou dans une
chaumière, qui que tu sois, enfant du malheur, je te salue : Experti invicem sumus, ego ac fortuna.
[…]
[Cet infortuné,] le but favori de ses
courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la
ville. Là il a trouvé une société paisible, qui comme lui cherche le silence et
l'obscurité. Ces Sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur
république, à laquelle il paie un léger tribut ; tâchant ainsi de
reconnaître, autant qu'il est en lui, l'hospitalité qu'on lui a donnée.
Dans l'édition de 1826, ce commentaire cinglant de
Chateaubriand : « Qu'est-ce que ces Sylvains ?… — Des
oiseaux ? En vérité je l'ignore. Jeannot Lapin pourrait bien être
là-dedans. Qui sait ? »
Maintenant, il y aurait donc bien une loi de l'Histoire, qui
est une loi de l'Univers physique et moral, celle de la Fortune. Ne méprisons
pas la marche de l'apprenti, qui aura égalisé la Révolution française sous une
loi générale et rebattue : mais était-ce vraiment la peine de tant
travailler et de tant gaspiller la matière ? Pourtant prenons garde qu'il
s'agit ici de l'épigraphe même qui couronne et résume l'Essai sur les révolutions, tirée de Tacite : Nous nous sommes éprouvés
la fortune et moi, c'est les dernières paroles adressées par Othon à ses
soldats, dans le récit des convulsions de l'Empire romain. Prenons garde aussi
que cet Essai, par là, dit bien qu'il
vient finalement d'une expérience personnelle du malheur et non d'un lieu
commun de la littérature antique, en tout cas pas seulement d'un lieu commun de
la philosophie des Anciens. Et notons l'orgueil de cet ego, exprimé dans une rencontre imaginée : entre l'expérience
personnelle d'une énergie sans emploi et, dans la Révolution française, celle
d'une énergie abandonnée elle aussi au hasard.
Et in Fortuna ego.
Le garçon d'une chambre sans feu et affamé a affaire lui aussi avec la
Fortune : chercher le retour à meilleure chance, ce n'est pas attendre que
la Révolution s'éteigne d'elle-même, c'est essayer de trouver en soi-même la
ressource qu'on a trop dissipée jusqu'ici en vain, la force d'un rebond dans le
combat contre l'infortune, cela en écrivant. Car, finalement, la maîtrise du
destin ne résiderait-elle pas dans l'espèce de souveraineté qu'offre l'exercice
d'un style ?
L'édition de 1826
Quand il pense venue l'heure de ses uvres complètes, Chateaubriand relit l'Essai et reconnaît que c'est bien l'une de ses œuvres. Il la
reprend, non sans l'annoter, presque à chaque page, de remarques rarement
louangeuses, souvent ironiques, presque toujours critiques et parfois
impitoyables.
Ainsi l'auteur du Génie
du christianisme ou beautés de la religion chrétienne, qui suivit à cinq
ans l'Essai, rejette-t-il entièrement
et sévèrement les critiques contre la religion qui formaient à elles seules
toute la fin de la deuxième partie de l'Essai
et notamment pas moins de quatre chapitres d'« objections » contre le
christianisme, dûment classées : d'ordre philosophique, d'ordre historique
et critique, contre le dogme, contre la discipline. Tout le reste soutenait la
décadence du christianisme, critiquait le statut des prêtres de l'époque moderne
et leur esprit au regard de celui des prêtres anciens, l'état du clergé en
Europe, etc. Dans l'édition de 1826, une note brève renvoie le lecteur
« pour la réfutation de tous ces chapitres » à « une note à la
fin de ce volume, contenant quelques extraits du IVe volume du Génie du christianisme ». Cette
note, à elle seule, fait sept pages de l'édition actuelle de la Pléiade
(p. 449 à 455). En quelque sorte, c'est bien le Génie du christianisme qui est la vraie réponse à l'Essai sur les révolutions.
Ce centon de Voltaire et des philosophes est désormais
intolérable à Chateaubriand. Que s'est-il donc passé
en si peu de temps dans son esprit ?
C'est que, justement, il a inventé une pièce maîtresse,
celle de génie, qui manquait à l'apprenti pour comprendre, à sa racine, la
nouveauté de la Révolution, pour rompre avec les recherches vaines de
correspondances terme à terme et avec toute sa culture des Lumières. D'un coup,
Chateaubriand repense d'abord le christianisme à l'aune de cette notion qui le
renouvelle par le côté de l'esthétique, qui révèle, au delà des avatars et des
erreurs, sa capacité originelle et indéfiniment renouvelable d'invention dans
la société, qui sauve par ce biais inattendu la chrétienté comme le lieu
institutionnel de l'invention perpétuelle dans l'Histoire.
Dans son esprit, cette notion du génie tient évidemment à sa
propre capacité d'écrire et, d'une certaine façon, il salue dans la visite
détaillée de ce chantier l'apprenti du génie, acharné à écrire, à exercer son
imagination, même dévoyée par trop d'égarements.
C'est ainsi qu'il s'en prend vivement au chapitre 70 et
dernier de la première partie (« Sujets et réflexions détachés,
p. 269-270) :
Voilà, certes, un des plus étranges chapitres de tout
l'ouvrage, et peut-être un des morceaux les plus extraordinaires qui soit
jamais échappé à la plume d'un écrivain : c'est une sorte d'orgie noire
d'un cœur blessé, d'un esprit malade, d'une imagination qui reproduit les
fantômes dont elle est obsédée ; c'est du Rousseau, c'est du René, c'est
du dégoût de tout, de l'ennui de tout. […] J'avais entrepris de réfuter phrase
à phrase ce chapitre, mais la plume m'est bientôt tombée des mains. Il m'a été
impossible de me suivre moi-même à travers ce chaos : la folie des idées,
la contradiction des sentiments, la fausseté des raisonnements, le néologisme,
réduisaient tout mon commentaire à des exclamations de douleur ou de pitié. […]
Mais cette exécution achevée, je dois dire aussi, avec la même impartialité,
qu'il y a dans ce chapitre insensé une inspiration, de quelque nature qu'elle
soit, qu'on ne retrouve dans aucune autre partie de mes ouvrages.
Diagnostic pénétrant : ce livre est d'un garçon qui
s'est senti personnellement visé par l'événement. Hommage étrange et
respectueux : ce livre de moi a quelque chose de moi, même si ce quelque
chose n'a rien de ressemblant dans mes autres œuvres. Mais il en fait partie
parce que mes œuvres, elles positivement écrites, sont sans aucun doute sorties
de lui : par là, c'est-à-dire par ses extravagances, il appartient aux
premières errances nécessaires de mon génie, lequel s'inscrit désormais dans
des traits de mon style, par exemple dans l'art de rompre les chiens.
Évidemment, Chateaubriand reconnaît aussi, cette fois dans
le chapitre bizarre de la fin de l'Essai
et apparemment étranger à toutes révolutions, l'expérience du monde
sauvage, certaines écritures qu'il avait déjà en portefeuille dès l'Essai : les ébauches de René, d'Atala, des Natchez. Voilà
donc enfin, dans le chapitre 57 et dernier de la deuxième partie de cet Essai, l'ouverture sur la nouveauté
absolue du Nouveau Monde, à travers la Nuit
chez les Sauvages d'Amérique ! La nouveauté du Monde, en ce monde
même. C'est l'échappée aux lancinantes obsessions des révolutions européennes
et, d'avance, un contrepoint, en démenti, à l'Amérique de son parent Alexis de
Tocqueville.
Que la Révolution française a son propre génie
Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848, à la fin des
journées de Juin, où les contemporains virent tous le retour de la Révolution
française, les uns dans la peur, les autres, et les ouvriers notamment, dans
l'espoir. Dans L'Éducation sentimentale,
Flaubert racontera tout cela avec la distance des années et de son ironie, en
dressant au centre de son récit le grand feu érotique de Frédéric et
Rosanette : Fontainebleau, loin de Paris, la forêt de toujours et
l'enchantement d'une visite au Château, dont la grande salle se révèle en
continuité avec l'univers et avec l'Histoire.
Prévenu, Victor Hugo, ci-devant pair de France et désormais
membre élu de l'Assemblée nationale, quitte les délibérations pour se rendre
« chez M. de Chateaubriand, rue du Bac, 110 » :
« Aux pieds de M. de Chateaubriand, dans l'angle que faisait le
lit avec le mur de la chambre, il y avait deux caisses de bois blanc posées
l'une sur l'autre. La plus grande contenait le manuscrit complet de ses
Mémoires, divisé en quarante-huit cahiers. Sur les derniers temps, il y avait
un tel désordre autour de lui qu'un de ces cahiers avait été retrouvé le matin
même par M. de Preuille dans un petit coin sale et noir où l'on nettoyait
les lampes. » Victor Hugo, Choses vues
À la fin de ces Mémoires
d'outre-tombe, et encore dans sa caisse, on pourra lire bientôt le passage
fameux :
Des orages
nouveaux se formeront : on croit pressentir des calamités qui
l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été comblés ; déjà pour
retourner au champ de bataille, on songe à rebander les vieilles blessures.
Cependant je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et
rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas
sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation
générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne
saurait changer de face (et il faut qu'il change) sans qu'il y ait douleur.
Mais encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part ; ce sera
la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent
plus ; elles appellent d'autres peintres ; à vous, messieurs.
En traçant ces derniers mots, ce 18
novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions
étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la
lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine
révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien
monde finit et que la nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont
je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de
ma fosse, après quoi, je descendrai hardiment le Crucifix à la main, dans
l'Éternité.
Novembre 1841 : la Révolution est « l'avenir du
monde ». La voici, mais préfigurée, développée et généralisée, en avant de
nous et non derrière, la Révolution française, telle qu'en Elle-même. Bientôt
Michelet va reconnaître, réfugié en lui-même Jules Michelet, le génie de la
Révolution. Pour Chateaubriand, tel est l'esprit mystérieux de la Révolution
française, propre à elle entre tous les événements, et qu'elle partage avec une
religion, le christianisme. Qu'est-ce que le génie dans la Révolution française ?
C'est sa capacité à l'invention dans l'Histoire, une fois posée en 1789, puis
renouvelée d'âge en âge.
Cela est écrit sous la garantie du génie de l'écrivain,
d'une propriété personnelle, qui se donne implicitement la même définition, à
travers notamment le morceau final des Mémoires :
dans ces phrases, dans leur phrasé, s'exprime, non pas un caractère
divinatoire, mais le sens de ce qui est, un sens spirituel, à l'égal de la vue
du corps. Le génie, c'est l'aptitude à voir ce qui est comme cela est, dans son développement.
Il faut que le
monde change de face, c'est une nécessité, non pas de la raison ni de la
morale, mais providentielle (aurait-il lu De la
Démocratie en Amérique qui vient de paraître ?).
Dans le passage final des Mémoires, Chateaubriand ne dit pas quand ni comment « la
grande révolution » s'accomplira, il constate que son énergie initiale ne
doit rien aux révolutions antérieures ni à la multiplicité des causes
auxquelles on tente et tentera de la réduire, que cette énergie initiale est
toujours présente et qu'elle recèle une promesse, d'être « l'avenir du
monde ».
Qu'est-ce que le Génie ? Dans tel événement, c'est le
mystère d'une vocation et d'une puissance déployées dans l'Histoire. Dans le
christianisme — il ne dit pas dans l'Église
catholique —, c'est la capacité initiale et indéfinie à créer de la
beauté : dans ses dogmes, dans ses mystères et sacrements, dans sa
liturgie, dans sa morale, dans ses institutions. Dans un écrivain, le génie
c'est, mystère premier et dernier, la capacité à écrire une certaine parole, intime, à la
rendre par là, de précaire qu'elle est par nature, publique, définitive et universelle.
Mystère donc, la capacité à doter cette parole écrite
d'une énergie susceptible d'exprimer l'énergie spirituelle qui anime les
choses, les événements, et les êtres ; le premier de ces êtres étant
lui-même, l'écrivain de génie. D'où vient cette énergie ? L'écrivain n'en
a cure : elle est en son apparition, selon la preuve matérielle qu'elle se
donne, l'écriture. Il lui suffit d'avoir compétence à évoquer tous les
mystères, celui de la Beauté, celui de l'Univers en mouvement, celui des êtres
vivants et le sien propre.
Cela bien sûr ne pouvait se dire ni en 1797 ni même en 1826.
En fait le jeune homme, dans son chantier, était un apprenti en génie, et
l'homme mûr, en 1826, l'a reconnu comme tel, en tant que le premier crayon de
lui-même. En 1841, la Révolution française est écrite à sa place dans
l'histoire du Monde. En 1848, une œuvre attend aux pieds d'un mort : elle
réserve à qui voudra s'en saisir, pour la porter plus loin, une loi de la
Nature.
La précarité des livres, c'est d'être jetables aux
chiffonniers avant même d'avoir été publiés. Leur solidité, c'est d'être
écrits, c'est d'élever des sortes de stèles matérielles et spirituelles à la Nécessité.
Dans le récit de Victor Hugo, il faut lire une passation de
pouvoirs, de génie à génie. Le jeune homme audacieux qui écrivit en 1827 la
pièce de Cromwell et sa Préface, celle-ci comme une première
affirmation de son propre génie à fonder la forme d'un théâtre et celle-là
comme une manière encore détournée d'affronter l'obscurité de la Révolution
française, à présent il se rappelle peut-être le mot de son adolescence, vrai
ou inventé par quelque pieuse main, d'être Chateaubriand ou rien.
En juillet 1848, la Révolution française vient encore
d'échouer à produire tous ses effets, et, lui, Hugo, sa vie va basculer dans un
long exil. Mais dans une troisième vie, après Les Contemplations, les Châtiments,
La Légende ses siècles et Les Misérables, il osera choisir et
affronter enfin la Révolution française en son moment de 1793, construire dans
une histoire un dialogue entre les protagonistes de la grande Révolution
— entre Robespierre, Danton et Marat —, et en inventer
deux autres Cimourdain et Gauvain pour répondre à ces trois raisons mortifères par des raisons
supérieures.
Retour à la table des matières
2 Victor Hugo, Cromwell et sa Préface « Un solitaire apprentif
de nature et de vérité »
En 1827, trente ans après l'Essai sur les révolutions de Chateaubriand et à peu près à l'âge
où Chateaubriand écrivait son livre, et quelques années avant que le jeune
Alexis de Tocqueville, son contemporain et le parent de Chateaubriand, ne parte
en mission d'études officielle aux États-Unis, Victor Hugo publie son Cromwell, flanqué d'une Préface qui restera, plutôt que la
pièce, dans l'histoire du théâtre et de la littérature.
Qui parle ici, qui signe ce livre bizarre, fait d'une pièce
de théâtre qui n'a pas subi la preuve de la scène — et qui n'est
toujours pas près de la subir —, et d'une préface qui tranche de
tout (ciel et terre, siècles du monde, histoire et philosophie, religion, esthétique…) et censée créer le genre nouveau auquel
appartient la pièce — le drame ? À la question, l'auteur
répond d'emblée, par une provocation :
Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les
théâtres et l'école, le public et les académies, on n'entendra peut-être pas
sans quelque intérêt la voix d'un solitaire apprentif
de nature et de vérité, qui s'est de bonne heure retiré du monde littéraire par
amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de
talent, des études à défaut de science. (Préface, p. 62)
Passer au drame
À ce moment-là, et déjà connu par des recueils lyriques,
Victor Hugo sent bien — sait bien — qu'il devra, tôt ou
tard, affronter la scène comme le lieu de la gloire littéraire et s'affronter
directement, sur la scène ou autrement, à la Révolution française. Là, il passe
par le détour de la révolution anglaise, par un retour à 1642-1651. Il sait
bien aussi que le moment n'est pas venu de porter un Robespierre ou un Danton
sur un théâtre français, et qu'il n'a pas les épaules pour cela. Il pense à
Cromwell, personnage puissant et énigmatique, qui appelle une représentation
dans un nouveau théâtre.
Tocqueville va aller chercher la révolution américaine, Hugo
s'en va chercher la mère des révolutions modernes, dans l'autre patrie de la
liberté et de l'égalité : chacun va dans des ailleurs de la France pour
découvrir et penser le secret de la France.
Pour Hugo, les raisons profondes pour lesquelles il ne porte
pas sa pièce sur une scène, c'est que la salle n'existe pas, que son public
n'existe pas, que son théâtre n'existe pas. C'est aussi, mais pas seulement,
que la censure existe.
Tout cela est parfaitement explicité par la préface de Marion de Lorme, la pièce écrite en 1829
et jouée, elle, après la révolution de Juillet. L'auteur rappelle qu'elle fut
refusée par la « prohibition successive des deux ministères Martignac
et Polignac, volonté formelle du roi Charles X ». Avec hauteur, il
explique aussi pourquoi il la retint jusqu'en 1831 : « Il comprit qu'un
succès politique à propos de Charles X tombé, permis à tout autre, lui était
défendu à lui ; qu'il ne lui convenait pas d'être un des soupiraux par où
s'échapperait la colère publique. » Il ajoute :
Maintenant l'art est libre : c'est à lui de rester
digne. Le public, cela devrait être et cela est, n'a jamais été meilleur, n'a
jamais été plus éclairé et plus grave qu'en ce moment. Les révolutions ont cela
de bon qu'elles mûrissent vite, et à la fois, et de tous les côtés, tous les
esprits. Dans un temps comme le nôtre, en deux ans, l'instinct des masses
devient goût. […] Hé bien ! au commencement du
dix-neuvième siècle, on a eu l'empire et l'empereur. Pourquoi maintenant ne
viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à
Charlemagne ?
En 1831, Hugo pense plutôt à Juillet 1830 qu'à juillet 89. On voit
aussi à quelle hauteur il se situe et à quel niveau il place alors l'exigence,
et qu'il la définit comme une mission personnelle, du côté de l'art et non
directement du côté de la politique. En fait, du côté du théâtre, comme il le
dit encore :
[…] dans les dernières années de la restauration, l'esprit
nouveau du dix-neuvième siècle avait pénétré tout, réformé tout, recommencé
tout, histoire, poésie, philosophie, tout, excepté le théâtre. Et à ce
phénomène il y avait une raison bien simple : la censure murait le
théâtre. Aucun moyen de traduire naïvement, grandement, royalement sur la
scène, avec impartialité, mais aussi avec la sévérité de l'artiste, un roi, un
prêtre, un seigneur, le moyen âge, l'histoire, le passé. […] Il fallait donc
que la révolution sociale se complétât pour que la révolution de l'art pût
s'achever. Un jour juillet 1830 ne sera pas moins une date littéraire qu'une
date politique.
Dès 1827, ce qui anime le projet, c'est moins la Révolution
française que l'idée d'une révolution théâtrale dont il serait lui, Victor
Hugo, le héros. Car, à ce moment dans l'histoire de la littérature, le théâtre
est encore le vrai lieu d'une souveraineté littéraire, le seul où l'écrivain
rencontre physiquement et détermine réellement son public. On ne sait jamais ce
que pense le lecteur des poèmes lyriques ni par où il s'échappe ; les
spectateurs des théâtres, on l'éprouve tout de suite.
Certes, les révolutions politiques sont faites pour offrir
un public à l'homme de théâtre. Cependant, juste avant la révolution de Juillet
(dès mars 1830), et nonobstant la censure, la préface d'Hernani proclamait et démontrait le rôle moteur du théâtre dans sa
propre révolution. La pièce avait connu le succès, au terme d'une bataille
furieuse, de conquête, et annonciatrice d'un règne : « Maintenant
vienne le poète ! il y a un public. » En
1827, il n'y avait ni le public ni le poète. Il y avait le modèle rêvé d'un drame
et l'anticipation d'un poète.
En 1830 et en 1831, le vieux rêve de toute-puissance
serait-il déjà réalisé, celui que la sagacité d'Aristote avait débusqué dans
les tragédies de son temps, celui que Mallarmé poussera aux bornes de l'échec ?
Que l'Histoire est devenue un théâtre
Par avance, la préface de Cromwell livrait, avec la pièce et sur son seuil, la poétique d'une
forme théâtrale encore à venir. L'apprentif
n'invente pas l'idée, qu'on trouve partout à son époque. Mais il lui donne un
développement grandiose.
Il y aurait trois âges de l'humanité, auxquels
correspondraient trois âges de l'organisation sociale, de la philosophie de
l'homme et de l'univers, de la religion et, chose capitale, trois âges de
l'esthétique : ceux du lyrisme, de l'épopée et du drame.
Le troisième âge, le nôtre, est celui de la religion
chrétienne : « Cette religion est complète parce qu'elle est
vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la
morale » (ibid., 66). Aisément la formule se retournerait en « vraie
parce que complète » mais ce retournement était réservé à Hegel, un
contemporain encore et définitivement ? inconnu de Victor Hugo.
En effet, la dialectique « d'une religion d'égalité, de
liberté, de charité » détermine une société absolument nouvelle. Retour à
89 et souvenir du Génie du christianisme ?
« Tout était remué à la racine. Les événements, chargés de ruiner
l'ancienne Europe et d'en rebâtir une nouvelle se heurtaient, se précipitaient
sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là
dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu'il était impossible
que quelque chose de ce tumulte n'arrivât pas jusqu'au cœur des peuples »
(p. 67-68). « En même temps, naissait l'esprit d'examen et de
curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de
frappantes péripéties. »
Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ;
sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie.
[…] Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne
verra les choses d'un coup d'œil plus haut et plus large. (p. 68-69)
Ce coup d'œil immédiat et complet, c'est celui que va
procurer le théâtre nouveau, le drame : une représentation qui, retenant
les antinomies du réel (le sublime et le grotesque) et les contraires au sein
du théâtre (la tragédie et la comédie), donnera à voir
— c'est-à-dire à comprendre d'un coup — les révolutions,
dans leurs profondeurs, comme les péripéties d'un spectacle, à les saisir sans
concept ni discours.
« Si le poète
établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute
sans contredit ; mais elle cesse d'être faute, lorsque par ce moyen il
arrive à la fin qu'il s'est proposée ; car il a trouvé ce qu'il cherchait.
Qui dit cela ? c'est Aristote »
(p. 109). Tel est le théâtre depuis toujours, et tel le drame doit être,
maintenant que le monde a changé de face.
Dans son livre magistral, Le Roi et le bouffon, consacré au théâtre d'Hugo, Anne Ubersfeld
raconte l'histoire d'une infortune continue, comment et pourquoi Hugo ne trouvera
jamais son public, comment et pourquoi la révolution de Juillet, contrairement
à ce qu'il attendait, ne lui amena pas le public de son drame.
En substance, la révolution bourgeoise engendra le public en habit noir
d'Alexandre Dumas et de son Antony, à
tous points de vue en prose (1831) et non pas celui qui aurait compris les
enjeux politiques et esthétiques — esthétiques d'abord et
surtout — que posait Hugo, un peu trop a priori.
En attendant, la pièce de Cromwell, telle qu'écrite, déporte ou reporte trois fois la
représentation de la Révolution française : elle la renvoie à une
représentation de la révolution anglaise ; elle laisse imaginer à des
lecteurs ce qu'en serait une représentation effective ; et elle rapporte
la pièce et le problème au discours allusif et préliminaire d'une Préface.
Tel est le chantier dans lequel l'apprenti Victor Hugo
s'enferme, et qu'il mène à la perfection, comme chantier.
La pensée du dramatique
Il y a le geste révolutionnaire : la décapitation du
roi. Ce geste représente une rupture essentielle et il est ambivalent. D'un
côté, il prive le corps social de son chef et de son père ; il est contre
nature et il atteint Dieu même. Le docteur Jenkins, à propos de Cromwell, acte
IV, sc. 7 :
Il a du roi son maître oublié l'allégeance ;
Cas prévu par la loi qui frappe en sa vengeance
Qui laedit
in rege majestatem Dei.
Et Lord Ormont, à Cromwell, acte
IV, sc. 8 :
Je vous le dis encore, éloignez-vous de moi,
Vous dont la main toucha la majesté d'un
roi.
À quoi répond Cromwell :
Va, le sang tantôt souille et tantôt purifie.
Car ce geste en même temps libère le corps social d'un roi
pris en faute de tyrannie et permet le développement de l'Histoire. Cromwell,
toujours à Lord Ormont :
Régicide ! — toujours. C'est leur mot ! leur raison,
Jetée à tout propos, mise en toute saison !
L'ai-je donc mérité ce nom de régicide ?
Ces peuples repoussaient un illégal subside ;
Je fus sévère et pur, Charles fut imprudent.
Sa chute fut un bien, sa mort un accident.
Il avait des vertus, je les vénère. En somme,
J'ai dû frapper le roi, tout en priant pour l'homme.
Sur scène, cette ambivalence est soutenue, de manière
impartiale, c'est-à-dire par des protagonistes qui s'équilibrent en persuasion
dramatique. Quel que soit le caractère du protagoniste, sincère ou non, cynique
moderne ou noble archaïque, amoralité ou haute moralité, la loi du drame lui
donne égale valeur. Aux yeux du spectateur, elle intègre toutes ces données, et
elle les met en équivalence, dans son ordre — sans quoi il n'y a pas
de drame. C'est justement pour cela que les scènes tragiques peuvent et doivent
être imprégnées de comédie.
Il y a la figure de Cromwell, divisée entre la fonction
libératrice du héros et la tentation de se faire roi. Cromwell est « le
centre et le pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à
son unité et imprimant à tout son impulsion » (Pr, 101).
Or voilà que le moment se présente à lui, retournant le
héros en roi, de fonder une dynastie nouvelle et pure d'antécédents :
C'est l'instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour
quelque autre la sommité d'une fortune possible, maître de l'Angleterre dont
les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l'Écosse dont il fait
un pachalik, et de l'Irlande, dont il fait un bagne, maître de l'Europe par ses
flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d'accomplir le premier
rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L'histoire n'a
jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. (p. 100)
Cromwell est le génie d'un moment de l'Histoire :
l'incarnation, certes trop humaine, de ce moment-ci. Et la pièce de Cromwell est — se veut
être — un moment de l'histoire du Théâtre, celui où se rencontrent
l'esprit de la Tragédie et celui de la Comédie.
Dans l'imminence de cette catastrophe, à l'acte V, sc. 8, la
parole est à Milton, le poète aveugle du Paradis
perdu. Il paraît, disent les didascalies, « accompagné de son guide », « Il s'avance lentement et se tourne longtemps vers le trône, comme abattu
par un sombre désespoir » :
Il le faut. C'en est fait ! — Buvons tout le
calice ;
Sans en perdre un tourment acceptons le
supplice ;
Voyons faire ce roi ! — Le théâtre est dressé.
Il sera donc, avant que ce jour ait passé,
Descendu dans la tombe ou tombé sur un trône !
[…]
Hélas ! à Cromwell roi Cromwell héros s'immole.
Dans ce jardin des Oliviers, Milton parle au nom du Peuple,
de Dieu et de l'Histoire.
Mais, à la scène 12, au dernier instant, Cromwell paraît se
réveiller, il renonce à la couronne :
Mylords, messieurs, Anglais, frères qui
m'écoutez,
Je ne viens point ici ceindre le diadème,
Mais retremper mon titre au sein du peuple même,
Rajeunir mon pouvoir, renouveler mes droits.
L'écarlate sacrée était teinte deux fois.
Cette pourpre est au peuple, et, d'une âme loyale,
Je la tiens de lui.
Suit un long discours où la mauvaise foi, la cagoterie, les
raisons vraies ou fausses, les menaces s'étalent à loisir. C'est l'écho de tous
les discours des dictateurs de l'histoire et du théâtre, une mine où puiser des
explications de texte. Suit le contrepoint à la grande scène d'Auguste dans Cinna, mais traitée dans l'esprit de
Shakespeare : Cromwell confond
les conjurés. Dans un mouvement de mépris et de cynisme, et de fausses
cajoleries, il leur pardonne. S'adressant au peuple qu'il capte à son profit,
Peuple saint, épargnons nos ennemis rampants.
L'éléphant a pitié d'écraser les serpents.
Qu'ainsi toujours le ciel vous sauve des embûches,
Vases d'élection !
il reçoit ses acclamations. Ainsi
le sublime s'abîme-t-il dans le grotesque, selon les commandements de la nature
et du drame nouveau.
Dénouement : Syndercomb se précipite vers Cromwell, le
poignard à la main. Le peuple le désarme et le jette à la Tamise. Le dernier
mot appartient à Cromwell, « rêveur » :
Quand
donc serai-je roi ?
Rien n'est résolu dans le personnage de Cromwell. Son rêve
demeure et le travaillera toujours. Le problème de Cromwell continue aussi à
travailler le poète et est censé continuer à travailler le spectateur
hypothétique. Ce problème continue à travailler l'Histoire elle-même :
selon Michelet et suivant ses sources officielles, au 9 Thermidor, dans la
Convention, un Tallien, « comédien impudent, tirant un poignard, dans une
pose mélodramatique », jettera à la face de Robespierre l'insulte de nouveau Cromwell, le nom d'un
révolutionnaire qui vira au tyran et pensa se faire roi. Commediante, tragediante, de Shakespeare à Cinna, à Collot d'Herbois et à ceux
qui peuplent la scène de Victor Hugo, les conjurés du monde ont tous quelque
chose de grotesque, dans leurs victoires, dans leurs échecs ou avant d'être
pardonnés. Mais le Souverain, le Peuple lui-même ?
Dans le Cromwell,
l'absence de dénouement, la veulerie et l'incapacité du peuple, le détournement
sacrilège de l'une des sept paroles du Christ en croix, qui condamnera
Syndercomb à la noyade (Cromwell : « Frères, je lui pardonne. Il ne
sait ce qu'il fait », v. 6400), tout cela présente aux spectateurs une
page d'histoire illisible. Doivent-ils conclure à l'absurdité de l'Histoire ou
à une Raison qui déborderait leur raison ? Peut-être est-ce le sens de
cette pièce injouable, de laisser place à cette incertitude.
D'évidence, l'apprenti connaît ses classiques
— ses maîtres. Sur des figures imposées (les complots et les
traîtres, les poignards, les cœurs purs et la corruption, les bouffonneries et
les calculs, la confusion des sentiments et des valeurs…),
il trace les arabesques de sa liberté, d'une liberté encadrée dans les limites
tracées par les maîtres. Dans la Préface, il écrit la prose hautaine du jeune
âge, qui sait ce qu'il vaut, à défaut de savoir exactement ce qu'il veut ni qui
il est. Il manie par milliers l'alexandrin, le grand vers français, le seul
fidèle au poste, imperturbable et pas du tout coiffé d'un bonnet rouge, quoi
qu'il en pense et quoi qu'il en dise plus tard : syllabisme,
bannissement de l'hiatus, diérèses, césure à l'hémistiche — oui,
rebelle censément mais toujours revenue —, enjambement des classiques,
le compte y est :
Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il
convient surtout à la perspective scénique. Fait d'une certaine façon, il
communique son relief à des choses qui, sans lui passeraient insignifiantes et
vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C'est le nœud qui
arrête le fil. C'est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses
plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le
vrai ? (p. 95)
Censément, ils y entrent tout nus, sans le déformer.
« Comme Dieu, le vrai poète est présent partout à la fois dans son œuvre.
Le génie ressemble au balancier qui imprime l'effigie royale aux pièces de
cuivre comme aux écus d'or » (p. 92). Privilège royal, de droit divin :
le poète, lui, n'a pas fait sa révolution, Mais on est bien en France, et
l'enjeu est à la fois la Révolution française et, principalement, le théâtre
français.
Poésie de l'Histoire, poésie d'un moment
Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de
l'histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. […] Presque
tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et
sinistre profil qu'en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et
catholique, de sa chaire d'évêque appuyée au trône de Louis XIV. (p. 99)
À travers l'évocation de Bossuet, une vieille figure hante
la pensée de Hugo, celle de l'alliance du trône et de l'autel, à laquelle met
fin la Révolution française. En 1669, au moment de l'oraison funèbre
d'Henriette de France, reine d'Angleterre, la veuve de Charles Ier, morte en
exil à Saint-Germain, la révolution anglaise n'est plus un mystère : aux
yeux de Bossuet, elle a livré toutes ses conséquences, elle est terminée. Le
prélat peut déployer l'explication de l'événement par la Providence
divine : la révolution anglaise s'achève en leçon d'histoire et de morale
faite au roi de France et, à travers lui, à tous les rois de la chrétienté. Aux
fautes des rois d'Angleterre contre la religion catholique, la punition de Dieu :
Cromwell est le fléau de Dieu, que Carr, le conjuré puritain, évoque de son
côté dans sa malédiction (acte V, sc. 8) :
Tu n'es rien par toi-même. Instrument de colère,
Tu n'es que le fléau qui bat le blé dans l'aire.
Cependant, si Carr pouvait porter le point de vue de Bossuet
— futur pour Carr, ancien pour Hugo —, il ne porte pas
celui du poète. Il n'est que l'une des voix multiples qui croisent leurs lames
dans le drame.
Pour l'écrivain, le personnage de Cromwell reste mystérieux,
comme les deux révolutions, française et anglaise : parce qu'elles portent
la Terreur comme principe de gouvernement dans une société, parce que la
décapitation du roi s'est imposée dans l'imaginaire de la Révolution française
et figure désormais dans les représentations des deux Révolutions, parce que
subjectivement (par sa famille clivée entre père et mère, par sa génération,
par la légende prolongeant l'Empire) il conserve, de la Révolution française,
une mémoire encore vive mais contrastée. C'est le moment de ses vingt-cinq ans,
quand il a déjà fait du chemin depuis son ode au Sacre de Charles X (Reims,
mai-juin 1825). C'est aussi le génie de cet âge, dans un poète puissant, qui
ira très loin : il le sent, il ne sait pas encore ni où ni comment. Il
croit que ce sera par le théâtre. Il se trompe.
À travers Cromwell,
notre Révolution est représentée comme problématique. Par elle, l'Histoire est
devenue l'expérience de la pluralité des valeurs et de la guerre qu'elles se
livrent. Quand le Bien s'inverse dans le Mal et le Mal dans le Bien, il n'est
plus de théodicée — de calcul du meilleur des mondes possibles. Il
n'est même plus de mythe de la Destinée, unificateur et consolateur :
[…] c'est bien là l'heure décisive,
la grande péripétie de la vie de Cromwell. C'est le moment où sa chimère lui
échappe, où le présent lui tue l'avenir, où, pour employer une vulgarité
énergique, sa destinée rate. (p. 101)
Il n'y a plus que le spectacle
— cathartique ? — d'un pur échec. Il n'y a plus que
le seul drame, quand le génie d'un jeune homme met toute sa force à constater
ce qui est comme il est, et à le faire constater à des spectateurs qui ne sont
encore que des lecteurs.
La Révolution, c'est l'image énigmatique de la force des
choses, de son énergie, en ses effets : au dénouement de la pièce, les
choses découvrent leur résistance aux rêves d'accomplissement personnel mais
aussi au progrès indéfini de la Raison et à la volonté générale, leur caractère
inassimilable à l'esprit de l'héroïsme. Deuil des Lumières, deuil du théâtre
classique français. La présence ici de Milton, le poète épique de la Chute,
invoque l'esprit du lyrisme et, pour l'heure, l'échec de son
prophétisme, l'un des bouffons (acte V, sc. 7), égalant sa parole à
la leur : « Voici maître Milton : — nous sommes au
complet. » Nef des fous. Il faudra attendre les grands poèmes des Contemplations et La Fin de Satan pour envisager une fin de l'Histoire, quand la
force du poème s'avancera, portée par l'énergie d'un verbe lyrique
irrésistible, par centaines et milliers d'alexandrins.
Le drame, c'est l'image énigmatique d'un conflit
irréductible entre la force de l'Histoire et l'exigence de la conscience. Le
drame de l'Histoire, c'est celui des destinées asservies au mouvement des
choses et des événements. Le drame des consciences, c'est celui de
l'aveuglement des personnages à cet asservissement, qu'ils soient le Peuple,
Cromwell, ou Milton, acteurs ou prophètes. L'un et l'autre drame sont
représentés ensemble sur la scène, de manière objectivée et ironique.
Enfin ils sont commentés par la voix théorique de la
Préface, elle-même aveugle à l'échec du drame romantique — que
révèlera l'histoire du théâtre comme destinée de ce qui se voulait la
révolution de l'esthétique incorporée dans la révolution politique,
c'est-à-dire l'instauration d'un théâtre national et populaire. Fortune d'une Préface, infortune
de la révolution qu'elle prétendait annoncer.
L'atelier du poète dramatique
Rien de tout cela ne va de soi. D'un côté, il faudra
attendre les années et d'avoir abandonné l'idée d'une révolution de la scène
française. De l'autre, tout paraît se résumer à l'exécution d'une poétique.
On transposera les intrigues mortelles de Paris et les
discours de la Convention ou des Jacobins dans la taverne des Trois-Grues, à
Whitehall (le jardin, diverses salles du palais) et à Westminster, par une
métaphore géante, qui sauvegardera la distinction entre les deux
Révolutions : en toute rigueur de la poétique, le deuxième terme de la
métaphore n'est pas le premier comme l'imitation de la nature n'est pas la
nature : toujours Aristote. Cela s'appelle respecter « la couleur des
temps », sans laquelle l'esprit du moment historique ne recevrait pas la
garantie de son lieu :
Le théâtre est un point d'optique. […] Non qu'il convienne de
faire, comme on dit aujourd'hui, de la couleur locale, c'est-à-dire d'ajouter après coup
quelques touches criardes çà et là sur une ensemble du reste parfaitement faux
et conventionnel. Ce n'est point à la surface du drame que doit être la couleur
locale, mais au fond, dans le cœur même de l'œuvre, d'où elle se répand au
dehors, d'elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous
les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille
de l'arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des
temps ; elle doit y être dans l'air, de façon qu'on ne s'aperçoive qu'en y
entrant et qu'en en sortant qu'on a changé de siècle et d'atmosphère. (p. 91)
Cela s'opère à coups de didascalies, c'est-à-dire à force de
descriptions — en forme de textes séparés — qui
voudraient, saturant l'espace scénique, acte par acte, le caractériser, comme
si c'était un personnage, comme les conjurés et les fous de Cromwell, comme
Milton ou comme Cromwell lui-même. Le drame est une totalité organique qui
réunit en un seul corps le génie du moment et le génie du lieu. La vérité du
moment historique n'a plus partie liée avec les autres moments de l'Histoire
que par son génie particulier et par le leur, qui est d'enfermer particulièrement
l'universel dans chaque moment particulier. Rapports lyriques. L'apprenti ne
tombera pas dans le piège grossier du terme à terme, il connaît sa théorie et
il écoute son génie.
La scène des classiques français était un espace abstrait,
indifféremment universel. Celle du drame doit être un universel singulier,
plein de choses et d'êtres, de groupes d'êtres en luttes — tout cela
signifiant —, et même du ciel de ce moment-là. Ainsi à l'acte IV,
dans la didascalie qui décrit la poterne du parc de Whitehall, rien ne manque à
cette peinture, ni les massifs du parc saturant obscurément l'espace ni les
ornements très nombreux de la poterne, ni le ciel sombre — ni
la nuit, « close » :
À droite, des massifs d'arbres ; au fond, des massifs
d'arbres, au dessus desquels se découpent en noir, sur le ciel sombre, les
faîtes gothiques du palais. À gauche, la poterne du parc, petite porte en ogive
très ornée des sculptures. — Il est nuit close.
Mieux encore, au début de l'acte V, pour la grande salle de
Westminster, où des ouvriers préparent le dais sous lequel le Protecteur doit
être couronné — ou bien doit être assassiné : « Il est
trois heures du matin ; le jour commence à poindre […] » Quel est le
ciel de ce jour, de cette heure, le ciel physique et astrologique ? Nous
sommes en effet au 26 juin 1657, la journée dans laquelle chacun songe à celle
du 30 janvier 1649 (« le trente de janvier », qui remplit plusieurs
fois l'hémistiche d'un alexandrin). Ce matin de juin, les ouvriers se souviennent
« d'une nuit froide et noire,/ De la nuit du
vingt-neuf au trente de janvier », d'avoir alors travaillé pour mylord
Olivier à l'échafaud du roi Charles. Un jour et son lieu et son climat,
totalisant par distinction et synthèse l'autre jour, l'autre lieu et l'autre
climat. Et, dans ces jours-là, totalisés eux aussi en l'esprit de la
pièce : le 21 janvier 1793 et le 10 thermidor an II — jour de
« l'assassinat », écrira Michelet, de Robespierre. Plein hiver, plein
été.
Nous ne sommes pas dans l'esthétique vériste qui triomphera
provisoirement avec Antoine vers 1900 mais dans celle des concrétisations
dialectiques, entendons : d'un moment de l'Histoire dans un autre moment
de l'Histoire — et du remplissement d'une idée abstraite, celle
de la scène romantique, dans l'acte de sa représentation de l'Histoire.
Le reste est affaire d'un savoir-faire, qui est grand :
mêler le grotesque au sublime, esquisser d'un trait une mentalité ou une
attitude, restituer à chacun son langage, organiser des mouvements de groupes
et de foules, et surtout construire une intrigue complexe qui engage un
personnel scénique considérable et des péripéties nombreuses. Quant à la
critique, exiger qu'elle sorte de ses normes et bon goût pour se mettre au
point de vue du génie : « On quittera, et c'est M. de Chateaubriand
qui parle ici, la critique mesquine des
défauts pour la grande et féconde critique des beautés » (p. 107).
Dans la Préface, faire jouer les images et les concepts,
manier l'ironie et la polémique, feindre la désinvolture, conduire une
réflexion plus complète et plus rigoureuse qu'il n'y paraît…
Vers la fin de sa Préface, l'apprenti n'a pas l'air pressé
d'affronter la scène. Il invoque la longueur de la pièce, « l'impossibilité
d'en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre dans l'état
d'exception où il est placé entre le Charybde académique et le Scylla
administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique » (p. 103).
Un jour peut-être, si la disparition de la censure le lui permettait, « il
pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène,
et qui serait sifflée » :
C'est pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène, il
s'est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la
dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et
qui, s'ils achèvent d'éloigner son drame du théâtre, ont du moins l'avantage de
le rendre presque complet sous l'angle historique. (p. 103)
Au fond, l'apprenti a livré son chef-d'œuvre d'ouvrier, et
cela lui suffit pour le moment. Comme un classique, et comme si sa pièce avait
connu le succès au théâtre, il la publie accompagnée de sa préface. C'est un
tout « presque complet » de virtuosité professionnelle, qu'il laisse
à l'histoire littéraire le loisir de visiter, de commenter, de comprendre et d'expliquer.
Elle n'y a pas manqué, y découvrant les traits esquissés de théâtres futurs et
les premiers crayons du génie d'Hugo, lequel paraîtra plus tard, mais plus
jamais au théâtre : dans Les
Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables et, après l'exil et
la Commune de Paris, dans le roman de Quatrevingt-treize.
Alors il sera libre de toute obédience et vérification autre que celle de
l'avenir, déployé à nos yeux et aux siens, selon sa Raison propre.
Pour l'heure, Victor Hugo se préoccupe moins du devenir de
la Révolution française que de l'avenir de la révolution théâtrale. En 1874, il
se préoccupera de l'avenir de l'Europe et de l'humanité. Là résidera, à son
sens, le débouché de la Révolution française.
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3 Georg Büchner, La Mort de Danton La Révolution française vue d'Allemagne en 1835
Autre drame, autre théâtre, autre vue sur la Révolution
française mais directe celle-ci, et centrée sur l'un des acteurs
emblématiques de l'événement, Danton.
Dix ans à peine après le Cromwell de
Victor Hugo, un homme très jeune, né en 1813 en Allemagne dans les jours mêmes
de la bataille de Leipzig, écrit à Darmstadt en 1835 la pièce La Mort de Danton, avant de fuir à
Strasbourg sous le coup d'une enquête en agitation politique. Depuis les
révolutions de 1830, et plus anciennement encore depuis le reflux des armées
françaises de la Révolution et du premier Napoléon, l'empereur de la République
française, les désillusions là aussi se sont
accumulées.
Quelques temps après sa pièce, sur commande, Büchner traduit
deux drames de Victor Hugo, Lucrèce
Borgia et Marie Tudor, tous deux
en prose. Cela évidemment ne veut pas dire qu'il connaissait le Cromwell. Puis il travaille à son Woyzeck qu'il laissera inachevé :
il meurt du typhus en 1837, ayant tracé le parcours d'une étoile filante dans
le théâtre allemand.
Ce Danton
rencontre d'abord le sort du Cromwell,
il n'est pas joué : la censure ne le laisserait pas passer de la part d'un
auteur déjà suspecté, il demanderait une mise en scène pour un personnel
nombreux et par tableaux compliqués à mettre en œuvre, et surtout il n'est pas
dans l'esthétique de son temps, ni en Allemagne ni ailleurs.
Cependant la disgrâce durera moins d'un siècle. Pour les
premières fois, en Allemagne, en 1902 et 1916, il rencontre un public, la
deuxième fois en pleine guerre, à travers une mise en scène de Max Reinhardt.
En France, à partir de 1948, avec Jean Vilar puis dans son TNB, la pièce trouve
son public, lequel se renouvelant avec les générations lui fera un succès,
plusieurs fois et jusqu'à maintenant.
Mais, si passionnante qu'elle puisse être, l'histoire
de ces représentations et de leur réception ne nous regarde pas ici. Le parti
pris va au texte de Büchner, c'est-à-dire à l'une des réponses que la
littérature formule et objecte à l'égard de la Révolution française.
Le théâtre, selon Camille Desmoulins
Acte 2, scène 3. Camille Desmoulins s'adresse à Lucile, sa
femme, et à Danton. À première vue, il n'est pas le plus qualifié pour définir
ce que doit être le théâtre, mais ce n'est pas Fabre d'Églantine, autre
personnage de la pièce et auteur d'aimables comédies, qui saurait pourtant
porter la voix de Büchner. Alors, en toute invraisemblance, autant que ce soit un jeune révolutionnaire français qui attaque
l'esthétique idéaliste de l'école allemande et morigène ses spectateurs :
Camille. Je
vous le dis, s'ils [les spectateurs] ne reçoivent pas tout sous forme de copies
malhabiles étiquetées en théâtres, concerts et expositions de peinture, ils
n'ont ni yeux ni oreilles. Si quelqu'un taille une marionnette pendue au bout
du fil qui la fait gesticuler, et dont les articulations craquent à chaque pas
en pentamètres ïambiques, quel personnage, quelle logique ! Qu'un autre
prenne un petit sentiment, une maxime, une idée et lui mette habit et culotte,
des pieds, qu'il lui maquille le visage et le mette à la torture à travers
trois actes, jusqu'à ce qu'enfin il se marie ou se mette une balle dans la tête
— c'est l'idéal ! Que quelqu'un vous bâcle un opéra qui traduit
l'essor ou l'abattement de l'âme humaine comme un sifflet à eau imite le
rossignol — ah, quel art !
Faites sortir les gens du théâtre dans
la rue : ah, quelle pitoyable réalité ! […] De la création qui se
renouvelle autour d'eux et en eux à chaque instant, ardente, tumultueuse,
brillante, ils n'entendent et ne voient rien. Ils vont au théâtre, lisent des
romans, imitent les grimaces qui s'y trouvent et disent des créatures de Dieu
qu'elles sont ordinaires !
Rien ici qui sente la Préface de Cromwell. La leçon vient de l'un des principaux protagonistes de la
pièce, jetée là à la diable dans l'un de ses tableaux,
juste au moment où Danton va apprendre la décision du Comité de salut public
annonciatrice d'une mise à mort. Tel
est le programme d'un théâtre qui sorte de l'esthétique des conventions pour
porter sur la scène les créatures de Dieu prises dans les aventures
passionnantes de la Révolution française. Non pas brutes de décoffrage selon
les principes futurs du naturalisme, mais placées dans une lumière qui les
révèle comme elles sont, telles qu'en elles-mêmes enfin : dans la
Révolution française, elle-même, dans ses événements, telle qu'elle se
manifesta et ici se rejoue.
Quelle lumière ?
Le théâtre selon Büchner
Voilà le texte d'une pièce qui ne ressemble à rien. Si nous
lui cherchions une référence, la plus proche serait le drame selon Shakespeare,
qui y fait l'objet de nombreuses réminiscences. Mais finalement il n'est pas
tellement utile de lui chercher une référence : son génie se suffit à
lui-même.
La Mort de Danton
n'est pas le déploiement d'une action dramatique. La pièce ne relate pas le
commencement, la continuation et la fin de l'intrigue qui va abattre Danton.
Séparément, ses mouvements vigoureux sont des surgissements sur le théâtre, des
apparitions ou des espèces d'éruptions d'énergie, des tableaux vivants :
du peuple, de la rue, de personnages qui se croisent éventuellement en
conversations vives, ou bien seuls, discourant ou cauchemardant. Des tableaux
vivants, mais qui n'auraient pas la fixité hallucinatoire du genre tableau
vivant. Des événements par eux-mêmes, des scènes, détachées les unes des autres
et s'enlevant chacune sur le théâtre.
Là réside la principale différence avec le Cromwell, lequel justement présentait aussi
des tableaux, mais si allégoriques de la Révolution française, tellement
soignés, picturaux, léchés même, et si soigneusement et étroitement, si
classiquement liés entre eux que l'énergie de la Révolution ne passerait
jamais, qu'ils repoussaient même l'idée d'une représentation théâtrale. Le
texte de Büchner l'appelait au contraire : vrai texte de théâtre,
tranchant, dont les éclats et les sautes de tonalités suggèrent le caractère
sauvage de la Révolution française, qu'aucun ordre dramatique ne saurait
enchaîner. Elle y est, la force erratique de la Révolution, au moment choisi de
son histoire où son énergie passe de Danton à Robespierre. Il fallait des
héros, des conducteurs d'électricité plutôt que des caractères, une prose endiablée
plutôt que des vers. Pour cela, il fallait quitter Aristote et aussi une
tradition séculaire qui liait la scène des théâtres à la perspective
illusionniste inventée par les peintres du Quattrocento. ter aux tableaux du
théâtre la fixité indument empruntée à la peinture.
Ces scènes se succèdent sur une durée de six jours, entre le
30 mars 1794 et le 5 avril — une espèce de passion de Danton et de
Robespierre. Durée resserrée qui ne vise pas à une unité d'action mais à une
profusion de vues brèves et frappantes, centrées sur le personnage de Danton,
souvent présent parfois absent, dans tous ses états.
Ces apparitions de la Révolution française n'ont rien de
fantomatique, elles ne sont pas non plus les fantaisies d'une imagination ni
des peintures ou des gravures de la Révolution comme le XIXe siècle
en a produit par milliers. Büchner, nous dit-on, s'est sérieusement documenté.
Il a lu l'Histoire de la Révolution
française (1823-1827) de Thiers, et peut-être celle de Mignet, l'ami de
Thiers (1824), et sûrement une compilation allemande sur la Révolution
française publiée en fascicules, que son père s'était procurée par abonnement.
Les personnages principaux sont des députés de la
Convention, des membres du Comité de Salut public et du Tribunal
révolutionnaire : Danton et Robespierre, Camille Desmoulins et Saint-Just,
Collot d'Herbois, Billaud-Varenne et Hérault-Séchelles (sic) ; Fouquier-Tinville, Hermann et Dumas ; les femmes
de Danton, Julie et de Camille, Lucile ; la petite Marion qui raconte
l'histoire de ses prostitutions à Danton, toute une population de bourgeois,
d'hommes et femmes du peuple, de grisettes et de bourreaux.
Büchner choisit parmi les événements qu'il trouve dans la
documentation dont il se sert sans s'y asservir. Ainsi il écarte la réunion des
trois comités de Salut public, de Sûreté générale et « chose
inouïe », écrira Michelet, du quatrième, de Législation, réunion que
Robespierre et Saint-Just avaient convoquée dans la nuit du 30 au 31 mars et
dans laquelle sera décidée la mort de Danton et de ses amis en même temps
qu'une redistribution des pouvoirs dans la main de Robespierre. Cette réunion
est pourtant bien attestée, de témoignages et de documents. Michelet lui
consacrera un chapitre entier de son Histoire
de la Révolution française : « Tout le monde baissait la tête, on était navré, malade. […] Ce long
supplice des trois Comités étant fini, les bougies aussi finissaient et la
lumière défaillait. Les têtes se relevèrent un peu ; les ternes regards se
tournèrent vers Robespierre, plus pâle que l'aube blafarde de mars. Il ne donna
pas un signe. » Ils obéirent, même pas au doigt et à l'œil. Mais c'est
le récit d'un écrivain qui évoque la Révolution par une espèce de sorcellerie
et veut la faire voir, c'est son regard, c'est son style. Ce n'est pas celui de
Büchner, homme de théâtre, et singulier dans le théâtre, qui fait voir
directement et brutalement, sans phrases.
À cette nuit-là, Büchner substitue une autre nuit qui, dans
le temps, censément la précéda, on ne sait ni où ni quand ni ce qui s'y dit. Sa
dramaturgie l'exige. Il prend chez Mignet et dans sa compilation allemande
cette visite de Danton à Robespierre, dont les historiens font état sans aucune
certitude sur le fait et sans pouvoir donner aucune précision. Et il l'invente.
Mouvements de Robespierre
Acte I, scène 6, dans « une chambre », en pleine
nuit, Danton est venu sur le terrain de Robespierre. Robespierre :
« Celui qui tombe dans mes bras quand je tire l'épée est mon ennemi,
quelles que soient ses intentions, celui qui m'empêche de me défendre me tue
aussi sûrement que s'il m'attaquait. » Danton : « Je ne vois
aucune raison qui nous contraigne de continuer à tuer. » Robespierre
invoque la Vertu à laquelle il s'identifie et la nécessité pour la Révolution
de punir le Vice, auquel et par prétérition il identifie Danton : légitime
défense et nécessité métaphysique. Je suis la Vertu, je suis la Révolution,
rien que ta présence ici nous menace de mort, elle et moi.
Danton en appelle à la voix de la conscience en Robespierre,
formée censément dans la lecture de Rousseau : « N'y a-t-il donc rien
en toi qui te dise souvent en secret, sans bruit, tu mens, tu
mens ! » Danton s'en va, disant à l'ami qui l'accompagnait :
« Nous n'avons pas un instant à perdre, il faut nous montrer. »
Danton sorti, Robespierre : « Je ne sais pas
quelle partie en moi trompe l'autre. » Survient Saint-Just, qui apporte
l'idée de réunir les Comités, le programme de cette réunion, la décision à
obtenir, ainsi que la liste toute prête de Danton et de ses amis, y compris
Camille Desmoulins. « Camille », dans la distribution des
personnages, car il est l'ami très proche de Robespierre comme de Danton.
Resté seul, Robespierre repense à l'article de Camille dans
son journal Le Vieux Cordelier, que Saint-Just, obligeant Iago
— jaloux de Camille auprès du Maître ? Lequel est le plus près
de Son cœur ? —, vient de
lui mettre sous les yeux :
« Robespierre, ce messie sanguinaire sur son calvaire
entre les deux larrons Couthon et Collot, où il sacrifie et n'est pas sacrifié.
Les sœurs dévotes de la guillotine à ses pieds comme Marie et Madeleine.
Saint-Just, comme saint Jean repose près de Son cœur et fait connaître à la
Convention les révélations apocalyptiques du Maître, il porte sa tête comme un
ostensoir. »
Je n'ai pas trouvé ce passage dans Le Vieux Cordelier.
Büchner l'aura inventé, mais c'était un thème qui traînait chez les ennemis de
Robespierre. Et Michelet pourra écrire : « Tout grand homme politique doit craindre d'être touché de près. Mais
combien plus Robespierre, un prêtre, une idole, un pape. […] De hasarder la
parole contre Desmoulins, il n'y avait pas à y songer. Un Dieu qui discute est
perdu. […] Il ne pouvait plaisanter
Desmoulins, mais bien le tuer. »
Au lieu de s'en indigner ou d'en être blessé comme on peut
l'être par la trahison d'un ami, Robespierre s'empresse de ratifier et de
développer cette image née sous la plume d'un journaliste de talent, et le
voilà qui se perd dans la solitude d'un jardin des Oliviers :
Robespierre :
Oui, oui, messie sanglant, qui sacrifie et n'est pas sacrifié.
— Lui les a rachetés de son sang, et moi je les rachète avec le
leur. Lui a fait d'eux des pécheurs, et moi je prends le péché sur moi. Lui
avait la volupté de la douleur, et moi j'ai le tourment du bourreau. […] À la
vérité, le Fils de l'homme est crucifié en chacun de nous, nous luttons tous au
jardin de Gethsémani dans une sueur de sang, mais personne ne rachète autrui
avec ses blessures. — Mon Camille ! — Ils
s'éloignent tous de moi — tout est désert et
vide — je suis seul.
Ecce homo… Il est
Pilate, il est Jésus, il est tous les hommes. C'est lui qui le dit… C'est le
théâtre qui le lui fait dire, lui attirant notre dérision, notre pitié, notre
terreur.
Tableau, non pas d'un caractère mais d'une folie, d'une
folie mystique, d'une forme furieuse de cette folie : tableau clinique.
Büchner était étudiant en médecine, apprenti médecin.
Diagnostic : l'homme qui tient la direction réelle de la Révolution, qui
se prenait déjà pour la Vertu en personne, se prend maintenant pour
Jésus-Christ Rédempteur en proie à l'agonie. Pronostic : cet homme mourra
dans une mer de sang, celui des autres et le sien.
Dès le début, les scènes de la pièce sont des tableaux
cliniques.
Acte I, scène 5, juste avant cette scène de la folie, une
scène de bordel. Comment Büchner présente-t-il les jeunes prostituées que
fréquentent Danton et ses amis ? Comme les présentent Danton lui-même et
ses amis. Dans leur naïveté et dans leur histoire personnelle, dans leur
réalité, dans leur sensualité, tendrement en somme, mais aussi brutalement,
médicalement. Hors mythologies romantiques ou antiques, comme on doit traiter
les prostituées et les hommes qui les fréquentent et comme sont les maladies
qu'elles portent :
Lacroix : [à la jeune Rosalie] Écoute un peu. Un moderne Adonis n'est pas déchiré par un
sanglier, mais par des cochons, il n'est pas blessé à la cuisse, mais à l'aine,
et de son sang ne jaillissent pas des roses mais des fleurs de mercure.
Danton : Mademoiselle Rosalie est
un torse restauré, où seuls les pieds et les hanches sont antiques. C'est une
aiguille magnétique, ce que le pôle tête repousse est attiré par le pôle pied,
le milieu c'est un équateur où chacun doit se faire baptiser au sublimé
lorsqu'il passe la ligne pour la première fois.
Lacroix : Deux sœurs de charité [Rosalie
et Adélaïde], chacune d'elles sert dans un hôpital, c'est-à-dire son propre
corps.
Le peuple ne sera pas mieux servi, un ramassis de
misérables, les hommes avinés et battant leurs femmes, tous applaudissant à la
rhétorique de Robespierre et de ses agents. Ni d'ailleurs les représentants de
la nation : manipulables à tout instant et à tous besoins, pusillanimes,
éperdus de peur.
Bien plus tard, des commentateurs et des critiques de théâtre
s'étonneront de cette approche ou même s'en scandaliseront, venant d'un
révolutionnaire. C'est que Büchner, dans son théâtre, prend le parti de la
vérité et qu'il voit dans l'éclat de la vérité la seule poésie possible :
c'est la poésie de ce qui est, quand cela se met en mouvement dans une
révolution. Si la Révolution ne supporte pas ce regard-là, est-elle une
révolution véritable ou bien un jeu sanglant de politiciens, dans lequel le
peuple sera toujours l'idiot utile et consentant ? C'est bien l'enjeu de La Mort de Danton, de porter, sur un
théâtre libéré de ses fadaises, illusions et tromperies, la réalité de la
Révolution française. C'est l'un de ses héros qui le proclame.
Danton
La Révolution française par sa population. Pourquoi Danton
plutôt que Robespierre ? Parce que la mort de Danton marquerait le moment
où celui qui cherchait à mettre un terme à la Terreur, sinon à
la Révolution, et le pouvait, succombe ? Comment ce moment-là fut-il
manqué ? Par faute d'attention à l'égard de la réalité, par légèreté et
présomption.
Dans la scène justement, où ils plaisantaient les filles,
une fois celles-ci parties, Lacroix avertit Danton : à la séance des
Jacobins, Robespierre, au nom de la vertu, a menacé sans nommer personne :
« Il lui faut une tête de poids. » Ses amis le pressent d'agir, mais
Danton : « Je le sais, la Révolution est comme Saturne, elle dévore
ses propres enfants. Après un moment de
réflexion : Non, ils n'oseront pas. » Lacroix insiste. Danton
invoque la mythologie, son nom, le peuple… Il finit par promettre :
Danton. Demain
je vais chez Robespierre, je vais le mettre hors de lui, il ne pourra pas se
taire. Demain donc ! Bonne nuit, mes amis, bonne nuit, je voue remercie.
Lacroix. Barrez-vous, mes bons amis,
barrez-vous ! Bonne nuit Danton, les cuisses des demoiselles te
guillotinent, le mont de Vénus sera ta Roche Tarpéienne.
Le ton de Lacroix, entre la plaisanterie, l'ironie et la
prophétie.
Suit immédiatement la rencontre de nuit entre Danton et
Robespierre que nous avons vue. Parce qu'il n'y a pas de documents sur cette
entrevue ni même de certitude sur le fait qu'elle ait existé, Büchner peut s'en
emparer et la remplir au gré de son
intuition sur la Terreur et de sa poétique.
Que s'y passe-t-il pour que l'irrésolu Danton en sorte sur
une résolution : « Nous n'avons pas un instant à perdre, il faut nous
montrer » ?
Il a dû lire dans les propos de Robespierre et dans son
regard les marques de sa folie, et le genre d'avertissement que Robespierre
délivrait, et que Jaurès décrira en ces termes : « Et parfois, ceux qu'il méprisait et haïssait
surprenaient sur son visage l'inquiétant reflet d'une pensée profonde. »
Quelle est cette pensée profonde, révélée à Danton ? Toute la carrière
politique de Robespierre, toute sa politique, tient dans la comédie de l'homme
à principes hanté par le rêve de leur exécution. Ces
principes sont indistinctement les droits de l'homme, la haine des
gouvernements, la Vertu en tant que la haine et l'envers de tous les vices.
Danton et ses amis, en tant qu'hommes perdus comme Cicéron le disait de
Catilina, sont le dernier obstacle, la dernière chance et le dernier moyen
d'une politique sacrificielle, de sa politique.
Un instant, Danton a dénoncé le mensonge. Il a retrouvé le
sens du danger, l'instinct de l'urgence et le moyen d'agir : montrons-nous
tels que nous sommes, nous qui n'avons rien à cacher ! Où se
montrer ? À la Convention bien sûr, dont ils sont des élus et où le verbe
de Danton, sans préméditation et sans détours, dénoncera la folie de
Robespierre.
Cependant, au début de l'acte II, au matin — au
lendemain matin de la nuit chez Robespierre —, on voit Danton
s'habiller. Ses amis sont déjà là. Le premier, Camille le presse.
Danton. C'est
très ennuyeux d'enfiler toujours d'abord la chemise et puis la culotte
par-dessus et le soir de se glisser dans un lit pour en sortir le matin suivant
et de mettre toujours un pied devant l'autre comme ça, on ne peut pas imaginer
que ça puisse changer. C'est bien triste de penser que des millions l'ont déjà
fait, que des millions vont encore le faire, et que par-dessus le marché nous
sommes constitués de deux moitiés qui font toutes les deux la même chose, de
sorte que tout se passe en double. C'est bien triste.
Camille. Tu parles tout à fait comme un
enfant.
Danton. Les mourants redeviennent
souvent des enfants.
Lacroix. Tu cours à ta perte avec tes
hésitations et tu vas y entraîner tous tes amis. […]
Qu'est-ce que cet ennui-là ? Une impasse de l'action en
proie à la répétition. Une épreuve ontologique de la volonté et même du
vouloir-vivre, que, tout occupé lui aussi à la Révolution et à ses expériences
du bonheur, Danton ne se connaissait pas encore. Elle l'expose, et elle l'abat.
Rien n'y fera. À un moment, cet homme-là avait perdu le sens
du danger, puis il l'avait retrouvé, fugitivement et par un miracle de lucidité
en présence de Robespierre. Le sens du danger, c'est un avertissement de tout
le corps en présence de l'ennemi mortel. C'était, en ce moment de la
Révolution, l'instinct de la conservation, une faculté animale, mais aussitôt
reperdue.
Danton.
J'ai fait un tour aux sections, ils étaient respectueux mais comme à un
enterrement. Je suis une relique, et les reliques, on les jette à la rue. […]
On peut compter sur ses doigts : les jacobins ont déclaré que la vertu est
à l'ordre du jour, les cordeliers m'appellent le bourreau d'Hébert, la Commune
fait pénitence, la Convention, — bon, ça serait encore un
moyen ! mais on aurait un autre 31 mai [quand les
sans-culottes envahirent la Convention pour lui imposer la mise en accusation
des Girondins]. […] Nous n'avons pas fait la Révolution, c'est la Révolution
qui nous a faits. […] Il y a eu un défaut quand on nous a fabriqués, il nous
manque un je ne sais quoi, mais nous n'allons pas nous étriper pour le trouver,
alors à quoi bon nous taper les uns sur les autres ?
Maintenant — dépression du
matin ? — c'est le bal des raisons captieuses, politiques, philosophiques
et métaphysiques, des analyses catastrophistes, c'est l'effondrement de l'être
en ses pensées et dans son corps. L'énergie d'un Danton et sa pensée se vident
au pire des moments. C'est peut-être la perte que connaîtra Robespierre, au
seul instant où il pouvait encore se sauver, dans la nuit du 9 au 10 thermidor.
Qui dira la sombre beauté lyrique, le puissant intérêt du
vivant — de nous, les vivants —, la pitié du vivant pour
le vivant — et notre terreur — dans ces moments où la vie
dans le vivant s'abandonne au vide, et aux images qui le remplissent, où le
vouloir vivre et même la peur lui font défaut, où l'organisme se dérobe ?
Büchner, le médecin, sait montrer cela, en portant ces moments sur la
scène, mais aussi Michelet et Jaurès dans leurs Histoires,
Michon et Domecq dans leurs fictions.
Aux remontrances de ses amis qui l'appellent à agir, Danton
ne répondra que par la fascination de la mort :
Danton. Mourir
de la guillotine, de la fièvre ou de vieillesse ? Il vaut encore mieux se
retirer dans la coulisse d'un pied agile, accompagner sa sortie de quelques
gestes gracieux et écouter les applaudissements des spectateurs. C'est très
joli, cela nous convient, nous sommes toujours au théâtre, même si pour finir
nous sommes transpercés pour de bon.
C'est bien que la durée de notre vie
soit un peu réduite, l'habit était trop grand, nos membres ne pouvaient pas le
remplir.
Danton, le sanguin, le pratiquant des plaisirs, le passionné
de la vie, tombé dans la séduction du plus mauvais des théâtres, celui
justement que dénonçait Camille : dans la tentation de sortir en dansant
sur un mètre ïambique ! Mais c'est bien cela, la leçon d'anatomie que
délivre Büchner : le héros qui soutenait seul la raison, la vérité et la
vie contre Robespierre s'effondre par là où il tenait ses raisons et sa vie. Et
il emporte dans sa chute le peu d'hommes de bon sens, ses amis.
Cela pouvait ne pas être, mais cela fut. Comme cela devait
être, vraiment ?
Tel est aussi le fatalisme du dramaturge, qui le guette
lui-même : car le fatalisme est l'ami intime de la tragédie. Cette leçon
vaut pour la Révolution française comme pour toute autre révolution à
venir : il ne faudrait pas qu'elle devienne un mauvais spectacle, ni pour
l'univers ni pour elle-même. Il ne faut pas non plus que le théâtre le cède au
guignol tragique.
Paris. Alors
fuis, Danton !
Danton. Est-ce qu'on emporte la patrie à
la semelle de ses souliers ?
Enfin — et c'est le
principal : ils n'oseront pas. À
Camille : Viens, mon garçon, je te le dis, ils n'oseront pas. Adieu,
adieu !
Danton
et Camille sortent.
Philippeau. Il s'en va.
Lacroix. Et il ne croit pas un mot de ce
qu'il a dit. La paresse, rien d'autre ! Il aime mieux se faire guillotiner
que de faire un discours.
Paris. Que faire ?
Lacroix. Rentrer chez soi et comme Lucrèce
étudier la fin le plus convenable.
Lacroix a souvent le dernier mot. Il revient à la paresse
physiologique de Danton, qui n'est que l'un de ses vices. Mais aussi, par la Lucrèce
romaine en proie au viol d'un Tarquin, il lui revient l'esprit invétéré de la
tragédie. Ainsi la science du médecin peut-elle le reconduire à l'idée de la
fatalité.
Plus tard, dans d'autres tableaux, Danton retrouvera pour se
défendre sa dialectique, son éloquence, sa présence d'esprit — sa
présence à lui-même et à l'adversité. Mais trop tard. Il aura manqué le moment.
Il ne pourra plus se montrer, ni montrer Robespierre, il sera incarcéré
physiquement et immobilisé moralement dans les rets des fous intelligents et de
leurs exécutants obligés.
La Révolution sur la scène
La lumière brutale dont Büchner inonde son théâtre n'est pas
celle des bougies pâlissant dans un matin de fin mars. Celle-ci convient au
récit crépusculaire qui viendra près de vingt ans plus tard, celui de Michelet,
tout aussi terrible, mais ironique d'une autre manière et selon une tout autre
éloquence.
Le jeune médecin est attentif à l'énergie à l'œuvre dans les
êtres vivants, à sa disparition et à son retour, à sa circulation entre les
organismes. L'un des deux héros de la Révolution s'effondre quand il s'agirait,
sauvant sa peau, de sauver la Révolution : l'autre s'empare de son
énergie, il la soutire, il s'y livre et il s'y perdra.
Büchner est un homme de théâtre. Quitter la dramaturgie
raisonnée par Aristote et ses successeurs, créer un théâtre par éclats pour
faire apparaître l'énergie en tant que telle, pure et simple : l'énergie
de la Révolution française. D'où venue, comment dépensée, où se portant ?
Sur ces questions-là, une seule réponse, celle de la scène
et de son évidence. Pas d'histoire ou de sociologie, pas d'économie politique,
et, au Luxembourg (acte III, sc. 1), la controverse philosophique entre Thomas
Payne et Anaxagore Chaumette se dissipe à l'arrivée de Danton et de ses amis.
Quant au discours métaphysique de Saint-Just à la Convention (acte II, sc. 7,
qui a peur ici de répandre le sang ?), ce sera seulement l'effort
supplémentaire que l'énergie de la Révolution française produit dans l'esprit
d'un aliéné. Cela fut, cela peut et doit se porter à la scène.
En Robespierre, par la voix de Danton, Büchner dénonce une
double imposture : l'identification par Robespierre de sa personne à la
Vertu et la décision de faire du combat de la Vertu contre le Vice —
psychomachie médiévale — la dernière invention de la politique
révolutionnaire. Le sujet est possédé par une idée fixe, hanté de complots
réels ou imaginaires, plaintif et complaisant, raisonneur et manipulateur, un
œil à l'image qu'il donne aux assemblées et aux tribunes du public, un autre à
l'image qu'il a de lui-même et à laquelle aveuglément il adhère. Sur la
suggestion de Saint-Just, son âme damnée, il vient d'y joindre la figure
messianique de l'Antéchrist.
Robespierre n'est pas un hypocrite pur et simple. Il est un
menteur qui colle à la dynamique de son mensonge, il est un hypocrite de haut
vol comme Molière en a inventé deux, Dom Juan et Tartuffe, dangereux pour la
société et pour eux-mêmes : ils se précipitent au bout de leurs discours
— l'un est arrêté par Dieu et l'autre par le pouvoir divinateur du
Roi, et Robespierre s'abîmera dans le cataclysme inouï de la Révolution.
Michelet dira tout cela autrement et même il soulignera, après ses ennemis
girondins, le personnage de comédie : le jeu au bord du déséquilibre, la
gymnastique des grands écarts et le danger toujours imminent de mordre salement
la poussière, l'inhumanité mécanique de l'Incorruptible, le Robespierre selon
Brissot, flanqué de ses robespierrots,
le Robespierre qui craint la satire de Fabre d'Églantine l'auteur de la chanson Il pleut bergère !
Dans l'affrontement entre Danton et Robespierre, l'énergie
d'un corps s'écoule dans l'autre. Mais cet autre corps, aussi impropre qu'il
est possible, ne la reçoit qu'au prix de l'imposture. Dans la bouche de Danton,
le mot de menteur dénonce l'opération et vaut malédiction : dans moins des
six mois que Danton lui a donnés, l'énergie de la Révolution aura brûlé
Robespierre dans une scène où le hasard le dispute aux machinations.
Cependant l'autre fou, c'est Danton, qui n'a pas voulu
— ou pas pu — voir ce qui lui crevait les
yeux : que les fous étaient devenus les maîtres de la réalité.
Telle est la lumière que porte Büchner sur sa scène. Elle
surprend par sa froideur, son haut degré d'ironie et son genre de gaieté
iconoclaste, par sa fidélité aux documents, et au ton de la Révolution. Mais
cette lumière a à voir aussi avec l'humanité que les médecins portent à l'égard
de leurs patients. Ils les écoutent, ils les observent. Ils les aiment, sans
illusions et sans phrases. Tout en admirant en eux les inventions de la vie
inépuisable, ils voudraient les guérir de leurs impuissances, de leurs
dépressions et logomachies mortifères, et de leurs mensonges pitoyables.
L'ironie fait partie de leur empathie, et de leur protection contre cette empathie.
En 1835, dans le grand-duché de Hesse, aux dernières nouvelles,
les Français se sont donné pour roi le fils de Philippe Égalité, d'un Orléans,
du régicide. Büchner est un révolutionnaire averti, qui prend ses distances
d'avec son patient, pour le salut du patient et pour la lucidité de son
diagnostic. N'ausculter la Révolution française qu'avec précaution.
Le jeu des tableaux entre eux
La science du dramaturge, c'est d'alterner de manière
pressante les scènes des intérieurs et celles des extérieurs. Les intérieurs,
c'est les chambres où vit et dort Danton, les salons où vivent les deux couples que
lui et Camille forment tendrement avec leurs femmes, leurs cauchemars
aussi : celui qui fait crier Danton en proie au souvenir des journées de
septembre 92, aux massacres qu'il a au moins laissé faire quand il était le
ministre de la Justice ; celui qui surprend Camille sommeillant à la
Conciergerie, quand il voit le ciel paraître au dessus de lui, non pas ouvert
comme pour les martyrs de l'ancien temps mais comme le dernier plafond de
l'enfermement :
Danton.
Qu'as-tu, Camille ?
Camille. Oh, oh !
Danton, le secouant. Tu cherches à faire tomber le plafond en le
grattant ?
Camille. Ah, toi, toi, tiens-moi, parle,
toi !
Danton. Tu trembles de tous tes membres,
la sueur perle à ton front.
Camille. C'est toi, c'est moi, ah
bon ! C'est ma main ! a va, je retrouve mes esprits. Oh Danton,
c'était affreux.
Danton. Quoi donc ?
Camille. Voilà, j'étais entre rêve et
veille. Et puis le plafond a disparu et la lune est entrée, tout près, tout
contre, mon bras l'a attrapée. La voûte du ciel avec ses lumières s'était
abaissée, je m'y cognais, je pouvais toucher les étoiles, je titubais comme un
homme qui se noie sous une couverture de glace. C'était affreux, Danton.
Danton. C'est la lampe qui jette au plafond un
cercle de lumière, voilà ce que tu as vu.
L'extérieur, c'est celui des deux prisons, celle du
Luxembourg avant le tribunal, pour quelques jours, où Chaumette, le dernier des
hébertistes, accueille les dantonistes en les embrassant fraternellement ;
celle de la Conciergerie sitôt après, pour une nuit, l'extérieur dans
l'intérieur.
L'extérieur, c'est les rues de Paris, les places, la salle
de la Convention, celle du Tribunal révolutionnaire, les réduits où se
manigancent les séances et les lieux officiels.
Dans l'extérieur, le discours de Robespierre à la Convention
et celui de Saint-Just qui le suit immédiatement, de tonalité et d'intention
très différentes (acte II, sc. 7). Le premier retourne l'Assemblée après
qu'elle a commencé, suivant d'abord Legendre, à décréter la comparution de Danton
devant elle. Quant à celui de Saint-Just, il ouvre la dernière phase de la
Terreur par une leçon de théologie et de biblisme : de même que la nature
en ses révolutions sacrifie à chaque moment des milliers d'existences, de même
la Révolution, comme moment de l'Esprit à l'œuvre dans le monde…
Saint-Just.
Il semble qu'il y ait dans cette assemblée quelques oreilles sensibles qui ne
peuvent supporter le mot sang. […] Un événement qui change totalement la
configuration de la nature morale, c'est-à-dire de l'humanité, ne pourrait pas
avancer dans le sang ? L'esprit du monde se sert dans la sphère
spirituelle de nos bras, de la même façon qu'il utilise dans la sphère physique
les volcans ou les inondations. Qu'importe qu'ils meurent d'une épidémie ou de
la Révolution ? […] Moïse a conduit son peuple à travers la mer Rouge et
dans le désert, jusqu'à ce que la vieille génération corrompue se soit râpée,
avant qu'il ne fonde le nouvel État. Législateurs ! Nous n'avons ni mer
Rouge ni désert, mais nous avons la guerre et la guillotine. […] L'humanité
sortira du chaudron sanglant comme la terre du déluge, avec des membres d'une
vigueur originelle, comme nouvellement créés.
Le Saint-Just de Büchner pense la Révolution d'après des
mythes diluviens. Plus tard, au Comité de Salut public, Barère dit à Saint-Just
qui vient de sortir pour écrire le rapport qui fermera la bouche de Danton
devant le Tribunal : « Oui, va, Saint-Just, tisse tes périodes, que
chaque virgule soit un coup de sabre, chaque point une tête coupée » (acte
III, sc. 6).
C'est aussi le Saint-Just de ces semaines de mars et avril
94, que Michelet décrira, vingt ans après Büchner, en ces termes : « Celui-ci, d'une foi atroce avec son furieux
talent, a tout couvert au hasard d'une blanche écume de rage, ne sachant rien,
n'ayant pris nulle information et n'en voulant prendre. » Autre folie,
de philosophe, furieuse. Ici la folie d'un idéalisme allemand, de ses raisons
circulaires et de sa Raison implacable, dénoncée par un Allemand. Cependant, si
Büchner pense à Hegel, ce serait par erreur car celui-ci, dans sa Phénoménologie de l'Esprit, a critiqué le gouvernement de la Terreur
comme ivre d'une liberté et d'une vertu lancées à vide et à tombeaux ouverts,
impatient de toute médiation et réalisant de manière illusoire l'universel,
« sans plus de signification que de
trancher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau ».
Deux morceaux d'éloquence, juxtaposés, celui de Robespierre
emprunté aux sources historiques, celui de Saint-Just inventé. Ouvertement,
outrageusement, et de manière dérisoire, le premier argumente que le principe
d'égalité interdit aux élus de la Nation de faire une exception en faveur de
l'un d'entre eux, c'est-à-dire en faveur de chacun d'entre eux, ici présents et
un jour demandant grâce — menaces même pas voilées. Et Saint-Just,
aussitôt vient démontrer qu'il y a toujours un philosophe pour justifier les
coups de force d'assemblées ou la logique des batailles et pour promouvoir par
mythes et par raisonnements la déraison. « Applaudissements prolongés, soutenus », par la toute petite
Assemblée que peut contenir la scène d'un théâtre. Injouable, ou bien très
jouable, comme parodie de l'unanimité en trois bonshommes.
Recueillis de discours officiellement prononcés ou inventés,
dépaysés de leur lieu et portés sur une scène au titre de fragments parmi
d'autres, ces moments des raisonnements affichent leurs sophismes mortels et
leur efficacité. Ils prennent leur vrai sens : dans un cas, il s'agit
d'empêcher Danton de parler à la Convention où il retrouverait son talent et,
dans l'autre, de justifier d'avance et de manière universelle une politique de
la mort. L'extérieur de la raison, c'est l'excés de la raison.
Ces tableaux-là, imaginés ou empruntés à la réalité
historique, ni aucun autre dans cette pièce, ne sauraient se déduire : ni
dans une philosophie en forme, ni d'une raison conduite selon les règles de la
dramatisation — un début, une continuation par péripéties, une fin
satisfaisante —, ni même les uns des autres. Ils ne sont pas pour
autant les illustrations, les vignettes, les apparitions d'un mystère caché :
ils sont l'irruption non réglée d'une absurdité, par l'évidence.
La scène de Büchner tire sa poétique de la critique du
théâtre formulée par Camille, dans le style du Vieux Cordelier, contre
l'esthétique idéaliste de la philosophie allemande et comme une révolution dans
l'esthétique, comme un appel à un théâtre de l'avenir. Sur ce chapitre, la
parole ne pouvait pas être à Fabre d'Églantine, pauvre faiseur de vers. Si
Robespierre l'a fait joindre à la charrette de Danton, c'est bien à tort, car
il n'avait rien à craindre de ses comédies.
La poésie de la scène
La chute du couteau, ce n'est pas montrable. Parce que le
théâtre ne le pourra jamais que par métaphore et in absentia et, surtout, parce que Büchner entend manifester non
pas la mort mais la vie telle quelle en présence de la mort.
Au bord de l'échafaud,
Une femme avec des
enfants. Place ! Place ! Les enfants crient, ils ont faim. Il
faut que je leur fasse voir pour qu'ils se taisent. Place !
Une femme. Hé Danton, tu vas pouvoir
faire l'amour avec les vers.
Une autre. Hérault, je me ferai faire
une perruque avec tes jolis cheveux.
Hérault. Ma toison n'est pas assez
fournie pour un mont de Vénus aussi déboisé que le tien.
Camille. Maudites sorcières ! Un
jour vous crierez : montagnes, tombez sur nous !
Une femme. La montagne est tombée sur
vous, ou plutôt c'est vous qui avez dégringolé de la montagne.
Danton, à
Camille : Du calme, mon garçon, tu as trop crié.
Ou bien une place, devant la Conciergerie. Deux charretiers
plaisantent avec des filles et se disputent leurs clients à dix sous par tête.
Lucile essaie de parler à Camille. Elle déraisonne déjà.
Place de la Révolution, « Deux
bourreaux occupés à la guillotine. » Ouvriers parisiens, ils
chantonnent après le turbin, des chansons populaires, des lieder en allemand dans le texte original le ciel paisible du Neckar au dessus de la Terreur. Le premier au
deuxième : « Bon, passe-moi ma veste ! » Dans le Cromwell de Victor Hugo, les ouvriers du
cinquième acte qui montaient le trône futur du Protecteur conversaient en
alexandrins. Ils étaient diserts. Pour l'instruction du spectateur, ils
discernaient les moments de la Raison historique.
Lucile, assise là, déraisonne en chantant. Elle crie
« Vive le roi ! ». On emmène la folle. Julie s'est déjà
suicidée.
Cela ne s'est pas passé tout à fait comme cela, puisque
Lucile écrivit à Robespierre par provocation et fut guillotinée et que Julie,
dix-sept ans, survécut puis se remaria avec un futur baron de l'Empire. Peu
importe.
Ce que recherche Büchner, c'est comment on vit par temps de
Terreur, à l'ombre de la mort des autres et de sa propre mort. Il cherche à
montrer la trivialité de la vie humaine, la trivialité entendue dans toutes ses
acceptions, sous l'immédiateté de la mort.
Comment on vit alors dans les carrefours ou dans les lieux
des vrais pouvoirs, les places et les rues de Paris, comment s'y croisent les
lazzis des uns et des autres. Comment Robespierre fait liquider Fabre
d'Églantine par peur de ses épigrammes et comment Saint-Just s'étourdit de
mots, à son habitude. Comment Hérault
de Séchelles, qui avait raconté avec ironie sa visite à Montbard chez Buffon,
et qui était renommé pour sa beauté et ses conquêtes amoureuses, ne manque pas
sa réplique au dernier moment. Et Danton qui veille jusqu'au bout sur Camille.
Et les deux épouses, dont la folie douce répond à la folie furieuse de
Robespierre. Folles à lier, Robespierre bientôt lié.
Le peuple des charretiers des charrettes — il
faut bien qu'ils aient existé, ainsi que leurs chevaux —, et celui
des bourreaux. Ceux-ci rangent leur atelier avant de rentrer à la maison en
chantant :
Quand je
reviens vers chez nous
La lune brille tout doux.
Il y a une innocence des bourreaux et des charretiers, de
Danton, de Robespierre même et de Saint-Just, celle, pure et simple, trop humaine,
indéracinable des vivants. L'innocence de tous, y compris des fous
sanguinaires : à la faveur d'événements exceptionnels, auxquels
chacun participe à la mesure de sa partie, ils révèlent chacun l'étendue de
leur humanité et de l'humanité. C'est l'innocence de la vie humaine, telle enfin que réduite à
elle-même, dans des êtres qui, sans la Révolution française, seraient demeurés
inconnus de tous et d'eux-mêmes.
Dans Büchner, les personnages, grands et petits, se croisent
dans des chambres, des bureaux et des prisons, au Tribunal révolutionnaire, à
la Convention, au bord des échafauds, dans la trivialité de leurs vies, et tous forment des scènes qui, répétons-le, ne sont pas
des tableaux posés, inertes, instructifs. Cette vie, c'est la vie
même, telle qu'elle se vit selon la condition et la situation de chacun, mais à
égalité de dignité entre tous, et d'autant plus intense qu'elle est dans la
présence immédiate de la mort.
Telle est la haute poésie de la scène que demandait Camille :
l'enchantement d'une prose parlée pendant le Déluge.
Sortant des théâtres convenus et tombées
les écailles de leurs yeux, les spectateurs trouveraient aussitôt que toutes
les créatures de Dieu sont la merveille de la création, effrayante et adorable.
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4 Alexis de Tocqueville : De la
démocratie en Amérique Le sens du paradoxe
Né en 1805, Tocqueville appartient à la génération de Victor
Hugo. Par ailleurs, il est parent avec Chateaubriand, il le connaît et il l'a
probablement lu. Avec le second, mais en beaucoup plus relevé de son côté, il
entretient des accointances nobiliaires. Sur ce thème, ne parlons pas de
Victor-Marie comte Hugo dont la noblesse remonte à l'Empire. Mais tous les
trois partagent l'étrange paradoxe d'écrivains que toutes leurs convictions
premières auraient dû porter à la contre-révolution et dont l'assentiment alla
au régime de l'égalité. Quant à l'écriture, on ne peut imaginer un style plus
opposé à ceux de Chateaubriand et de Hugo que celui de Tocqueville. Prenons-le
par là.
Le chantier d'un style
C'est une lettre de Tocqueville, adressée peu de temps avant
la publication du premier volume de sa Démocratie
en Amérique, à un
ami qui lui avait fait part de son « intention de travailler [son]
style » :
Sans avoir moi-même un style qui me satisfasse aucunement,
j'ai cependant beaucoup étudié et très longuement médité sur le style des
autres et je me suis convaincu de ce que je vais vous dire : il y a dans
les grands écrivains français quelle que soit l'époque où vous les prenez un certain
tour caractéristique de la pensée, une certaine manière de saisir l'attention
du lecteur qui est propre à chacun d'eux. Je crois qu'on vient au monde avec ce
cachet particulier ; ou du moins j'avoue que je ne vois aucun moyen de
l'acquérir ; car si on veut imiter le faire particulier d'un auteur, on
tombe sur ce que les peintres appellent des pastiches, si l'on ne veut imiter
personne, on est sans couleur. Mais il y a une qualité commune à tous les
grands écrivains, elle sert en quelque sorte de base à leur style ; c'est
sur ce fond qu'ils placent ensuite chacun leurs propres couleurs. Cette qualité
est tout simplement le bon sens. […] Qu'est-ce donc que le bon sens appliqué au
style ? […] C'est le soin de présenter les idées dans l'ordre le plus
simple et le plus facile à saisir. C'est l'attention de ne présenter jamais en
même temps au lecteur qu'un point de vue simple et net, quelle que soit la
diversité des objets dont traite le livre ; de telle sorte que la pensée
ne soit pas pour ainsi dire portée sur deux idées. C'est le soin d'employer les
mots dans leur vrai sens, et autant que possible dans leur sens le plus
restreint et le plus certain ; de manière que le lecteur sache toujours
positivement quel objet ou quelle image vous voulez lui présenter. […] Ce que
j'appelle encore le bon sens appliqué au style, c'est de n'introduire dans les
figures que des choses comparables avec l'objet que vous voulez faire connaître. […] Dans les idées les plus vastes, les
plus habiles ou les plus délicates des grands écrivains vous apercevez toujours
un fond de bon sens et de raison qui en forme la base. Je me suis laissé aller
à parler de cette partie du style plus que des autres, parce que c'est par là
que pèchent la plupart des écrivains de notre temps et ce qui faisait appeler
leur style un jargon à P. L. Courier. […]
Prenons cette longue lettre pour ce qu'elle est : un
propos écrit au fil de la plume à l'intention d'un ami qui se préoccupe
lui-même de travailler son style, une occasion de réflexion saisie par le jeune
auteur du livre dont le premier volume va être publié un an après sous le titre
De la démocratie en Amérique et une
sorte de théorie quelque peu diffuse mais qui laisse entendre pourtant
plusieurs idées.
La première : le style est une propriété innée de l'écrivain.
C'est évidemment, ici, une idée aristocratique. Deuxième idée, empruntée
classiquement aux arts plastiques : le style est couleur et relief.
Troisième idée, toujours classique et posée encore dans une perspective
aristocratique : chacun forme son style dans la fréquentation des
meilleurs de ses pairs, et pour ainsi dire « en [les] lisant en
écrivant ». Quatrième idée, classique elle aussi, celle de la lisibilité.
L'écrivain doit s'attacher sans relâche l'attention du lecteur. Écrivain,
Tocqueville s'irrite en lisant la plupart de ses contemporains (on n'y comprend
rien !), et il s'enchante de voir comment les classiques résolvent le
problème simple et difficile de se faire lire — ce problème qui est
le sien et qui devrait être celui de tout écrivain.
Les références de cette excellence : « tous les
écrivains que nous a laissés le siècle de Louis XIV, celui de Louis XV et les
grands écrivains du commencement du nôtre, tels que Madame de Staël et M. de
Chateaubriand ». Plus loin dans la lettre, Pascal est invoqué pour son
image du monde comme sphère infinie dont la circonférence est partout et le
centre nulle part : « […] l'âme est saisie par cette image et quelque
gigantesque que soit l'idée qu'elle présente, l'esprit la conçoit du premier
coup ; l'objet dont Pascal se sert pour sa comparaison est familier ;
le lecteur en connaît parfaitement les dimensions ordinaires et la forme
[…]. » Dans le même instant : le saisissement de l'âme et la
conception de l'esprit.
L'idée du « bon sens » comme la qualité principale
du style est plutôt inattendue. D'une part, elle s'oppose aux effets, aux jeux
sur les mots, aux « extravagances » et au « jargon »
dénoncé aussi par Paul-Louis Courier. D'autre part, elle recommande la
simplicité, dans l'ordre de l'exposition et en chaque endroit de cette
exposition. La complexité provient de l'impression générale
du livre. Mais, quitte à susciter des contradictions entre certaines formules
distantes les unes des autres, le sens général se ramasse à chaque moment dans une
formule. Une idée à la fois, c'est toute la diversité d'un problème examinée sous
l'un de ses aspects et renfermée en une seule proposition. La phrase est le
lieu où se réconcilient l'effet de masse du livre et la lisibilité dans le
détail, cela s'opérant par un effort de l'esprit sur lui-même, dans l'écrivain et dans le lecteur :
avoir en tête à chacune des raisons le sens qu'elles forment toutes ensemble. Tocqueville est un
écrivain qui a confiance, à tous moments, dans sa phrase et dans la sûreté de
sa position générale :
Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense,
dans l'ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes
ses parties. Mais la diversité des objets que j'ai eus à traiter est très
grande, et celui qui entreprendra d'opposer un fait isolé à l'ensemble des
faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble des idées, y réussira sans
peine. Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui
a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'impression générale
qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par
la masse des raisons. (DA I,
« Introduction », p. 71)
Voilà. Ce que cherche Tocqueville, c'est à concilier l'idée
aristocratique de l'effet (par la distinction du trait, du relief, de la
saillie, de la couleur) et celle de la compréhension d'un tout par tous, au
sein de la communauté du bon sens. D'un « bon sens » cartésien ?
Peut-être.
Il pense ainsi retrouver l'heureuse solution de ce problème
dans les classiques, mais il ne s'aperçoit pas encore clairement que les
notions de l'universel et de la distinction ont changé de sens et que, dans le
XVIIe siècle, elles n'étaient pas envisagées dans la perspective décidément
étrange d'un aristocrate qui chercherait à penser objectivement le régime
politique de l'égalité, qui reconnaîtrait son caractère irrésistible et
providentiel, qui écrirait pour les hommes de l'ère démocratique, c'est-à-dire
— au moins potentiellement — pour tous. En un sens,
Tocqueville est en retard de deux siècles et, dans l'autre, il voit
beaucoup plus loin que 1830. Dans son éloge quasiment scolaire et un peu
embarrassé du Grand Siècle, il faut pourtant reconnaître une consonance
profonde avec certains des grands classiques. Car il entend faire, mais de
manière très différente, ce qu'on n'avait pas vu en effet depuis Pascal et La
Rochefoucauld celui-ci, grand seigneur, s'en tenant à un livre de Maximes et celui-là
laissant à la postérité le soin de suggérer
un ordre pour ses Pensées. Tocqueville met en œuvre, en son siècle,
un discours de pensées
anciennes pour comprendre, lui aussi, l'homme moderne.
Comment alors s'étonner qu'il cherche son style ? Il le
fait trente ans après le jeune Chateaubriand et presque au même moment que
Victor Hugo, et sous la même obsession de la Révolution que l'un et l'autre.
Ainsi commençait le grand chantier du livre La Démocratie en Amérique, paru en deux volumes séparés (1836 et 1840),
huit années de travail en tout, dit-il. Puis il y eut la continuation et la
vérification de l'intuition originelle et ce fut l'immense travail d'archives
et d'écriture de L'Ancien régime et la
Révolution (1856, première partie), qu'il laissera inachevé. Tocqueville
n'en aura jamais fini avec la Révolution française.
Une aporie,
la Révolution française
Un spectre hante la littérature française du XIXe siècle,
surtout dans sa première moitié : celui de la Révolution française.
Nommons seulement : Chateaubriand, depuis son Essai sur les révolutions (1797) jusqu'au finale des Mémoires
d'outre-tombe ; Mme de Staël et ses Considérations sur la Révolution française (1818) ; Thiers et
son Histoire de la Révolution française
(1823-1827) ; Michelet évidemment, dont l'œuvre presque entière tourne
autour de ce pôle ; Taine et son Histoire
des origines de la France contemporaine (1875-1893)… Quant à Hugo, depuis
le Cromwell de 1827 jusqu'au Quatrevingt-treize de 1874, le plus
grand écrivain français du siècle se sera constamment interrogé sur l'événement
fondateur de sa personnalité et de sa pensée et sur la possibilité d'une
nouvelle communauté lyrique.
Pour trois générations d'écrivains, c'est la Révolution qui
représente l'événement impensable, l'Événement en tant que tel ; c'est
elle qui les initie et les confronte à l'idée, à la question et à l'écriture de
l'Histoire ; c'est elle qui les fait buter à une aporie.
Reprise dans sa perspective et selon les déplacements qu'il
lui fait subir, cette obsession est clairement consciente dans Tocqueville.
Ainsi dans cette page des Souvenirs
écrite en 1850 sous le coup de la Révolution de 1848 :
Je me mis à
repasser dans mon esprit l'histoire de nos soixante dernières années, et je
souris amèrement en remarquant les illusions qu'on s'était faites à la fin de
chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces
illusions s'étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et
tant de systèmes ingénieux et faux, à l'aide desquels on avait tenté
d'expliquer un présent que l'on voyait encore mal et de prévoir un avenir qu'on
ne voyait point du tout.
La monarchie constitutionnelle avait
succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie ; à la
république, l'empire ; à l'empire, la restauration. Puis était venue la
monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives on avait dit
que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait présomptueusement
son œuvre, était finie. On l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais espéré moi-même sous la restauration, et encore
depuis que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la
Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que
nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit.
Un événement fondateur qui continue de fonder, une guerre
qui se renouvelle sans cesse dans la société et dans les idées, une obscurité
qui s'obscurcit davantage à chaque fois qu'elle se produit. C'est dans cet
esprit et sous le coup de ces derniers événements que fut écrit l'Avertissement
pour la douzième édition de La Démocratie
en Amérique, parue en 1848, un avertissement qui rappelait le sens du livre
sur l'Amérique :
Quelque grands et soudains que soient les événements qui
viennent de s'accomplir en un moment sous nos yeux, l'auteur du présent ouvrage
a le droit de dire qu'il n'a point été surpris par
eux. Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante
d'une seule pensée : l'avènement prochain, irrésistible, universel de la
démocratie dans le monde. (DA I, p. 53)
En effet, dès 1836, à un moment où la France avait pu croire
la royauté confortée et la Révolution définitivement conjurée, le livre de Tocqueville
se plaçait d'emblée sous le signe de la Révolution, dont il étendait presque
démesurément la période, par une intuition qu'il développerait plus tard :
Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression
d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de
cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous
les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines
qu'elle a faites. (DA I, p. 61)
Ainsi, par une opération d'une portée considérable et qui
accroît encore son caractère obsessionnel, la Révolution française se
trouvait-elle étendue bien au-delà et en deçà de l'événement décisif de
1789 : en aval, jusqu'aux journées de 1848 et même encore pour l'avenir ;
en amont, jusqu'aux premiers moments, sous les rois, où se firent jour en
France l'idée, l'obsession, la nécessité et la réalisation de l'égalité.
Il y a là une aporie, mais non pas au sens de ces impasses
logiques dans lesquelles la dialectique philosophique aime à enfermer
l'adversaire — ou à s'enfermer elle-même. C'est un livre
« écrit sous l'impression d'une sorte de terreur », pour décrire
« un effrayant spectacle », pour soulever une question relative aux
fins dernières de l'humanité et évoquer l'ensemble de sa destinée
providentielle, bref pour essayer de penser l'un de ces problèmes que se donnent
la pensée du mythe puis, après elle et d'après elle, la poésie :
Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire […]. Si de
longues observations et des méditations amenaient les hommes de nos jours à
reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à la
fois leur passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait
à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître.
Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il
ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la
Providence. (DA, « Introduction », I, p. 61)
Car, d'une manière inattendue, venant en Amérique pour tout
autre chose, il y avait rencontré, lui, peut-être sans le chercher, le régime
de l'égalité, c'est-à-dire la raison du monde nouveau qui venait, en France de
produire des troubles intenses et encore incompris. Ce régime qui s'était établi sans révolution,
il pouvait y lire, moyennant un travail énorme d'écriture, le secret de notre
Révolution.
De fait, Tocqueville postule à la fois la dimension universelle de la marche
à l'égalité et le retour de la Révolution française tant que l'exigence de l'égalité
n'aura pas été remplie en France.
De la démocratie en
Amérique, c'est, pour Tocqueville, non seulement son Esprit des lois mais aussi ses Paroles
d'un croyant et son Génie du
christianisme. S'interroger sur le sens de la Révolution française, ce sera
se laisser renvoyer à créer une philosophie de l'égalité et une conception de
la littérature.
À chacun son paradoxe
La pensée de Lamennais et celle de Chateaubriand tournent
autour des paradoxes de la liberté, celle d'Hugo, mêle puissamment les voix de
la liberté et de la fraternité.
La hantise de Tocqueville, c'est l'égalité, que nul autre
que lui ne s'aviserait de traiter comme une passion. C'est une passion étrange
qui détermine chaque homme à l'abnégation de sa liberté et de ses affections
particulières dans la masse de ses semblables. Il dira qu'elle porte les citoyens
« à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit
et énerve leur âme » (DA II, p. 387).
Son paradoxe, c'est que la reconnaissance de ce principe et
la plus puissante expression que le XIXe siècle en ait donnée au point qu'elle
rebondisse jusqu'à nous, que cette pensée donc vienne justement d'un
aristocrate authentique dont les quartiers de noblesse surclassaient sans
contestation possible ceux d'un Barbey d'Aurevilly ou
d'un Chateaubriand. Tous les commentateurs en sont frappés : « Ce qui
étonne toujours, au premier regard, le lecteur de La Démocratie en Amérique, c'est qu'un aristocrate ait pu aborder
l'étude de la démocratie dans un esprit aussi objectif »,
ou encore, avec une pénétration remarquable, François Furet :
Le paradoxe est que plus sa pensée est « simple »,
moins sa théorie est livresque, plus toutes deux sont directement nourries du
vécu psychologique contemporain, et plus elles permettent de disjoindre le vécu
de son concept. Tocqueville est passé du monde aristocratique au monde
démocratique, et c'est même ce passage qui constitue le tissu, et l'angoisse,
de sa vie. Ayant un pied dans chacun des deux mondes, il conçoit comme une
évidence le fait que l'égalité n'est qu'un des modes de l'existence sociale.
C'est avec l'archaïsme de sa position existentielle qu'il fabrique la modernité
de son interrogation conceptuelle. (DA I, préface, p. 41)
On ne saurait mieux dire. Cependant Tocqueville ne fait pas
que constater « le fait que
l'égalité est devenue la légitimité des sociétés modernes » (Furet), il le
reconnaît, il y adhère et, pour ainsi dire, il l'adore en Dieu comme l'un de
ces mystères douloureux de la foi que la religion chrétienne lui demande de
méditer en vue de les tourner en œuvre de salut.
Mais reconnaître ce qui est en tant que cela est, adhérer à ce qui va contre la doxa dans laquelle on est né et même contre ce que l'on préférerait
d'abord que cela soit, c'est précisément le propre de la littérature en
général. Pour Tocqueville en tout cas, c'est cette reconnaissance « qui
constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie », et c'est en ce tissu et dans
cette angoisse qu'il en écrit ; c'est cela même qui le contraint au style
et à la littérature. La force de sa position conceptuelle réside dans la
puissance de développement et d'élucidation que réserve la représentation qu'il
se fait des révolutions et de lui-même :
Je n'ai pas besoin de parcourir le ciel et la terre pour
découvrir un objet merveilleux, plein de contrastes, de grandeurs et de
petitesses infinies, d'obscurités profondes et de singulières clartés, capables
de faire naître la piété, l'admiration, la terreur. Je n'ai qu'à me considérer
moi-même. (DA I, chap. 17)
Sa force aussi se fonde dans une représentation de
l'histoire, et du mouvement des peuples qui la forment. Plus tard, quand il
cherche le sens des événements de 1848 et 1849, il a cette métaphore, que
Jean-Philippe Domecq citera quand lui-même se demandera « ce que la
littérature dit à l'histoire » : « Les grandes masses d'hommes
se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l'humanité elle-même
que celles qui règlent les mouvements de la mer. Des deux parts les raisons du
phénomène se cachent et se perdent en quelque sorte au milieu de son immensité. »
L'objectivité de Tocqueville n'est donc pas exactement ou pas seulement le
trait d'une épistémologie comparatiste (entre la France et les États-Unis,
entre l'Ancien Régime et la Révolution), ni même l'obligation d'objectivité de
l'historien ou de l'observateur de la politique, c'est l'exigence de regarder
la réalité telle qu'elle est.
Cette objectivité supérieure tient encore à l'exigence de la
liberté que cet aristocrate de naissance et d'appartenance continuée est à même
d'opposer au danger de despotisme égalitaire qu'il décèle dans la démocratie,
dans le temps même où il la reconnaît comme mouvement irrésistible et dessein
providentiel. L'impartialité de sa position politique ne doit pas à
l'objectivité de la science mais au niveau où la porte l'élévation
philosophique de son point de vue.
Enfin c'est l'objectivité d'un écrivain lyrique dont
l'invention poétique s'exerce, par décision et par abnégation, dans un esprit
de fidélité à l'œuvre divine.
Par là cet aristocrate ne prétend pas, comme Vigny, ajouter
au cimier de ses ancêtres « une plume de fer qui n'est pas sans
beauté », mais respecter précisément la plus ancienne des lois de l'ordre
féodal : celle de la fides, qui
lie cet ordre à celui de Dieu et ainsi à lui-même, en y obligeant chacun des
siens. Chez lui et en lui, par un paradoxe second et intérieur au premier, le
concept de l'égalité tire donc son objectivité et son autorité du niveau
d'universalité humaine où l'écriture porte ce qui, sans elle, ne serait que
l'obsession d'un gentilhomme normand tournant en rond dans sa gentilhommerie et
dans le Conseil général de la Manche ou, au mieux, dans quelque ministère de la
monarchie de Juillet.
Tel est le sens de la vibration qui saisit le lecteur de
Tocqueville et qu'on prend parfois, et à tort, pour une forme de divination.
Un paradoxe fondamental
Le point de vue, tout à fait
inattendu mais pleinement assumé, que Tocqueville se donne sur le régime
politique de l'égalité revient donc à définir la démocratie par l'aristocratie,
par différence et par opposition. Comme l'écrit très exactement Claude Lefort,
« Tocqueville a l'art de surprendre par des renversements de perspective
qui dérobent des vérités qu'on croyait fermement établies. En bref, il a un art
d'écrire extrêmement singulier qui maintient le lecteur constamment en alerte,
lui impose une mobilité du regard ou de la pensée et lui interdit de s'arrimer
à une position sûre. »
Ainsi sa représentation de l'homo democraticus sera-t-elle tout
entière constituée en creux par rapport à celle de l'homme féodal : celui-là sera indépendant et
séparé parce que celui-ci vivait selon des dépendances multiples, constituantes
et stables, positivement définissables (de fortunes, de métiers, de conditions,
de traits familiaux et personnels…) ; il sera un individu interchangeable
parce que l'autre (exactement : son autre, le féodal) était une personne
unique ; il entretiendra avec ses semblables (ses homologues et équivalents)
et avec le pouvoir des relations simples et indifférenciées parce que son autre
entretenait des références multiples, réciproques et indéfiniment raffinées
(dans le régime aristocratique, aucun homme n'a de semblable…). Et cela fait
que ses idées aussi seront simples et ses passions réduites à une seule, celle
de l'égalité ; que son gouvernement, ignorant les
pouvoirs intermédiaires et formé selon ces idées simples, se réduira à
la conception simple d'un « pouvoir unique et central » (DA II,
pp. 355 et 364). Son temps lui-même sera celui du présent de ses intérêts
immédiats, parce que le temps de l'autre était celui des longues durées et,
pour ainsi dire, de l'éternité (id., pp. 125-127). Tocqueville est l'un
des premiers à montrer l'existence et la fonction politique et sociale de
l'idéologie définie comme la sphère des représentations collectives que l'homme
se fait de lui-même, du monde et de ses rapports au monde. L'écrivain croit à
la réalité propre et efficiente de ces images.
L'homme de l'ère démocratique est effectivement un schème (homo democraticus),
un type idéal comme ceux que construira un jour Max Weber : il revêt une
réalité conceptuelle et heuristique, parce que son autre appartenait aux êtres
de plein exercice et de pleine existence : « Dans les siècles
d'égalité, tous les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés et
faibles » (DA II, p. 24). Cela en vertu de l'idée selon laquelle,
dans les siècles de l'aristocratie, tous les hommes appartiennent à un ordre
organique qui les rend consistants et forts.
Cependant les deux descriptions sont tellement dialectisées
que l'on en vient à se demander lequel des deux ordres décrit négativement
l'autre, et si la connaissance du monde aristocratique ne profite pas de
l'obsession qui assaille Tocqueville en présence du monde démocratique et de
son homme sans qualités. Comme si le monde féodal, au moment justement de sa
disparition définitive et par la force des choses, avait produit en l'un de ses
fils l'un des meilleurs connaisseurs du monde nouveau.
La logique du livre consiste donc moins dans la solidité
intrinsèque du discours et dans des suites de raisons que dans ce que
j'appellerais des chaînes de paradoxes. Ainsi, parce que l'image de l'égalité
civile est construite sur l'opposition avec l'ordre aristocratique et n'évoque
pas les inégalités non essentielles de fortunes, conditions, talents, etc.,
elle conduit à énoncer l'autonomie du politique dans les sociétés
démocratiques.
Mais voilà que, par un renversement, cet état social, le
plus propre à la spécification de la sphère politique, se trouve être un ordre
totalitaire et tyrannique. En effet, si le pouvoir est central et unique (sur
le modèle conceptuel et sur l'image sensible du cercle), il s'applique
directement, indistinctement et uniformément à chaque individu. En l'absence de
tout autre lien (toujours cette définition négative de la démocratie), l'État,
cet « être immense », devient le seul lien constituant de la société
des individus. Il en résulte une confusion entre le gouvernement comme organe
de direction politique, l'administration comme organes de régulation et de
fonctionnement de la société, la société comme le corps que forment ensemble
les individus, l'État comme l'entité politique en tant que telle. Ainsi, parce
que la société féodale était une totalité complexe, vivante et riche de sens et
articulait entre elles des libertés, voilà que la société égalitaire devient
(pourrait devenir) totalitaire : riche de biens et pauvre de sens.
Ainsi la chaîne des paradoxes procède-t-elle par sauts et
ruptures entre des énoncés qui fonctionnent chacun déjà chacun comme un
paradoxe. Ces ruptures étonnent, déconcertent, frappent, sans relâche : le
paradoxisme est une écriture critique, une écriture de combat, formée à
l'escrime dans la société militaire aristocratique : il s'agit de toucher
juste et de retourner contre lui-même la force toujours renaissante de
l'adversaire. Mais quel est donc cet adversaire ?
Le bon sens du paradoxe
Selon l'étymologie et de manière générale, la nature du paradoxe
réside dans la nécessité de contrebattre la doxa,
l'opinion. Or, par un nouveau
paradoxe, « la méthode philosophique des Américains » (et, au delà,
celle de tous les peuples démocratiques), telle que Tocqueville l'examine dans
la première partie de son volume II, c'est de penser suivant l'opinion commune.
Distinguant l'opinion publique des institutions démocratiques, mais en même
temps montrant comment l'une et les autres se conditionnent mutuellement, il
analyse le principe de pensée qui gouverne à tous les niveaux les peuples
démocratiques, et qui finalement rend le système impénétrable à lui-même :
À mesure que
les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à
croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La
disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion
qui mène le monde.
Non seulement l'opinion commune est
le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples
démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus
grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune
foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même
similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ;
car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles,
la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. […]
Le public a donc chez les peuples
démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne
pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les
impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de
l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun. (DA II, pp. 17-18)
L'écrivain doit soustraire le problème de l'égalité à la
pensée commune et penser un problème qui ne peut l'être par quelque membre
que ce soit de la société égalitaire elle-même. Car, n'ayant que des idées
simples, au sens qui a été dit plus haut, et aucun recul, aucune supériorité,
aucun d'entre ses membres ne saurait par lui-même — et encore moins
la collectivité — s'envisager et prendre quelque notion d'ensemble
de cet état social et politique. De même que le politique, malgré les
apparences, ne saurait revêtir une autonomie dans la démocratie, de même le
philosophique : aucun individu, partant de son point de vue, ne saurait
prendre une position de pensée sur le système — ni a fortiori créer un style.
Dernière forme du paradoxe ? Tocqueville va contre l'opinion commune pour découvrir
à l'homme de l'égalité, à l'homme du commun dépourvu de qualités,
de pensée adéquate et de style, sa propre vérité.
Ainsi l'écriture de Tocqueville se
caractérise par le principe aristocratique de la distinction : il s'agit
de cristalliser en formules denses et brillantes les relations abstraites qui
forment la société démocratique, de faire assimiler ainsi à l'esprit les
limites idéales qui séparent les deux grands états de la société humaine,
aristocratique et démocratique, de découvrir un secret dans l'Histoire du monde
(son secret même) et, pour ainsi dire, l'envers de l'histoire contemporaine.
Enfin son principe réside dans la passion de la vérité,
entendue comme « amour ardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui
conduit les hommes jusqu'aux sources abstraites de la vérité pour y puiser les
idées mères » et comme opposée au « goût égoïste, mercantile et
industriel pour les découvertes de l'esprit » (DA II, p. 56), qui règne
dans les âges démocratiques. Ici la vérité trouve sa marque et sa preuve dans
la surprise qu'elle apporte avec elle. Tocqueville nous rappelle ainsi que la
vérité, comme telle, vient à nous dans sa fraîcheur et sa nouveauté, naissante,
et il est vrai que ses lecteurs, plus d'un siècle après, la ressentent
ainsi : elle nous surprend toujours, elle nous apprend encore quelque
chose sur nous-mêmes, elle revêt un style reconnaissable entre tous, celui
d'Alexis de Tocqueville.
Très classique : le « bon sens », c'est-à-dire la raison
philosophique droite, consiste à passer par l'étonnement : il va
contre l'opinion commune que l'homme démocratique pratique en toute occasion, et
notamment contre l'idée complètement intériorisée qu'il se fait de lui-même, de la
société, et de la Révolution qu'elle apporte avec elle.
Sur le théâtre de la pensée
Quelles sont les décisions de ce poète de l'égalité,
j'entends ces décisions venues de l'intime de son être et que l'écrivain prend
dans l'exercice de son écriture ? Quels sont ces coups
de force que l'imagination pratique en présence d'une énigme si solidement
nouée ?
Viser le cœur de l'énigme.
D'abord, en présence de la Révolution française, il y a le
choix du problème de l'égalité. Dans la devise de la République, le mot
tardivement inscrit de la fraternité n'était pas vraiment étranger à l'esprit
de Tocqueville, car c'est aussi une valeur que l'aristocratie pratique sous la
forme de l'idéologie familiale, justement en la référant à la paternité. Celui de
la liberté non plus ne lui était pas directement inaccessible, car la féodalité
connaît, pratique et révère cette valeur sous le pluriel, il est vrai tout à
fait spécifique, de ses libertés et franchises. Pour comprendre la liberté et
la fraternité de la Révolution, il suffisait donc à Tocqueville de les
retourner en ses propres valeurs, ou de retourner celles-ci.
Mais, dans la Révolution française, l'idée de l'égalité est
rigoureusement étrangère à un aristocrate. Donc c'est à elle justement que va
s'en prendre cette pensée généreuse, combative et vraiment créatrice : là
est l'invention qui lui ouvrira des espaces et des époques, c'est-à-dire des
catégories sensibles sous lesquelles représenter et penser l'énigme centrale.
Car, balayant des aspects aussi dramatiques et aussi prégnants que le martyre ou
le bannissement des nobles et la mise à mort d'un roi,
l'appel d'air ainsi créé révèle à Tocqueville l'antériorité de
l'événement :
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les
plus constants des niveleurs. […] Lorsqu'on parcourt les pages de notre
histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis
sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité. (DA, Introd., I,
p. 59 et 60)
Pour écrire cette image-là des rois niveleurs, il faut une
intelligence, un courage et une indépendance d'esprit singuliers ; mais
aussi il faut être, par ses ancêtres directs, le contemporain non oublieux des
premiers des rois de la France qui s'avisèrent de raccourcir des nobles.
Contourner la Révolution française.
Mais il y a aussi — et surtout — ce
passage par l'Amérique, dont on ne saurait dire de manière simple et en toute
certitude si ce fut la cause ou la conséquence du choix du problème de
l'égalité : « Alors je reportai ma pensée vers notre
hémisphère… » (DA I, p. 57). L'Introduction du livre suggère que
l'Amérique fut première. Cependant, pourquoi être allé en Amérique ? En
1831, on ne s'embarque pas pour aller passer près d'une année aux États-Unis
simplement pour remplir une mission administrative. Sur ce point, J.-C. Lamberti, avec de bons motifs, conclut que « la raison
dernière du voyage de Tocqueville en Amérique s'enracine dans l'intuition
politique qu'il a formée dès sa jeunesse et élaborée ensuite tout au long de
son voyage, ainsi que dans les années de préparation de son œuvre, qui ne
s'achèvent qu'en 1840, avec la publication de la seconde moitié de La Démocratie en Amérique » (op. cit., p. xv).
Chateaubriand faisait le détour par les révolutions de
l'Antiquité et de l'âge moderne, y cherchant le secret de celle-ci, ou par le
Moyen ge et ses images pour penser l'ordre esthétique, moral et politique
d'une nouvelle chrétienté. En 1827, le premier Hugo espérait d'abord exposer
sur la scène le secret de 1794 en représentant la Révolution anglaise de
1688 : on connaît l'échec de Cromwell.
Pièce non jouée et préface de grande fortune : pensée de l'Histoire
renvoyée à un épisode de l'histoire et surtout à la théorie des genres de la
poésie.
Tocqueville, son contemporain, bien avant Hugo s'avise des
États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire du pays où la révolution égalitaire,
constate-t-il, s'est engagée, déroulée et achevée sans violence et comme
naturellement :
Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale
dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ;
elle s'y est opérée d'une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que
ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi
nous, sans avoir eu la révolution elle-même (DA, Introd., I, p. 68).
Ainsi donc l'émigration et la guillotine et la mort du roi,
et les sursauts interminables de l'idée et du fait de la Révolution et,
pourquoi pas ? la Révolution française elle-même ne seraient pas le tout
de la révolution égalitaire ! Soit l'Amérique lui a suggéré le problème
— le mystère — de l'égalité, soit le choix de l'égalité
l'a conduit en Amérique, à peu près à l'âge où le héros de la première Éducation sentimentale songe à
s'embarquer au Havre et où celui de la seconde remonte la Seine pour s'en
retourner à Nogent. Quoi qu'il en soit, là où l'effort de l'imagination
poétique consiste souvent à concentrer les feux et à vaincre sur le plus petit
objectif qui soit définissable à un instant donné (chez Ponge ou Mallarmé par
exemple, ou La Rochefoucauld), l'effort de Tocqueville l'a conduit à agrandir
le champ de son écriture, espace et temps, en l'ouvrant simultanément à un
Nouveau Monde qui n'est pas celui de Chateaubriand et à sept siècles de
l'histoire de la France.
Toujours est-il que, quinze ans
après sa Démocratie en Amérique et
dans une nouvelle édition,
Tocqueville peut considérer que, pendant les soixante années qui s'étendent de
1788 à 1848, l'Amérique a encore fait du chemin pendant que la France et
l'Europe se dépensaient en troubles :
Depuis soixante ans, le principe de la souveraineté du peuple
que nous avons intronisé hier parmi nous règne là sans partage. Il y est mis en
pratique de la manière la plus directe, la plus illimitée, la plus absolue.
Depuis soixante ans, le peuple qui en a fait la source commune de toutes ses
lois, grandit sans cesse en population, en territoire, en richesse, et,
remarquez-le bien, il se trouve avoir été, durant cette période, non seulement
le plus prospère, mais le plus stable de tous les peuples de la terre. (DA, I,
p. 54)
Renverser la perspective naturelle.
On pouvait s'attendre à un écrivain réactionnaire, dans des
années qui n'en manquent pas. Or, dans Tocqueville, la référence au passé de la
France n'implique vraiment aucune fixation nostalgique, et par exemple aucune
exaltation d'une époque supposée de la nation franque, antérieure aux rois
niveleurs. Car cette référence à l'ancien, comme le confirmera L'Ancien régime et la Révolution, est le
chemin d'une réflexion qui porte sur le présent et sur l'avenir. Au meilleur sens du terme, c'est-à-dire au
sens de la responsabilité, La Démocratie
en Amérique est un livre politique. Il appelle les dirigeants de la
démocratie aux vertus propres à ce régime et à cette époque ; il spécifie
fortement la vertu de Montesquieu en
science du gouvernement :
Instruire la
démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses
mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la
connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son
gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les
circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs posé de nos
jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science politique nouvelle
à un monde tout nouveau. (DA I, p. 61-62).
C'est le sens de l'impartialité dont il se réclame, c'est sa
déontologie d'écrivain :
Ce livre ne se met précisément à la suite de personne ;
en l'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre aucun parti ; j'ai
entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les partis ; et
tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir (id., p.
71).
Penser par formules et par métaphores
Revenons à la phrase et au paragraphe de Tocqueville,
lesquels représentent les unités significatives de son
style.
La métaphore organique
Les entités sociales sont des corps. C'est la métaphore mère
d'innombrables images.
Corps au travail et lui-même en travail :
Ce sont les classes inférieures d'Angleterre qui travaillent
de toutes leurs forces à détruire l'indépendance locale et à transporter
l'administration de tous les points de la circonférence au centre […]. Le
pouvoir social doit être plus fort et l'individu plus faible, chez un peuple
démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et pénible travail social
[…] (DA II, p. 365).
Corps éventuellement monstrueux que construisent certaines
hypothèses politiques, par lui ainsi dénoncées comme contre nature :
Une constitution qui serait républicaine par la tête, et
ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un
monstre éphémère (id., p. 388).
Corps souffrants, maladies chroniques et débilitantes :
La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les
jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les
désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à
renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve
leur âme […] (id., p. 387).
Physiologies et mécanismes : reviennent sans cesse les
termes et les images des instincts et habitudes, des tempéraments, des
liaisons, des tendances, des penchants et des passions, des aptitudes et des
goûts ; de la pesanteur, des entraînements et de la pente à descendre ou à
remonter ; des élévations et des abaissements, des vacillations entre deux
états ou formes de gouvernements ; de l'âge des sociétés… Insistons :
certaines de ces images peuvent nous paraître usées et absorbées depuis
longtemps dans la langue commune mais, dans l'écriture de Tocqueville, elles
sont consubstantielles à la pensée d'un écrivain qui voit les sociétés en
termes d'organismes, et qui rajeunit par là, à chaque instant, ces métaphores,
lesquelles portent aussi avec et en elles l'histoire millénaire de la langue
française.
L'écriture de la formule
La formule, c'est la phrase, c'est-à-dire l'unité de
mouvement — de souffle, de durée —, la cellule vivante
dans laquelle se déploient les complexités de la
pensée de Tocqueville.
« Tous conçoivent
le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et
créateur » (DA II, p. 358). La formule est synthétique et
brillante, mais elle ne se referme pas sur elle-même : le verbe de
« conçoivent » s'explicite dans le nom de « l'image », car
les hommes de nos jours ne peuvent former de concepts que sous les traits de
représentations immédiatement sensibles ; les quatre adjectifs avancent
deux par deux, en se spécifiant (l'unicité comme simplicité et l'idée de la
providence par celle de la création, continuée) ; mais, par quatre, ils signifient
une allusion à Dieu, à un Dieu défini par son pouvoir aux quatre attributs, à
un Dieu lui aussi fonctionnel, image synthétique qui fait office d'un concept,
celui que se formerait la masse de ces hommes si elle pouvait s'élever jusqu'à
l'abstraction théologique et philosophique. Renvoyant à toute l'analyse du
chapitre qu'elle clôt presque et à d'autres formules comme celle de l'État
entendu comme « être immense », elle cristallise la religion de l'âge
démocratique, c'est-à-dire, sous un aspect donné, l'essence obligée de cet âge
tout entier.
« À mesure que,
les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus
semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus
envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les
individus pour ne songer qu'à l'espèce » (DA II, p. 41).
Introduire des mesures et des progressions dans ce qui, comme concept, ne
devrait pas en avoir (comment peut-on être plus ou moins égal, plus ou moins
semblable ?), trouver la clé de ces transitions dans l'habitude qui use
les conceptions comme les convictions et donner au verbe oublier le sens
progressif qui est dans sa sémantique mais pas nécessairement dans son présent
de l'indicatif, diminuer à mesure l'individu (« plus semblable […], plus
faible et plus petit »), proportionner les changements dans la société
(les citoyens/le peuple) et jusque dans l'être de l'homme (les
individus/l'espèce) à la progression de l'égalité, tel est le travail
stylistique de la pensée dans cette phrase de Tocqueville. Un travail que la
pensée de la Révolution française imprime à la phrase.
« Ainsi, non
seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui
cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène
sans cesse vers lui seul et le menace de le renfermer enfin tout entier dans la
solitude de son propre cœur » (DA II, p. 127). Le phrasé d'une
formule. On progresse vers une cadence finale apprise dans Pascal ou dans
Chateaubriand à travers des jeux d'oppositions lus dans Tacite, car c'est au
style et à la grammaire des temps passés qu'il appartient de développer un fait
absolument nouveau : la considération que l'on doit attacher désormais à
« chaque homme », le genre de durée à lui dévolu dans le temps de
l'humanité (celle de sa seule vie), le genre d'espace à lui imparti (celui
seulement qu'il remplit de son corps), le sort qui lui est promis :
l'emprisonnement au secret de soi-même, selon une perpétuité qui n'évoque pas
même le terme de la mort. Cela n'empêche pas Tocqueville, par l'une de ces
contradictions auxquelles il se livre volontiers et qu'il revendique
— ailleurs —, de penser et d'écrire que « l'idée du
progrès et de la perfectibilité de l'espèce humaine [est] propre aux âges
démocratiques » et que « la démocratie, qui ferme le passé à la
poésie, lui ouvre l'avenir » (DA II, p. 94).
« Ayons donc de
l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette
sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve »
(DA II, p. 397). C'est la dernière phrase du livre, écrite comme pour
nous. Reprenant allusivement l'expression ancienne de la théologie morale
(celle de la crainte de Dieu), l'expression « cette crainte
salutaire » s'explicite en une opposition à deux termes, mais trois fois
répétée, en des positions syntaxiques variées. La phrase se descend d'abord
selon l'ordre de la lecture, puis elle se remonte à mesure par la pensée, dans
la mémoire qu'on en a dès que lue : c'est le temps de la méditation, qui
reflue aussi sur le livre entier. Car Tocqueville en a d'abord à ce qu'il voit
sous ses yeux avec tristesse : la perte de l'influx nerveux et de
l'énergie vitale, qui vient d'un coup porté en chaque homme au principe de la
vie, d'un abattement en lui qui invite à diagnostiquer et à analyser le
paradoxe de « cette sorte de terreur molle et oisive », et enfin à
imaginer le genre de crainte à opposer à cette terreur. « Veiller et
combattre » : veiller à se calmer, à étudier, réfléchir, penser (paisiblement…), mais de cette veille sous la lampe que le
« et », activement comme dans Flaubert, tourne tout à coup en veillée
d'armes. Nous, lisant Tocqueville en notre temps, trop souvent tétanisés
mollement et en vain par l'avenir, et venant à envisager par cette phrase que
nous aurons peut-être à combattre : quel étonnement !
La formule, le paradoxe et les images, trois traits de style
souvent joints dans la même phrase, sont la contrepartie des immensités de
temps et d'espace dans lesquelles la raison tocquevillienne risquerait de se
perdre. Réciproquement ces traits du ponctuel signifient la cohérence et la
force de la pensée mère et, à leur manière de maximes, suggèrent son
extension morale
et le mode de cette extension.
Il n'est pas de pensée forte qui, se constituant en
s'écrivant, ne prenne le risque de l'échec, cela parce que l'écriture relève
d'actions dont le succès, comme de toute action, n'est jamais garanti d'avance.
Cela est particulièrement vrai de celles qui procèdent de l'ironie (ce qui
n'est pas vraiment le cas de celle de Tocqueville) ou du paradoxe, de la
formule et de l'image (c'est son cas), car ces pensées, chacune à sa manière,
se mettent dans le risque de l'ambiguïté. Tocqueville ne pratique pas le
paradoxe, la formule et l'image par plaisir, ni pour briller, mais par
l'obligation de sa situation et de son projet. Par là, il s'expose constamment
au malentendu et à la contradiction, et tout simplement à l'échec.
Ainsi, dans le paradoxe, il y a une considération réelle à
l'égard de cette doxa contre laquelle
on va pourtant. L'ambiguïté du paradoxe tient en effet à ceci : la vérité
de telle situation, de telle idée, de telle pensée surgit de l'attention que
l'on accorde, comme principe possiblement fécond, à la banalité de la pensée
commune. Autrement dit : il n'est pas d'idée plate qui, retournée, ne
prenne du relief et n'aille à la vérité. Flaubert savait cela, lui qui se
laissait fasciner par les idées reçues et par la bêtise.
Claude Lefort l'a bien vu, et rattachant ce problème à la
liberté d'écriture de Tocqueville, il l'a analysé de manière excellente. Son
propos s'attache à l'expression de la complexité dans Tocqueville et il montre
aisément en quoi celui-ci se tient à tel moment dans l'ambiguïté, rompt telle
symétrie qu'il avait établie, entre même dans certaines contradictions internes
et intimes. C'est que, explique Lefort, Tocqueville explore un organisme, la
société démocratique :
L'art d'écrire de Tocqueville me paraît, en effet, au service
d'une exploration de la démocratie qui est simultanément une exploration de la
« chair du social ». J'avance ce dernier terme — que
j'emprunte à Maurice Merleau-Ponty — pour désigner un milieu
différencié, se développant à l'épreuve de sa division interne, et sensible à
lui-même en toutes ses parties. Tocqueville se laisse guider par l'exigence de
son investigation. Il explore le tissu social dans son détail, sans craindre de
lui découvrir des propriétés contraires. J'oserais dire qu'il pratique des
« coupes » dans ce tissu et recherche en chacune de ses parties les
potentialités qu'elle recèle — cela en sachant que, dans la réalité,
tout se tient. (Cl. Lefort, op. cit., p. 71)
Tout est là, dans cette image d'une anatomie. La
connaissance du vivant relève d'un art, c'est-à-dire d'un coup d'œil
synthétique et d'une pratique de la main acquise avec le temps et l'usage,
rompue aux exigences non énumérables de son objet, habile à se frayer des
passages imprévus dans l'entrelacs et dans la logique a priori inconnue d'une totalité — et non pas d'une
science méthodique, ni d'une théorie réglée, encore moins d'une philosophie
dogmatique. Pour Tocqueville, les raisons se donnent « en masse »,
s'analysent puis se lisent comme telles, selon l'impression globale que produit
cette analyse. C'est pourquoi, à la fin du livre et au moment de prendre une
« vue générale du sujet », il écrit : « Je sens ma vue qui
se trouble et ma raison qui chancelle » (DA II, p. 399). La connaissance
des sociétés égalitaires, comme l'histoire de la Révolution française,
représentent une épreuve de la pensée et de la littérature.
Le contraire de la platitude, c'est un style, c'est-à-dire
un effort personnel de l'écrivain sur lui-même qui aille au rebours des
entraînements et des paresses et au contraire du prévisible, pour mimer les
surprises de la recherche telles qu'elles se proposent à
lui. Para tèn doxan, l'art de l'écrivain va contre ce que chacun et
lui-même attendaient.
Pratiquer la pensée par images, c'est essayer des
équivalences mobiles et jouer sur elles, des récurrences produites d'un point à
un autre de la réalité physique, psychique, morale, des entrées inédites dans
le corps de la société ; c'est se donner des références et garanties
situées dans le réel, notamment physique, c'est-à-dire dans d'autres totalités
que celle que l'on parcourt ; c'est aussi consentir à se laisser guider
par les dynamiques de la langue et certains schèmes de pensée qu'elle propose.
Cependant la leçon de Claude Lefort va bien au-delà du cas
de Tocqueville :
L'œuvre de Machiavel et celle de Marx, par exemple, je ne les
ai pas analysées pour en extraire un système de pensée — ou selon la
formule d'un historien de la philosophie pour mettre en évidence un
« ordre des raisons » — encore moins pour les prendre au
piège de leurs contradictions. Une telle disposition m'aurait, dans l'un et
l'autre cas, induit à me désintéresser de l'écriture de l'œuvre, pour
reconstruire un hypothétique corps d'énoncés. Je me suis au contraire toujours
efforcé de restituer à la fois ce qu'il y a de délibéré, de concerté, dans la
pensée de l'écrivain et ce qui s'avère immaîtrisable, pour lui-même, ce qui
l'emporte ou le déporte constamment hors des « positions » qu'il a
rejointes ; bref ce qui fait les aventures de la pensée dans l'écriture, à
quoi il consent ; ce qui le met en demeure de se perdre de vue, pour se
vouloir à l'œuvre. Or ce sont ces aventures, ces épreuves qui, en me liant le
plus étroitement avec une écriture, se faisaient pour moi signe du lieu, du
temps où l'œuvre se formait, d'une expérience du monde d'où elle s'extrayait et
qui la suscitait. (Cl. Lefort, ibid.,
p. 348)
Cette déclaration devrait s'imposer
à tous les commentateurs. Car, dans Tocqueville certes ou dans Marx, mais aussi
bien dans Flaubert ou dans Rimbaud, la force et la beauté d'une œuvre se
mesurent aux problèmes qu'elle s'est donnés, qu'elle ne peut ni ne veut
liquider, et qu'elle résout de manière plus ou moins convaincante. L'échec est
le risque naturel des grands textes et leur horizon, conjuré ou non par le
déploiement d'une poétique, c'est-à-dire d'une discipline éprouvée et d'un art
aventuré. Leur forme est celle des chantiers. La responsabilité est celle de
l'ouvrier-architecte, celle de créer une maison habitable par la pensée. Les
épreuves de l'écriture révèlent le sens des œuvres telles qu'elles s'affrontent
délibérément aux intempéries et à l'usure de la réalité.
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5 Victor Hugo, Quatrevingt-treize
Un drame sans dénouement
Dès 1827, dans son Cromwell et à travers la
référence au précédent de la révolution anglaise, Hugo se saisit
de la Révolution française mais il n'ose pas — il ne peut pas encore — l'aborder
de face. Liant la révolution dans l'esthétique (par la préface de la pièce) à
celle de la société (dans la pièce, qui ne sera pas jouée), un jeune apprenti
croit pouvoir représenter sur le théâtre l'événement problématique d'un passage
entre deux légitimités, les manquements d'un héros (Cromwell) et les équivoques
entre le Bien et le Mal. Grandes ambitions, et dérobade.
Ce fut un échec, des mieux avérés.
Quarante-cinq ans plus tard, s'il se pose toujours la
question de la Révolution française, évidemment il n'est plus dans les mêmes
dispositions ni sous les mêmes circonstances. Tout au long de
son œuvre lyrique et épique et à l'occasion, Hugo n'a jamais cessé de se poser
la question de la Révolution. Maintenant, il a l'âge, la position éminente dans
la littérature, une expérience réelle des assemblées politiques acquise entre
1845 et 1851. L'exil bien sûr, le prestige qu'il en retire dans la société
française, et une radicalisation de toutes ses idées… Vers 1862, tout en
travaillant à son William Shakespeare, il a mis en chantier un
vaste roman sur l'ancien régime et la Révolution, il l'a abandonné. Il vient
d'achever Les Misérables, il pense aux Travailleurs de
la mer et à L'Homme qui rit, il les publie.
Et puis, survient 1871 : le couple de la guerre
étrangère et de la guerre civile, une nouvelle expérience de parlementaire, la
deuxième Commune de Paris…
La Révolution revient donc, et elle échoue à nouveau :
la Révolution n'est toujours pas accomplie…
Maintenant Hugo sait — il voit : la forme
requise (le roman de l'histoire) ; le lieu et le moment (la Convention et
la Vendée en 1793) ; l'argument (le coup qui suspendit un instant la
Révolution) ; le personnage à inventer — celui qui, empêchant alors
la Révolution de dénouer ses nœuds, empêcha son accomplissement.
Ce personnage, c'est Cimourdain plutôt que Robespierre,
c'est lui le héros de Quatrevingt-treize. Ce moment, c'est
août 1793 plutôt que la grande Terreur et que Thermidor, car en 94 tout se serait déjà
joué et perdu, l'été d'avant.
Coup de force à bien des égards presque insensé qui, la portant
dans la fiction, met en cause la Révolution française elle-même, son rythme (le
point de son acmé), son drame (entre une province et Paris) et sa
signification. Dérobade nouvelle ou point gagnant ?
La métaphore du nœud
J'appelle nœud une certaine figure de la poétique
hugolienne, un complexe inventé de formes et d'énergies, obscur et résistant à
l'analyse, qui unisse de manière organique deux ou plusieurs réalités, celles-ci
d'ordre différent ou non : un lieu et un moment (ou bien, entre eux, deux
lieux ou deux moments), un personnage et un événement (ou bien, entre eux, plusieurs
personnages et plusieurs événements), un geste et une notion (ou plutôt, entre eux,
des gestes et des notions).
Par exemple, particulier et significatif, le nœud que
constitue la signature de
l'événement historique :
La révolution est une action de l'Inconnu. Appelez-la bonne
action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l'avenir ou au passé, mais
laissez-la à celui qui l'a faite. Elle semble l'œuvre en commun des grands
événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la
résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Le 14 juillet
est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est
signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé
Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne
sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a
un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes !
(Deuxième partie, livre III, I, xi, p. 217.)
Six brins de fil tressés deux à deux, et ces torons tressés
entre eux : un événement et sa date (jour et mois, reconnaissable entre
tous), un homme et l'écriture de son nom (« lu et authentifié »), un
personnage et son événement. Cette corde est nouée par une force inconnue,
autant de fois qu'il y a d'événements dans la Révolution et autant qu'il y a de
révolutions. Tel homme est lui-même le lieu, l'agent et la forme de tel nœud. Pensons
encore à ces autres nœuds, dans les troncs d'arbres, à ces masses organiques de
fibres et de vaisseaux ligneux qui résistent, même à la hache.
La signature est le moment décisif d'une action. Sous les
apparences ironiques d'un acte juridique — une reconnaissance de
dette —, c'est une action dolosive et forcée conduite par un Être dissimulé
sous le nom d'une notion abusive et consolante, celle du Destin. Ici chaque
nœud oblige un homme, nommément désigné et soussigné (et tous ceux qu'il engage
avec lui, et dans certains cas tous les hommes à venir), à tel événement
historique, comme étant censément — et soi-disant, mais souvent de
bonne foi —, en personne, comme étant l'auteur de cet événement. Contrat léonin,
engageant des êtres sans connaissance de cause, pour le prix
de leur vie et un résultat imprévisible et pour une échéance à vue non
humaine ; page dictée et signature d'homme de paille ; identité
dissimulée de l'auteur réel de l'événement : ce contrat avec l'Inconnu
déguisé en une notion faussement familière est manifestement nul en droit, en
équité et en humanité, même si une espèce de Providence entend par là faire
peut-être le bien des hommes. À quelle instance pourrait bien en appeler chacun
des hommes ainsi abusés ? Généralement, le moment venu, inconscience,
forfanterie ou noblesse, ils assument leur signature jusqu'au pied de la
guillotine. Ainsi Desmoulins, Danton, Robespierre et Saint-Just, les Girondins…,
— mais non pas Marat, qui aurait rempli son contrat, aussi fièrement qu'eux,
s'il avait eu le temps de voir venir son destin.
Ainsi Gauvain, qui endossa la fin de la Vendée, et sa propre
mort, en signant la mise hors-la-loi de Lantenac (« Signé Gauvain »,
p. 126) puis l'élargissement de Lantenac en le couvrant de son manteau de
commandement, et en contresignant par avance le décret de la Convention qui
édictait « la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un
rebelle prisonnier » (p. 332). Tel est son engagement, à lui
explicitement rappelé au moment de son procès en cour
martiale, et qu'il soutient fermement, telle est la création du romancier.
Dialogue entre Cimourdain et Gauvain :
— Vous connaissez le
décret de la Convention ?
— J'en vois l'affiche sur
votre table.
— Qu'avez-vous à dire sur
ce décret ?
—
Que je l'ai contresigné, que j'en ai ordonné
l'exécution, et que c'est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de
laquelle est mon nom. (Troisième partie, livre VII, III, p. 417)
Peut-être la métaphore du nœud permet-elle de nous
représenter, de comprendre, ou plutôt d'approcher l'idée hugolienne de
l'événement révolutionnaire : la référence à la poétique de l'événement et
de la péripétie ; l'affect particulier de l'angoisse ; le caractère
d'obligation, de complication et de complexité, d'obscurité, de violence sourde
et continuée, de sacralité immanente et d'ambivalence, de résistance à la
pensée, d'énergie entravée et dépensée obstinément à préserver ce que Victor Hugo
appelle son mystère et que nous pouvons appeler son problème ; et l'appel
aux formules rigoureuses d'un style. Car c'est l'écrivain qui est à la manœuvre,
à l'instar de Dieu :
La Révolution
est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous
appelons la Nécessité.
Devant cette mystérieuse
complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l'histoire.
Parce que. Cette réponse
de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout. (p. 217)
L'image nous avertit que probablement nous ne gagnerions
rien à tirer sur les extrémités du câble et que sans doute nous ne ferions
alors que le serrer davantage. Mieux vaut donc nous demander pourquoi Hugo voit
la Révolution française comme une corde de nœuds que nul encore n'a su dénouer
humainement après que Gauvain et Cimourdain y ont renoncé en passant dans
l'ordre d'une assomption commune.
Essayons d'abord d'identifier certains de ces nœuds
dans Quatrevingt-treize et,
dans ces nœuds, sans tenter de les forcer ni de les résoudre, les fils de
couleurs qui paraissent à la vue composer chacun.
Lieux géométriques de la guerre
D'abord les deux modes de la guerre, extérieure et
intérieure, étrangère et civile. Ces deux modes ont leur lieu de conception, à
Paris, au sein de la Convention qui les éprouve, les pense et les
conduit par représentants interposés. Ils ont leur lieu de
réalisation, la Vendée militaire en l'un de ses espaces, les côtes nord de la
Bretagne et leur immédiat arrière-pays, là où Lantenac débarque, recrute et
commande, dans la pensée de préparer l'invasion anglaise en coordination avec
toutes les provinces de France. Ils ont leurs points d'application, nombreux et
diversement traités par le récit : principalement la ferme de
l'Herbe-en-Pail, Dol, et la Tour-Gauvain dite la Tourgue, « une bastille
de province », dernier réduit de la guerre extérieure et intérieure
(private joke, Victor
crée pour Juliette, née Gauvain, un fief noble près de Fougères où elle est née
roturière). Mais la chute de la Tourgue achève aussi de serrer le nœud
d'hostilité entre féodalité et révolution, créé au sein d'une famille
aristocratique entre le marquis de Lantenac, l'oncle royaliste acquis à
l'ennemi anglais, et le vicomte Gauvain, l'héritier du nom, son petit-neveu
passé à la Révolution, le jeune et talentueux commandant de la colonne armée
des Côtes-du-Nord. Un nœud anciennement formé, et noué encore à un autre,
puisque Gauvain doit ses idées d'humanité et de progrès à l'éducation qu'il a
reçue enfant, dans la Tourgue justement, de la part de l'abbé Cimourdain, le
curé de Parigné, future tête pensante et futur vicaire de la Révolution.
Le roman rapporte donc la guerre extérieure à la guerre
civile et celles-ci à la guerre dans la religion et à la guerre dans la
famille, à juste raison : car la Révolution porte un signe unique de
contradiction entre les nations, dans la nation qui la soutient, dans les
systèmes de la pensée et, pour finir, dans l'institution mère de la société, la
famille. C'est une guerre dans toutes les valeurs, et elle rebat d'un seul coup
toutes les cartes, suivant un jeu où l'on ne reconnaît plus les anciennes
complexités, pour en constater de nouvelles. Cimourdain, comme un Saint-Just :
« Oui, c'est plus que la guerre dans la patrie, c'est la guerre dans la
famille. Il le faut et c'est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont
à ce prix » (p. 249).
C'est pourquoi la Tourgue finit par rassembler, face à la
guillotine commandée par Cimourdain, tous les fils du passé de l'Europe et
toutes les notions sur lesquelles vivait ce passé. En août 93, c'est le lieu
historique et géométrique du vieux monde et du nouveau, un nœud de nœuds :
La Tourgue
était cette résultante fatale du passé qui s'appelait la Bastille à Paris, la
Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l'Escurial en
Espagne, le Kremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.
Dans la Tourgue étaient condensés
quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ;
dans la guillotine, une année, 93 ; et ces douze mois faisaient
contrepoids à ces quinze siècles.
La Tourgue, c'était la
monarchie ; la guillotine, c'était la révolution.
Confrontation tragique.
D'un côté, la dette ; de
l'autre, l'échéance. D'un côté, l'inextricable complication gothique, le serf,
le seigneur, l'esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple
ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables,
le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les
prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute,
le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin ; de l'autre, cette
chose simple, un couperet.
D'un côté, le nœud ; de l'autre,
la hache. (Troisième partie, livre VII, vi, pp. 432-433.)
Nœud à résoudre. Mais trancher, est-ce
dénouer ?
Danton, Robespierre, Marat : un
nœud à nouer
Maintenant le nœud des trois inspirateurs de la
révolution : Minos, Éaque et Rhadamante, magna testantur voce per
umbras (Deuxième
partie, livre II, chapitres I à IV, p. 161-191). Trois lignes politiques,
trois biographies, trois tempéraments, trois voix : trois signatures dans le
registre de l'Histoire. Au 28 juin 1793, trois définitions de la guerre en
cours. Danton a en vue plutôt la guerre extérieure, Robespierre plutôt la
guerre intérieure, et Marat celle qu'ils se mènent entre eux trois. Où est
l'ennemi ? Danton : « Je vous dis qu'il est dehors,
Robespierre » (p. 164). Et Robespierre : « Danton, je vous
dis qu'il est dedans. […] Quand l'insurrection paysanne sera complète, la
descente anglaise se fera. Voici le plan, suivez-le sur la carte »
(p. 166). Mais Marat :
« Il n'y a donc pas d'homme d'État ici ? Il faut
donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur
les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : vous
vous trompez tous les deux. Le danger n'est ni à Londres, comme le croit
Robespierre, ni à Berlin comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est
dans l'absence d'unité, dans le droit qu'a chacun de tirer de son côté, à
commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l'anarchie
des volontés… » (p. 171)
Il y a là trois manières, antagonistes et incompatibles, de
nouer chacune la situation. Trois niveaux de compétence politique et d'analyse,
nullement équivalents ni symétriques.
Chez Danton le brutal, la dialectique est assez sommaire, ou
mal placée, ou visionnaire, comme on voudra : il voit l'ennemi partout à
l'extérieur et partout à l'intérieur, mais il privilégie la Prusse et il décrit
par avance, et non sans une sorte d'ironie hugolienne, la situation de 1871 : « On dirait que c'est pour Berlin que nous
travaillons ; si cela continue, et si nous n'y mettons ordre, la
révolution française se sera faite au profit de Potsdam ; elle aura eu
pour unique résultat d'agrandir le petit État de Frédéric II, et nous aurons tué
le roi de France pour le roi de Prusse » (p. 169). C'est trop
tôt : la dialectique, c'est nouer le bon nœud au bon moment. Aux temps où
il écrit Quatrevingt-treize, dans
ses interventions publiques Hugo prône la création des États-Unis d'Europe.
Pour lui, c'est le moyen de dépasser ensemble les conflits civils et
extérieurs, au sein des États et entre eux — et, au passage, la
forme étatique de l'empire. Danton : dialectique juste, mais qui anticipe
de très loin un certain état de l'Europe…
Dans Robespierre, une vision réellement dialectique et
adaptée, un nœud et un moment, qui nouent, en un lieu précis de la Bretagne, la
Vendée et l'Angleterre autour d'un futur roi de France : « Il
faut quinze jours pour chasser l'étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer
la monarchie » (p. 167).
Quant à Marat, il met le doigt sur la Révolution elle-même,
sur l'atomisation des êtres et la dissolution des volontés, sur la corruption
de Danton et la modération de Robespierre… Récusant toute stratégie et même
toute dialectique, il se situe au sein de la politique, qu'il entend comme
l'exercice en soi du pouvoir révolutionnaire. Il veut un État révolutionnaire,
c'est-à-dire une dictature, c'est-à-dire l'unification policière de la société,
qu'il anticipe déjà pour son propre compte. Il est l'ennemi de tout nœud, sauf
provisoire. Par là il décrit la révolution telle qu'il la voit, permanente :
comme une totalisation d'individus sans médiations autres que policières. Alors
que Robespierre et Danton pourraient peut-être s'entendre, Marat déjà bascule
dans une autre révolution, ou dans le néant d'une terreur exercée pour
elle-même. Ici Hugo va contre l'hypothèse de Michelet
concernant Marat, qu'il a pu lire. Son Marat préfigure le totalitarisme
policier de la Tcheka, mais cela Hugo ne peut pas le savoir. C'est sa poétique
qui le sait pour lui, selon l'emportement de ses métaphores.
« Ainsi parlaient ces trois hommes formidables.
Querelle de tonnerres » (p. 181).
Au moment où Marat va se retirer menaçant (p. 182),
survient Cimourdain, sans y être invité, mais auquel l'appartenance au comité
de l'Évêché et sa puissance propre ouvrent toutes les portes.
Surgi dans et de la fiction, Cimourdain est « ce
puissant homme obscur que le peuple saluait » (p. 182). Son obscurité
— dans les trois sens du mot : comme inconnu, comme
impénétrable et comme invention romanesque — fait sa force.
« La réunion, dite l'Évêché, parce qu'elle se tenait dans une salle du
vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d'hommes qu'une
réunion » (p. 155). Lui seul a la capacité personnelle — on dira le
génie — de proposer à ces trois visions de se former en un seul
nœud, en vertu du nœud que lui-même il représente à cet instant : prêtre
une fois et pour toujours, il porte fidèlement le pouvoir de lier et délier que
lui conféra son ordination sacerdotale ; ancien prêtre chez Lantenac, il
connaît intimement celui qui incarne désormais la Vendée ; et, ancien
précepteur de Gauvain, il reconnaît comme son fils celui qui va incarner la puissance
de la République.
Un nœud véritable est celui qui, définissant la nature
exacte du problème par la formulation qu'il en propose, se forme de lui-même à
l'assentiment de tous, par la rencontre d'une situation et d'un homme :
désormais et pour un temps fixé par le succès ou l'échec d'une mission
déterminée, le triumvirat revêt une cohérence et une volonté, et la Révolution
un sens. Là où Marat concevait l'union par la suspicion de tous, Cimourdain la
comprend comme une dialectique des trois forces et pensées en vue de résoudre
une situation.
Avant de savoir que c'est Gauvain le nouvel envoyé du
triumvirat, du Comité de salut public et de la Convention, Cimourdin a accepté
la dernière condition : « Si le commandant républicain qui m'est
confié fait un faux pas, peine de mort. » Signé Cimourdain, sur la tête de
Gauvain et sur la sienne. Quand il donna sa parole, cette fois en toute
connaissance de cause, « il était de plus en plus pâle »
(p. 189). Car, mieux encore que le policier Marat,
Cimourdain sait que Gauvain est capable d'humanité, puisqu'il la lui a enseignée
lui-même.
Des nœuds dans l'humanité
Les circonstances extrêmes passent aux configurations
métaphysiques.
Par exemple, l'ensauvagement de l'homme dans les forêts et
dans l'existence souterraine : ce retour de l'homme à la forêt, ces armées
enterrées, cette existence comme dans la mort. Tellmarch, que
son surnom de Caimand assigne à sa condition de mendiant, survit dans le
sous-sol de sa tanière. Indifférent même aux catégories de richesse et de
pauvreté, il vit depuis toujours aux limites de l'humain. Autre figure extrême
dans l'humanité, et plus énigmatique encore, celle de l'Imânus.
« Imânus, dérivé d'immanis », le surnom de ce chouan barbare
consacre l'immanence de l'inhumain dans un homme. Au moment où le sergent Radoub
va le faire prisonnier, il sait assurer sa liberté d'homme, en soufflant son
dernier souffle sur la mèche qu'il a allumée pour incendier le châtelet où se
tiennent des enfants.
Dans le livre premier de la troisième partie « La
Vendée », la seule succession des sept titres évoque la réduction des
humains à leur dernière expression : « Les forêts », « Les
hommes », « Connivence des hommes et des forêts », « Leur
vie sous terre », « Leur vie en guerre », « L'âme de la
terre passe dans l'homme », « La Vendée a fini la Bretagne ».
Et, à cette évocation des échanges entre les en dessous et les en dessus de
l'humanité vendéenne, répond celle de la peur des dirigeants révolutionnaires
quand ils sentent sous leurs pas le « tressaillement des fibres
profondes » qu'ils ont réunies et qu'ils réveillent en marchant :
Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre,
Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer
Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l'homme politique
peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et
les plus hardis s'arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le
mouvement qu'ils ont créé sur leur tête. (Deuxième partie,
livre I, III, p. 182.)
Les deux sous-sols de Cimourdain, pour lesquels Hugo
invente, sans attendre Freud et le mot de « refoulement » : la
sexualité et le sacré, l'une désavouée par l'autre, qui est la marque
ineffaçable de son sacerdoce. « Qui a été prêtre l'est » (p. 151).
Autre présence puissante, celle des trois enfants. Comme le
suggère l'expression empruntée à Lucain pour faire le titre du chapitre I de la
troisième partie, livre II (p. 246), plus quam bella civilia,
il y a des guerres qui sont plus que des guerres civiles, car elles divisent
l'humanité sur elle-même. Ce groupe des trois enfants forme un trait capital de
l'action, identifié dès les premières pages. Orphelins déjà de leur père, ils
sont adoptés par le bataillon parisien du Bonnet-Rouge. Puis ils perdent leur
mère dans le massacre ordonné par Lantenac, avant de la retrouver sous les murs
de la Tourgue où le marquis les a enfermés comme otages et s'apprête à les
faire brûler, si on le force. Il s'échappe comme par miracle, mais le mécanisme
qu'il avait mis en place s'exécute et les enfants vont mourir, sous les yeux de
leur mère qui les a retrouvés. Celle-ci pousse « un cri terrible »,
qui incarne en elle la limite entre l'humanité et la bestialité :
Ce cri de
l'inexprimable angoisse n'est donné qu'aux mères. Rien n'est plus farouche et
rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une
louve ; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.
Ce cri de Michelle Fléchard fut un
hurlement. Hécube aboya, dit Homère. (Troisième partie, livre V, I, pp. 378-379)
Touché dans sa fuite par le cri de leur mère, Lantenac
revient libérer les enfants de l'incendie, au dernier moment, et il se livre
vivant à Cimourdain.
Pour la première fois dans le récit, un trait d'humanité,
dans Lantenac : une solution se dessine, un homme se fait jour dans un
démon, un nœud au moins se dénoue. Le Mal se résout en Bien : In
daemone deus. C'est à ce geste d'humanisation que répondra celui de
Gauvain. Après une longue délibération qui met principalement en balance la
volonté impitoyable de la Révolution et le but ultime qu'elle s'est fixé
d'humaniser la vie humaine, Gauvain fait évader Lantenac et se livre à la
justice militaire de la Révolution présidée par Cimourdain. Ce faisant,
dénouant son propre nœud d'aristocrate passé à la Révolution, Gauvain indique à
celle-ci la voie qu'elle devrait suivre pour se résoudre et même, dans des
pages prophétiques, il trace le programme politique que réaliserait la
république de l'idéal (troisième partie, livre VII, V « Le cachot »).
Cimourdain :
trancher n'est pas dénouer
À la Tourgue, échappé au piège et surgissant pourtant de son
trou, Lantenac a dénoué sa propre situation en offrant sa vie pour rejoindre
les humains. Non sans effort et avec plus de dommage pour lui-même, Gauvain
choisit la clémence et confirme le nouveau régime de l'humanité. Lantenac a
prouvé que l'ancien régime avait assez de ressource pour s'humaniser, Gauvain
montre que la Révolution peut réaliser humainement son projet d'humanité.
Mais, pour que la Révolution prenne effectivement ce chemin,
il faudrait que son envoyé en mission acquiesce à la logique d'humanité qui
venait de s'ébaucher dans le duel de générosité entre l'oncle et le neveu.
Robespierre lui avait dit : « Vos pouvoirs sont illimités. Vous
pouvez faire Gauvain général ou l'envoyer à l'échafaud » (p. 190).
Cimourdain pouvait nommer Gauvain général, comme le demandait d'ailleurs le
sergent Radoub, l'un des trois membres de la cour martiale qu'il avait lui-même
nommée. Procès verbal de la séance :
Cimourdain se
tourna vers Radoub.
— Vous votez pour que
l'accusé soit absous ?
— Je vote, dit Radoub,
pour qu'on le fasse général.
— Je vous demande si vous
votez pour qu'il soit acquitté.
— Je vote pour qu'on le
fasse le premier de la république.
— Sergent Radoub, votez-vous
pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?
— Je vote pour qu'on me
coupe la tête à sa place.
— Acquittement, dit
Cimourdain. Écrivez, greffier.
Le greffier écrivit :
« Sergent Radoub : acquittement. » (Troisième partie, livre VII,
III, pp. 420-421).
Les deux voix, de l'officier (au nom de la discipline et de
la loi) et de Cimourdain (non motivée) l'emportent sur celle du sous-officier
qui parlait au nom de la vie sauve des trois enfants, de l'honneur du bataillon
et de l'humanité : « Une supposition, les mioches seraient morts, le
bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c'est ça qu'on
voulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres »
(p. 420). Version triviale qui sera la formule de Danton et qui est
l'antagonique de celle du Christ.
Cimourdain est un complexe de la raison, du droit et de
l'efficacité, de la spéculation et de la décision, de la conviction et de la
responsabilité, de la pitié humaine et de l'inhumanité. En lui, pendant une
saison, l'action est bien la sœur du rêve. Cette saison miraculeuse
va des « derniers jours de mai 1793 » au mois d'août. Un bel
été : « L'été de 1792 avait été très pluvieux ; l'été de 1793
fut très chaud » (p. 246). Cet été équilibre aussi d'avance celui de
1794.
Ainsi va l'imagination de Hugo, liant organiquement et
historiquement la bataille de la Tourgue à la beauté d'un été et à la férocité
de l'autre. À la fin, les deux âmes de Gauvain et de Cimourdain s'envoleront
dans un ciel lumineux.
Avec Michelet, sur l'échafaud, dans le même été de 1793,
Charlotte Corday est auréolée du soleil sanglant de juillet à 7 heures du soir.
Mais le sens de la scène est tout différent : martyre magnifique par son
erreur sur le sens de l'Histoire, elle figurera désormais dans les rêves de
tous les jeunes hommes qui entreprendront de venger la Justice par
l'assassinat. Michelet écrit les derniers chapitres de son Histoire de la Révolution française vers 1852, quand il désespère
de la Révolution ; Hugo écrit son roman après la chute de la Commune de
Paris, mais dans l'espérance de l'Humanité.
En Cimourdain, se nouent encore la France et Paris, le
prêtre et le politique, l'homme de l'ombre et l'aigle de haut vol,
l'inspirateur et l'exécutant ; l'être consacré et la pure disgrâce ;
l'amour et le célibat, la virginité et la paternité. Homme-nœud par excellence,
c'est lui qui peut faire tenir ensemble Robespierre, Danton et Marat, penser
l'intérieur et l'extérieur de la guerre, maintenir l'acuité de l'instant dans
la continuité du temps. C'est lui qui pouvait dénouer le nœud où il s'était lié
avec Lantenac et Gauvain.
Mais Cimourdain a choisi d'oublier l'alternative qui fixait sa
mission. Il n'a pas voulu nommer le chef de guerre qui, lui, ne se serait pas
fait par la suite l'Empereur de la République française. Pris dans son propre
nœud, il a préféré, au moment même où la tête de Gauvain tombait, se tirer une
balle dans le cœur.
Trancher la vie de Gauvain et la sienne n'est pas dénouer.
Au-delà de l'obscurité que Hugo tient à laisser à la figure
humaine de son Cimourdain, si l'on veut comprendre cette décision, il faut
chercher dans le dialogue qu'il mène avec Gauvain dans son cachot avant son
supplice et où ses raisons se lisent en creux dans celles de Gauvain :
— Ô
mon maître [dit Gauvain], dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous
le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des
bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ;
mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre.
Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en
plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
— Tu te perds dans le
nuage.
— Et vous dans le calcul.
— Il y a du rêve dans
l'harmonie.
— Il y en a aussi dans
l'algèbre.
— Je voudrais l'homme
fait par Euclide.
— Et moi, dit Gauvain, je
l'aimerais mieux fait par Homère. (Troisième partie, livre VII, V,
pp. 425-426).
En ce jour d'août 1793, Cimourdain — en lui, un
Condorcet — a manqué de l'imagination qui pouvait, en le transfigurant,
transfigurer la Révolution elle-même. Il ne sait trancher le problème que lui
pose Gauvain qu'en le faisant exécuter, et son propre problème qu'en se tuant. Politique de la mort.
Cependant son geste suicidaire laisse le dernier mot au
narrateur, pour une seule phrase : « Et ces deux âmes, sœurs
tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de
l'autre. »
Cette phrase, là où elle est placée, en signature de
l'œuvre, est celle du poète de cette histoire, dont l'impartialité en quelque
sorte déontologique et l'imagination attestent la réconciliation entre ses deux
personnages et en appellent à l'avenir. Comme dans l'épopée de La Fin
de Satan, ce n'est pas un fait qui est raconté, c'est une exigence
morale et métaphysique qui se fait jour, celle que soit effacé l'antagonisme
entre le Bien et le Mal. Mais, si dans l'épopée la force du mythe, des images
et des vers emporte la conviction, dans le roman la liaison que le genre
entretient constitutivement avec la réalité est plus contraignante et plus
risquée. Cependant, le genre problématique du roman convient parfaitement à
une pensée qui porte une exigence et non des solutions.
D'autre part, la prose d'Hugo, finalement bien plus
décisive que les vers de Cromwell,
engage une force de frappe sans pareille. Ce sont autant de formules lapidaires
dignes du monument qu'il dresse à la Révolution française. Éprouvée dans Les Misérables, la phrase tient en l'air
tout l'édifice de Quatrevingt-treize.
En ces années-là, Victor Hugo est l'écrivain qui fait confiance à sa phrase,
écrite dans la prose du Monde — une forme du lyrisme éternel quand
celui-ci s'est mis en présence de l'Histoire.
Bien que la connexion entre personnes réelles et personnages
fictifs se présente souvent dans le roman historique, il y a évidemment, de la
part de Victor Hugo, quelque chose d'étonnant, de choquant et même d'outrecuidant,
sinon peut-être de dérisoire, à confier à l'arbitraire de la fiction le sens
d'événements historiques aussi énormes.
En termes de réalisme, Lantenac, Cimourdain et Gauvain ne
font pas le poids, si l'on ose dire, avec les personnages de Walter Scott ou
d'Alexandre Dumas. Ce sont des entités lyriques ou épiques, des créatures à la
Victor Hugo, des personnages symboliques chargés d'équilibrer Marat, Danton et
Robespierre, et Paris, à un moment déclaré décisif de la Révolution.
Cependant il n'y a pas ici de sens constitué, car il n'y a
pas de dénouement. Le poète, lui, ne tranche pas les nœuds de son histoire. Il n'y a pas de solution définitive, même dans
l'esthétique, tant que la Révolution française n'est pas achevée. Aussitôt que
la Commune de 1871 lui en a apporté la preuve, Hugo peut enfin se mettre à reprendre
ce problème, parce qu'il est dépourvu à ce jour de solution.
Là est le secret d'un triple déplacement. L'action et son
absence de dénouement sont déportées rétroactivement de Robespierre à
Cimourdain, de l'Histoire à la fiction et de Thermidor à l'été de 1793 :
le roman s'appelle Quatrevingt-treize.
Un jour, Marcel Gauchet, dans la philosophie et la langue de l'essai politique,
reviendra à Robespierre et lui rendra le problème d'une Révolution encore
inachevée.
Certes, il ne pouvait pas en aller autrement, puisque
l'Histoire, jusqu'à ce roman, s'est passée comme elle s'est passée. Mais justement
l'invention de Victor Hugo pourrait être de ces utopies qui, allant contre
l'autorité sans partage de ce qui est advenu, rappellent que l'événement
historique se forme dans des décisions non prédictibles d'une part, et
imparfaitement accomplies d'autre part.
Au regard de cet Inconnu qui préside à l'Histoire, il n'y a
ni plus ni moins de raison que la Révolution ait été
ce qu'elle fut plutôt que ce qu'elle aurait pu être, et nul ne sait ce qu'elle
sera, en fin de compte. Confier à la figure d'un personnage inventé la
suggestion de la résolution d'un problème historique et de l'élucidation d'un
mystère de l'histoire, cela signifie que ce problème ne fut pas
— n'est pas encore — résolu, ni même vraiment bien posé.
Et c'est proposer une sorte de mythe enveloppant à la fois une interprétation
dynamique de la Révolution française et un modèle d'action en vue de la
continuer, et, si possible, de l'achever.
Même si nous avions la religion du fait accompli, tant que
nous penserons que la Révolution française n'est pas achevée — ni
l'Histoire —, Quatrevingt-treize pourrait nous
rappeler que l'action, en son moment, ne saurait préjuger de son
résultat : celui qui agit dans l'Histoire ne sait pas si l'exigence qu'il
porte triomphera, ni surtout à quel terme, ni même s'il saura, lui, honorer sa
signature, dans l'histoire sans fin de la Littérature.
N'est-ce pas suggérer que l'Histoire n'est pas par elle-même
dialectique, ni même signifiante, et qu'il faut, pour qu'elle commence à le
devenir, la reprendre par une pensée, d'historien, de philosophe et
d'observateur de la politique et de la société, de poète lyrique, qui la
constitue en nœuds de significations, non seulement dans la sphère de
l'esthétique mais aussi à l'usage de la pensée et de l'action de ses lecteurs
présents et à venir ?
Toute pensée qui entend faire signifier les événements,
aussi bien celle de l'historien que celle du poète, forme des modèles et des
figures. Et, qu'elle le veuille ou non, elle les propose à la réflexion, au
jugement et à l'agir de ses lecteurs.
Délivré enfin des obsessions de se créer un public au
théâtre, Victor Hugo peut donner libre cours à son énergie de romancier
lyrique. Il n'a plus rien à prouver. Alors, à Dieu va. Tout dépend ici de sa
capacité à imposer son récit. Sa puissance d'imagination consiste à faire
entrer dans son roman des événements et des personnes aussi forts que ceux de
93 et de 94 et, inversement, pour ce faire, à supposer une histoire et des
personnages qui puissent supporter cette intrusion. Les figures et les événements
réels y gagnent en signification et les êtres de la fiction en réalité : « La révolution, à côté des jeunes figures
gigantesques, telles que Danton, Saint-Just et Robespierre, a les jeunes
figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était une de ces
figures » (p. 254). Quand l'Histoire elle-même suscite des figures,
rien n'empêche un poète de créer les siennes et de réunir dans ses phrases leurs
configurations et transfigurations. Mais c'est à chaque lecteur de dire, en son
temps, non pas seulement comment mais si cette puissance opère ou non.
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6 Jules Michelet : Histoire de la
Révolution française « Je rentre en moi »
Non sans appréhensions et craintes, entrons dans l'œuvre immense
que Michelet publia de 1847 à 1853, un chantier que traversèrent non seulement
certains changements de perspective et d'inspiration mais surtout les
circonstances de la politique et les vicissitudes qu'elles apportèrent dans la
carrière, les humeurs et la pensée de Michelet, — entrons dans le
chantier mené à bien de son Histoire de
la Révolution française :
Cette œuvre laborieuse, qui a rempli huit années de ma vie,
n'a pas eu la bonne fortune des improvisations venues en temps paisible. Elle a
été écrite en plein événement. […] Toute voix littéraire s'était tue ;
toute vie semblait interrompue. Ne voyant que ma tâche, au fond de nos
archives, travaillant seul encore sur les ruines d'un monde, je pus croire un
moment que je restais le dernier homme (préface d'octobre 1868, II, p. 1107).
De février 1848 (dans l'union du peuple) à juin de la même
année (dans la scission insurrectionnelle des ouvriers), puis à la République
du Prince-Président, puis au 2 décembre 1851, ces événements forment le déroulé
rapide d'une infortune continue : à peine réapparue, la Révolution s'est à
nouveau perdue. À peine suspendu le cours de Michelet
au Collège de France (janvier 1848), à peine renommé dans sa fonction (février
1848), il sera destitué (avril 1852) et, refusant de prêter serment à
l'Empereur, il perd son poste aux Archives.
Dans les mêmes temps, à une autre extrémité
de la littérature, avec de tout autres moyens et pour d'autres fins, Nerval,
un autre fils des Lumières, est le témoin
de cette dépression qui saisit des écrivains en ce passage de la monarchie de
Juillet. Sont-ils les derniers des hommes sur cette terre ?
Vers 1853, Michelet mène une existence difficile à Nantes,
où il va écrire les derniers chapitres de sa Révolution, et où Pierre Michon le retrouvera, « au chapitre
III de son seizième livre », pour en faire un personnage principal de ses Onze.
Le deuil éclatant de la Révolution
L'Histoire de la
Révolution française commence sur une longue méditation de professeur en
vacances, que guette une certaine dépression saisonnière : « Chaque année,
lorsque je descends de ma chaire, que je vois la foule écoulée, encore une
génération que je ne reverrai plus, ma pensée retourne en moi » (Préface, I,
p. 5).
Je rentre en
moi. J'interroge sur mon enseignement, sur mon histoire, sur son tout-puissant
interprète, l'esprit de la Révolution.
Lui, il sait. Et les autres n'ont pas
su. Il contient leur secret, à tous les temps antérieurs. En lui seulement la
France eut conscience d'elle-même. Dans tout moment de défaillance où nous
semblons nous oublier, c'est là que nous devons nous rechercher, nous
ressaisir. Là se garde toujours pour nous le profond mystère de vie,
l'inextinguible étincelle.
Dans le ton prophétique qui va
être celui de cette Histoire,
Michelet dit d'où elle sort (de son cours au Collège), où elle trouve son
inspiration (dans le génie de la Révolution) et le mode d'existence de ce génie
: en lui-même, l'écrivain, intériorisé.
Il consultera en lui-même l'esprit de la Révolution française.
Ne pas chercher la Révolution dans les cimetières de Nantes
ou de Paris, où sont enterrés les morts de la Révolution.
Ne pas la chercher aux lieux de ses apparitions anciennes,
sinon, en cette saison brûlante des vacances, sous la forme vide dun « grand
souffle qui court sur la plaine aride » :
Le Champ de
Mars, voilà le seul monument qu'a laissé la Révolution… L'Empire a sa colonne,
et il a pris encore presque à lui seul l'Arc de Triomphe ; la Royauté a
son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre
Dame ; il n'est pas jusqu'aux Romains, qui n'aient les Thermes de César.
Et la Révolution a pour monument… le
vide…
Son monument, c'est ce sable aussi
plane que l'Arabie… (I, p. 6)
Vox clamans in
deserto. Certes… mais professant à tous vents une foi.
L'esprit de la Révolution demeure en nous, le petit
restant de ses fidèles, Michelet et Quinet, et le Peuple — en moi, de
manière indubitable et distinct de moi : « La Révolution est en nous, dans nos
âmes ; au dehors, elle n'a point de monument. Vivant esprit de la France,
où te saisirai-je, si ce n'est en moi ? »
Là est le premier coup de force de Michelet, dans
l'imaginaire de l'écrivain. L'autre, aux dernières lignes du livre, ce sera de
produire un témoin encore vivant de Thermidor, un enfant d'alors, surpris dans
la rue par une expression d'ancien régime, inconnue de lui et revenue dans la
langue des Français :
Peu de jours après Thermidor, un homme qui vit encore et qui
avait alors dix ans, fut mené par ses parents au
théâtre, et à la sortie admira la longue file de voitures brillantes qui, pour
la première fois, frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas, disaient
aux spectateurs sortants : « Faut-il une voiture, mon maître ? » L'enfant ne comprit pas trop ces termes nouveaux.
Il se les fit expliquer, et on lui dit seulement qu'il y avait eu un grand
changement par la mort de Robespierre. (II, p. 1096)
Le lyrisme de Michelet se fonde ainsi dans le cœur d'un
moi d'écrivain qui réunit en un « je » (un métier d'historien et une sensibilité
à l'Histoire), un nous (universel), et le génie un et indivis de la France.
Écrivant l'immense Introduction de son livre, il prend de très haut, dans
l'Histoire de la France, tout ce qui a amené la Révolution, la Révolution
elle-même et l'abîme dans lequel elle s'est anéantie.
Il n'hésite pas à louer les rois — une seule
fois —, dans Louis XIV, tant qu'il faisait effort, par Colbert,
« pour faire justice égale à tous, diminuer l'odieuse inégalité de
l'impôt » (I, p. 35-37). Ni à morigéner les dirigeants révolutionnaires
pour leur esprit de division : « De même que, les sectes chrétiennes
se multipliant, il y eut des jansénistes, des molinistes, etc., et qu'il n'y
eut plus de chrétiens, les sectes de la Révolution annulent la
Révolution ; on se refait constituant, girondin, montagnard ; plus de
révolutionnaire » (I, p. 9). Ni à réprimander le peuple
lui-même : « Qu'une tyrannie insidieuse ait eu prise pour le
corrompre, c'est qu'il était corruptible. Elle l'a trouvé faible, désarmé, tout
prêt pour la tentation ; il avait perdu de vue l'idée qui seule le
soutenait ; il allait, misérable aveugle, à tâtons dans la voie fangeuse,
il ne voyait plus son étoile… Quelle ? l'astre de
la victoire ?… Non, le soleil de la justice et de la
Révolution » (I, p. 7-8).
Aujourd'hui,
rentré en moi-même, le cœur plus brûlant que jamais, je te fais amende
honorable, belle Justice de Dieu…
C'est toi qui es vraiment l'Amour,
tu es identique à la Grâce…
Et comme tu es la Justice, tu me
soutiendras dans ce livre, où mon cœur me frayait la route, jamais mon intérêt
propre, ni aucune pensée d'ici-bas. Tu seras juste envers moi, et je le serai
envers tous… Pour qui donc ai-je écrit ceci, si ce n'est pout toi, Justice
éternelle ?
31 janvier 1847. (Introduction, fin,
I, p. 68)
Début 1847, à mi-chemin de la tâche entreprise en 1843 et
terminée en 1853, il met déjà son livre au passé de ce qui a déjà été écrit et
au futur de son accomplissement.
Quand et comment écrire une histoire de la Révolution
française ?
Entre 1844 et 1855, Michelet interrompt la publication de
son Histoire de France, commencée en
1833, pour concevoir, écrire et publier son Histoire
de la Révolution française. Césure dans son travail et anticipation dans la
chronologie de la France, il passe de l'histoire du Moyen ge à celle de la
Révolution.
La Préface et l'Introduction nous ont dit l'espèce de
dépression morale et d'exaltation dans laquelle se produit cette rupture. Dans
l'épreuve d'une perte ressentie comme irrémédiable — celle de la
Révolution française —, dans la découverte de ce qu'elle avait
incarné, sur une courte période : l'esprit même de la France et sa
dimension d'une religion, qui n'est pas le christianisme.
Immédiatement, trois difficultés, qui n'en font qu'une.
Comment retrouver et révéler ce qui a été perdu aussitôt que
trouvé ?
Comment enfermer la durée de la nation et l'éternité de la
Justice divine dans les limites d'un récit ?
Comment créer le style de ce récit, c'est-à-dire la disposition
d'esprit et d'être propre à l'écrire ?
Ce ne sont pas les trois temps d'un questionnement et des
réponses qu'il recevrait successivement. C'est le mouvement global où le problème
se formule pour l'auteur et se lit pour nous, à travers le fait de sa résolution.
Comment surprendre l'esprit fugace et désormais caché de
la Révolution dans les manifestations où il s'est révélé ? Comment le
faire entrer dans les limites que lui assigne la rationalité de
l'historiographie ? Comment faire entrer l'esprit de la France et de
l'éternité divine dans les limites d'un récit dramatique ?
On tranche. Le début, ce sera les élections de 1789 pour
les États généraux, « le peuple entier appelé à élire les électeurs, à écrire
ses plaintes et ses demandes », cela pour la première fois. La fin, ce sera
l'exécution de Robespierre :
Respirons, détournons les yeux. « À chaque jour suffit sa
peine. » Nous n'avons pas ici à raconter ce qui suivit, l'aveugle réaction qui
emporta l'Assemblée et dont elle ne se releva qu'à peine en Vendémiaire. […]
Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron
rayonnait, le Palais-Royal était plein, les spectacles combles. Puis, ouvrirent
ces bals des victimes, où la luxure impudente roulait dans l'orgie de son faux
deuil. (II, p. 1095-1096)
Sans trahir son inspiration, au contraire, ces décisions
nécessaires, d'historien et d'écrivain, absolutisent la Révolution
française : avant l'élection des États généraux, il n'y avait rien d'elle
que son esprit en mal d'incarnation ; après Thermidor, il n'y aura plus rien d'elle que son
esprit. Ces décisions sont coûteuses mais elles sont le prix à payer pour faire
entrer le génie de la Révolution dans la science naissante de l'histoire, pour raconter
une apocalypse de l'Esprit dans les termes d'une écriture libérée des Écritures.
Dans sa génération, Michelet ne fut pas le seul historien
de la Révolution. Il y eut aussi, par exemple, Augustin Thierry, Thiers ou
Guizot. Mais il en fut, comme l'écrira Pierre Michon dans Les Onze, « Monseigneur l'Après-coup en personne », l'historien
désormais emblématique de la Révolution qui, en tant que tel, déclara celle-ci
comme objet d'histoire, mais de manière tout à fait particulière, à la fois
comme nécessairement close et intimement vivante en ce sujet, Jules Michelet,
et par lui portée dans l'histoire de la France.
Fils d'imprimeur, amoureux de la belle ouvrage, il construit
une œuvre en vingt-et-un livres, tome par tome (il y en eut sept), livrés
calibrés pour l'impression, à mesure et à temps. Au bout du dernier, la
dédicace de ce tombeau immatériel, une phrase datée du 1er août 1853, jour de grandes vacances dans un
enseignement qu'il a dû quitter : aux « Grands cœurs ! qui, de leur sang, nous ont fait la Patrie ! » (II, p. 1097). Magnum opus feci. Dans cette
œuvre, il y a le Génie de la Révolution, tel qu'en Lui-même, tel qu'en moi-même
enfin. Derrière moi, je tire l'échelle.
Le style de la Révolution
Michelet, ou rendre justice à la Justice de Dieu, en écoutant
en soi-même l'esprit de la Révolution française. L'écouter, l'écrire aussi fidèlement
que possible, dans la fragilité d'un style.
Tel est le ton de ce livre. Invoquer, évoquer —
saisir par l'écriture un insaisissable : le génie de la Révolution là où il est
conservé, l'activer, l'interroger, le faire parler. Tel sera, tel est déjà le
style du livre : porter le souffle, l'éloquence d'une parole enregistreuse d'Histoire
et d'histoire, d'événements et de leur récit.
Écouter, à même elle, la véhémence et l'intransigeance de
cette parole, les sauts et l'arbitraire de son humeur, son intelligence de
l'événement, les formules de ses arrêts, son autorité. Michelet s'adresse au
Peuple et à l'Humanité, comme s'adressaient les orateurs au temps des
glorieuses Assemblées. Citer ces voix célèbres ou non, les imiter non
servilement, les faire entendre comme elles furent en leurs proclamations, les
faire revivre dans une écriture de la parole. Mais l'écart entre elles et le livre c'est qu'il
parle à des lecteurs, dans l'intimité de leur cœur à chacun.
Non pas impliquer la Révolution dans le schéma abstrait de
toutes les révolutions, comme le jeune Chateaubriand ; ni la reporter sur
une scène de théâtre, comme le jeune Hugo ; ni l'envelopper dans la conceptualisation
d'une révolution abstraite, comme Tocqueville.
Invoquer des portraits, des tableaux, des scènes, des
événements. Cela en réinventant et radicalisant une rhétorique, à
l'exemple de ceux, oratoriens ou jésuites défroqués, qui avaient appris la leur
dans les collèges de l'Ancien Régime, et l'avaient retournée contre leurs
maîtres.
Quand Bossuet évoquait le lieu d'où le prédicateur parle aux
fidèles et où ceux-ci doivent aller l'écouter, au fond d'eux-mêmes, il disait,
du haut de sa chaire :
S'il y a quelque endroit […] où se tienne le conseil du cœur,
où se déterminent tous ses desseins, où se donne le branle à ses mouvements,
c'est là qu'il faut se rendre attentif pour écouter Jésus-Christ. Si vous lui
prêtez cette attention, c'est-à-dire si vous pensez à vous-même, au milieu du
son qui vient à l'oreille et des pensées qui naissent dans l'esprit, vous
verrez partir quelquefois comme un trait de flamme qui viendra tout à coup vous
percer le cœur et ira droit au principe de vos maladies. (Sermon sur la parole de Dieu)
L'historien reprend et retourne la doctrine de la chaire
chrétienne, il la brave et la déconsidère en inventant le lieu intime de son
écriture où vit et parle le génie de la Révolution, cela en lui conservant son
caractère d'inspiration, d'énergie et de mystère. té toute idolâtrie en telle
ou telle personne humaine, la justice de Dieu parle au cœur de tout homme, dans
la Révolution française telle que la raconte Michelet.
L'Histoire de la
Révolution française procèdera du cours du Collège de France, mais elle ne
sera pas de ces séances enflammées et éphémères, de cette scène dont il ne
reste rien, les vacances venues. Cette diction-là aura la puissance durable de ce
livre.
Question de style et non de rhétorique, non de technique
mais de vision. Entrer dans Michelet, c'est essayer d'entrer dans sa vision.
Tel est le classicisme de Michelet, renouvelé de la grande
école de la chaire et réapproprié ; telle est sa modernité. Ce colloque
sacré et intime entre la France et lui-même est prêt à passer dans les manuels
pour les écoles et collèges de la République, et à être subtilement capturé par
la fiction ironique et tendre de Michon. Dans ce livre il circule une énergie fabuleuse, à tous les
sens du mot, recueillie, préservée, portée comme un feu appelé à reprendre. Michelet,
ou lâcher les chevaux du style.
Portraits
Ce n'est pas la parole des oraisons funèbres, ni celles
descriptives des Salons, ou chuchotée par un quidam dans les Onze. C'est l'éloquence des mises en
accusation ou en exaltation, au bout desquelles il y a, en esprit, une gloire
ou une flétrissure immortelles.
Ce sont par principe des portraits en action, qui, pour
les personnages principaux, surviennent différents chacun, à l'occasion de
leurs actes où ils se concrétisent, et, pour les plus grands, autant qu'ils créent
d'actions :
Que d'hommes en un homme ! Qu'il serait injuste pour cette
créature mobile, de stéréotyper une image définitive ! Rembrandt a fait trente
portraits de lui, je crois, tous ressemblants, tous différents. […] Si l'on
prend la peine de suivre dans ces deux volumes chacun des grands acteurs
historiques, on verra que chacun d'eux a toute une galerie d'esquisses,
touchées chacune à sa date, selon les modifications physiques et morales que
subissait l'individu. (« De la méthode et de l'esprit de ce livre », I, p. 594)
Portraits d'historien, non de moraliste ou de prédicateur,
ou de poète, ou de romancier. D'un historien chargé d'administrer une forme
supérieure de la justice, de manière circonstanciée et ainsi argumentée.
Figures dans lesquelles l'écrivain se porte et s'abîme, intérieurement, en
arbitre impersonnel, même pour les personnages épisodiques.
Il en va ainsi même des scélérats, très peu nombreux à
vrai dire, dans le personnel de la Révolution, Carrier par exemple échappant à
cette catégorie infamante, au titre qui servira, pour d'autres et à d'autres
époques, de la nécessité révolutionnaire. « Peut-être n'y en eut-il que trois,
Rovère, Tallien, Fouché » (II, p. 863).
Tallien, biographie express, cinglante :
Né dans la cuisine d'un financier de Touraine, et fils de son
cuisinier, il eut l'âme à l'avenant, une âme de Laridon, tout à gueule et aux
filles. […] Sa plus grande jouissance, partout où il arrivait, était de monter
en chaire, et de prêcher pêle-mêle la Révolution, la Raison, Jésus, Marie et le
reste. Les femmes étaient ensorcelées. Nullement cruel de nature, Tallien le
devint toutes les fois qu'il y eut intérêt. (ibid.,
p. 863-864)
Fouché, dépeint en sa figure glaciale, corps et âme :
L'homme de Lyon n'était pas, comme Tallien, l'enfant dépravé
de la nature, c'était son maudit, son Caïn. La figure déshéritée de Fouché
(quoique intelligente) effrayait d'aridité. Le prêtre athée, le dur Breton, le
cuistre séché par l'école, tous ces traits étaient repoussants dans sa face
atroce. Réussir fut tout son symbole. C'était un homme au fond très froid, d'un
positivisme horrible. Il s'était fait hébertiste, croyant que c'était
l'avant-garde. Successeur de Collot à Lyon, il fut brisé par Robespierre,
revint conspirer contre lui, et plus que personne travailla
au 9 thermidor. Rien n'honore plus Robespierre que cette circonstance : les
principaux auteurs de sa chute furent les deux pires hommes de France, Tallien
et Fouché. (ibid., p. 864-865)
Mais Danton, au bout du long chapitre de l'exécution des
dantonistes, en martyr et en roi, selon ces images qui nous sont parvenues par
les manuels de l'école républicaine, laquelle les tenait de Michelet. Une grandeur,
une éloquence retentissante, jusqu'au bout :
Danton mourut
simplement, royalement. Il regarda en pitié le peuple à droite et à gauche, et
parlant à l'exécuteur avec autorité, lui dit : « Tu montreras ma tête au peuple ;
elle en vaut la
peine. »
L'exécuteur obéissant la releva en
effet, la promena sur l'échafaud, la montra des quatre côtés.
Il y eut un moment de silence…
Chacun ne respirait plus… Puis, par dessus la voix grêle de la petite bande
payée, un cri énorme s'éleva, et profondément arraché…
Cri confus des royalistes soulagés
et délivrés, simulant l'applaudissement : « Qu'ainsi vive la République ! »
Cri sincère et désespéré des patriotes
atteints au cœur : « Ils ont décapité la France ! » (ibid.,
p. 924)
Et Louis XVI, en jugement de dernière instance, prononcé
du fond du cœur, au nom du Peuple français :
Une tombe
fermée veut le silence, mais celle-ci n'est pas fermée ; elle est béante
et demande…
[…]
Donc puisque la tombe est ouverte,
nous dirons un mot encore : nous jugerons le jugement.
Ce procès, nous l'avons dit, avait eu
l'effet très fatal de montrer le Roi au peuple, de le replonger dans le peuple,
de les remettre en rapport. Louis XVI, à Versailles, entouré de courtisans, de
gardes, derrière un rideau de Suisses, était inconnu au peuple. Au Temple, le
voilà justement comme un vrai roi devrait être, en communication avec tous,
mangeant, lisant, dormant sous les yeux de tous ; commensal, pour ainsi
dire, et camarade du marchand, de l'ouvrier. Le voilà ce roi coupable qui
apparaît à la foule en ce qu'il a d'innocent, de touchant, de respectable. C'est
un homme, un père de famille ; tout est oublié. La nature et la pitié ont
désarmé la justice. (ibid., p. 330)
Ces portraits se répondent, par contrastes et
correspondances, en jeu de cartes : la Reine et le Roi, la Reine avant,
la Reine après ; Condorcet et son épouse ; Condorcet et
Lavoisier ; Madame de Staël et Madame Roland ; Danton et Robespierre…
Plus quelques valets dans les quatre couleurs.
Aussi le destin de Marat et celui de Chalier, et celui des
grandes villes françaises, hors Paris. Ceci peut s'écrire vers 1853, à
Nantes, quand tout paraît pourtant arrêté dans l'Histoire :
Marat est
poignardé le 13 [juillet 1793], Chalier guillotiné le 16. Un monde passe entre
ces deux coups.
Marat, le dernier de l'ancienne
révolution, Chalier le premier de la nouvelle.
Marat, pour Caen, Bordeaux,
Marseille, est le nom de la guerre civile. Dans Lyon, Chalier est celui de la
guerre sociale.
Ceci met Lyon fort à part de
l'histoire générale du girondinisme. (II, p. 638)
À tel instant de vérité, quand Billaud-Varenne, au Comité
de salut public, prononce la phrase « Il faut faire mourir Danton »,
huit portraits pour un en moins d'une page, dans une écriture au scalpel :
« Billaud était la Terreur pure ; il ignorait solidement et
volontairement le passé, et il n'avait au cœur aucun sens de l'avenir. La
mécanique était son idée fixe, et il voulait à tout prix, simplifier la
machine. » « Couthon était Robespierre même, et Saint-Just plus que
Robespierre. Il mordit à la chose par son génie de tyran, par son orgueil de
probité, croyant volontiers tout ce qu'on disait de la corruption de Danton,
tenté aussi par le péril et l'audace d'un tel coup. » « Collot
d'Herbois, fort branlant, trop heureux d'être à temps séparé d'Hébert, seul
hébertiste dans le Comité, n'osa tout à coup se faire dantoniste, et démasquer
l'alliance. Carnot, Barère avaient sujet d'être encore plus inquiets. Lindet,
plongé dans ses bureaux, s'y renfonça plus que jamais et seulement fit sous
main avertir Danton. » Et Robespierre, au mot de Billaud :
Quand ce mot horrible, que personne n'eût osé dire, fut
lâché, Robespierre sauta… Il s'écria comme l'homme qui a un cruel apostume dont
il souffre infiniment ; si pourtant on y met l'acier, la piqûre
libératrice lui arrache un cri. Il fut, je n'en fais nul doute, effrayé, navré,
ravi. (II, p. 896)
Vies finalement non parallèles, combats de héros et
d'alliances où l'un l'emporte successivement sur tous les autres, jusqu'à
succomber sous les coups d'anonymes, de médiocres et de scélérats. Espaces
judicieusement distribués et articulés, moins en nombre de pages que
par une justice impartiale rendue à chacun, non pas exactement selon ses
mérites mais suivant sa part d'actions dans la Révolution.
Cette impartialité ne tient pas seulement à la déontologie
de l'historien ni même aux arbitrages que le poète de cette histoire rend entre
ses héros. Elle exprime l'équanimité de la voix qui participe à une instance
deux fois supérieure, l'esprit de la Révolution et la Justice de Dieu.
Quant à Robespierre, ici dépeint en trois adjectifs, tout
le livre va à son exécution, à son dernier cri, à travers le récit de tous ses
actes ou de ses inactions et les moments de tous ses avatars.
Une Révolution, un homme, une vie
Dans l'Histoire de
la Révolution française, Robespierre apparaît en personne et en pied, avec
le thème des Jacobins, c'est-à-dire assez tard, au livre IV, chapitre VI :
« Luttes des principes dans l'Assemblée, et aux Jacobins. Paris, vers la fin de
1790 », ex abrupto. Il émerge dans
l'œuvre par un discours aux Jacobins, il ne quittera plus le théâtre qu'aux 9 et 10
Thermidor par son silence à la Convention, et par
son exécution sur un grand cri arraché par la douleur.
Voyons cette première apparition, sous la présidence d'un
affidé de Philippe d'Orléans.
L'homme noir qui est au bureau, qui sourit
d'un air si sombre, c'est l'agent même du prince, le trop célèbre auteur des Liaisons dangereuses. Grand contraste !
À la tribune, parle M. de Robespierre.
Un honnête homme celui-là, qui ne sort
pas des principes. Homme de mœurs, homme de talent. Sa voix faible est un peu
aigre. Sa maigre et triste figure, son invariable habit olive (habit unique,
sec et sévèrement brossé), tout cela témoigne assez que les principes
n'enrichissent pas fort leur homme. Peu écouté à l'Assemblée nationale, il
prime, primera toujours davantage aux Jacobins. Il est la société [jacobine] même, rien de
plus et rien de moins. Il l'exprime parfaitement, marche d'un pas avec elle,
sans la devancer jamais. Nous le suivrons de très près et très attentivement,
marquant, datant chaque degré dans sa prudente carrière, notant aussi sur son
pâle visage le profond travail qu'y fera la Révolution, les rides précoces des
veilles, et les sillons de la pensée. Il faut le raconter, avant de le peindre.
(I, p. 453)
Suit en insert son histoire personnelle et la formation de
ses principes d'action : plus de quatorze pages dans l'édition serrée de la
Pléiade. L'enfance triste d'un orphelin soutien de famille et boursier du
clergé ; l'avocat plaidant pour des paysans contre l'évêque d'Arras (« il
examina leur droit, le trouva bon ») ; son élection aux États
généraux ; son absence la nuit du 4 août : « désolé d'avoir manqué une si
belle occasion, il saisit avidement la périlleuse circonstance du 5 octobre »,
le 5 octobre 1790, la marche sur Versailles qui ramènera le Roi et l'Assemblée
à Paris :
Grave initiative, qui décidait de son sort, désignant cet
homme timide comme infiniment audacieux et dangereux, montrant à ses amis
surtout qu'un tel homme ne se lierait pas, ne suivrait pas docilement la
discipline du parti. Il fut, selon toute apparence, convenu alors entre les
nobles jacobins, que cet ambitieux serait l'homme ridicule de l'Assemblée,
celui qui amuse et doit amuser tout le monde sans distinction de partis. […] Ces moments de dérision
sont ceux où l'on se rapproche, où les ennemis les plus implacables, riant tous ensemble,
la concorde revient un moment ; il n'y a plus qu'un ennemi. (ibid., p. 457-458)
« Libre des hommes d'expédients, il se fit homme de
principes. »
Page fascinante de l'historien, où se dévoilent les
mécanismes des Assemblées, que Robespierre apprendra et saura admirablement
exploiter : comment les notables des Jacobins distinguent en l'ami un danger,
pensent pouvoir l'isoler dans un rôle de ridicule prêcheur de principes, d'un
Alceste en habit olive, comment les journalistes s'obstinent à l'appeler « un
membre, ou M. N. ou trois étoiles », comment Robespierre se plonge dans le
travail, comment il se prépare à se faire craindre au nom des principes de la
Révolution, comment bientôt il le fera…
Telle fut la force de Robespierre, de rappeler constamment
à des assemblées incertaines et irrésolues l'idée originelle de la Révolution
et sa raison d'être, « le droit égal des citoyens ».
Cependant,
témoin fidèle des principes, et
toujours protestant pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application, ne
s'aventura guère sur le terrain scabreux des voies et moyens. Il dit ce qu'on
devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le faire. C'est là
pourtant que le politique engage le plus sa responsabilité, là que les
événements viennent souvent le démentir et le convaincre d'erreur. (ibid., p. 460)
Dans ces pages de portée longue, Michelet discerne ce qui
frappera Marcel Gauchet comme étant le cœur de la pensée et de la politiique de
Robespierre, comme aussi le mobile de sa fuite en avant et de sa perte :
l'attachement premier à la Déclaration des droits de l'homme et le refus de
tout gouvernement des Droits, c'est-à-dire de gouverner la Révolution. Tout
gouvernement trahit, ou tyrannise, ou les deux : alors il faudra passer à un
Comité chargé du Salut public, qu'il faudra flanquer d'un Comité de Sûreté
générale, lesquels devront s'assurer d'un Tribunal révolutionnaire fonctionnant
sur le fondement d'une Loi des suspects arrachée à l'Assemblée, et ainsi de
suite. Rendez-vous à la Convention nationale, en Thermidor.
Janvier 94, un portrait inattendu de Robespierre, en
personnage de comédie. Il entre dans une passe difficile et une hantise de
complots. C'est le moment où il tient par un miracle d'équilibre, qu'un rien
pourrait compromettre. Et ce rien, ce serait d'être exposé au rire, que
lui-même sent et redoute — il traîne encore intérieurement le personnage
de ridicule qu'on lui a attaché et qui ne l'aura jamais quitté :
Par quels miracles d'adresse, dans une situation si
changeante, se maintenait l'immobilité fictive du thaumaturge ? C'était,
pour l'observateur, le plus étonnant des spectacles. Le contraste de ces
revirements agiles, au nom de principes immuables, faisait du personnage le plus
sérieux de l'époque le sujet comique entre tous, d'un comique si terrible et si
imprévu qu'aucun des maîtres, ni Aristophane, ni Rabelais, ni Molière, ni
Shakespeare, n'eût pu soupçonner une telle conception. […] Robespierre ne
trompait les autres que parce qu'avec une étonnante habileté instinctive, il se
trompait d'abord lui-même, qu'il était sa propre dupe, et que, sous les tours,
retours, circuits infinis de l'hypocrisie que lui imposait le moment, il
restait sincère dans l'amour du but où il croyait arriver par cette route
sinueuse. (II, p. 829)
Or quelqu'un, aux Jacobins, l'a en vue à travers la
lorgnette de spectacle qu'il porte toujours avec lui, l'homme de théâtre Fabre
d'Églantine : « Robespierre, par la force de seconde vue que donne la
passion, sentait Fabre, même absent, derrière lui, qui le regardait. »
Robespierre craint que Fabre ne lui taille une pièce satirique. « C'est
Fabre qu'il fallait perdre, envelopper, si l'on pouvait, dans la conspiration
dont Robespierre parlait sans cesse : la
conspiration de l'étranger. » En ce moment, Robespierre craint moins
ses ennemis et ses amis que Fabre d'Églantine… On réussit à compromettre
celui-ci, contre toute vraisemblance et en toute injustice, dans une histoire
de faux. Fabre est jugé de manière inique et emprisonné. Le 5 avril 1794, il fera
partie des charrettes de dantonistes.
Suspendu entre le vide d'autorité qu'il occupe seul et un
trop-plein d'intrigues mortelles, Robespierre a déjà perdu la tête. Le long
récit de son dernier discours à la Convention (8 thermidor, II,
p. 1045-1053), de sa préparation laborieuse et de son prononcé, un jour
trop tard ; l'analyse qu'en fait Michelet (trop travaillé ; trop
d'idées générales ; trop de plaintes et de récriminations ; trop
d'accusations et pas d'accusé, sauf Cambon, celui qu'il ne fallait pas ;
le refus par l'Assemblée d'imprimer le discours…),
tout cela montre que Robespierre a perdu la main. « Maintenant, quel
serait l'accusé ? Les Comités ou
Robespierre ? »
Les événements, au long
Telle est l'histoire suivie en long dans l'intime de
l'historien, en son long qui est aussi son large : s'abîmer en ce long et en ce
large, s'y tenir pendant huit années, obstinément, dans l'abnégation de
soi-même à la tâche, dans l'extension de soi-même aux enjeux d'Histoire.
Par exemple dans la fuite du Roi, qui, avec ses précédents
et ses suites, ne fait pas moins de sept chapitres enjambant deux livres et
deux tomes, et coupée d'ailleurs deux fois, par la longue réflexion « De la
méthode et de l'esprit de ce livre » et la Conclusion du livre IV, puis par
deux chapitres : « La Société en 91 : Le salon de Condorcet » et « (Suite) Mme
Roland ».
Car, poursuivie par l'écrivain en elle-même c'est-à-dire
en lui-même, l'histoire de la fuite du Roi appelle l'extension à l'esprit du
temps, la dimension des femmes, et la réflexion sur l'écriture, dans une «
Conclusion », datée au 10 novembre 1847, pour le tome II de la publication,
et puis encore une « Observation essentielle » sur les sources utilisées :
Qu'ai-je dit
dans ce volume ? une grande chose, une sainte chose,
quelque mal que je l'aie faite ; j'ai retrouvé l'Histoire des fédérations,
vivante dans la mémoire du peuple, authentique dans les documents manuscrits.
Personne en France (personne au monde peut-être) ne lira cela sans pleurer.
Bonheur singulier, trop grand pour
un homme ! J'ai tenu un moment dans mes mains le cœur ouvert de la France, sur
l'autel des fédérations ; je le voyais, ce cœur héroïque, battre au
premier rayon de la foi de l'avenir !
[…] Si nous voulons fermer la porte
à l'avenir, écoutons les endormeurs politiques ou religieux ; les uns qui
cherchent la vie aux catacombes de Rome ; — les autres qui proposent
pour modèle à la liberté la tyrannie de la Terreur.
{…] L'obstacle à Dieu, ce sont les
dieux. […] — Comment aurais-je adoré les petits dieux de ce monde ? Je
venais d'entrevoir Dieu. (I, p. 610-611)
Une fois observés les grands équilibres éditoriaux des parties
et des tomes, une fois la distance prise en soi-même — et de
très haut, ou de très profond — à l'égard du moment, le récit de la
fuite du Roi peut reprendre, en feuilleton, comme sans transition : sur sa
propre lancée.
Au long, en large et en profondeur, mais cette fois en
continu, voici les trois jours de
Thermidor où tout s'est joué. Certes le récit de Michelet à
l'occasion manque d'objectivité et suit parfois des sources peu fiables, comme
le montrent les notes à mesure de l'édition de la Pléiade. Mais c'est un libre précipité
d'analyse et de mouvement. Analyse d'une situation des plus complexes et
embrouillée encore à mesure par les ruses, hésitations et inconséquences,
efforts et maladresses, par l'esprit des vengeances, par les peurs des acteurs
pris tous dans des urgences de vie
ou de mort. Mouvement où jouent sans cesse des péripéties dues à des
malentendus, des tactiques et stratégies qui s'échappent les unes aux autres,
où se révèle par exemple un Saint-Just, dans sa dernière phase : rusé,
manœuvrier, inspiré, mais empêché, au troisième alinéa, de prononcer son
discours longuement préparé. Mouvement constamment relancé, dans lequel se
corrigent les événements contraires pour conduire à la mort des
robespierristes. Même les erreurs des comploteurs les servent.
Robespierre peut bien insulter le président de l'Assemblée,
Collot d'Herbois, qui a relayé Tallien au bureau, il est décrété d'arrestation.
Arrêté, transféré aux Comités, Robespierre pouvait-il encore
se sauver ?
Sa personnalité multiple qui remplissait toute chose, le
rendait nécessaire et fatal, quoi qu'il arrivât. Il était devenu comme l'air
dont la République vivait. Dans l'étouffement d'asphyxie qu'entraînerait son
absence, la France allait venir à genoux dans cette prison lui demander de
sortir. À lui d'exiger des juges, d'imposer à ses ennemis la nécessité du
procès. (II, p. 1067-1068)
Mais cette pensée est celle de Robespierre, écrite par
Michelet au style indirect : une trop grande confiance en lui, une
illusion, une rêverie de royauté ? À l'Assemblée, dans un geste et une
formule de théâtre, Tallien avait dénoncé le
nouveau Cromwell.
Cependant, la nouvelle de son arrestation a retourné contre
lui l'opinion. Le Peuple manque à Robespierre, la France ne s'agenouillera pas
devant lui, elle s'abstient. En même temps manquera le bras armé du peuple, les
piques, fusils et canons des sectionnaires. Il ne reste plus à Michelet qu'à
raconter, longuement, la nuit du 9 au 10 thermidor : pourquoi et comment
le Paris des ouvriers ne bouge pas, comment les sections, divisées et
précédemment décapitées par les robespierristes, restent inactives, comment des
envoyés de la Convention décident enfin celle des Gravilliers à marcher contre
la Commune, où Robespierre se refuse à appeler à l'insurrection.
« Écris
donc, lui disait-on. — Mais au
nom de quoi ? »
C'est par ce mot qu'il assura sa
perte. Mais son salut aussi dans l'histoire, dans l'avenir.
Il mourut en grand citoyen. (II, p. 1086)
Quelques heures auparavant, Robespierre se rêvait en homme
de la France. Maintenant il choisit de tomber du côté de la Loi. Que répondre à
cette vision de Michelet ? Quand elle est écrite avec cette force, une
vision est irréfutable, comme telle.
Pendant ce temps, à l'Hôtel de Ville, là où Robespierre est
le plus en sécurité, le jeune gendarme Merda, son nom de Méda ainsi transcrit
par l'historien, venu en pleine nuit avec la colonne des Gravilliers, inspiré
ou non par des conventionnels, parvient jusqu'à Robespierre, le blesse et
neutralise d'un coup de feu la Commune, la Révolution et Robespierre.
Des tableaux
Le club des Cordeliers en 1790 (un chapitre prodigieux de mouvement,
I, 468-481). Dignes héritiers des sans-culottes franciscains du XIIIe siècle,
ces révolutionnaires fous d'amour du Peuple et de Révolution tiennent séances
sous « une voûte qui doit être éternelle ; elle a entendu sans
s'écrouler la voix de Danton ». Michelet propose à ses lecteurs de les
introduire dans ce pandémonium : « Il faut les voir réunis à leurs
séances du soir, fermentant, bouillonnant ensemble au fond de leur Etna.
J'essaierai de vous y conduire. Allons, que votre cœur ne se trouble pas.
Donnez-moi la main. » Prélude ouvertement dantesque à un parcours en enfer.
Atmosphère d'ivresse. Portraits express : Legendre,
« illettré, ignorant, il n'en parlait pas moins bravement parmi les
savants et les gens de lettres » ; Anacharsis Cloots, riche Allemand
venu mourir à Paris, où il prophétise les États généraux du monde entier ;
Théroigne de Méricourt, « la belle amazone de Liège » en robe rouge,
montée à la tribune, qui soulève l'enthousiasme de l'assistance ; Marat,
« cette chose jaune, verte d'habits, ces yeux gris-jaune si saillants. […]
De quel marais nous arrive cette choquante créature ? » ;
Desmoulins, « le hardi petit homme apostrophant Marat » ; Lucile,
sa femme : « La vie, la mort avec Camille, elle embrassa tout, elle
arracha le consentement paternel, et elle-même, riant, pleurant, elle lui
apprit son bonheur. Les témoins du mariage furent Mirabeau et
Danton » ; Danton, le président de la séance : « Non, ce
n'est pas là un homme, c'est l'élément même du trouble ; l'ivresse et le
vertige y planent, la fatalité… Sombre génie, tu me fais peur ! dois-tu sauver, perdre la France ? »
Saisissons-les à cette heure. Le temps va vite, ils
changeront. Ils ont encore quelque chose de leur nature primitive. Qu'un an passe
seulement, nous ne les reconnaîtrons plus. Regardons-les aujourd'hui. Du reste,
n'espérons pas fixer définitivement les images de ces ombres, elles passent,
elles coulent ; nous aussi qui suivons leur destinée, un torrent nous
emporte, orageux, trouble, tout à l'heure chargé de boue et de sang. (I, p. 473)
Plus tard, dans sa préface de 1868, Michelet reviendra sur
ses personnages, dont il s'était fait des compagnons dans les enfers des
archives :
N'ai-je pas vécu avec eux, n'ai-je pas suivi chacun d'eux, au
fond de sa pensée, dans ses transformations, en compagnon fidèle ? À la
longue, j'étais un des leurs, un familier de cet étrange monde. Je m'étais fait
la vue à voir parmi ces ombres, et elles me connaissaient, je crois. Elles me
voyaient seul avec elles dans ces galeries, dans ces vastes dépôts, rarement
visités. Je trouvais quelquefois le signet à la place où Chaumette ou tel autre
le mit au dernier jour. Telle phrase dans le rude registre des Cordeliers, ne
s'est pas achevée, coupée brusquement par la mort. La poussière du temps reste.
(II, p. 1113-1114)
Parmi eux, juste avant son chapitre sur le serment du Jeu de
paume, il évoque l'abbé Grégoire et les larmes que celui-ci versa en passant
dans le Jeu de paume abandonné, bien après tout cela. Et d'écrire :
Nous aussi nous l'avons revu, en 1846, ce témoin de la
liberté, ce lieu dont l'écho répéta sa première parole, qui reçut, qui garde
encore son mémorable serment. […] Quand nous posâmes le pied sur ses dalles
vénérables, la honte nous vint au cœur
de ce que nous sommes, du peu que nous avons été. Nous nous
sentîmes indigne, et sortîmes de ce lieu sacré. (I, p. 100)
À tel autre moment décisif de son Histoire, exposant les enjeux et la situation au printemps de
1792, au comble des craintes et des troubles que suscite la déclaration de
guerre à l'Autriche, voulue par le ministère girondin et combattue par
Robespierre, Michelet dresse un tableau dont le thème évoque les divisions qui
se produisent aux Jacobins, sous l'impulsion de Robespierre (I,
p. 855-877).
C'est l'occasion, à nouveau, de peindre Robespierre en
action de parole, de mesurer son talent et de représenter sa popularité auprès
des tribunes. Le tableau est un chef-d'œuvre de verve et de rosserie
— le génie de la Révolution est un enfant, il dit que le roi est
nu —, quand le récit déploie la capacité de l'orateur à retourner
une situation compromise par des annonces imprudentes et répétées, par des
invocations plutôt mal reçues à la providence divine et par l'étalage d'un moi
envahissant. Scènes encore de comédie. L'orateur opère par le moyen d'une
victimisation et notamment par la manipulation de l'auditoire féminin, prompt à
le soutenir contre ses adversaires :
Robespierre était né prêtre ; les femmes l'aimaient
comme tel. Ses banalités morales qui tenaient fort du sermon leur allaient
parfaitement ; elles se croyaient à l'église. Elles aiment les apparences
austères, soit que, si souvent victimes de la légèreté des hommes, elles se serrent
volontiers près de ceux qui les rassurent ; soit que, sans s'en rendre
compte, elles supposent instinctivement que l'homme austère, en général, est
celui qui gardera le mieux son cœur pour une personne aimée. (I, p. 862)
Se conciliant en même temps et autrement les hommes par le
ton philosophique, Robespierre sait « mêler au jargon politique le jargon
religieux, joindre Brutus et Loyola ». Ses adversaires déchiffrent bien
tout cela : « Cette hypocrisie visible, cette dénonciation sans
preuve, cette personnalité assommante, cet intarissable moi qui se retrouvait partout dans ses paroles de plomb, étaient
bien capables de refroidir, à la longue, les plus chauds amis de
Robespierre. » Les journaux le décrivaient.
Néanmoins « avec moins de génie que plusieurs autres,
avec moins de cœur et de bonté, Robespierre représente la suite, la continuité
de la Révolution, la persévérance passionnée des Jacobins. S'il a été la
personnification de la société jacobine, c'est moins encore par l'éclat du
talent que comme moyenne complète, équilibrée, des qualités et défauts communs
à la société, communs même à une grande partie des hommes politiques d'alors
qui ne furent pas jacobins » (I, p. 866). Robespierre sut se tirer de
ce mauvais pas par sa rhétorique insinuante. Et finalement, écrit Michelet, le
peuple de France renvoya dos à dos les adversaires par sa mobilisation :
« Oh ! le grand cœur de la France, en
92 ! quand reviendra-t-il jamais ? quelle tendresse pour le monde, quel bonheur de le
délivrer ! quelle ardeur de sacrifice ! et comme tous les biens de la terre pèsent peu en ce
moment ! » (I, p. 870).
Des scènes
Sur ce théâtre purement mental et moral d'une histoire
fatale, coupée éventuellement des temps de la concentration du moi en lui-même,
voici par exemple, livre XII, chapitre III (II, p. 620-630), le chapitre
« Mort de Marat (13 juillet 93) ». Suivi de « Mort de Charlotte
Corday (19 juillet 93) » : elle a mérité son chapitre, non par ses
vertus ni ses raisons, mais par sa virtù.
Elle vient de Caen, où son cercle de Girondins se méprend
sur la situation (« On croyait que Marat menait tout, faisait
tout »), pour tuer « cet homme faible et doux, qui à ce moment même,
voulait venir à eux et traiter avec eux ».
« Melle Marie-Charlotte Corday d'Aumont […] se trouvait
être d'une bien grande noblesse ; la très proche parente des héroïnes de
Corneille, de Chimène, de Pauline et de la sœur d'Horace. Elle était
l'arrière-petite-nièce de l'auteur de Cinna.
Le sublime en elle était la nature » (II, p. 622). Dans son raisonnement
raisonneur et républicain, elle aboutit à une phrase qui se scande en fragment
d'alexandrin : « La mort d'un seul sera la vie de tous. »
Dans l'unique portrait qui reste d'elle, et qu'on a fait au
moment de sa mort, on sent son extrême douceur. Rien qui soit moins en rapport
avec le sanglant souvenir que rappelle son nom. C'est la figure d'une jeune
demoiselle normande, figure vierge, s'il en fut, l'éclat doux du pommier en
fleur. Elle paraît beaucoup plus jeune que son âge de vingt-cinq ans. On croit
entendre sa voix un peu enfantine, les mots mêmes qu'elle écrit à son père,
dans l'orthographe qui représente la prononciation traînante de
Normandie : « Pardonnais-moi, mon papa… » (p. 623).
Munie de son histoire et de son portrait que trace Michelet,
elle s'avance dans le récit. D'abord décidée à frapper Marat au
Champ-de-Mars puis à la Convention, les lieux de ses crimes, elle doit changer
son plan. Il est malade, elle va chez lui, elle traverse l'opposition de la
femme de Marat, elle parvient à lui.
La pièce
était petite, obscure. Marat au bain, recouvert d'un drap sale et d'une planche
sur laquelle il écrivait, ne laissait passer que la tête, les épaules et le
bras droit. Ses cheveux gras entourés d'un mouchoir ou d'une serviette, sa peau
jaune et ses membres grêles, sa grande bouche batracienne, ne rappelaient pas
beaucoup que cet être fût un homme. Du reste, la jeune fille, on peut bien le
croire, n'y regarda pas. Elle avait promis des nouvelles de Normandie ; il
les demanda, les noms surtout des députés réfugiés à Caen ; elle les
nomma, et il écrivit à mesure. Puis, ayant fini : « C'est bon ! dans huit jours ils iront à la guillotine. »
Charlotte, ayant dans ces mots
trouvé un surcroît de force, une raison pour frapper, tira de son sein le
couteau, et le plongea tout entier jusqu'au manche au cœur de Marat. Le coup,
tombant ainsi d'en haut, et frappé avec une assurance extraordinaire, passa
près de la clavicule, traversa tout le poumon, ouvrit le tronc des carotides et
tout un fleuve de sang.
« À moi ! ma
chère amie ! » C'est tout ce qu'il put dire, et il expira. (II, p. 629-630)
Dans un mot de l'ennemi, activer son acte, comme au théâtre.
D'un seul coup une seule plaie, par l'aller du couteau et pour le retour du
sang, ajusté comme par une volonté providentielle et malavisée. Préparé
pendant dix pages, le cri de Marat achève le mouvement de l'historien dont,
au moment décisif, l'éloquence se borne à noter le chemin
implacable du fer dans le cœur de Marat, et ce qu'il y avait dans le cœur de
Charlotte : non pas la science du corps humain mais une résolution nourrie
de raisonnements impeccables et portés à faux. Geste sublime et absurde d'un
meurtre qui va à contre sens de la Révolution. Tout est tragique dans ce
rapport d'autopsie.
Suit le chapitre de la mort de Charlotte Corday, lequel
raconte son procès, sa condamnation et son trajet, revêtue de la chemise rouge
des condamnés pour assassinat. Michelet va à cette phrase : « L'effet
de cette mort fut terrible : ce fut de faire aimer la mort », dans
laquelle il évoque le regard que portèrent sur leur nouvelle héroïne les jeunes
justiciers qui commencent à proliférer au XIXe siècle :
Le jeune homme qui rêve d'un grand coup […], de qui rêve-t-il
maintenant ? Qui voit-il dans ses songes ? est-ce
le fantôme de Brutus ? non, la ravissante
Charlotte, telle qu'elle fut dans la splendeur sinistre du manteau rouge, dans
l'auréole sanglante du soleil de juillet et dans la pourpre du soir. (II,
p. 638)
Et puis le phrasé du finale,
l'« exécution de Robespierre », livre XXI, chapitre X et dernier du
livre. On est le 10 Thermidor. Dernier portrait, avant le silence de celui qui
a tellement parlé et de cette Histoire.
Robespierre a été mis hors la loi par la Convention, décrété aussitôt
d'arrestation, rejeté par toutes les prisons, transféré à l'Hôtel de ville,
blessé à la mâchoire d'un coup de
pistolet par le gendarme Merda. À 3 heures, « Fouquier et ses juges
[…] reconnurent l'identité des personnes et les envoyèrent à l'échafaud ».
« De 5 à 6, eut lieu, dans la lugubre et lente promenade des charrettes,
[…] la hideuse exhibition. »
Robespierre
avait bu de fiel tout ce que contient le monde. Il toucha enfin le port, la
place de la Révolution. Il monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud. Tous,
de même, se montrèrent calmes, forts de leur intention, de leur ardent
patriotisme et de leur sincérité. Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la
mort et l'avenir. Il mourut digne, grave et simple. La France ne se consolera
jamais d'une telle espérance ; celui-ci était grand d'une grandeur qui lui
était propre, ne devait rien à la fortune, et seul il eût été assez fort pour
faire trembler l'épée devant la Loi.
Faut-il dire une chose infâme ?
Un valet de la guillotine (était-ce le même qui souffleta Charlotte
Corday ?), voyant dans la place cette fureur, cet emportement de vengeance
contre Robespierre, lâche et misérable flatteur de la foule, arracha
brutalement le bandeau qui soutenait sa pauvre mâchoire brisée… Il poussa un
rugissement… On le vit un moment pâle, hideux, la bouche ouverte toute grande
et ses dents brisées qui tombaient… Puis, il y eut un coup sourd… Ce grand
homme n'était plus. (II, p. 1095)
Tel fut, grand style et phrases brèves, et grand deuil, ce
que Michelet appelle ailleurs l'assassinat de Robespierre, avec Saint-Just,
seul nommé des compagnons de ce jour-là. Dans ces deux héros finit la
Révolution, Robespierre parce qu'il s'était identifié à elle, Saint-Just parce
que seul il aurait pu arrêter un général en mal d'Empires.
L'Histoire de la
Révolution française est finie.
Après Michelet, on n'osera plus, sauf, vingt ans plus tard,
Victor Hugo, mais dans un tout autre style d'éloquence et de religion, à
travers ses héros de fiction, Gauvain et Cimourdain. Deux styles et deux
visions, mais la même obsession. À chaque fois, la Révolution française
trouve son terme dans un coup d'État : le 18 Brumaire (9 novembre 1799) et
le 2 décembre 1851.
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7 Jean Jaurès : Histoire socialiste
de la Révolution française Autour d'un pont (intermède)
Entre 1901 et 1904, Jaurès publie, par
fascicules, une Histoire socialiste de la
Révolution française, laquelle finit par former en 1914, avec des collaborations,
une Histoire socialiste de la France contemporaine, 1789-1900, sous la direction de Jean Jaurès, en 13 volumes.
Entre 1922 et 1924, Albert Mathiez procure une édition dite « scientifique » de cette Histoire socialiste de la
Révolution française, aux éditions de la Librairie de
L'Humanité.
Entre 1968 et 1972, reprenant et enrichissant l'édition de Mathiez, Albert Soboul publie
une nouvelle édition de l'Histoire
socialiste de la Révolution française, illustrée, annotée et commentée par lui-même,
en sept volumes, aux Éditions
sociales.
Enfin, cette édition elle-même a été réimprimée, avec de nouvelles
illustrations, toujours aux Éditions sociales, entre 2014 et 2015, en quatre volumes. Selon la présentation de son éditeur,
celle-ci a le projet d'ouvrir « un pont entre Jules Michelet et le courant qui va
d'Albert Mathiez à Albert Soboul ». C'est à
cette dernière réédition que je fais référence.
Tel est le chantier aujourd'hui plus que séculaire de cette Histoire socialiste, telle qu'elle se
présente à l'origine puis au long de ses aventures éditoriales. Référant
censément à l'œuvre de Michelet cent cinquante ans après son Histoire de la Révolution française et
traversant tout le XXe siècle jusqu'à nous, trois générations d'historiens y
sont représentées, et deux conceptions de l'historiographie.
Dès les années 1900, le titre même de son Histoire socialiste et le contexte
historique où elle se forme distinguent l'entreprise de Jaurès de celle de
Michelet. Mais les deux rééditions, elles-mêmes séparées par cinquante années
et dans des circonstances évidemment tout autres que celles dans lesquelles
Jaurès publiait — et même entre elles, entre 1922 et les années
1970 —, ces rééditions portent la marque de l'historiographie
marxiste de la Révolution française, et cela donne un tour nouveau à l'œuvre
de Jaurès et une signification particulière au pont que cette
historiographie entend jeter par là entre Michelet et elle-même. Ce pont lui-même est d'une conception assez étrange. Car, à la
différence de Michelet d'un côté et de Mathiez et Soboul de l'autre, Jaurès
n'est pas un historien de métier ni un professeur. C'est un homme
politique momentanément privé de mandat électif et aux prises avec un débat interne au mouvement socialiste. Dans le contexte d'une
recomposition des courants du socialisme français, contexte encore troublé par
l'Affaire Dreyfus, Jaurès s'emploie à promouvoir une union de ces courants,
laquelle, pense-t-il, pourrait trouver son inspiration dans la Révolution française et
notamment autour du thème des Droits de l'homme, dont certains se réclament
explicitement. L'ambition pédagogique et politique de son projet apparaît donc
clairement : par fascicules au prix abordable, rallier à sa cause un
public populaire instruit et progressiste autour d'une
conception socialiste de la Révolution française.
De ce côté-ci du pont, dans les années 1970, au
moment où Soboul produit son édition, le modèle d'histoire que celui-ci défend
est en difficulté à la fois sous la pression d'événements politiques et du fait
d'une jeune génération d'historiens. En 1965-1966, François Furet et Denis Richet viennent de publier
une Révolution française, chez
Hachette, « éditeur bourgeois », sous la forme de deux « beaux livres »,
dans une collection de prestige. En 1971, le même Furet entre en polémique avec
Claude Mazauric qui avait écrit une critique de leur ouvrage, dans « un
petit livre préfacé par Albert Soboul ». L'article de Furet, au ton vif,
publié dans les Annales, désignait
l'historiographie marxiste sous l'appellation de « catéchisme
révolutionnaire ». Puis, en 1974, Furet va publier son Penser la Révolution française, qui
opposera frontalement, à propos de cet objet encore plus brûlant qu'il ne veut
bien le dire, deux écoles de pensée, l'une à ce moment-là déjà déclinante et
l'autre qui entendait pratiquer et penser l'histoire en dehors des catégories politiques et
idéologiques encore dominantes.
Dans la difficulté certaine où elle se trouve, autour de
Soboul l'historiographie marxiste de la Révolution recherche, à travers Jaurès,
le patronage prestigieux de Michelet. C'est tout cela qui est en jeu dans le
moment de la polémique entre elle et Furet, un moment qui est aussi celui de
l'offensive des sciences de l'homme dans tous les secteurs du savoir, y compris
philosophique.
Observations et remontrances
En aval du livre de Jaurès, à quelles conditions le courant marxiste
pourrait-il s'établir avec celui de Michelet ? Dans les éditions Mathiez et Soboul, ce sera
moyennant des observations qui ne sont pas exactement celles que nous
connaissons habituellement dans les éditions reconnues, par exemple dans
l'édition de la Pléiade pour l'Histoire
de Michelet. Car, dès celle de Mathiez, lesdites rééditions de
l'ouvrage de Jaurès produisent un appareil de notes, de bibliographies et de
commentaires qui ne se contentent pas d'expliciter les références de Jaurès ou
de quelques rectifications sur les faits évoqués par celui-ci.
C'est souvent le point de vue de Jaurès qui est
fondamentalement mis en cause, par exemple dans le volume 4 de notre édition, à
propos du culte de l'Être suprême. Face à une analyse de Jaurès qui, en la
matière, critique et excuse à la fois les erreurs politiques de Robespierre
(« Mais le communisme n'avait pas encore sa formule : et il n'avait
pu façonner une métaphysique du monde »), Soboul objecte, en marge, non sans quelque
prudence :
Jaurès ne souligne pas assez, semble-t-il, les buts
politiques recherchés par Robespierre. Dans les circonstances du printemps de
l'an II, l'instauration du culte de l'Être suprême tendait à ressouder dans une
même foi l'unité des diverses catégories sociales, montagnards, jacobins,
sans-culottes, qui avaient jusque là soutenu le Gouvernement révolutionnaire et
que les antagonismes de classes dressaient maintenant les uns contre les
autres. Incapable d'analyser les conditions économiques et sociales,
Robespierre croyait en la toute-puissance des idées et des appels à la vertu.
[…] Le culte de l'Être suprême engendra un nouveau conflit : partisans de
la déchristianisation violente comme partisans de la laïcité complète de l'État
ne pardonnèrent pas à Robespierre le décret du 18 floréal. (4, p. 495)
À travers le reproche adressé à Robespierre, le reproche
adressé à Jaurès, lui socialiste, c'est de traiter le problème politique de
Robespierre en termes d'idées et notamment d'évoquer une
« métaphysique » future du communisme, un mot qui ne peut qu'irriter un communiste…
Bref, Soboul oppose ici à
Jaurès une autre histoire de la Révolution, c'est-à-dire une histoire marxiste.
Autre note de Soboul, à propos cette fois de la loi de
prairial sur les suspects et de la Terreur elle-même :
Jaurès rend Robespierre responsable de la loi de prairial et
de la Grande Terreur. Ici encore, il ne s'agit pas de responsabilité
individuelle, mais de responsabilité collective, dans le contexte du printemps
1794 où la contre-révolution et le « complot aristocratique » se
manifestent une fois de plus par les tentatives d'assassinat de Collot
d'Herbois par Admirat, le 1er prairial (20 mai 1794), de Robespierre
par Cécile Renault le 4 (23 mai). (4, p. 499)
Cette note est rédigée dans l'esprit de beaucoup d'autres
qui reprochent à Jaurès de privilégier la personne et la personnalité de
Robespierre au détriment des « responsabilités collectives », cela au
point que Soboul laisse entendre une sorte d'unanimité des révolutionnaires en prairial.
De plus, dans une interprétation qui sera beaucoup pratiquée et d'abord par les
acteurs de la Révolution eux-mêmes et entre eux, la note invoque les nécessités
de la Révolution devant les complots extérieurs et intérieurs. Ni Jaurès ni
Michelet ne sont dupes de décisions qui furent arrachées par toutes sortes de
moyens, sous l'empire de la peur et par l'évocation de complots parfois
imaginaires. Soboul se rappelle que, selon Mao Zedong, la révolution n'est pas
un dîner de gala, Michelet et Jaurès n'en sont pas encore là ou sont déjà
au-delà.
D'autre part et surtout, chaque volume de l'édition Soboul est flanqué de commentaires
développés qui tendent évidemment à énoncer des conditions auxquelles le livre de
Jaurès deviendrait acceptable dans le cadre de l'historiographie marxiste.
Ainsi, dans ce volume 4, la longue « Note complémentaire » en cinq
parties, intitulée « Mouvement populaire et Gouvernement révolutionnaire
(2 juin 1793-9 thermidor an II) » (p. 519-528). Ainsi encore, dans le
volume 2, les « Notes complémentaires » sur « Les massacres de
septembre » (p. 605-609) et sur « Girondins et Montagnards »
(p. 610-614).
À chaque fois, ces commentaires et les notes qui visent à interpréter les
événements et les rivalités en termes de conflits de classes reviennent sur des
problèmes qui non seulement préoccupent Jaurès mais embarrassent
l'historiographie marxiste de la Révolution française.
De Michelet à Jaurès : la chute des Girondins
En amont du pont, l'Histoire
socialiste de Jaurès se distingue nettement de celle de Michelet.
Prenons l'Histoire
de Michelet au moment du procès des Girondins et de leur exécution :
Il n'y eut
aucune hypocrisie dans le procès. Tout le monde vit de suite qu'il ne
s'agissait que de tuer. […]
On court aux Jacobins. On obtient
d'eux une députation pour demander à l'Assemblée de décréter qu'au troisième jour le jury peut se dire
éclairé, et fermer les débats. […] Le décret demanda du temps. Herman [le
président du Tribunal], pour passer quelques heures, pour empêcher surtout de
parler Gensonné, le logicien de la Gironde, qui voulait résumer toute la
défense, Herman interrogeait celui-ci, celui-là, sur des questions sans
importance. Enfin, à 8 heures du soir, arrive le décret. Pouvait-on l'appliquer
dans une affaire commencée sous une autre législation ? On n'y regarda pas
de si près. Le jury, sans preuve nouvelle, et sans nouveau débat, après un jour
passé à divaguer, se trouve éclairé tout à coup, et le déclare.
Ils sont tous condamnés à mort.
Plusieurs des condamnés n'y croyaient
pas. Ils poussèrent des cris de malédiction. Vergniaud, préparé sur son sort,
demeurait impassible. Valazé se perça le cœur. (Michelet, II, p. 738-739)
« Il n'était pas loin de minuit. Le mort et les vivants
redescendirent du tribunal dans les ténèbres de la Conciergerie. »
Nuit de veille, entre eux.
« “De quoi donc parlèrent-ils ?” Pauvres gens,
pourquoi vous le dire ? Êtes-vous dignes de le
savoir, vous qui pouvez le demander ? Ils parlèrent de la République, de
la Patrie. » Le lendemain 31 octobre 1793, dans l'une des cinq charrettes, on
jette le cadavre de Valazé, pour « énerver les cœurs ». Eux, dans l'aura de la victoire de Wattignies qui
venait de sauver Robespierre et de signer leur perte :
Ils chantaient l'hymne sacrée : « Allons, enfants
de la patrie !… » Cette patrie victorieuse les soutenait de son
indestructible vie, de son immortalité. Elle rayonnait pour eux dans ce jour
obscur d'hiver, où les autres ne voyaient que la boue et le brouillard. […]
Quand la voix grave et sainte de Vergniaud chanta la dernière, on eût cru
entendre la voix défaillante de la République et de la Loi, mortellement
atteintes, et qui devaient survivre peu. (id., p. 741)
Narration serrée, indignation tout juste retenue, ironie
puissante, Michelet écrit comme s'il parlait au petit groupe de ses étudiants,
dans l'espèce de colloque singulier qu'il entretient avec chacun de ses
lecteurs, non sans leur reprocher certaine curiosité mal placée.
Tout autre, le récit de Jaurès. On peut même dire que, sur
ce moment capital, dans Jaurès il y a à peine un épisode. Au tome 4 de son Histoire, Jaurès mêle les procès de la
reine et des Girondins, ce que ne fait pas Michelet, et fait l'impasse sur leur
défense comme sur les irrégularités de la procédure : « À quoi bon
insister sur leur défense ? Assez longuement les Girondins firent face à
l'accusation. Mais le prétoire révolutionnaire n'était qu'un champ de
bataille ; ils étaient les vaincus, c'est-à-dire les condamnés. Et
d'ailleurs sur tous pesaient des charges terribles […]. »
Dans le récit de Jaurès, le défenseur des Droits de l'Homme
dans l'Affaire Dreyfus et qui les exalte dans la Révolution, rien sur les dénis
de justice, sur la violation organisée des droits les plus évidents, sur la
dignité des Girondins. Puis il raconte les exécutions qui se succèdent, dont
celle des Girondins. Hommage mesuré :
Le 31 octobre, vingt et un Girondins [il en nomme certains]
furent conduits au pied de l'échafaud : quelle charretée de gloire et de
déception, d'intrigue et de génie ! La Révolution, à pleins tombereaux,
charriait au bourreau des hommes qui furent à elle, qui l'avaient servie et qui
ne croyaient pas l'avoir méconnue. Ils avaient appris sans doute, avant de
mourir, que sans eux la Révolution saurait combattre, organiser et vaincre, et
ce fut le plus terrible châtiment de leur étourderie vaniteuse. Toutes ces
têtes blêmes [de la reine et des Girondins] furent réunies dans le même panier.
(4, p. 291-292)
Rien sur la fierté des Girondins à la nouvelle de Wattignies
qui les anéantit pourtant, sur leur attitude alors de révolutionnaires ;
jugement moral et sommaire sur le fond du problème ; image finale toute
proche de la vulgarité. Le mouvement du récit va au détriment des condamnés. Et
surtout manque l'ironie féroce de Michelet qui, presque à elle seule, portait
sa hauteur de vue et rendait justice aux Girondins, au nom de la Révolution
immolée avec eux.
Pour trouver dans Jaurès un récit de la chute de la Gironde,
il faut remonter bien plus haut dans le livre et dans les
événements : aux journées des 31 mai et 2 juin 1793, quand « sa
puissance politique s'effondre » (3, p. 810). Un chapitre entier de ce
tome est consacré alors aux « raisons de la chute de la Gironde »
(p. 811-831).
Ce long chapitre s'emploie à rejeter le chef invoqué contre
eux par la Montagne : la Gironde n'est pas tombée sur l'accusation de fédéralisme
ni sur celle de rétablir la royauté. Tout au plus, ces arguments ont pu servir
de prétextes. Alors où sont « les charges terribles » qu'invoque
Jaurès ? De même pour l'interprétation en termes de luttes de classes, du
prolétariat contre la bourgeoisie, interprétation qui ne tiendrait pas car la
Montagne n'était pas l'incarnation du prolétariat.
Au moment où il écrit, Jaurès, qui est aux prises, dans le
mouvement socialiste, avec les tendances marxistes, rejette cette vision de la
Révolution :
Si l'on appliquait rigoureusement la méthode dont Marx, dans
son Histoire du Dix-Huit Brumaire, a
donné une application tout ensemble géniale et enfantine, il faudrait chercher
dans le conflit terrible de la Gironde et de la Montagne l'expression de
profonds conflits de classes. Mais il n'y a pas seulement dans l'histoire des
luttes de classes, il y a aussi des lutes de partis. J'entends qu'en dehors des
affinités ou des antagonismes économiques, il se forme des groupements de
passions, des intérêts d'orgueil, de domination qui se disputent la surface de
l'histoire et qui déterminent de très vastes ébranlements. (3, p. 823)
La méthode de Marx subit ici une espèce de quolibet. Jaurès
recherche des causes essentiellement morales et politiques. La métaphore des séismes de
surface, par opposition à celle des mouvements abyssaux, révèle une conception
de l'Histoire comme de la politique. Point n'est besoin de chercher des
interprétations dans des mouvements de fond qui jusqu'ici nous auraient été
dérobés : les grands ébranlements des révolutions mettent immédiatement
sous nos yeux leurs causes, dans les passions humaines, et notamment dans les
luttes des partis. L'humanisme de Jaurès et sans doute son expérience propre de
la politique parlent ici : de quoi sont capables les passions humaines, et
notamment celle de la domination, quand elles conduisent les hommes à s'unir
par factions en vue d'une hégémonie totale, à la vie à la mort. Mais, à ce
compte, le récit que fait Michelet de la mort des Girondins l'emporterait en
profondeur morale et psychologique sur celui de Jaurès : ils sont allés
jusqu'à persister dans leur idée de la Révolution au moment où tout espoir de
domination leur avait échappé. Le style de Jaurès aura manqué ce que celui de
Michelet a vu.
Là on touche à un point fondamental de la pensée de Jaurès comme
de celle de Michelet, qui les éloigne chacune de la pensée marxiste et qui
compromettrait sérieusement le projet de Soboul de trouver, dans l'Histoire socialiste, un pont entre
l'historiographie marxiste et Michelet. C'est probablement pourquoi les
« Notes complémentaires » de ce tome 3 sur « Les sections
parisiennes » s'emploient à montrer la pratique politique populaire comme
l'esquisse d'une pratique de classe dirigée contre la bourgeoisie, tant celle
de la Montagne que celle de la Gironde.
De Michelet à Jaurès : une histoire des idées
Alors que l'Histoire
de Michelet, autant qu'il est possible, se déploie dans l'ordre chronologique
d'une narration, celle de Jaurès procède souvent par blocs et par études
autonomes.
Ainsi, et des plus significatives, l'énorme synthèse en
suspension de récit qui ouvre le tome 3, avant que soient racontées la mort du
roi et la chute de la Gironde : « La Révolution et l'Europe »
(p. 13-558).
Voilà maintenant la Révolution en contact avec
l'Europe ; on peut dire avec le monde. Ses armées débordent par delà ses
frontières ; mais que fera-t-elle au dehors ? Quelle organisation
donnera-t-elle aux peuples ? Quel concours réel, profond, trouvera-t-elle
auprès d'eux ? […] Trop souvent, dans les histoires de la Révolution,
c'est la France presque seule qui occupe la scène. […] On dirait, à la façon
dont la conscience française a simplifié le grand drame, qu'il n'y eut à ce
moment que deux forces actives : la force de la France révolutionnaire et
la force des tyrans coalisés ; les multitudes européennes n'apparaissent
que comme une puissance incertaine et confuse disputée par des tendances
contradictoires. C'est le devoir de l'historien, surtout de l'historien
socialiste qui veut briser les étroits préjugés nationaux, d'interroger de près
la pensée et la conscience des peuples mêlés diversement au grand drame de la
Révolution. (3, p. 11-12)
Dans l'esprit cette fois de l'internationalisme socialiste, le plus classique,
en dix chapitres et plus de 500 pages, Jaurès passe en revue « la
condition politique et économique de l'Allemagne », « la pensée
allemande », « l'expansion révolutionnaire française »,
« les Allemands de la rive gauche du Rhin », « Fichte et la
Révolution française », « l'idée révolutionnaire en Suisse »,
« l'Angleterre politique et économique », « la pensée
révolutionnaire anglaise », « vers la rupture entre l'Angleterre et
la France », « la pensée sociale anglaise ». Où l'on voit à la
fois un panorama assez chaotique et l'effort de Jaurès pour intégrer, à tel
moment, son récit dans ce panorama.
Ces tendances se retrouvent en plusieurs occasions dans son Histoire.
Ainsi, dans le tome 2, le long chapitre IV sur « Le
mouvement économique et social en 1792 » (p. 277-533), qui réserve
des développements détaillés sur la politique coloniale de la Révolution, la
question économique (la monnaie, les finances, les prix, le crédit), les
troubles des subsistances, la notion de propriété, les soulèvements ouvriers et
paysans, la position sociale de Robespierre, les plans de Lepeltier de
Saint-Fargeau et de Condorcet…
Dans Jaurès se mettent en place des études méthodiques des
grandes questions de l'économie et de la société, dans une problématique
socialiste et par une intégration du récit dans ces études organisées, le
privilège étant accordé aux idées. Survient alors le chapitre V plus proprement
narratif, qui prend en charge les grandes journées et les événements : le
20 juin et le 10 août 1792, les massacres de septembre, la Patrie en danger et
les grandes victoires…
Ainsi, on trouve encore, au début du tome 4, un chapitre
décisif : « Les idées sociales de la Convention »
(p. 11-145). Dans un ordre surprenant, Jaurès va des idées des Girondins
sur l'instruction publique à la conception de la République selon Vergniaud,
par une étude des idées sur la propriété (d'Harmand de la Meuse à Babeuf) et
par la déclaration des Droits selon Robespierre.
Ce qui fait l'unité de cette partie, c'est justement
l'intérêt décidé de Jaurès pour le débat et la lutte des idées, en l'occurrence
saisis au moment de la Convention et dans ses rangs, quand se forme de fait et
enfin le gouvernement révolutionnaire.
Cela confirme le point de vue qu'il prend sur la Révolution
et la méthode qui s'ensuit, de relever dans les écrits et dans les discours des
uns et des autres l'expression réfléchie de leur
vision de la société et l'inspiration déclarée de leur politique, et d'examiner
les conflits qui en résultent.
D'abord une déclaration de principe : « La chute
politique de la Gironde se marque par l'avènement d'un nouveau système
d'idées » (4, p. 11). Suit un tableau de la Convention au moment de son
élection, une sorte de moment euphorique des origines, bientôt perdu :
D'abord, en ces premiers mois, malgré l'âpreté soudaine des
luttes entre la Gironde et la Montagne, aucune ombre de Terreur ne flottait sur
les intelligences. Aucune contrainte ne resserrait et ne refoulait les pensées.
Tous les députés arrivaient ayant reçu de la France, non seulement le mandat de
la sauver, mais le mandat de la renouveler. [Les délégués] se hâtaient donc tous
de verser au trésor commun leurs idées, leurs systèmes, leurs rêves. […] Ainsi,
de la fin de septembre 1792 à la fin de mai 1793, il y avait comme un vaste
jaillissement de pensée. La riche conscience de la Convention était
effervescente et prodigue, et de plus elle était entière. Elle n'avait subi
encore aucune mutilation. Les rivalités de partis n'avaient pas encore abouti
aux scissions et aux exclusions irréparables et, tout en se haïssant déjà, les
hommes de la Gironde et de la Montagne s'aidaient les uns les autres et se
suggéraient mutuellement d'audacieuses pensées. (4, p. 12)
Plus heureux que Rousseau à propos de l'inégalité entre les
hommes, Jaurès pense avoir trouvé l'origine encore innocente d'une politique.
Mais d'où venait alors cette haine primitive ? Et puis, déjà les délégués
« n'étaient pas indifférents à la part de gloire individuelle qui
rejaillirait sur eux de la grande création collective » (p. 12) Ce
qui est sûr, aux yeux de Jaurès, c'est qu'il y eut un « large patrimoine
initial que [la Convention] constitua au début avec toutes les richesses de
tous les esprits ».
Passons sur ces analyses où entrent aussi bien les
contributions de Lepeltier de Saint-Fargeau, Cloots, Billaud-Varenne, Babeuf ou
Boissel. Venons-en à « la déclaration des droits de Robespierre »,
c'est-à dire au discours de Robespierre du 24 avril 1793 à la Convention.
Discours de combat et non de doctrine, prononcé dans un contexte d'émeute populaire,
contre la Gironde et destiné à neutraliser en même temps l'influence de Marat
alors à son acmé. Là où Jaurès en est encore à exposer un débat d'idées, un
combat est déjà engagé, dans des circonstances dramatiques et incertaines, qui
verra son moment décisif aux journées des 31 mai et 2 juin et sa conclusion le
31 octobre.
Sur la question du droit à la propriété et dans des
conditions politiques des plus délicates, sous l'apparence d'un extrémisme à la
Marat, Robespierre avance des amendements prudents à cette déclaration des
Droits. Jaurès :
J'imagine que Robespierre, qui avait vu, après le 10 août, la
forte poussée égalitaire que la Commune victorieuse avait propagée, avait pris
ses précautions pour le jour où la chute de la Gironde, déterminée par une
révolution nouvelle, donnerait un vif élan au peuple. Il avait préparé et comme
défini d'avance la concession nécessaire et possible. Et il avait adopté des
formules théoriques et un programme pratique qui lui permettaient
d'avance de rassurer la propriété et de donner satisfaction au peuple.
(p. 138)
Robespierre voyait-il aussi loin ? Ou bien, ce jour-là,
se débattait-il plutôt dans un tourbillon de difficultés et parait-il au plus
pressé ? Sur ce point, à nouveau, le récit de Michelet paraît plus juste,
brutal de style et sans illusions : « Dès le matin, à l'ouverture même
de la Convention, et sans à-propos, [Robespierre] avait lancé en hâte une
théorie de la propriété, qui remontait sa popularité au moins au niveau de
Marat » (Michelet, II, p. 414). Quant à Soboul, dans son édition de
l'Histoire socialiste (p. 129),
il s'en prend au récit de Michelet et à son « parti pris
anti-robespierriste » plutôt qu'à l'historiographie des idées selon
Jaurès.
Ce n'est pas que Jaurès ne voie pas la complexité de la
situation politique en ce moment-là mais il la tire plutôt vers la guerre
extérieure en cours et il reste dans la perspective des idées de Robespierre,
de son hostilité à l'égard de la richesse « comme si elle n'était pas la
forme, d'abord nécessairement oligarchique, plus tard sociale, populaire et
commune, de la puissance de l'homme sur les choses, le signe de sa maîtrise sur
l'univers » (p. 140) :
Ce qui eût été grand et beau, c'eût été d'appeler au secours
de la Révolution toutes les forces de production, d'art, de richesse, et de
dire : « Les mesures que nous prendrons pour que tous les citoyens
aient une part de ce bien-être croissant, de cette richesse humaine croissante,
ajouteront à l'essor de la richesse bien loin de la contrarier. »
Conception qui irait à une collaboration de classes si elle
ne se posait pas en termes de partis et qui, a posteriori et de manière étonnante, propose à Robespierre ce
qu'il aurait fallu dire et faire à
ce moment-là, s'il avait été socialiste à la manière de Jaurès et s'il avait
gouverné la France en 1900.
La politique de la Révolution selon Jaurès
Jaurès est un homme politique qui considère la Révolution
française à travers sa propre expérience et ses réflexions. Ainsi explique-t-il
encore ce qu'aurait dû être la politique de Robespierre après
l'élimination d'Hébert et de Danton. Facilité évidemment, qui méconnaît
d'ailleurs étrangement les nécessités du gouvernement, lesquelles ne se
laissent tranquillement résoudre qu'après coup.
D'ailleurs, au moment où il termine son Histoire socialiste, il rappelle sa propre situation au moment où
il l'a écrite, et ce qui lui a donné son point de vue particulier :
C'est en pleine lutte que j'ai écrit cette longue histoire de
la Révolution jusqu'au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du
socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte contre les
socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d'action et de combat. Et plus
j'avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus
s'animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande
conquête. (4, p. 517)
Sa situation d'historien n'est ni celle de Michelet ni celle
des historiographes marxistes des années 1970, et elle n'emporte pas les mêmes
conséquences. Il invoque clairement le point de vue d'un responsable politique
qui écrit une histoire socialiste dans la ligne de sa propre lutte politique et
qui en fait un moyen dans cette lutte sur ses deux fronts, extérieur et
intérieur au mouvement, le deuxième n'étant pas le moins difficile.
Racontant les perplexités et les actions de Robespierre et
des Montagnards, il pense sans cesse à la situation politique d'une Révolution
aux prises avec l'Europe coalisée contre elle et en proie à l'extrême violence
des luttes intestines, entre les enfants de cette Révolution. Quand il écrit ce
que Robespierre aurait dû faire et dire, ou même, dans le tome 3, « ce
qu'aurait pu être le plaidoyer du roi », il pense à ce qu'il a, lui, à
dire et à faire, dans sa propre action : à la hauteur de vue qu'il doit
prendre, aux discours de grandeur et de beauté qu'il doit prononcer, à la ligne
politique qu'il doit suivre.
Au chapitre VI, qui traite de la chute de Robespierre (4,
p. 483-518), Jaurès examine la situation sous cet angle. Quand les têtes
hébertistes et dantonistes sont tombées et que
« l'arrière-charretée » de ces liquidations a « vidé ses têtes
au panier », il écrit ce que Robespierre aurait dû faire et qu'il ne fait
pas. « C'est en lui-même maintenant, c'est dans sa propre pensée, dans sa
propre politique qu'il faut qu'il trouve son équilibre »
(p. 484) :
La politique d'apaisement révolutionnaire pratiquée non pas
contre la Révolution, mais pour elle, non pas contre les révolutionnaires, mais
pour eux, c'était bien la seule issue. Je vois qu'elle était nécessaire :
je crois qu'elle était possible. J'ajoute qu'elle était infiniment difficile.
On pourrait ajouter encore que ces propositions sentent par
trop la rhétorique dialectique qui fut souvent de mise dans les discours des
révolutionnaires. Au lieu de rêver à intensifier le terrorisme pour en finir
avec le terrorisme, « Robespierre aurait dû, au risque d'être dupe, faire
confiance à tous les survivants des factions qu'il avait brisées »
(p. 502). Bien entendu, Robespierre et Saint-Just ne firent rien de cela
et le mouvement de la Révolution, entretenu par eux depuis 93, les emporta.
Comme on pouvait s'y attendre, Soboul objecte en marge que Jaurès « omet,
dans son analyse de la situation, l'un de ses aspects essentiels :
l'antagonisme croissant entre le mouvement populaire parisien et le
Gouvernement révolutionnaire à direction jacobine ». Cependant la réponse
développée de Soboul viendra dans sa note complémentaire « Mouvement
populaire et Gouvernement révolutionnaire » (p. 519-528), dont
l'analyse est conduite en termes de lutte des classes.
Dans la conclusion de ce chapitre VI, Jaurès défend aussi et surtout
son grand principe qui n'allait nullement de soi entre ses amis, celui d'une implication
organique entre démocratie et socialisme. Cela prend un sens pour lui-même et
dans sa perspective de socialiste, mais aussi, pour nous, dans la perspective
de l'historiographie marxiste française : ce qu'il ne pouvait pas prévoir,
c'est que cette lutte révolutionnaire et son Histoire, par le fait de sa réédition et des intentions de cette
réédition prendraient un autre sens vers le milieu et la fin d'un vingtième
siècle qui commençait à l'instant : démocratie réelle contre démocratie
formelle, institution de démocraties populaires, impasses mortelles de cette politique.
Il défend donc « ce droit nouveau [qui] a pris
définitivement possession de l'histoire » :
Ce droit nouveau, le socialisme le revendique et s'y appuie.
Il est au plus haut degré un parti de la démocratie, puisqu'il veut organiser
la souveraineté de tous dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique.
Et c'est sur le droit de la personne humaine qu'il fonde la société nouvelle,
puisqu'il veut donner à toute personne les moyens concrets de développement qui
seuls lui permettront de se réaliser tout entière. (p. 517)
Il ajoute :
[La démocratie] est tout ensemble un moyen d'action décisif
et une forme type selon laquelle les rapports économiques doivent s'ordonner
comme les rapports politiques. De là, la joie passionnée avec laquelle j'ai
noté l'ardente coulée de socialisme qui sortait comme d'une fournaise de la
Révolution et de la démocratie.
Pour l'heure, Robespierre et Saint-Just exécutés, Jaurès met
fin à son Histoire, au moment aussi où Michelet avait décidé d'arrêter la
sienne. Mais lui, Jaurès, traite ses héros non pas exactement en tant que des
grands hommes vaincus par l'envie, la petitesse et quelques scélérats mais comme
tombés dans un combat qui aurait exigé des forces surhumaines.
« Maintenant, c'est dans la trouble atmosphère de Thermidor que va se
débattre la clarté de la Révolution. »
Dans un débat qui se développera plus tard, Jaurès prend
position. La Révolution française est un bloc d'histoire.
« Flamme tourmentée, mais immortelle, que despotisme et
contre-révolution s'acharneront à éteindre, et qui, toujours ranimée,
s'élargira en une ardente espérance socialiste », elle n'est pas terminée.
Elle subsiste comme inspiration et soumise au jugement et à l'action des
révolutionnaires à venir.
Ce récit s'inscrit dans le développement historique des
luttes du socialisme. Tel est le titre proclamé, sinon légitime, que Jaurès se
donne à avoir écrit cette Histoire
socialiste de la Révolution française : il est lui-même un acteur de
ces luttes, il a le droit — exclusif ? — d'en
écrire. C'est aussi à ce titre qu'il « passe aux mains de nos amis le
flambeau dont tant de vents d'orage ont déjà agité la flamme, et qui s'est
dévoré lui-même en éclairant le monde tragiquement ».
Le pont entre Jaurès et Michelet est bien là.
Mais, en même temps, avec Jaurès, un accaparement et un dogmatisme encore implicites
passent en legs à « nos amis ». Mais à qui appartient la Révolution
française, à qui appartient le récit de ses événements, c'est-à-dire son sens ?
Furet répondra : aux historiens ; et Pierre Bergounioux : à ceux qui font la
révolution.
Méditations
Dans la conclusion de son livre, Jaurès écrit :
Il est toujours permis à l'historien d'opposer des hypothèses
au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes de hommes, voici
les fautes des partis et d'imaginer que, sans ces fautes, les événements
auraient eu un autre cours. […] Mais ce qu'il ne faut jamais oublier quand on
juge ces hommes, c'est que le problème qui leur était imposé par la destinée
était formidable et sans doute « au dessus des forces humaines ». (4,
p. 516)
Méditation d'historien certes, mais qui excède sans aucun
doute les obligations de l'historien. On lit ici une métaphysique de la
destinée et l'idée métaphysique de suppositions à opposer à la destinée. On lit
aussi une métaphysique des forces humaines. Ici, Jaurès se cite lui-même, quand
il avait évoqué plus haut « peut-être même un problème
surhumain » : « J'entends par là qu'il dépassait non seulement
la force d'un individu mais la force d'une nation » (p. 486). Toujours
philosophe et toujours moraliste, toujours pas marxiste.
Et d'évoquer alors « cette application du calcul aux
forces morales, qui était selon Condorcet le progrès suprême de la science, [et
qui] n'était point réalisée encore : et nul ne savait s'il était possible
de régler l'enthousiasme et la passion de tout un peuple sans les abattre, ni
par quelle transition le passage de l'état révolutionnaire à l'état normal
pouvait être ménagé ». Apparemment, nous n'avons pas encore trouvé ce
passage, mais au moins savons-nous que le calcul des statistiques peut cacher un
projet de manipulation.
Dans l'évocation de Jaurès, vers la fin, Robespierre se
durcit encore. Dans le portrait, le trait s'accuse : « Il se
souvenait désespérément de tout, à l'heure même où il eût fallu beaucoup
oublier. Et parfois, ceux qu'il méprisait et haïssait surprenaient sur son
visage l'inquiétant reflet d'une pensée profonde » (p. 490). Quelle pensée profonde ?
Là où la méditation atteint la
force et la beauté d'un grand style philosophique, c'est dans tel passage sur
la politique de la mort sous la Terreur :
Enfin, c'est la terrible rançon de l'échafaud, la mort avait
été si souvent depuis des mois l'expédient suprême, la grande solution, qu'à
chaque problème qui troublait et dépassait l'esprit, elle revenait s'offrir
avec une sorte de familiarité obsédante. Ou bien elle aurait raison des pervers
et des corrompus qui souillaient la Révolution, ou bien elle ouvrirait aux
hommes vertueux cet asile d'immortalité où ils aspiraient. Parfois aussi une
inquiétude qui ressemblait à un remords, étonnait Robespierre et Saint-Just.
Quoi ! Vergniaud était mort, mort par eux ! Desmoulins était mort, et
mort par eux ! Danton était mort, et mort par eux ! Et tout bas, à
ces heures de trouble, ils s'offraient eux-mêmes à la mort pour s'absoudre de
l'avoir si souvent appelée contre des compagnons de lutte, contre des amis. (p. 490)
« Depuis des mois… ». Contre les commodités d'une certaine
action et les mensonges qu'on fait à sa propre conscience, tout bas
reviennent les ombres des amis qu'il a fallu sacrifier, parmi lesquels,
inattendu, le nom de Vergniaud, le chef des Girondins, en frère ennemi mais
frère quand même, dès l'origine. Quant à Saint-Just particulièrement, en sa
déréliction il éprouve jusqu'au fond le coût littéralement démesuré d'une
politique de la mort :
Saint-Just
voulait vivre : il comprenait bien que la politique de la mort était la
négation de la Révolution elle-même, que des ombres, même illustres, ne
défendraient pas. Et pourtant comme il est hanté du fantôme de ceux qu'il a
d'un geste menés à l'échafaud. Et quel mélange
poignant de mélancolie et d'orgueil dans les lignes qu'il a tracées après la
mort de Danton ! « J'avais l'idée touchante que la mémoire d'un ami
de l'humanité doit être chère un jour. Car enfin l'homme obligé de s'isoler du monde et de lui-même jette son ancre dans
l'avenir, et presse sur son cœur la postérité, innocente des maux présents. »
C'est Saint-Just qui souligne lui-même
ces paroles, cet appel d'un homme déjà déraciné de la vie. (p. 491)
Probablement Jaurès n'aura pas connu la pièce de Büchner et
ses dénonciations de Saint-Just. Mais, lisant la confession de son héros, il
parle en homme politique, en moraliste, en philosophe. Le premier dénonce une
politique dont la mort est devenue le seul expédient et, finalement, le seul
but : dès avant l'élimination d'Hébert et de Danton, pris dans leurs
divisions, les hommes de la Révolution n'ont plus le temps, « ils
demandent à la mort de faire autour d'eux l'unanimité immédiate dont ils ont
besoin » (p. 428). Le politique est toujours en manque de temps et parfois dans le rêve d'une unanimité,
mais il ne doit ni succomber à cette illusion ni traiter le temps par le moyen pur et simple de la mort.
Le
moraliste a déjà pris le relais, accusant « les divisions de pensée et les
conflits de conscience qui rendaient inévitable l'intervention chirurgicale du
bourreau » (p. 429). Maintenant, dans les dernières volontés de
Saint-Just, il décèle la démesure de s'être choisi comme un héros de
tragédie et la mélancolie destructrice qui s'attache à cette image de
soi-même : deux compagnes qui se mirent et se complaisent l'une dans l'autre. Enfin le
philosophe dévoile l'aliénation dont tout cela se paie : de redoubler la
dépossession de soi par un appel à la pitié humaine des hommes futurs,
que l'on présume oublieux des crimes commis au nom de leur bonheur. En Jaurès,
les trois instances invoquent chacune la Raison et sont dans la dignité chacune
de son ordre.
L'éloquence de Jaurès n'est pas celle de Michelet. Jaurès
écrit comme il parlerait devant des milliers de personnes au Pré Saint Gervais,
à chacun et à tous, en corps : expliquant, détaillant, affinant une pensée
profonde par images, exclamations et anaphores, citations directes ou
indirectes, évocations d'âmes hantées et troublées par leurs propres paroles
qui reviennent en obsessions à leur conscience ou qui s'écrivent en italique
dans leurs pages.
Dans le style du tribun, tout est possible, y compris les
hautes voltiges de la philosophie et de la métaphysique.
Dans le style de Michelet, qui affronte la brutalité des
scènes de la mort elle-même, cela donne, in
intimo corde, après ses critiques sanglantes : « Saint-Just, dès
longtemps, avait embrassé la mort et l'avenir. Il mourut digne, grave et
simple. »
Nous n'avons pas à choisir entre les écrivains. La question
des styles est au-dessus de cela. Nous pouvons et devons admettre leur
diversité, et l'aimer.
Dans la marge, Soboul nous apprend que Jaurès a pris ces lignes de
Saint-Just dans ses Fragments sur les
Institutions républicaines, où il traçait une analyse de l'économie et de
la société françaises et un programme politique pour l'avenir. Jaurès regrettait
que Robespierre et Saint-Just n'aient pas disposé de
« cette application du calcul aux forces morales, qui était selon
Condorcet le progrès suprême de la science ». En notre ère des bases de
données immenses et des capacités gigantesques du calcul à manipuler les forces
morales d'une nation et d'un peuple, Jaurès aurait-il regretté ses
regrets ? Et Condorcet aurait-il renié les dernières pages de son Esquisse d'un tableau historique de l'esprit
humain, quand il expose son utopie de méthodes techniques capables
d'embrasser toutes les connaissances sous un seul regard et d'une langue
universelle capable de les exprimer, et qu'il contemple « ce tableau de
l'espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l'empire du
hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès et marchant d'un pas ferme et
sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur » ?
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8 François Furet : Penser
la Révolution française
Écrire l'histoire en historien
Le livre en son moment
En 1978, François Furet publie son livre Penser la Révolution française.
François Furet (1927-1997) fut d'abord, avec Denis Richet
(1927-1989) et Mona Ozouf (née en 1931), le promoteur et l'inspirateur d'un
travail collectif sur la Révolution française qui, à l'origine, n'était pas
mené principalement contre l'historiographie marxiste de la Révolution.
Chronologiquement, le premier ouvrage collectif issu de ce travail sur la
Révolution fut celui de François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Hachette, coll. Réalités, 1965-1966. C'était
plutôt ce qu'on appelle un beau livre, classique dans l'inspiration et publié
chez un éditeur « bourgeois ».
Au nom des principes de l'historiographie marxiste, Claude
Mazauric critiqua l'ouvrage dans son livre Sur
la Révolution française, Éditions sociales,
1970. Furet répliqua par l'article polémique « Le catéchisme
révolutionnaire », publié dans la revue de la doctrine historienne, Les
Annales (1971). Cet article sera repris dans Penser
la Révolution française.
Qualifié après coup par Mona Ozouf de « grand
livre biscornu », « reçu, écrit-elle, comme un coup de pistolet
dans un concert »,
et écrit avec une sorte d'allégresse, ce livre présente en effet un
dispositif peu habituel : la seconde partie reprend des articles écrits
avant 1978 et la première, le cœur du livre, en fait la synthèse
— et c'est cette première partie (« La Révolution française est
terminée »), en effet provocante à souhait, qui retint l'attention. Ainsi,
selon Furet, la hantise de la Révolution, de ses retours de flamme, redoutés ou
souhaités, allait cesser : un grand vide s'ouvrait dans l'historiographie
française et mondiale et dans la littérature française, un grand silence aussi,
suivi bien vite d'un fracas de polémiques.
Écrire que la Révolution française est terminée, c'est
ouvrir immédiatement le chantier de penser la Révolution française, mais comme
si elle ne l'avait jamais été. Cette déclaration est celle d'un polémiste qui
se présente comme le premier historien de la Révolution française. Car les
historiens, soutient-il, ne peuvent pas penser un objet encore en mouvement,
pour lequel et dans lequel on ne peut ni tracer des périodes ni déterminer des
causes et conséquences, c'est-à-dire des raisons. L'audacieux blesse au plus
profond tous les encore vivants qui pensent être les historiens de la
Révolution française et, à travers eux, disqualifie tant de maîtres disparus,
et périme tant de livres et tant de travaux.
Mais surtout il entend briser un enchaînement qui s'était imposé
comme une explication de la Révolution française : si l'œuvre de 1789 est
terminée, c'est que, laisse-t-il entendre, celle de 1917 est achevée.
Que s'était-il donc passé ? Voilà des jeunes gens qui
eurent dix-huit ans vers 1945, qui, comme beaucoup d'autres, adhérèrent à la
pensée marxiste à travers le Parti des fusillés, qui entrèrent, par concours et
avec enthousiasme, dans les ordres de l'intelligentsia, cela tout
naturellement : vers 1950, comment envisager un jeune intellectuel, garçon
ou fille, qui ne soit pas communiste — comment peuvent-ils
s'envisager autrement ?
Fin mai 1952, première épreuve : prenant prétexte de la
nomination du général américain Ridgway (« Ridgway la Peste ») au
siège de l'Otan en France, le Bureau politique du Parti communiste français
décide une épreuve de force majeure et jugée décisive, contre le régime
lui-même. Dans le combat de rue qu'ils livrent aux toutes récentes Compagnies
Républicaines de Sécurité, les militants communistes sont battus.
Sartre écourte ses vacances d'Italie, il abandonne un Tintoret en chantier, il vole au secours
du Parti qui ne l'avait pas pourtant ménagé, il entreprend de résoudre la
question qui agite désormais l'intelligentsia française : pourquoi le prolétariat ne
s'est-il pas déplacé à l'appel de son Parti ? Il
entreprend simultanément de remettre le PCF dans le droit chemin de la
Révolution. Il publie les quatre articles torrentiels qui formeront Les Communistes et la Paix, où il déplore
la bureaucratisation du Parti et où il lui offre son alliance pour se réformer… Puis, au
quatrième, il abandonne ce travail en effet pénible, impossible et illisible,
non sans avoir eu une vision, en décembre 1952, au Congrès de la Paix à
Vienne : « Ce que j'ai vu à Vienne, c'est la Paix », article
publié dans Les Lettres françaises (1er janvier 1953).
Je ne sais pas ce que le petit groupe des jeunes historiens pensa de
l'intellectuel de référence. Puis survint Budapest. Même
l'explication par la bureaucratisation des partis communistes s'effritait.
Furet et ses amis vécurent tout cela de l'intérieur. Un beau jour, vers 1959,
ils décidèrent de se mettre à étudier sérieusement,
réellement —professionnellement — « la grande Révolution ».
Penser l'histoire : déterminer des périodisations
Leur première idée est spécifiquement une pensée
d'historien, c'est-à-dire celle d'une construction rationnelle de tel fait historique
dans l'ensemble immense des données de fait de l'histoire, l'une de ces
constructions que tout historien produit en vue de comprendre l'histoire :
« […] toute interprétation de la Révolution suppose un découpage
chronologique » (p. 37-38).
Deuxième point : la Révolution relève de
l'interprétation. Cela suppose la résolution d'un problème de sens, d'un certain type de
sens : situé dans des profondeurs de l'événement, constitutivement
enveloppé dans ses manifestations — non pas exactement dissimulé par
quelque puissance ou quelque ruse —, accessible à une discipline de
compréhension qui ait ses propres règles. La Révolution française, ni plus ni
moins que tout événement historique, ne se donne pas comme transparente à
l'esprit. C'est un événement dont la compréhension elle-même requiert à la fois
une rupture épistémologique
et la durée du temps historique, c'est-à-dire le temps pour que l'événement ait
produit complètement ses propres effets.
Il y a pensée de l'événement historique — et
entre autres de la Révolution française — lorsque l'historien
institue cet événement comme tel — en sa singularité et en sa nature
de fait significatif —, et le comprend entre les bornes amont et
aval d'une période d'événements, c'est–à-dire le constitue lui-même en un
tout raisonné. Ainsi se définissent des rationalités qui ne sont pas seulement
celles des causes et conséquences mais aussi toutes les relations qui confèrent
un sens à cet événement au sein d'une totalité d'autres événements ordonnés à lui par le
repérage de traits propres à tous ces événements — traits tenant aux
déterminations économiques, aux représentations mentales de l'époque, à ses langages,
etc.
La difficulté, avec la Révolution française, c'est
d'abord que cet exercice de totalisation est hautement problématique. En
effet, ce qui la caractérise, en tant qu'événement, c'est justement son
surgissement. L'événement crève les yeux, mais on ne sait ni quand il commence
ni quand il finit : c'est un comble, c'est le comble de l'événement
historique.
Il y a bien sûr le 14 juillet. Mais il y a eu auparavant des
événements marquants comme le renvoi de Necker, la convocation des États généraux,
etc. Il pourrait même y avoir la première du Mariage de Figaro (1784),
quand la noblesse applaudit à sa ruine future. Et puis, dit Tocqueville en
proposant cette fois une extension énorme, le processus d'égalisation de la
société française était en marche depuis les débuts de la royauté et il connut
une acmé avec l'absolutisme de Louis XIV. Furet, résumant l'idée de
Tocqueville : « […] la Révolution est dans le droit fil de l'Ancien
Régime » (p. 37).
Et puis, quand finit-elle ? Avec Thermidor, ou avec le
Consulat, ou avec l'Empire, ou en 1815 ? Ou encore plus tard ?
« Je rêve aussi d'une histoire de la Révolution infiniment plus longue,
beaucoup plus étirée vers l'aval, et dont le terme n'intervient pas avant la
fin du XIXe siècle ou le début du
XXe siècle […]. »
(p. 17)
Ainsi 1830, puis 1848, puis la Commune de 1871 ranimeraient
1789. Ensuite une guerre sourde opposera la République et la contre-Révolution
jusque dans les années 1880 ou même jusqu'à la Première Guerre mondiale. Puis
Octobre 1917… Mais, au sujet de la Révolution, la division perdurera entre les
Français et l'esprit contre-révolutionnaire resurgira avec la collaboration et
le pétainisme. Ainsi Furet pense-t-il pouvoir traquer jusqu'à presque nos jours
immédiats un conflit toujours renaissant, jusqu'à une espèce de pacification,
qui serait toute récente.
Autre débat connexe, toujours très présent en général et
repris par Furet : y a-t-il continuité dans la Révolution française
elle-même ou rupture déjà entre 89 et 93 ? La Révolution est-elle ou non
« un bloc », selon une image souvent employée et débattue entre les
historiens ? Elle sera un bloc si on considère 1917 et elle pourrait se
scinder sinon. Car la Révolution soviétique est intervenue, à la fois pour
compliquer le problème de la Révolution française et pour le résoudre. En somme, écrit Furet, mais par une espèce de boutade et de
provocation, maintenant et enfin, « la Révolution française est
terminée ».
Et, du coup, si cette constatation est juste — si
sa période est close, ou clôturable —, alors la Révolution
deviendrait pensable, notamment parce que, sortis désormais de la Révolution de
1917, enfin nous serions sortis de la Révolution française… D'une certaine
façon et si j'ose dire, onze ans après la publication du livre, les années 1989
et 1990 marqueraient mieux cette fin, et doublement : par les cérémonies
commémoratives et pacifiées — quelque peu manquées — du
bicentenaire et par la chute du mur de Berlin, puis par la chute de l'Union
soviétique…
Mais justement la Révolution française est-elle, au début
des années 1970, vraiment terminée ? De nos jours mêmes, est-elle
terminée ?
Penser
l'Histoire : penser le mythe de la Révolution française
Pourquoi cette extension quasiment indéfinie, en aval, de
notre Révolution ? Et qu'est-ce qui fait qu'elle serait enfin terminée,
selon Furet ? En d'autres termes, pourquoi la Révolution, jusqu'ici,
n'était-elle pas racontable ni donc pensable, fondamentalement ?
C'est ici qu'il faut introduire l'idée selon laquelle la
Révolution, jusqu'aux toutes dernières années selon Furet, relevait en
elle-même du mythe et aurait été mythifiée par les historiens eux-mêmes.
Qu'est-ce qu'un mythe ? C'est à la fois un événement de
l'ordre imaginaire, considéré comme fondateur, une représentation agissante de
cet événement dans l'esprit des acteurs de l'Histoire au moment où ils
agissent, et indissolublement un récit qui renouvelle dans le présent cet événement du
passé. Ainsi de l'histoire de la Révolution française :
Depuis bientôt deux cents ans, l'histoire de la Révolution
française n'a cessé d'être un récit des origines, donc un discours de
l'identité. Au XIXe siècle, cette histoire est à peine
distincte de l'événement qu'elle a pour charge de retracer, puisque le drame
qui commence en 1789 ne cesse de se rejouer, génération après génération,
autour des mêmes enjeux et des mêmes symboles, dans une continuité du souvenir
transformé en objet de culte ou d'horreur. (p. 20)
On rencontre donc ici deux niveaux des occurrences du
mythologique : celle de l'historien au sens de Michelet, qui entend
explicitement faire revivre, au moins en pensée, la Révolution française et
celle des acteurs de l'Histoire, lesquels pensaient jouer, ou rejouer, sur la
scène de leurs discours, l'événement fondateur de la liberté. Ici on reconnaît la
position des révolutionnaires de 1848, tels que les stigmatise Marx au début
fracassant de son 18 Brumaire : « Hegel
note quelque part que tous les grands événements et personnages historiques
surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : une fois
comme grande tragédie et la fois d'après comme misérable farce. […] La
tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le
cerveau des vivants. » En revanche, dans La
Guerre civile en France, il notera un report positif, authentiquement
révolutionnaire, de la Commune de 1793 dans celle de 1871.
Ce mythe a donc lui-même une histoire, contrastée. D'une
part, mais cela Furet ne le relève pas vraiment : pour désigner la
Révolution, ses allers et ses retours, l'image du drame, tragédie et comédie,
est prégnante chez Hugo, de Cromwell (1827) à Quatrevingt-treize (1874). Et, dès Chateaubriand, le mythe de la
Grande Révolution est en route, en héritier de tous les mythes et notamment de
celui de la Fortune.
Puis, avec Michelet, que nomme Furet, surgit l'image d'un
génie de la Révolution, qui vive dans l'historien et qui parle dans son Histoire. Ainsi, c'est toute l'histoire de la Révolution française
qui est en cause dans la formation du
mythe, et cela immédiatement et durablement. D'autre part, à un moment donné,
le mythe se renouvelle profondément par l'intervention de l'historiographie
marxiste, sous la forme d'une version dite scientifique. Les grands
prédécesseurs des Soboul et Mazauric sont nommés, par eux-mêmes, « de Jaurès
à Georges Lefebvre » (p. 134).
Nommer Jaurès, c'est évidemment évoquer son Histoire socialiste de la Révolution
française et c'est aussi signaler un problème qui se pose dès avant la
Révolution de 17. Car, dans le titre même de Jaurès, il y a déjà une allusion à
un débat fondamental d'orientation qui occupait les socialistes français
— un débat avivé par l'Affaire Dreyfus — entre les
tenants d'un socialisme matérialiste et scientifique et ceux qu'animait la
tradition complexe du socialisme français : anarchistes, proudhoniens,
etc., et ceux qui se réclamaient des Droits de l'Homme. Dans ce débat
essentiellement politique, Jaurès prend position — par
opportunité de dirigeant politique ? — en faveur d'un lien organique entre la
Révolution française et le socialisme français et entend peser en ces termes
dans la recomposition future qui va se faire en 1905 sous l'appellation d'une Section
française de l'Internationale ouvrière. En même temps, et sans le vouloir probablement mais à
travers le titre de son ouvrage et par la reconnaissance — mesurée
et critique — que lui apporteront les historiens français marxistes,
Jaurès paraît suggérer l'idée et la perspective d'une histoire de la Révolution
française qui trouverait ailleurs qu'en elle-même une explicitation et une
nécessité historiques, ainsi qu'une méthode et une orthodoxie épistémologiques,
sous la forme d'une histoire marxiste, c'est-à-dire censément scientifique.
Ainsi le mythe de la Révolution française recevra-t-il une consécration :
il deviendra une vérité intouchable, essentiellement non opposable, que seule
la chute de l'URSS et de son bloc réfutera sans phrases et de manière, cette
fois indiscutable, y compris, normalement, aux propres yeux des historiens
marxistes.
À l'opposé, l'ordre de la littérature, avant l'historiographie
marxiste et après elle, offre ses mythes de la Révolution, eux reconnus comme
tels : lyriques, dramatiques, romanesques ou carrément fabuleux, lesquels
ne relèvent ni de la logique des réfutations conceptuelles, ni de la
confrontation érudite par vérifications au regard des faits, ni des
dialectiques sommaires ou raffinées des Cahiers du communisme (1944-1999), ni
des polémiques politiques. On ne réfute pas les histoires qui furent écrites au
nom de la littérature. On les lit ou on ne les lit pas.
Bref, le mythe pourrait être le mode sous
lequel un événement continue d'agir dans l'Histoire, sous les deux
formes possibles de la fable ou de la scène théâtrale (la tragédie et comédie) et du récit historique. Telle serait
la Révolution française, à la fois dans notre Histoire et dans notre littérature,
et ainsi se comprendrait la difficulté de lui assigner une fin et même un début
objectivement définissables, — tant que son mythe agirait comme
mythe.
Dès lors penser la Révolution française revient à passer de l'événement
comme mystère à l'événement comme problème.
Comment ? En opposant à ses représentations mythiques
non seulement l'érudition historique (p. 24) mais une ou des
conceptualisations de cet événement. Évidemment ce n'est pas dire que la
Révolution française n'a pas eu lieu, c'est la rétablir dans sa nature
d'événement historique, c'est l'enlever à une forme prégnante de la mémoire
pour la rendre à l'histoire.
Mais, pour ce faire, il faut d'abord traverser le fait du
mythe, c'est-à-dire, dans les termes de la philosophie du soupçon, le reconnaître
comme tel, selon le genre de sa vérité, entendons le déconstruire, c'est-à-dire, renonçant à le réfuter de
manière factuelle et rationnelle (il est inaccessible aux faits, aux raisons,
redressements, réfutations…), introduire le doute de
l'enquêteur (en grec ancien, historia, c'est
l'enquête) ou, à l'instar de Marx, la brutalité du polémiste. Il faut
l'interpréter, c'est-à-dire déployer ses raisons à lui : sa cohérence
mentale et conceptuelle, ses motivations et ses intérêts, bref son sens, ce
sens fût-il celui d'une illusion. En même temps, il faut opposer aux
rationalisations a posteriori du
mythe de véritables conceptualisations d'historien. C'est ce que Furet entend faire.
Un mythe ne disparaît pas au combat, il peut survivre
longtemps si l'on ne s'avise pas qu'il est épuisé, que ce dieu-là
lui aussi est mort. C'est ce que veut faire Furet en constatant :
« La Révolution française est terminée », en notant le
« “refroidissement” de l'objet “Révolution française” » (p. 27) et en
expliquant cette fin d'une part par le fait que « la critique du
totalitarisme soviétique […] a cessé d'être le monopole ou le quasi monopole de
la pensée de droite, pour devenir le thème central d'une réflexion de
gauche » (p. 27-28) et, d'autre part, par « les mutations du savoir
historique » : « L'histoire en général a cessé d'être ce savoir
où les “faits” sont censés parler tout seuls, pourvu qu'ils aient été établis
dans les règles » (p. 30).
Notons le rejet des fétichismes qui exigent à la fois des
faits ventriloques et un clergé pour les accréditer : les événements de
l'Histoire, selon le savoir historique contemporain, ne sont pas par eux-mêmes
signifiants et ils ne délivrent pas non plus un message vrai les concernant, à
travers notamment le discours des acteurs sur eux-mêmes et sur leurs actions.
Ou à travers d'autres acteurs, d'autres révolutions.
Penser l'Histoire : « rompre le cercle vicieux de
l'historiographie commémorative »
Métahistoire si l'on veut, l'entreprise de Furet examine
comment la Révolution française est objet d'histoire, à sa manière,
c'est-à-dire comment l'histoire de ses histoires (de celles que ses historiens
ont élaborées) est à la fois le lieu du déploiement de son mythe et celui de la
ressource à la penser : « Plus que jamais, au XXe siècle,
l'historien de la Révolution française commémore l'événement qu'il raconte, ou
qu'il étudie » (p. 25). En même temps, toutes ces histoires de la
Révolution qui se déchirent entre elles « ont en réalité un terrain
commun : elles sont des histoires de l'identité » (p. 26).
- Michelet est le premier grand historien de la Révolution
française. Furet admire dans Michelet « la plus pénétrante des histoires
de la Révolution qui aient été écrites sur le mode de l'identité
— une histoire sans concepts, faite des retrouvailles du cœur,
marquée par une sorte de divination des âmes et des acteurs »
(p. 32). Michelet pratique l'histoire comme la reviviscence de l'événement
originaire :
Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet
communie, commémore. […] Michelet s'installe dans la transparence
révolutionnaire, il célèbre la concidence mémorable entre les valeurs, le
peuple et l'action des hommes. (p. 35)
- L'historiographie républicaine : à propos de
Robespierre, « l'historiographie républicaine, avec Mathiez, a fait de ses
vertus morales l'explication de son rôle public » et Furet évoque
« le débat sur l'honnêteté de Robespierre par rapport à la corruption de
Danton » comme un « remake universitaire des procès de 1794 »
(p. 95).
- « Produit d'une rencontre confuse entre le jacobinisme
et le léninisme » (p. 206), « l'historiographie “marxiste” (que
j'appellerais plutôt jacobine) de la Révolution française est plus que jamais
aujourd'hui l'historiographie dominante » (p. 135). Fondamentalement,
ici, il y a cette polémique avec l'historiographie marxiste de la
Révolution, c'est-à-dire nommément avec Soboul et Mazauric. Furet leur reproche de
rechercher des causes rationnelles à un événement qu'ils présentent comme
fondateur, par pétition de principe (p. 31). Il leur reproche essentiellement de
penser la Révolution à travers 1917 voire à travers leur position politique du
moment — entre 1920 et 1970 — et, pour ce faire, de la
présenter simplement comme une révolution de la bourgeoisie contre la
féodalité, destinée à préparer les conditions d'une révolution prolétarienne.
Ainsi, dit Furet, ils substituent à la complexité et à la fluidité des choses
et des événements un schéma grossier et téléologique, c'est-à-dire construit en
vue d'annoncer et d'expliquer la nature de l'événement
et son avenir :
La « Révolution bourgeoise » est un monstre
métaphysique qui déroule des anneaux successifs dans lesquels il étrangle la
réalité historique pour en faire, sub specie aeternitatis, le terrain d'une fondation et d'une
annonciation. (p. 193)
C'est le style de la polémique. Le livre Penser la Révolution
française dit donc très bien sur quels points et comment
se fait la rupture avec l'historiographie marxiste encore régnante alors.
Résumons ces points :
1. La Révolution française ne forme
pas un tout : la Terreur (1793-94) fait rupture dans cette histoire, ne
serait-ce que comme la forme épurée et dévoyée de la démocratie directe.
2. La Révolution française s'étend
en amont de 1789 et en aval de Thermidor.
3. La Révolution française relève
d'une histoire politique — entendons d'une histoire des luttes de
pouvoir telles qu'elles se déroulent dans des conditions en effet inédites et à
travers des formulations idéologiques —, et non d'une histoire
économique : « La révolution, c'est l'imaginaire d'une société devenu
le tissu même de son histoire » (p. 206).
4. La Révolution française
— comme événement historique — ne relève pas de la
nécessité métaphysique.
Penser cette révolution : deux références positives,
Tocqueville et Cochin
À tout polémiste des références. Il y en a deux, fondamentales, contradictoires mais
articulées entre elles, que Furet oppose à l'historiographie mythologique. D'un
côté il y a Tocqueville comme le penseur de
la continuité (la Révolution continue un processus antérieur et long
d'égalisation commencé sous les rois), de l'autre il y a Cochin (la
Révolution constitue une rupture dans l'histoire).
Tocqueville, par opposition à Michelet :
Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet
communie, commémore, alors que Tocqueville ne cesse de creuser l'écart qu'il
soupçonne entre les intentions des acteurs et le rôle qu'ils jouent. Michelet
s'installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la concidence
mémorable entre les valeurs, le peuple et l'action des hommes. Tocqueville ne
se borne pas à mettre en question cette transparence, ou cette concidence. Il
pense qu'elles masquent une opacité maximale entre l'action humaine et son sens
réel […] ; Il y a un gouffre entre le bilan de la Révolution française et
les intentions des révolutionnaires. (p. 35)
Passage capital, en ce sens qu'il pratique une opposition
décisive et qu'il décrit terme à terme l'opposition entre les deux méthodes.
Notamment il marque le soupçon de Tocqueville à l'égard des intentions des
acteurs et, en même temps, il suggère les illusions qui animent ceux-ci à
l'égard de leur propres actions : Tocqueville pratique l'histoire comme
une interprétation. Ainsi, l'immense mérite de Tocqueville, aux yeux de Furet,
a-t-il consisté à la fois à « introduire le doute » et à proposer
« un effort de conceptualisation » de la Révolution :
Dans ce jeu de miroirs où l'historien et la Révolution se
croient sur parole, puisque la Révolution est devenue la principale figure de
l'histoire, l'Antigone insoupçonnable des temps nouveaux, Tocqueville introduit
le doute au niveau le plus profond : et s'il n'y avait, dans ce discours
de la rupture, que l'illusion du changement ? […] Si Tocqueville est un
cas unique dans l'historiographie de la Révolution, c'est que son livre oblige
à décomposer l'objet « Révolution
française », et à faire à son sujet un effort de conceptualisation.
(p. 36 et 37)
Mais, justement, Tocqueville ne parvient pas à comprendre ni
même peut-être à considérer l'événement de la Révolution française, c'est-à-dire à la considérer
comme un événement. C'est ce point que le texte situé dans la deuxième partie,
« Tocqueville et le problème de la Révolution française » vise et établit,
en mettant en évidence ce fait : Tocqueville n'est pas un historien ;
il ne parvient pas à envisager le dynamisme de la Révolution : « La
France de la fin de l'Ancien Régime pose à Tocqueville un problème complètement
différent, celui d'une histoire, d'un changement,
d'une révolution. » On ne peut pas se borner à raconter l'Histoire, on
ne peut pas considérer simplement l'Histoire comme un drame. Encore faut-il
avoir le sens de l'événement, de la dynamique, de la rupture.
Inversement, Cochin : c'est « la Révolution comme
discontinuité politique et culturelle » (p. 53), par « une mise
à feu » (p. 55).
Qu'est-ce qui intéresse Cochin ? Très exactement ce que
Tocqueville n'a pas, ou à peine, traité. Non pas la continuité entre l'Ancien
Régime et la Révolution, mais la rupture révolutionnaire. […] Bref,
conceptualiser Michelet, analyser ce qu'il a senti, interpréter ce qu'il a
revécu. […] Bref, il porte l'esprit déductif de Tocqueville dans la matière
échevelée de Michelet. […] il s'agit de penser le
jacobinisme au lieu de le revivre. (p. 53)
Ainsi Cochin, lui aussi mais non pas à la manière de
Tocqueville, se situe-t-il par rapport à Michelet comme son interprète. Mais là
où Michelet exalte un mouvement, Cochin analyse un mécanisme et une énergie :
l'un raconte et l'autre conçoit une cinétique ou une énergétique.
Son apport consiste en trois traits : d'une part, la
considération de la Révolution comme un mouvement, une dynamique sui
generis ; d'autre part, la distinction entre le vécu des révolutionnaires
et le sens réel de leurs actions ; enfin, la dimension du phénomène
révolutionnaire comme événement torrentiel dans la société : travail des
sociétés de pensée comme lieux et réseaux où se forment l'idée et la pratique
d'une opinion politique, accession de cette pensée au pouvoir et
approfondissement entre 1789 et 1793, nature du jacobinisme comme confusion
entre la société civile, la volonté du Peuple, l'État et la
« machine » travaillant à maintenir et à faire fonctionner cette
confusion à travers des mesures d'exclusion qui tendent à pallier l'écart
inévitable entre la pureté d'un processus de pouvoir et la réalité mêlée de la
société réelle (pp. 270-282).
Ainsi Cochin, par une sorte de dialectique brillante — elle
a la vie dure… —, complète-t-il Tocqueville en ce sens que, lui, il
considère la Révolution française comme une rupture. Cela en mettant en
évidence un processus politique qui se développe au sein de la société civile
et qui consiste à constituer des discours et des groupes où se forme un tout
nouveau mode de pouvoir. Là où le pouvoir royal, en vertu du vieux pacte
national théorisé par Boulainvilliers (1658-1722), s'exerçait au nom de la
nation franque, les Révolutionnaires affirment les uns après les autres et les
uns contre les autres, et cette fois d'après Rousseau, leur légitimité à
exercer directement et de manière pour ainsi dire pure, la souveraineté de la
Nation française, par ailleurs en armes. Ce retournement d'une idée ancienne,
c'est ce que Furet appelle « une mise à feu » (p. 55).
Suivant Cochin, un événement survient donc dans la longue
durée tracée par Tocqueville, une rupture politique qui a lieu dans le
symbolique : « [La Révolution] tient moins dans un tableau de causes
et de conséquences que dans l'ouverture d'une société à tous ses possibles.
Elle invente un type de discours et un type de pratique politique, sur
lesquels, depuis, nous n'avons cessé de vivre » (p. 80).
Ainsi, on le voit, la Révolution est bien l'événement de
rupture qui inaugure l'espace politique où nous vivons encore :
Son Robespierre [celui de Cochin] est moins l'héritier des
Lumières que le produit d'un système : le jacobinisme, où commence la
politique moderne. Par là, Cochin pense la Révolution française dans son
mystère central, qui est l'origine de la démocratie. (p. 316)
D'une certaine façon, par Cochin, la Révolution se perd dans
tout ce qui l'a suivie ; par Tocqueville, dans ce qui l'a précédée. Mais
on en est toujours au mystère. Le style du polémiste : créer
des dialectiques.
Penser l'Histoire de la Révolution française, c'est d'abord
penser les histoires de ses historiens, c'est-à-dire les confronter entre elles
et confronter leurs raisons et les modalités de ces raisons. C'est aussi ouvrir
cette histoire à des savoirs non spécifiquement historiens comme ce qui
deviendra la science politique (après Tocqueville) ou ce qui était déjà la
sociologie (avec la référence de Cochin à Durkheim). Autrement dit, c'est
considérer l'événement historique comme objet de significations plurielles,
elles-mêmes historiquement situées.
Sortir du mystère et entrer dans le problème, ce sera donc
déjà articuler entre elles les histoires que la Révolution française a
suscitées, c'est montrer et maintenir son caractère problématique, c'est
refuser qu'elle soit l'objet d'une science et d'un discours uniques. C'est proposer une explicitation problématique de la
Révolution française.
Penser l'Histoire : proposer une
problématisation de la Révolution française
Rappelons d'abord en quoi consiste, selon Furet, « le
nouveau savoir de l'histoire », en tant qu'il va à la fois contre
l'histoire mythologique et contre l'histoire positiviste :
« [L'histoire] doit dire le problème qu'elle cherche à analyser, les
données qu'elle utilise, les hypothèses sur lesquelles elle travaille et les
conclusions qu'elle obtient. » (p. 30)
C'est ce qu'il appelle « la voie de l'explicite ».
En vertu de la problématique du soupçon, l'historien de la Révolution doit annoncer non
plus ses couleurs mais ses concepts (p. 29), et l'événement de la Révolution
française doit faire l'objet d'une conceptualisation.
Les opérations de la conceptualisation que pratique Furet
pourraient se formuler ainsi : définir les événements qui forment la
Révolution, les construire entre eux, révéler leur sens (les expliciter, les interpréter), déclarer ses propres
problématiques — ce qui signifie opposer aux rationalisations du
mythologique les rationalités de l'historique. En somme, la conceptualisation
substitue une analyse au
récit, lequel est suspect de complaisance au mythologique, de fabulation.
À travers cette mise en place critique et nourrie par des
travaux menés depuis plusieurs années — certains de ces travaux
figurant dans la deuxième partie du livre —, son étude historique de
la Révolution française (un travail proprement d'historien) dégage les traits
suivants :
1 – La Révolution française est un événement de
l'ordre du politique, et l'ordre du politique appartient à l'ordre du
symbolique.
2 – En effet, elle se caractérise par l'avènement d'un
nouveau phénomène, celui du gouvernement exercé au nom d'un mandat implicite confié par la
société française. À l'ancien contrat entre la société française et le pouvoir
royal (contrat théorisé, diversement, par Boulainvilliers et
Montesquieu) se substitue brutalement le nouveau contrat entre le peuple et le
pouvoir qui l'exprimerait directement (théorisé par Rousseau) : non
seulement la démocratie apparaît mais la forme non représentative de la
démocratie.
3 – Ainsi l'histoire propre de la Révolution, dans son
acception courte, sera celle des luttes où tels puis tels cherchent à
s'approprier la volonté du peuple par le verbe, en excluant les autres de cette
appropriation, ou de cette identification. Cela par une politique de la
violence.
4 – Un exemple de
« conceptualisation » : la Terreur et Thermidor. En un sens, la
Terreur est le moment bref de la radicalisation, entre les mains de
Robespierre, du discours de l'identification à la volonté du peuple par
l'exaltation de la théorie du complot censément perpétré contre cette volonté.
Furet conteste l'interprétation habituelle de la Terreur par les circonstances
intérieures et extérieures : « C'est d'abord, une fois de plus,
reprendre le type d'interprétation qui est contemporain des événements
eux-mêmes […]. Mais surtout, c'est définir la Révolution par ce qui lui est
extérieur […]. La théorie des “circonstances” déplace ainsi l'initiative
historique au profit des forces hostiles à la Révolution […] » (p. 104).
Et Thermidor représente le renversement de cette conception
d'une expression organique de la volonté du peuple par une conception du
pouvoir comme exercice direct de cette volonté. Cependant les Thermidoriens
reprennent à leur compte la guerre des Jacobins, devenue entre temps celle du
Salut public : « Parce qu'elle est devenue le sens de la Révolution,
la première guerre démocratique des temps modernes est sans autre fin que la
victoire ou la défaite totale » (p. 118). Mais, ce faisant, les
Thermidoriens (puis Bonaparte, précisera Furet plus loin) reprennent « des
tendances séculaires de la société française » (p. 119) :
l'esprit de croisade, l'autorité des bureaux et du pouvoir central, et,
« purifiées par la démocratie, les ambitions de leur histoire ».
Le 9 Thermidor marque ainsi non pas la fin de la Révolution, mais celle de sa forme la
plus pure. En rendant au social son indépendance par rapport à l'idéologie, la
mort de Robespierre nous fait passer de Cochin à Tocqueville. (p. 119)
Et aussitôt :
En même temps que deux époques, le 9 Thermidor sépare deux
concepts de la Révolution. Il met fin à la Révolution de Cochin. Mais il laisse
apparaître, au contraire, la Révolution de Tocqueville. Cette charnière
chronologique est aussi une frontière intellectuelle. Elle découpe les
interprétations sous l'apparence de la durée. (p. 121)
Ces deux passages explicitent exactement ce que Furet entend
par une conceptualisation : une construction des faits nécessaire à leur
intelligibilité, l'une de ces distinctions abstraites que la pensée forme en
vue de la compréhension de l'Histoire, l'articulation dialectique entre elles de deux
interprétations de ce moment historique particulier, chacune sous le nom et le
personnage de l'un de deux penseurs. Distinction abstraite mais théâtralisée. Tant
la compréhension du phénomène a besoin d'une scène.
5 – Au terme de cette conceptualisation, mais moins en
vertu des incertitudes ou des hésitations de la pensée que par l'effet des
différents points de vue pris sur la Révolution, on récapitule plusieurs fins
de la Révolution française : en un sens la Révolution est terminée au 9
Thermidor (par l'abolition de sa formule pure en la personne de Robespierre),
en un autre sens avec l'Empire (« La Révolution est terminée puisque la
France retrouve son histoire, ou plutôt réconcilie ses deux histoires »
p. 129-130), en un troisième sens avec la République de Jules Ferry, quand
le Parlement adopte la Marseillaise comme hymne et le 14 Juillet comme fête
nationale, et en un quatrième sens avec notre âge, qui voit à la fois
l'apaisement de luttes séculaires (p. 18) et la fin du mythe.
Le style de Furet, c'est celui de la marche forcée. Épuiser
l'adversaire en se déplaçant vivement aux extrémités d'un front que
l'on crée à mesure.
Une tâche problématique
Le programme de Penser la
Révolution française et l'exécution qui en
est faite sont problématiques, à plusieurs égards et en plusieurs sens.
1 – La démarche de Furet est polémique et stratégique,
car il s'agit d'un combat. Contre une certaine historiographie et une certaine
politique, il fait donner les ressources d'une analyse historienne et les deux
pensées de Tocqueville et de Cochin, entre elles articulées en vue de son
dessein.
2 – Elle entend aussi rendre problématique la
Révolution française, c'est-à-dire nous laisser sur une incertitude quant à sa
fin et quant à sa nature. À plusieurs reprises, il évoque
« l'opacité » de cet événement. Ainsi entend-il sauvegarder quelque
chose qui ne peut et ne doit pas être réduit, l'obscurité de la Révolution
française en tant qu'événement : « Cochin pense la Révolution
française dans son mystère central, qui est l'origine de la démocratie »,
p. 316 et dernière phrase du livre. Et, à ce point de vue, on pourrait
justement lui reprocher, à lui aussi, d'avoir pensé pouvoir « fermer la
Révolution française », en en donnant un dernier mot qui est encore celui du
mystère…
3 – Mais justement, un peu plus de dix ans plus tard,
en décembre 1989, avec la fin de la Révolution soviétique, Furet peut écrire :
Nul ne sait encore si nos sociétés démocratiques vont vivre
privées de messianisme politique, ou si elles lui refrabriqueront
d'autres monuments, témoins de l'inépuisable espérance égalitaire. Mais ce qui
est sûr, c'est que la Révolution française se trouve à jamais émancipée de la
tyrannie que la Révolution russe a exercée sur elle pendant trois quarts de
siècle. La voici deux cents ans après, comme rajeunie d'avoir été si longtemps
recouverte, et redevenue une des grandes origines de notre monde : c'est
d'ailleurs ce qui lui rend son caractère étrange, contradictoire, énigmatique.
Renonçant à avoir maîtrisé, en encore moins épuisé, le sens de 1789, nos
sociétés ont recommencé à interroger les droits de l'homme .
Rouvrir un avenir à la Révolution française ? Cela fut
écrit dans la revue dirigée par Marcel Gauchet, trente ans avant le Robespierre de celui-ci, lequel,
développant l'interrogation actuelle sur les Droits de l'homme, fait retour au
personnage et à la politique de Robespierre. Ainsi la Révolution française
retrouve-t-elle son caractère énigmatique : elle reste encore à penser. En
même temps, c'est l'Histoire qui est déclarée ouverte et, n'en déplaise à certaines
déclarations prématurées, elle n'est pas terminée.
Au fond, de toutes les manières, l'intérêt de l'œuvre de
François Furet ne résiderait-il pas dans la fascination qu'elle manifeste à
l'égard de la Révolution française comme événement — comme le
prototype de l'événement historique, déroutant, imprévisible, non prédictible,
et justement à penser comme tel — et le fait qu'elle montre,
précisément à travers la difficulté à penser en historien l'événement tellement
significatif de la Révolution française, l'obligation de et la difficulté à
penser l'Histoire en général ? Ne pourrions-nous pas, en effet, appliquer
aux travaux de Furet cette définition qu'il donne d'une œuvre, à travers celle
de Cochin : « une œuvre, c'est-à-dire une question bien posée »
(p. 302) ? Une œuvre et aussi bien un style : inspiré,
polémique, problématique.
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9 Marcel Gauchet : Robespierre.
L'homme qui nous divise le plus Désenchanter Robespierre
Marcel Gauchet occupe dans l'intelligentsia française une
position importante et reconnue, comme observateur de la politique et de la société françaises.
Son Robespierre récent se situe dans cette perspective et dans dans une réflexion déjà ancienne :
J'avais eu l'occasion de rencontrer le problème Robespierre
dans des travaux antérieurs qui ont donné lieu à deux livres, La Révolution des droits de l'homme, en
1989, et La Révolution des pouvoirs,
en 1995. Ils m'avaient permis de prendre la mesure de la place singulière du
personnage et d'entrevoir à quel point sa trajectoire, entre ascension et
chute, concentrait l'enjeu fondamental de l'expérience politique exceptionnelle
qu'a constituée la Révolution française. (Avant-propos)
Ce n'est pas un livre d'historien, ce serait plutôt
un livre d'archéologue, c'est surtout un livre de réflexion sur nos difficultés actuelles. À travers cet essai,
Marcel Gauchet contribue de manière
approfondie aux débats qui animent présentement
les analyses et interventions sur la société française et sur l'état de la nation.
Là, le point de vue revient loin en arrière de ces débats,
à la Révolution française et singulièrement à la figure de Robespierre.
Un livre au présent
« Robespierre reste une énigme, et une énigme qui soulève les passions. » Répondant à
la page de titre, Robespierre. L'homme
qui nous divise le plus, la quatrième de couverture, conformément à la loi
du genre, fait brillamment le tour du livre.
Robespierre, « l'homme qui nous divise le plus », fut et reste une
énigme. Cette convenance et ce mouvement entre les deux pages de la couverture
signifient que le livre aura déployé la métaphore arithmétique du plus grand diviseur,
en lui ôtant néanmoins, et pour le moment, l'adjectif de
« commun », lequel aurait suggéré une espèce de raison entre nous
dans nos divisions. En même temps et ensemble, ces deux pages donnent un
statut à ces divisions, celui d'une énigme, et un nom à cette énigme : le
nom de Robespierre est celui d'une contradiction ancienne et irrésolue. Irrésolue en son moment
et, par après, devenue signe de contradiction entre les
historiens. Surtout, elle l'est toujours entre nous, les Français.
Marcel Gauchet n'est pas un historien. De haut comme de très
près, dans ses livres, dans ses articles et interventions et dans sa revue Le Débat maintenant disparue, il scrute
notre présent et, s'il se tourne ici vers Robespierre, c'est pour tenter de
déceler, dans nos luttes âpres et confuses, dans notre espèce de guerre civile
larvée ou même parfois ouverte, un principe de compréhension et par là un
chemin de réconciliation.
Compréhension et non pas explication par raisons, compréhension néanmoins
par trois déplacements, selon une dynamique de réciprocité permanente entre les
termes : du moment présent à la Révolution française, de la Révolution française
à la personne et au personnage de Robespierre, du mot de problème à celui
d'énigme. Cela dans un style tendu qui veut constamment jouer ensemble tous ces
déplacements dans toutes leurs dimensions.
Gauchet écrit donc aussi le mot de problème, mais
alors celui-ci ne relève pas de la perspective et de l'épistémologie des
historiens, lesquels confient à leurs raisons la définition et la résolution de
leurs questions : par périodisations d'événements jugés significatifs,
collecte de documents et de faits, et constitution d'une consécution causale
entre les événements.
Au passage, notons que sa position dispense l'auteur des
obligations et obsessions qui règnent dans l'historiographie française moderne.
En un mot, n'étant pas de la famille issue des Annales,
il peut se permettre d'évoquer l'un « des hommes qui ont fait la
France », un grand événement de l'histoire de la France et des
déterminations, certes problématiques, de la vie politique actuelle en France.
La division, notre division, nos divisions
Notre énigme à nous tient à notre débat récurrent et
virulent sur le thème de l'égalité, ses pratiques, sa politique, et jusque sur
le mot.
Dans notre division, il y a moins un conflit entre les
valeurs en général qu'une guerre intime au sein de la valeur de l'égalité, une
division à la fois inattendue, paradoxale et destructrice. Paradoxale car elle
n'était pas forcément inhérente au concept d'égalité, inattendue car elle
aurait dû s'abolir depuis longtemps dans une réconciliation entre les égaux,
destructrice car elle entretient dans la République et dans la nation un
ferment potentiellement mortifère d'incompréhension et de malentendus,
d'accusations réciproques, de luttes vindicatives voire de violences.
Notre division, c'est « le problème que la Révolution a
légué à la France et que, plus de deux siècles après, elle n'a toujours pas
fini de résoudre ». Voilà justement par où le problème et même la question
échappent à la prise des historiens : il n'y a pas de périodisation
possible, parce que la Révolution française n'est pas clôturée. À cet égard,
l'échec de Furet est révélateur : l'historien n'a pas pu « penser la
Révolution française », parce que, en France et même en 1978, la
Révolution n'est pas terminée. Elle leur échappe aussi par l'irrationalité
des débats : la question de l'égalité est un problème mal posé, et qui n'a
même jamais été bien posé, depuis le début.
Autrement dit, la Révolution en France a engagé, aux yeux du
monde, le problème de l'égalité ; elle est même survenue pour, le posant,
le résoudre, mais son œuvre n'est pas encore accomplie. Non pas que, désormais,
il y ait encore beaucoup d'ennemis avoués de l'égalité en France, mais parce
que l'inimitié entre les Français porte sur l'égalité elle-même : schématiquement
entre les partisans des droits de l'homme entendus intégralement
et ceux d'un passage aux extrêmes en vue de la réalisation du principe
d'égalité. C'était déjà cela au temps de Robespierre.
Dans le livre de Gauchet, tel que celui-ci observe la
politique française depuis longtemps, il y a de l'inquiétude et peut-être même
de l'angoisse. Pour qui écrit-il ? Dans la grande tradition des
intellectuels français, il pense évidemment aux responsables et partenaires de
la politique française, et au public des citoyens. Et peut-être aussi aux
jeunes générations. Ce serait bien le souhait d'un homme de son âge, qui a vu
et analysé trop d'erreurs, d'incohérences et d'absurdités dans notre conduite de
la politique : à quand l'exercice raisonnable de la raison ?
Penser nos divisions
La première manière, inadéquate et ruineuse, de penser la
division, ce serait, la considérant comme un simple paradoxe, de la traiter par
la rhétorique, l'une des ressources de la rhétorique étant un mauvais usage de
la dialectique. Ce traitement, brillant souvent, est pratiqué couramment, par
des jeux sur les mots. Gauchet évite ces jeux par un dispositif de pensée qui
consiste en déplacements, lesquels ne sont pas des évitements. Penser la Révolution française, mais de biais.
Déporter la division elle-même. C'est le principe que
se donne toute étude qui s'interdit de résoudre un problème en le liquidant
purement et simplement. C'est le principe d'une compréhension pour ainsi dire
métaphorique et métonymique — mais non rhétorique —,
laquelle consiste à créer un rapport (une ratio,
une raison) qui éclairerait l'obscurité d'une situation par l'obscurité d'une
autre : une énigme par une énigme, ayant banni toute espèce de réduction
terme à terme ou même d'explication simple. Ici, la métaphore mère sera arithmétique :
notre énigme est à celle de la Révolution française comme l'énigme de la Révolution française
est à l'énigme de Robespierre sauf que, n'ayant pas la clé de l'énigme Robespierre,
en toute rigueur le calcul est impossible. La métaphore ne donne que ce qu'elle peut donner,
et l'écrivain ne perdra pas de vue ce fait.
Mais aussi : quand Gauchet rapporte notre moment
d'affrontements obscurs et dangereux à celui de la Révolution française, il
constitue moins l'une de ces origines de l'inégalité que la philosophie, depuis Rousseau,
s'épuise à rechercher qu'il ne désigne le vrai point aveugle d'où l'on puisse
pourtant essayer de regarder lucidement notre moment. Montaigne puis les Lumières, dans
Voltaire, Montesquieu ou Diderot, pratiquent avec efficacité et bonheur
l'esprit de cette raison-là, révélatrice et d'ailleurs dénonciatrice, qui
comprend le préjugé par le préjugé, l'absurde par l'absurde, et l'irrationnel
par l'irrationnel… Une certaine ironie donc dans Gauchet — navrée et
discrète, notamment à travers l'évocation de la tragédie de
Robespierre — ironie qui, elle aussi, doit éviter
les périls d'un jeu qui se suffirait à lui-même. L'ironie doit constamment être retenue.
Il s'ensuit un deuxième déport, entre la Révolution et
Robespierre. Ce mouvement-là est au cœur du livre et il ne va pas non plus sans ses propres dangers.
Métonymie et non personnification, dans ce discours la figure de style préserve le mouvement
qui s'y passe, d'une abstraction (d'un nom commun à majuscule) à un certain
personnage (à un nom propre). La logique de cette image peut et doit être
respectée, c'est la logique de la distinction entre les termes de toute image,
et qui la fait fonctionner : il n'y a pas d'image si les deux termes sont
identiques. En un mot, la Révolution n'est pas Robespierre,
tout en ayant rapport à lui.
Le troisième déport se passe donc entre notre énigme et
Robespierre : « Robespierre est le nom de la contradiction qui
continue de traverser le rapport des Français à leur Révolution »
(p. 9). Quelle est cette contradiction ? Elle sera développée dans tout
le livre : dans Robespierre, il y a le refus de gouverner selon les
principes des Droits de l'homme — sans cesse pourtant
invoqués —, de même qu'il manque encore, dans notre République et dans le genre de sa démocratie, les
institutions et la pratique d'un gouvernement qui s'exercerait selon les Droits
de l'homme.
Nous sommes dans un système symbolique, c'est-à-dire dans un travail
d'écriture dont une nouvelle métaphore nous donne la nature et nous
définit la poétique : c'est simple et tout naturel, l'énigme requiert une
enquête, dans un souci (la manifestation de la vérité), avec un moyen (le
« recul réflexif » que procurent deux siècles d'histoire de France), selon des procédures (d'investigation), un style d'écriture
(rigoureux et tendu), une morale, celle de l'impartialité, le tout dans un dessein,
celui de dépasser la dispute — notre dispute — entre les
deux camps. « Aucun des camps n'est destiné à vaincre, mais ils sont voués
à coexister parce qu'ils défendent des causes également justifiées en raison.
Il s'agit de leur faire leur juste part dans leur contradiction »
(p. 11) : car la fin de toute enquête est bien de préparer le dossier
de la Justice, ici le tribunal d'une politique authentiquement démocratique.
La situation actuelle rend cette enquête possible, comme on
verra. À condition de ne pas répondre à une colère pure et simple (Rousseau),
de ne pas s'assigner la découverte d'une origine métaphysique (Rousseau encore),
et de ne pas transformer l'énigme en aporie philosophique (Rousseau toujours)
ou en dissensus éternellement renaissant
(Rancière), l'enquête sur le conflit à propos de l'égalité serait donc la voie
de la vérité et de l'apaisement. En somme, Gauchet aura ici pratiqué l'historia,
au sens d'une enquête. Dans cet esprit, l'auteur veille à éviter une question et
une tentation. La question est celle que posa autrefois Marc Bloch à ses
collègues divisés sur le personnage : « Quel fut
Robespierre ? », et elle est vaine car nul n'y répondra jamais
(p. 14). La tentation est celle de la dramatisation : l'analyse
psychologique d'un caractère de théâtre en vue d'une construction de son action
par la construction d'un début, d'une continuation et d'une fin.
Surtout, laisser la fin ouverte. Comment faire ? Non
pas éviter les événements (ils sont établis, Gauchet les connaît et les
travaille sans cesse) ni le parcours précis que Robespierre se trace dans ces
événements, mais privilégier un matériel qui montrera comment une pensée et un
tempérament s'engagent physiquement, intellectuellement et moralement objectivement dans les
actes de la tribune sinon d'un gouvernement : « Le matériau principal
de l'enquête est fourni par le discours robespierriste lui-même »
(p. 8). Aux textes des discours proprement dits, l'enquêteur ajoutera donc
les écrits, nombreux, de Robespierre.
La solution que l'on développera se situe sur le terrain des
« idées » — mais des idées entendues dans un sens un peu
inhabituel, en tant qu'« idées-forces » dans lesquelles les
représentations ne se séparent pas de l'action au sein de la vie collective. Le
fil rouge qui relie l'intrépide orateur de la Constituante et le maître de la
Convention, s'efforcera-t-on de montrer, est à chercher dans la pensée qui les
anime. Une pensée qui n'est pas seulement celle de l'individu Robespierre, mais
qui l'enveloppe et le déborde en fonctionnant, en un certain sens, comme la
pensée de l'événement lui-même. (p. 16-17)
Pas d'histoire des idées stricto sensu, c'est le dernier refus, mais une
phénoménologie de l'action, selon la formule : « la pensée de l'événement lui-même »… L'idée-force
réside dans le complexe de l'événement et de ses représentations en actes.
Penser la Révolution française, c'est suivre le processus
dans lequel elle se pense elle-même. Prise au pied de la
lettre dans ce génitif subjectif et objectif, il y a dans cette formule une dialectique,
une dialectique qui cherche à s'établir solidement dans la pensée d'un
événement sans pareil, telle qu'elle se réalise dans l'esprit de Robespierre,
décrit et compris dans son action de parole, caractérisée, et finalement portée
à l'échec. Voilà donc revenue une question difficile : qu'est-ce qui fait
l'énergie d'une idée-force ? D'où vient l'énergie qui s'active et se
dissipe dans la Révolution française ? Quel en est le mobile ?
Qu'est-ce qui se pense dans cette pensée ?
On est tout près d'un certain héros de l'Esprit entrant à cheval après la bataille dans la
ville d'Iéna, sauf que Robespierre a longtemps refusé d'enfourcher la
Révolution et qu'il n'a pas gagné sa bataille. Et, quand il l'a fait, il n'avait plus de politique possible.
Le sol solide sera donc la masse des textes de Robespierre,
abondamment cités et, à chaque fois, situés, dans le moment politique de chaque
occurrence où l'événement se fait jour. Quand on coupe la parole à Robespierre, c'est
que déjà elle ne mordait plus sur le cours des choses.
Tresser le fil rouge
Il y aura donc trois parcours de compréhension, tressés
serré. Le premier suit l'ordre chronologique, c'est celui qui mène de
« L'homme de la Révolution des droits de l'homme », à
« Gouverner la Révolution : la fondation introuvable » et à
« Les deux visages de la Révolution et son héritage ». Le deuxième
toron constamment rapporte le premier à l'idée générale du livre, selon
laquelle Robespierre, dès le début, va à une impasse, la sienne propre et
ultérieurement celle qui constituera notre division. Le troisième assigne les
deux autres à la lettre et à l'esprit des discours de Robespierre, qu'ils aient
été réellement prononcés ou simplement publiés quand ils n'avaient pas pu être
prononcés.
Ainsi, dès qu'il évoque le début de la carrière politique de
Robespierre, Gauchet écarte la recherche de facteurs biographiques qui
expliqueraient son ascension dès les États généraux, pour privilégier un accord
avec la situation, tel que ses premiers textes le manifestent :
C'est l'événement qui va le révéler à lui-même, en même temps
que, dans l'autre sens, il va saisir les ressorts de l'événement mieux que
quiconque, s'en faire le porte-parole et le révéler en quelque façon à ses
acteurs. (p. 22)
Robespierre est le vecteur intelligent des énergies de la
Révolution, que l'énergie de sa parole impersonnellement manifeste à lui-même
et à tous et, ce faisant, porte à la réalisation.
Ce n'est pas un rôle de fantoche imposé par ses
« amis », et dans lequel il aurait trop bien réussi (comme l'écrit
Michelet), mais une identification dynamique. Il y a là un phénomène de
réciprocité que l'auteur n'explique pas et qu'il ne cherche pas à expliquer,
surtout pas par quelque élection ou autre charisme de tribune : car telle
est la chose, telle est l'énigme dont le nom est Robespierre, et qui fait que,
par une énigme dans l'énigme, le sens et la maîtrise de l'événement lui manqueront
un jour, en Thermidor.
Dès la période des États généraux et de la Constituante, en
toute occasion, Robespierre invoque comme principe les Droits de l'homme et en
tire, par développements et par formules, rigoureux et implacables, des
conclusions, approuvées ou non par les scrutins, lesquelles vont à des
conséquences dont lui-même n'aperçoit pas forcément le caractère intenable au
regard de la réalité ou problématique en soi. Cela se résume en une formule
frappante : « En septembre 1789, Robespierre est porteur d'une
radicalité qui s'ignore » (p. 25). Et, en 1791 encore, il développera des
arguments tirés du même principe des Droits, arguments qui devraient aller à
exiger la suppression de la royauté, si en même temps il ne se déclarait pas le
partisan d'un pouvoir royal. Beaucoup plus loin (p. 266), Gauchet
reprendra dans Gérard Walter le propos d'un journaliste suisse, écrit juste
après Thermidor : « Il est constant que Robespierre exerçait une
tyrannie très réelle et qu'il ne se doutait pas lui-même qu'il fût
tyran. » Marx, sans avoir lu Freud : « Ce sont les hommes
qui font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).
Passons plus rapidement sur les chapitres suivants, qui
relèvent de la même logique et du même style. Par exemple, au 30 septembre
1791, à la dernière séance de la Constituante, quand Robespierre a renoncé, de manière
qui se veut exemplaire, à se présenter à la Législative et que, avec Pétion, il
est ovationné, notons ceci :
Robespierre est celui qui n'aura de cesse d'instruire la
Révolution de ce qu'elle est et de rappeler les révolutionnaires à leurs
obligations envers l'œuvre exceptionnelle qu'il leur revient d'accomplir.
[…] C'est la constance de ce positionnement qui explique le mieux
l'exemplarité dont le personnage s'est peu à peu chargé, exemplarité qui
constitue le vrai ressort de sa popularité. Car celle-ci a quelque chose de
mystérieux, nombreux sont les historiens et biographes qui l'ont à juste titre
relevé. (p. 53-54)
Par exemple encore, dans le chapitre « Un
moi-peuple », relevons le moment qui suit la chute de la royauté (10 août
1792) et qui voit, dans Robespierre, « s'affirmer, au fil de ses prises de
parole, une image du peuple dont il se veut l'organe et une image de lui-même,
en même temps et corrélativement qu'une image du combat politique qui se nouent
en système et qui finiront par l'enfermer dans un aveuglement que c'est la cas
de dire mortel » (p. 70-71). Car le gardien inspiré et sourcilleux
des Droits de l'homme tourne au promoteur d'une société-peuple et vire,
lui-même, au moi-peuple, c'est-à-dire à « basculer vers un système inédit
d'oppression » (p. 74). Fin septembre 1792, après l'insurrection du
10 août, les massacres de Septembre et la proclamation de la République, après
son élection à la Convention, celui qui disait le 2 janvier précédent :
« Apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple […] ; je suis
du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela […] »
(p. 75) peut aller enfin à l'exercice du pouvoir, mais d'un pouvoir
toujours déguisé en autre chose, par exemple en responsabilité transitoire et
partagée de salut public. L'image que Robespierre a de lui-même, c'est cela qui l'aveugle,
et c'est l'écrivain qui, rappelant l'usage adéquat de l'image, dénonce la confusion fatale
que Robespierre introduit entre lui-même et le peuple. Trahissant la loi de l'image,
Robespierre expose le secret de sa politique aux Jacobins : entre le peule et lui-même, pas
de médiation notamment institutionnelle, pas de rapport, pas de raison une totalisation.
En effet, « tout s'est passé comme si le choc de
l'événement avait précipité la métamorphose du personnage » (p. 91).
Le « comme si » maintient une distance essentielle au sein de l'image même.
Non seulement prudence mais rigueur de style, car il n'y a pas plus d'identité stricte
entre ce moi et le peuple qu'il n'y en aurait
dans une métonymie
qui assimilerait purement et simplement la Révolution à Robespierre, ou nos divisions à celles qui minaient la Révolution.
De la psychologie à la politique
Élu ou non élu, Robespierre exerce une magistrature virtuelle
qui se fonde dans une espèce d'exterritorialité où on a peine à le situer.
Après la mort du roi, évoquant la foi que Robespierre investit dans son action,
Gauchet ajoute :
Elle ne rend pas compte pour autant de la vindicte qui le
dresse contre ses contradicteurs. Il faut faire ici la part d'un facteur
difficile à appréhender mais qu'il faut essayer au moins d'approcher, parce
qu'il jouera un rôle déterminant dans la suite : son hostilité viscérale
aux personnes du pouvoir. Les ressorts psychologiques s'entremêlent sur ce
terrain avec la conviction politique et le point délicat est de les saisir dans
leur alliage. […] Ses adversaires dans l'assemblée, les Guadet, Gensonné,
Vergniaud, ne sont que des « fripons », mais le principal ministre,
Roland, a droit au rang supérieur dans l'infamie de « scélérat ».
(p. 107)
Viscéral. Quel est le lien, quel est le lieu où se nouent
d'une part la politique de Robespierre en ses évolutions et d'autre part le
caractère de l'homme, en transformations corrélatives elle aussi ? Cette
question, Gauchet la traite au long (la reprend et l'approche, ne la résout
pas) à propos des discours prononcés aux Jacobins au printemps 1792. C'est
exactement le moment où Michelet, suspendant lui aussi son récit, avait tracé le
tableau sans complaisance de son héros.
Mais, ne nous y trompons pas. Ce sont deux intentions, deux
méthodes, deux styles. Là où Michelet démontait non sans allégresse la
popularité de Robespierre et le personnage qu'il se construisait, Gauchet
évoque le problème qui revient sans cesse dans son livre, celui de l'énigme que
constitue le personnage et qu'il entend traiter de la manière la plus
rationnelle possible. Car il s'agit de tracer des liens, avec discernement,
entre le personnage et l'homme, et cette recherche revêt une portée générale : car il
s'agit bien de désenchanter les enchantements qui nimbent la Révolution jusqu'à
nous.
Notamment dans les discours du 26 mars et du 27 avril 1792
aux Jacobins, Gauchet note lui aussi « une obsédante mise en scène de
soi » : « Ce qui semble sûr, c'est que Robespierre ne reste pas
insensible à cette adulation qui l'entoure. Il s'installe dans le personnage,
il s'y épanouit. » Gauchet s'emploie donc à « discerner les voies par
lesquelles ce qui n'est après tout que la psychologie d'un individu prend une
dimension politique ».
La voie est celle d'une dialectique de l'incarnation :
[…] ce penchant au soupçon, cette raideur face à la
contradiction, cette mélancolie sacrificielle peuvent être rapportés à
l'idiosyncrasie de l'individu Robespierre, aux méandres d'une personnalité que
des générations de biographes se sont acharnées à cerner avec des bonheurs
inégaux. Mais cela ne dit rien de la portée que ces traits en sont venus à
prendre dans le contexte, de la fascination mobilisatrice qu'ils ont pu
susciter chez un grand nombre d'acteurs pour lesquels ces motifs étaient sans
racines personnelles. Il faut les désingulariser. Ils
n'ont acquis leur signification fédératrice qu'en fonction de leur imbrication
avec une vision politique à laquelle ils procuraient une traduction vivante.
Sans doute fallait-il que Robespierre présente ces dispositions pour s'élever
ainsi à l'incarnation par excellence de la Révolution en mouvement. Mais se
fût-il contenté de montrer ces caractéristiques singulières, il serait resté un
acteur parmi d'autres. (p. 89-90)
Cependant, écrire cela, c'est renvoyer le problème
psychologique de Robespierre à celui de la Révolution française, qui ne serait
pas exactement ou pas seulement un problème politique. Ne serait-ce pas
réenchanter le personnage de Robespierre par un mystère de l'incarnation, à
travers un enchantement de la Révolution elle-même ?
« Une tragédie »
Après le 10 août 1792 et après son élection à la Convention, par
la force des événements Robespierre va au pouvoir qu'il refusait jusqu'alors. Commence
le récit de dix-huit mois de luttes entre septembre 92 et avril 94, où Gauchet
analyse la stratégie de Robespierre et de son groupe en termes
paradoxaux : participer à un Comité de salut public qui gouverne sans être
un gouvernement, lancer le thème et l'action de la terreur en vue d'établir la
tranquillité publique et la liberté, instituer (Hébert et Danton) un tribunal
révolutionnaire pour juger provisoirement selon une légalité d'exception,
détruire bientôt, l'un par l'autre, les partis des Enragés et des Indulgents.
Vient le moment où Girondins et Montagnards entrent dans une
bataille mortelle, et où Gauchet introduit une problématique nouvelle et un nouveau nom,
une nouvelle dialectique :
Le fait est qu'ils [les Montagnards] ont sauvé la République
de l'invasion étrangère et de la dislocation interne, même s'ils ne l'ont
sauvée que pour se montrer incapables de la faire fonctionner. Cela s'appelle
une tragédie et la Révolution française est à penser comme une tragédie. Elle
est, en dernier ressort, l'expérience d'une impuissance terrifiante à
concrétiser la plus haute et la plus noble des ambitions humaines, celle de se
gouverner. Les uns ne veulent retenir que la noblesse de l'ambition, les autres
ne veulent voir que la folie ignominieuse des moyens et sa sanction par
l'échec. Unilatéralismes également trompeurs. Il faut les prendre ensemble,
afin de tirer les leçons du cheminement qui a permis, malgré tout, de surmonter
l'échec initial sans repasser par les épreuves qui l'ont accompagné.
(p. 120-121)
Tragédie donc, c'est-à-dire qu'on entre dans une espèce de
Raison essentiellement obscure, mais pensable selon certaines règles
(concrétisées dans Aristote) et dont le spectacle et les leçons peuvent nous
guérir en nous enseignant, à nous, la voie de raisons non unilatérales. Gauchet
avance toujours selon la même problématique — suivi rigoureux des
événements, compréhension à travers les discours de Robespierre, rigueur du raisonnement — et dans le même souci de notre présent. Sauf peut-être
celui de Tocqueville, les livres ici réunis sont tous imprégnés de l'idée du
tragique, mais il est bien remarquable qu'elle figure aussi nettement exprimée
dans le seul vraiment qui soit un essai de réflexion politique.
Danton guillotiné (5 avril 1794), Robespierre entre dans la
dernière péripétie de son pouvoir et de sa vie. Avant même d'en venir aux approches de Thermidor, anticipant
comme il le fait parfois, Gauchet avait noté certaines absences de Robespierre
à des moments cruciaux et, « dans les dernières semaines de son existence,
en juin-juillet 1794, son silence à la Convention » (p. 168).
Problèmes seulement de santé ?
Cette vulnérabilité physique ou morale devient un facteur
agissant que l'on ne peut ignorer, sans pouvoir en tirer une conclusion
assurée. Elle frappe d'une incertitude irrémédiable la lecture de sa conduite.
Le Robespierre des derniers temps s'enfonce dans une obscurité indéchiffrable
— une obscurité qui n'a pas peu compté dans la mythologisation
ultérieure du personnage. (p. 169)
Gauchet reviendra plus tard sur ces absences de Robespierre
au Comité de salut public et à la Convention, entre le 29 juin et le 23 juillet
1794. Selon lui, il convient « de se le représenter durant ces quelques
semaines de juillet méditant et préparant soigneusement une offensive qu'il
sait décisive, s'assurant de ses alliances, mesurant les forces en présence et
cherchant le moment opportun » (p. 211). Peut-être, par exemple, dans
l'idée de déléguer à Saint-Just une partie de la contre-offensive… Toujours est-il que l'enquête rencontre ici « une obscurité
indéchiffrable ».
« Le Robespierre des derniers temps », on aura
reconnu le titre de Domecq… Absolument différent de celui de Gauchet, le récit
de Domecq, bordé lui aussi par une connaissance fine des événements,
s'attachait à l'énigme des silences et de l'absence de Robespierre avant et
pendant le 9 Thermidor, et se refusait à la résoudre autrement que par un
passage à la fiction. Gauchet, lui, se refuse à déchiffrer comme à chiffrer
l'énigme. Il s'en tient à repérer les actions de Robespierre, en tant
qu'elles sont accessibles à l'enquête historique et à la vérification par ses
discours et ses écrits — en tant qu'elles forment une politique —,
actions qui le déterminent logiquement, lui et sa politique — et
la Révolution —, à une catastrophe.
Portant lui aussi le problème au niveau de la politique et
plaçant lui aussi le curseur après l'exécution des dantonistes et des
hébertistes, Jaurès identifiait une politique de la mort dont il analysait les
incidences psychologiques et morales sur Robespierre et Saint-Just, et dont il
développait, en philosophe, une métaphysique de l'aliénation. Jaurès, en homme
politique, rejetait la politique de Robespierre et de Saint-Just, au profit
d'une autre politique qu'il jugeait possible, dont il donnait les grandes lignes,
et au nom d'une conception de la Révolution française comme essentiellement
démocratique. Gauchet comme Jaurès parlent d'une tragédie.
Thermidor
Dernier tour d'écrou, dernier recours à Robespierre et à son
action.
Pour stabiliser la Révolution, ce qui ne serait autre chose
que l'assurer de manière définitive, Robespierre et Saint-Just agissent de deux
côtés. D'une part, à tous les niveaux d'autorité et
pour ramener la confiance, ils resserrent les contrôles et, d'autre part,
quitte à contredire leur progressisme par un élément de religiosité, ils
recherchent le concours des « idées religieuses et morales ». Il
s'agit donc d'instaurer le règne de la Vertu dans la République et dans le
peuple, d'une part par la répression et de l'autre par l'instauration d'un culte
à rendre à une transcendance rationnelle — le jour où le calendrier
chrétien fêtait la Pentecôte. Les résistances s'organisent jusque dans la
Convention. L'offensive de Saint-Just et Robespierre contre elles
se précise, leur attitude sacrificielle souligne l'enjeu de vie et de
mort. La lutte se cristallise autour de la fête de l'Être suprême et de la loi
terroriste de Prairial.
Le 8 thermidor, « quand [Robespierre] monte à la
tribune, où il ne s'était pas exprimé depuis plus d'un mois et demi, […] tout
le monde comprend que l'heure de vérité a sonné, que “le voile va être levé”,
selon une des expressions favorites de la rhétorique révolutionnaire »
(p. 219-220). Or, pas de noms de comploteurs mais des allusions qui
inquiètent tout le monde, les formules encore une fois d'une posture victimaire,
un état des lieux et une réflexion pessimistes sur l'avenir de la
Révolution : tout serait à faire, ou à refaire.
Ces dernières
paroles publiques méritaient d'être regardées d'un peu près. Lénigme du
personnage s'y concentre. Ce discours se prête, en effet, à deux lectures
diamétralement opposées. Il est possible d'y voir un petit chef-d'œuvre de
machiavélisme […]. On peut voir au contraire, dans cette façon pathétiquement
solitaire de risquer le tout pour le tout, la réaction solitaire d'un homme
blessé, incapable tant de supporter la contradiction que de s'avouer l'échec de
son rêve et emporté par un narcissisme mortifère au point de se lancer dans une
manœuvre insensée. […]
Il y a un tel poids de vérité dans
chacune de ces interprétations et dans les nuances dont elles sont susceptibles
qu'il est vain de prétendre trancher entre elles. L'enchevêtrement des logiques
de conduite est inextricable et voue le personnage à une opacité définitive.
(p. 227-228)
Il a fait un rêve. Lequel exactement ? De se pérenniser
en Protecteur de la Révolution ? Tallien et ses affidés jettent à la face
de Robespierre le nom de Cromwell, dont le rêve était de se faire roi.
L'enquête est renvoyée aux hypothèses qu'elle peut formuler
en présence de l'énigme. C'est le sort de maintes enquêtes judicaires, et c'est
dans leur nature : se donner toutes les garanties qu'elles apportent en
documents et en faits et conclure parfois à l'obscurité, à l'obscurité
définitive des êtres et des choses, et à celle des moments de l'Histoire.
Laisser au juge le soin de juger. À
l'écrivain qui cumulerait la direction de l'enquête et le jugement final ?
Non. Au législateur encore à venir ? Oui.
La première surprise passée, les opposants s'organisent.
Dans la nuit suivante ils perfectionnent un complot, celui-là réel, que Robespierre
ignore ou veut ignorer. Le 9 thermidor à la Convention, lui et Saint-Just sont
empêchés de parler, le marais les abandonne, eux et leurs fidèles sont décrétés
d'arrestation. « C'est le langage du complot, tant affectionné de
Robespierre, qui l'emporte pour se retourner contre lui. […] Le grand
dénonciateur de complots finit en conspirateur » (p. 235-236). Ainsi
s'exprime ironiquement l'esprit de la tragédie. « Le point final de ce parcours à nul autre pareil est
un immense point d'interrogation » (p. 237).
Le point de l'interrogation
Pourquoi et pour qui y a-t-il dans le personnage de
Robespierre « une obscurité indéchiffrable » ? Parce que
Robespierre, dès la Constituante, se placerait lui-même hors du politique,
c'est-à-dire hors de la raison du politique ? Cela, Michelet l'avait vu et
écrit, rappelons-le : « [Robespierre]
dit ce qu'on devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le
faire. C'est là pourtant que le politique engage le plus sa responsabilité, là
que les événements viennent souvent le démentir et le convaincre d'erreur. »
Que pose cette raison du politique ? Un principe éthique de responsabilité
et un principe de vérification de l'action par la soumission aux arrêts de la
réalité, l'un et l'autre liés.
De trois manières, dans l'action et dans la personne de
Robespierre, ces principes sont méconnus et offensés. Par le déni à l'égard de
la réalité, par le refus premier d'assumer les responsabilités de tout
gouvernement et notamment du gouvernement de la Révolution, par l'acceptation
tardive, contrainte et biaisée de ces responsabilités, fin juillet 1793, quand
il entre au Comité de salut public.
Quand l'homme d'influence entre enfin dans le gouvernement
réel et effectif de la Révolution, pour la diriger — là encore non
explicitement —, en un an l'homme des Droits de l'homme vire au
tyran. C'est en effet une tragédie.
Pour qui cela est-il une tragédie
et définitivement obscur ? Pour l'enquêteur qui a porté l'enquête au
niveau de la politique. De même que dans nos débats politiques la tragédie ne
devrait pas avoir lieu, dans la Révolution française elle n'aurait pas dû avoir
lieu. Après tout, dans la démocratie américaine (Tocqueville), le régime de
l'égalité a trouvé ses institutions sans révolution et avec le temps. Et même,
toujours avec Tocqueville, faudrait-il en venir à ne pas accorder cette
importance cardinale à la Révolution française, puisque le processus
d'égalisation de la société française était à l'œuvre depuis les profondeurs de
l'Ancien Régime, et qu'il n'est toujours pas réalisé parmi nous ?
Avec Robespierre, quelque chose d'irréductible à la politique
— ou quelque malheureux hasard ? — s'est glissé dans
l'Histoire, au plus mauvais moment. Mais, en général, le régime de la tragédie
n'est-il pas souvent à l'œuvre dans l'Histoire, la
politique se chargeant alors, et noblement — c'est
Jaurès —, de mettre au contraire ses raisons limitées dans ce qui
n'en pas ? Robespierre n'était pas l'homme de ce rôle, mais c'est à lui
qu'il est échu.
Une synthèse en forme de méditation politique
Traversant l'épaisse couche sédimentée de récits et
commentaires, légendes noires et blanches, récupérations et détestations,
l'enquêteur a voulu rendre justice à Robespierre.
Situer les moments d'obscurité indépassable ; repérer
la discordance entre le moment des droits et celui du gouvernement des
droits ; déceler l'illusion d'un peuple uni dans la vertu et d'un homme
capable de conduire l'action selon cette idée du peuple ; développer
l'énigme qui noua un individu et la Révolution : décrire le mouvement dans
lequel Robespierre se découvre à lui-même en découvrant la Révolution
— tout cela en interrogeant les discours et écrits de l'homme qui, à
mesure, expliqua l'événement aux autres acteurs en s'expliquant à lui-même.
En même temps, rendre justice à Robespierre, c'est le faire
reconnaître comme l'homme qui peut nous réunir, autour de son parcours et de
son échec, comme notre plus grand commun diviseur : nous expliciter à
nous-mêmes le sens obscur de nos divisions et laisser entendre que le moment
est venu de commencer à nous unir, à nous parler, à délibérer. De nous réunir
autour d'un spectacle tragique, dans la terreur et la pitié.
En quoi notre moment autorise-t-il cette suggestion ?
Gauchet le dit dans les quatre dernières pages. L'Histoire s'étant chargée de
dissiper les illusions de 93 et 94 et bien d'autres qui ont suivi immédiatement
la Révolution française et perduré jusqu'à nous, les exigences des Droits de
l'homme, elles, subsistent, renouvelées, qui demanderont beaucoup de temps, de
réflexion et d'actions pour être réalisées. Quelle est la forme de notre énigme
et quel est donc notre problème ? Ceux-ci : comment créer les
institutions qui répondront enfin et effectivement à la déclaration d'égalité
entre les hommes formulée dès 1789 ? Immense chantier.
Ce que Gauchet ne dit pas explicitement ici et que l'on peut
deviner en se tournant vers les autres parties de son œuvre comme vers autant
d'exemples d'un certain travail : celui de désenchanter et de
désensorceler nos démons et merveilles, de nous faire enfin nous parler entre
nous, et de mettre autant de raison qu'il se peut dans nos déraisons
invétérées. Tâche politique, quand se dissipent, peut-être, les illusions
gratifiantes d'un peuple qui se complaît dans l'élection de la tragédie et qui
aime à se la rejouer, serait-ce en farce.
Mais alors, cette suggestion ne revient-elle pas à
désenchanter la tragédie elle-même, ou à critiquer un certain esprit de la
tragédie par un bon usage de la tragédie ? Est-on si loin des écrivains
qui se confient à l'esprit et aux logiques, à leur manière rigoureuses, de la
fiction ? Dans sa Poétique,
Aristote avait examiné l'esprit et un bon usage, certes non directement
politique, de la représentation tragique.
En tout cas, ce n'est pas en exaltant Robespierre, ni en le
diabolisant, ni en le passant sous silence, que nous guérirons les maux de
notre démocratie. Marcel Gauchet sait que la tragédie hante la politique, il
s'applique à circonscrire le tragique dans le politique.
La pensée de la politique, même quand elle œuvre au désenchantement,
est reconduite par force à la présence du tragique. Mais il suffit qu'elle
fasse leur place aux obscurités irréductibles des personnages et de
l'événement, sans prétendre ni les éclairer en elles-mêmes ni en faire un
principe d'explication de l'événement. C'est évidemment par là que l'essai de Marcel
Gauchet et son écriture appartiennent à la littérature.
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10 Jean-Philippe Domecq : Robespierre, derniers temps Un « apprenti être humain »
Publiés désormais dans le même volume par Jean-Philippe
Domecq, son Robespierre, derniers temps
et La Littérature comme acupuncture
entretiennent entre eux, par cette réunion, un rapport étrange. Rappelons d'abord que le Robespierre est paru en 1984 et que
l'essai de La Littérature comme
acupuncture paraît dans ce volume de 2011. Le premier livre faisait figure
d'un vrai chantier : extraits de discours, procès verbaux d'assemblées,
rapports de police, extraits de journaux, notes en récapitulation, récit de
rêve, méditations, fantasmes et obsessions… Plus de vingt-cinq ans plus tard,
quand Domecq fait retour sur son Robespierre,
c'est pour régler une question pendante depuis ce chantier : pour une
réflexion sur la littérature en général, vue certes à travers la perspective
particulière de son rapport à l'Histoire et sous l'enseigne d'une métaphore
médicale : « sur ce qu'elle peut bien dire à l'Histoire […] ;
et, du même coup, par réfraction, […] sur l'étrange connaissance que nous
apporte, sur tout et sur rien, la littérature », sur le genre de
réflexion salutaire qu'elle nous procure touchant la vie en commun des citoyens.
Théorie, esthétique, morale et politique de la littérature.
Histoire et littérature
L'essai de 2011 pose, d'emblée et de manière plus abstraite
et plus générale que le récit de 1984, la différence entre l'historien et
l'écrivain, cette différence sans laquelle on comprendrait mal le mixte
étonnant du Robespierre entre le
caractère d'étude historique et la liberté de la fiction :
Je ne suis qu'écrivain — apprenti être humain
certes aussi et surtout, mais, plus modestement c'est en écrivain que je me
présentais aux historiens et penseurs de l'Histoire sans qui ce livre sur la
fin de Robespierre ne serait pas ce qu'il est. (LCA, p. 351)
En effet, dans le Robespierre,
à l'occasion de la « pause » qui forme son acte III, il y avait déjà
une réflexion sur cette différence, mais traitée de biais et de manière quelque
peu provocante, à travers la fiction d'une rencontre entre l'auteur de cet
essai et Maximilien Robespierre à Ermenonville, sur la tombe de Jean-Jacques
Rousseau :
J'aime la
méthode de l'historien, son rêve de rigueur : il rêve du degré zéro de
l'interprétation subjective, idéologique. Son honnêteté tient de la
gageure : des questions actuelles ou personnelles l'ont en secret porté à
interroger telle ou telle époque passée, mais ces questions ne sont pas celles
du passé, qu'elles vont distordre et faire mentir, alors l'historien les fait
taire, les occulte. Plus ou moins.
Je ferai le contraire, dans ce bref
troisième acte, que le lecteur pourra sauter sans dommage pour le fil des
événements. Moi, je dois marquer une pause : non pas pour restituer si peu
que ce soit les questions qu'a pu se poser Robespierre, mais pour me poser, en
me laissant hanter par lui, les questions qui m'ont inconsciemment porté à lui.
(p. 198-199)
Quelles questions, en 1984 ? Celle-ci, qui les
résume : « Peut-on cohabiter, et faire mieux que survivre ensemble, si
le sens est perdu ? » (p. 211) Question posée par « Lui »
(Robespierre) à « L'autre » (l'écrivain), et qui concerne le thème de
l'Être suprême, ce moment fatal dans les derniers temps de Robespierre, une question
qui retentira, mais sous une autre forme, plus générale et plus politique, près
de quarante ans plus tard, dans le Robespierre
de Marcel Gauchet : comment vivre ensemble tant que le problème du
gouvernement selon les Droits de l'homme n'aura pas été résolu ?
Avec Domecq et en 2011, dans le contexte des romans qui
entendent revisiter l'Histoire et des débats qui se développent à nouveau sur
les rapports entre la littérature et l'histoire, il s'agira plutôt, en
retraçant l'inspiration du Robespierre,
de mesurer les intentions et les pouvoirs de la littérature. Dans le style
mordant qui est aussi la marque de Domecq, La
Littérature comme acupuncture critique notamment Les Bienveillantes de Jonathan Littell et évoque, a posteriori, l'esthétique que Domecq
eut en vue dans son Robespierre.
Des noms et références ? Si « le style signe la
pensée historique » (LCA, p. 400), alors il retient Sieyès pour le
sens du tout ou rien, Stendhal et Benjamin Constant pour le tranchant de la prose
française appliqué à la Révolution ; et il rejette Chateaubriand, parce que
sa vision du mouvement historique est tournée à la nostalgie de ce qui fut et à
la délectation mélancolique qui s'en suit. Pour Chateaubriand, cela se
discuterait…
Revenons au Robespierre
comme si La Littérature comme acupuncture
n'en était pas le développement strict, ni même le commentaire, c'est-à-dire à
le lire comme ce qu'il apparut d'abord en son temps et comme ce qu'il
est : un essai littéraire sur la fin de Robespierre, une interrogation sur
le sens de la politique à travers un moment-clé de l'Histoire, une étude mais
plutôt au sens musical du terme. Il sera toujours temps ensuite de retourner à
l'essai sur la littérature, au besoin du Robespierre.
Histoire et fictions
Robespierre, derniers
temps est dédié à Francesco Rosi, le cinéaste italien (Salvatore Giuliano, Lucky Luciano, L'Affaire Mattei…) qui fut le praticien et le
théoricien du film-dossier. Ici le livre-dossier
comporte donc des documents : de nombreux extraits de discours, des
témoignages et des lettres, des citations de mémoires, des pièces d'archives,
des rapports de police, des comptes rendus officiels ou non… Mais, Rosi le
savait mieux que personne, la documentation ne suffit pas : « Comment
donner à voir la vie, qui ne laisse pas de trace, entre les événements, qui
laissent des documents ? » (p. 145).
Il y faut l'écriture littéraire, ou l'écriture cinématographique,
celle-ci ainsi nommée par métaphore. Dans Domecq, les éléments d'information
sont organisés suivant la chronologie des jours et des heures, et selon des
plans, des indications de lieux et des schémas visuels soumis à des points de
vue cadrés : fenêtres en hauteur, escaliers, embrasures de portes, regard
même du guillotiné saisi dans les derniers instants… Tout cela accompagné d'espèces
de notes critiques, comme celle-ci, après une scène prise aux Jacobins le soir
du 8 thermidor : « Alors ce qui se passe ensuite, on ne le saura
jamais, même ce qu'on vient de voir n'est pas sûr : que croire de la
version des événements, l'unique, dictée par les vainqueurs après deux jours de
silence journalistique ? » (p. 244).
D'où, sous les auspices de Rosi, le soin apporté à rédiger
une espèce de bande-son, depuis la première scène, enregistrée dans le logement que
Maximilien Robespierre occupe chez le menuisier Simon Duplay (« J'entends,
j'entends le sifflement d'une varlope qui va et vient pesamment. […] Des pas
dans le corridor de planches. Simon-à-la-jambe-de-bois est entré sous le
porche. Brount, son poil roux, le devance dans la cour et vient tourner autour
de son écuelle, près de la pompe » (p. 11). Cela ira jusqu'au hurlement
de Robespierre, quand l'un des bourreaux lui arrache le bandage qui retenait sa
mâchoire blessée, juste avant la chute de la lame (« il
hurle », dernière ligne du scénario, p. 294).
Appartiennent aux notations de cette bande-son des bruits familiers, des murmures et
apartés, des applaudissements et huées, de longues citations de discours
eux-mêmes très sonores et imprégnés d'une tradition qui remonte à Démosthène et
principalement à la République romaine : apprise aux écoles et appartenant
à la littérature, l'éloquence de Robespierre, de ses amis et de ses ennemis, relève
d'une poétique, que le romancier à son tour doit mettre en œuvre, en son œuvre.
Faire voir et entendre Robespierre en train de préparer un discours, de relire
et biffer son manuscrit, de créer ses formules : Il est plus facile de nous ôter la vie, que de triompher de nos
principes. C'est le discours du 7 prairial an II, 26 mai 1794, à la
Convention, dans la saison des derniers temps, mais Domecq ne donne ni la date
ni le lieu — il faut les retrouver, ainsi que la citation, dans
Michelet ou sur le Web.
D'où, dans la même séquence du récit, le fondu enchaîné entre
la scène de la préparation, à domicile, et ladite séance de la Convention, avec
la rumeur des applaudissements, avec les protestations d'amitié indéfectible,
et avec le vote de faire imprimer le discours à cent cinquante mille
exemplaires. C'est une réponse à Michelet : comme vous, je vois, j'entends
la Révolution, mais dans l'imaginaire de mon temps, selon le cinéma.
L'écrivain assiste à la projection mentale d'un film qui
déroule les derniers temps d'un personnage désigné comme « Il »
— lui que je vois ou que j'ai vu, moi ce spectateur :
grammaticalement ille,
le héros de cette histoire (première distance), et cette image objectivée sur un
écran imaginaire (deuxième distance), « lui », entre tous et
immédiatement reconnaissable, au point que, souvent, les verbes qui expriment
ses actions sont elliptiques de tout sujet. Dans la prose de Domecq règnent les
déictiques, ces signes grammaticaux d'une présence : « « Ses
yeux, je les ai vus en rêve […]. Deux fois ce rêve est revenu. Robespierre est
en face de moi, les mains posées sur la table. Il doit y avoir une lampe mais
le visage s'éclaire de lui-même tant il est pâle. Pas le moindre geste, et les
traits figés. Les yeux, en revanche, vont mécaniquement de gauche et de
droite » (p. 143). Soulignant souvent la distance, l'écrivain raconte
ces séances de projection intime :
Il esquisse
un sourire, baisse la tête.
Je le sens encore quand j'écris, ce
regard en surplomb, sur ma nuque parfois je crois sentir un souffle
(p. 125).
Ainsi cette séquence entre Robespierre et Couthon, début et
fin :
Les pieds de l'infirme sur le carrelage de l'âtre. Fêlée par
en bas, la plaque de fonte. Dossier de fauteuil en contre-jour. Robespierre
appuyé au manteau de la cheminée. Couthon lit la lettre qu'il lui a remise […].
[…] Derrière la fenêtre, le feuillage brille encore. Dossier de fauteuil à
contre-jour. Les pieds de l'infirme sur le carrelage de l'âtre. Esquisse en
style de scénario, pour donner à voir (p. 144-145).
Ainsi encore, ces séances des Jacobins en messidor (juillet
1794, p. 174-178) : « Lui, comme pris au piège, s'agite dans un filet
de mots, toujours les mêmes, rageurs. En Robespierre le politicien a disparu.
C'est une fuite en avant dans le moralisme verbeux. »
Cependant, malgré les apparences, voulues, le Robespierre n'est pas le scénario d'un
film à venir ; ce n'est pas l'écriture du scénario, c'est l'écriture du
romanesque qui, saisissant le cinéma précisément au moment où il confine à cette
écriture et imitant littérairement l'esthétique propre du scénario, la porte au
niveau de la littérature. Et puis — et surtout ? — il y
a de longs silences, lentement parcourus par l'écriture, laquelle note les
hésitations, les absences et en fait l'inaction de Robespierre, ce manque subit
et incompréhensible dans un homme qui avait trouvé les mots et les gestes à
chaque occasion décisive, ce manque qui, constituant l'énigme de cette
personnalité et de ces événements, forme l'objet même du livre.
Car l'événement historique est loin, dans des temps et des
lieux abolis, et il faut le rendre présent. Le parcours suivi par les
charrettes des suppliciés n'existe plus, les salles des Jacobins et des
Assemblées non plus, les publics des tribunes et les foules des exécutions non
plus. Surtout : que pensait Robespierre au delà de ses discours et de ses
écrits ? C'est la question que se posera Marcel Gauchet quarante ans plus
tard.
L'opacité du réel
Mais pourquoi imiter le cinéma, c'est-à-dire transposer ses
effets propres dans les pouvoirs du romanesque ? D'abord et tout
simplement parce que, par ses moyens à lui, le cinéma impose aux sens de forts
effets de réel, et c'est du réel qu'il est question ici. Les artefacts du
cinéma proposent une vision apparemment immédiate des choses et de la vie, y compris de ses silences. Même
s'il l'obtient par les moyens raffinés de sa poétique propre, le cinéma
revendique cette espèce de naïveté, qui est aussi une reconnaissance, un
respect et un amour à l'égard de la réalité. Seuls le cinéma et la littérature
— élargissons : la peinture, par exemple dans Les Onze, vue par la littérature — peuvent tourner
autour du réel, parce qu'ils le reconnaissent comme tel : ni par
déduction, ni par construction, mais par intuition de ce qui est comme c'est.
Une fois rendus présents comme au cinéma, bien que d'une
manière biaisée — et d'autant plus fortement —, tout
cela prend la propriété essentielle du réel, qui est son obscurité. C'est ici
que l'on peut retrouver l'essai de 2011. Notamment quand il s'agit des grands
événements, l'Histoire nous propose des énigmes, c'est-à-dire des faits qui
débordent toutes les conceptualisations : « […] ce qui détermine
l'Histoire est tantôt sous-jacent, tantôt incident, voire en excès, par rapport
à ce que les hommes croient en discerner tant à chaud qu'après coup »
(LCA, p. 360).
Ce trait essentiel de l'Histoire, qui est en fait celui de
tout le Réel, ne réside pas dans une profondeur prétendue que l'analyse
(psychologique, psychanalytique, esthétique, économique, philosophique ou autre) aurait à explorer
ou à expliciter : non, car les choses, les êtres et les événements ne se
dérobent à notre prise qu'en tant que justement ils sont là, sans plus. Tout
est là, à nos yeux, mais dans le mouvement par
lequel tout ce qui est se dérobe à notre possession, et particulièrement à la
possession par ce que l'on appelle introspection ou approfondissement,
symbolisation ou conceptualisation, explication, exploration ou autopsie,
description même et surtout… : « […] au fond et sous
nos yeux, jamais les choses ne sont évidentes. Elles laissent toujours un reste
à leur description comme à leur explication » (LCA, p. 362).
Disons : c'est précisément le genre de leur évidence
qui nous crève les yeux. Voilà ce que la littérature, à l'instar du cinéma, a à
faire voir et entendre, à faire sentir et, ajoutons, à faire comprendre et
aimer : cette immanence des fonds à la surface, ces débordements si
frappants dans les grands événements comme la Révolution française, ces moments
apocalyptiques de « l'extase politique » (ces « derniers
temps »), mais aussi bien ceux de telle haute expérience sportive (Ayrton
Senna, le héros des pistes de la Formule 1 : « tous les sentiments
qu'un être humain peut connaître, je les ai connus en un tour », LCA,
p. 364), — ces moments d'immédiateté de l'humanité à elle-même
qui font que, maniant la métaphore des corps, biologiques, sociologiques ou
politiques, Domecq puisse parler de la littérature comme acupuncture
— une clinique et une thérapeutique —, et lui assigner d'en
rendre compte :
La chair par la peau. De l'acupuncture sociale, politique, en
quelque sorte. C'est comme si, tout fragile et fin qu'il soit, le stylet de la
pensée/forme qui balise le territoire en repérait les points nodaux à la faveur
de certains cadrages. L'intuition pourrait être le processus par lequel cela
s'opère. […] c'est sa vocation, à la
littérature : représenter des situations, qui recèlent toujours plus
d'explications que tout système d'explication. (LCA, p. 359)
L'autre métaphore, esquissée à partir d'une citation de
Tocqueville, est celle des courants dans la mer. « De fait, autant que
notre vie intérieure, notre vie publique, passée, présente et future mêle sous
nos yeux le compréhensible et l'incompréhensible » (LCA, p. 355, où
Tocqueville est loué, « qui, à force d'accommoder son optique
intellectuelle sur “ce qui se dérobe” dans la vie des peuples, atteint les
hauts vols de la littérature moraliste et ce par la stricte justesse
d'observation ») : car on ne plonge pas dans ou sous ces courants, on
les relève en surface, où tout est exprimé de leurs mouvements et de leur
puissance, de leurs dérives et dangers, de leur nature, de leur sens.
L'acupuncture est une médecine des énergies.
Si les corps humains, mais aussi bien les entités
collectives et les choses matérielles, sont humainement connaissables, c'est
par l'évidence problématique et même énigmatique de leurs déplacements, dans
l'ici et le maintenant. Si l'énigme ne réside pas dans une arrière-scène ou
dans un au-delà de l'écran, c'est que ce qui est est
comme il est.
C'est exactement ce que le cinéma sait mettre en évidence,
on dirait même qu'il a été inventé, développé et raffiné pour nous sortir
l'esprit de notre état chronique d'inattention ou de nos errances dans des
à-côtés, et le mobiliser aux mouvements imprévisibles de toutes choses (LCA,
p. 363). Et, quand la littérature entreprend de rivaliser avec le cinéma,
la grammaire fondamentale de sa prose sera forcément celle des
déictiques : par les mouvements de la prose, ô Baudelaire et ses nuages,
désigner les mouvements de la vie, un point c'est tout — certains points
en mouvement parcourant la vie.
Le personnage de Robespierre
Dans le Robespierre,
le mouvement décisif et répété, c'est celui par lequel Robespierre s'absente.
Il ne paraît plus aux réunions du Comité de salut public. Il abdique en pensée
un pouvoir dont, pense-t-il, il n'a jamais voulu. Bientôt il ne le défendra plus. Pas exactement comme le Danton de
Büchner, il s'efface, pendant plusieurs jours il disparaît. Cependant, quittant son personnage, il se quitte
lui-même. Mais s'absenter de soi-même, ce n'est pas se liquider purement et
simplement, c'est se perdre en ce mouvement d'ascèse de soi, comme par une
purification ou une mortification : Robespierre est, en vrai, un Igitur, un être qui s'abolit à la Mallarmé dans une pure
exigence.
Laquelle ? L'un, Robespierre : comment cela qui m'arrive peut-il m'advenir ?
L'autre (l'écrivain) : comment cela peut-il se dire, s'écrire, se montrer ? Robespierre manque à ses amis,
à l'idée qu'il a de la Révolution, à lui-même. Il est en train de perdre
jusqu'à sa position grammaticale et son être de sujet de l'action, ce
« Je » qui ne serait pas ici la marque de la subjectivité au sens
passionnel ou sentimental ou psychologique du terme mais cette instance
incarnée de la réflexion où se comprennent, se décident et se gouvernent une
stratégie et des tactiques, une pensée agissante par la conscience d'elle-même
— j'agis donc je suis. N'agissant plus, je ne suis plus.
Qu'est-ce que ça fait quand je n'y suis plus ? Qu'est-ce ça me fait si je m'efface ?
Entre une certaine curiosité et une réelle indifférence ?
Devenant « Il » pour les autres protagonistes, pour les témoins et
pour la foule, et pour l'écrivain de cette histoire, parfois, comme dans
l'épisode supposé de son voyage à Ermenonville (la fuite au désert près du
tombeau de Rousseau, dans une espèce de jardin des Oliviers), il s'efface même
comme sujet grammatical des verbes, comme gouvernement de sa pensée, syntaxe
tordue :
Abandonné
devant le danger
Comme on est sont nos proches
Abandonné à la mort
Seul — chuintement de
feuillage
Rouvre les yeux — une ombre
a rejoint celle de l'arbre […] (p. 208).
Ou encore, dans la même séquence d'Ermenonville (p. 210-225),
deux époques glissant l'une dans l'autre, il se forme un dialogue entre
Robespierre (« Lui ») et « l'autre », l'auteur, venu
s'asseoir près de « lui » dans l'herbe et « lui » parler,
pour réfléchir posément aux raisons qui ont conduit l'auteur à opposer cette
méthode étrange à celle des historiens.
À la peau de cette prose sensible et presque ouvertement
nervalienne, il faut une structure, forte et dynamique, à la peau il faut les
os. Ce sera ceux d'un drame, dont l'argument du livre, passé le prologue,
explicite les « quatre actes » (p. 32) :
1. Où se noue
l'histoire
2. Où l'on entre dans le cercle de
Robespierre
3. Où l'on s'interroge
4. Où il meurt
Trois sujets de la perspective : l'histoire
personnifiée, ou comment les faits et les hommes s'intriguent pour ainsi dire
d'eux-mêmes, de manière infiniment complexe ; puis l'indéfini actif qui
réunit l'auteur et son lecteur, d'abord dans le privé de Robespierre puis dans
la réflexion du récit sur lui-même ; et enfin le héros en sa brève passion
et en sa mort.
Quatre temps dans ce drame : le nœud des événements autour
de la fête de l'Être suprême ; leur implication
dans l'être de Robespierre (« Telles furent les prémisses et les forces en
jeu autour de Robespierre. Mais en lui ? » p. 112) ; la
pause du récit à Ermenonville ; la séquence vive et mortelle de Thermidor.
Et auparavant un prologue, ou une ouverture, laquelle présente : l'enfance
de Robespierre et ses premiers pas en politique, le lieu de sa vie chez le
menuisier Duplay, les résonances (Hlderlin chez Zimmer, Napoléon…),
des échantillons de son éloquence, le thème de l'Être suprême, la question déjà
de son comportement en des heures décisives… Plus un tableau des
correspondances entre les deux calendriers, grégorien et républicain, pour les
trois mois de prairial, messidor et thermidor, et enfin les principaux protagonistes
du drame. Générique et argument. Ce mouvement fixé, dans un même moment la narration peut
entrelacer les événements en les anticipant ou en les rappelant — en
remontant parfois à 1792 ou même à 1789 —, pour les ordonner tous
par rapport au 9 et au 10 thermidor — ce qui parfois ne facilite pas
la lecture.
L'énigme de Robespierre
Implicitement, Domecq à Furet, dix ans après : je ne
sais pas si la Révolution française est terminée. À Gauchet, par avance :
je ne sais pas si nous, peuple français, avons encore à voir avec Robespierre. Et
la même réponse aux deux : moi, comme écrivain, je n'en ai pas fini avec
Robespierre.
Quatrième de couverture : « Comment et pourquoi,
en Thermidor, Robespierre au faîte de sa puissance refuse de combattre
l'offensive antiterroriste et se laisse si facilement abattre par ses opposants
coalisés, cinquante jours après l'apothéose de la fête de l'Être
suprême ? » En germinal, au printemps de 1794, il y avait eu la
liquidation des hébertistes puis celle des dantonistes ; en prairial, le
20, ce fut la fête de l'Être suprême, suivie immédiatement par la loi
terroriste du 22 prairial ; en messidor, au grand soleil, les victoires
des armées révolutionnaires.
Dans ce tohu-bohu, un blanc. En son discours du 8 thermidor
à la Convention, répété aux Jacobins, Robespierre
dira : « Depuis plus de six semaines, la nature et la force de
la calomnie, l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal, m'ont forcé à
abandonner absolument mes fonctions de membre du Comité de salut public »
(p. 134-135 et 234). Et puis il y a cette retraite à Ermenonville dont
font état des contemporains, des historiens et une tradition robespierriste
(p. 197), et que Domecq reprend sous la forme d'une fiction…
Et pourtant, il est intervenu six fois aux Jacobins entre le
21 messidor et le 6 thermidor (p. 174) ; il est revenu aux Comités de
salut public et de Sûreté générale en réunion commune le 5 thermidor
(p. 184). Le 13 messidor (1er juillet 1794), aux Jacobins,
Robespierre dénonce des rumeurs qui l'accusent de dictature, les calomnies, les
complots et les comploteurs. Mais il ne nomme personne, il ne donne pas les
lieux et les dates. De même le 8 thermidor, à la Convention, on le met au défi
de nommer ceux qu'il accuse, et il se dérobe (mais il avait dit lui-même le 21
messidor, aux Jacobins : « Quand un homme se tait au moment où il
faut parler, il est suspect » p. 175). Suspect, c'est la loi de prairial.
Pendant toute cette période, et jusqu'au 9 thermidor
inclusivement, il se montre maladroit, indécis, imprécis ; il avoue ses
incertitudes ; il parle d'« épancher son cœur »
(p. 228) : « Lui, comme pris au piège, s'agite dans un filet de
mots, toujours les mêmes, rageurs. En Robespierre, le politicien a disparu.
C'est une fuite en avant dans le moralisme verbeux » (p. 175). Dans
la séance décisive du 8 thermidor à la Convention, après son discours il se
laisse engluer dans les procédures et manœuvres d'assemblée, qu'il connaît
pourtant pour les avoir tellement pratiquées. Et le 9 puis dans la nuit du 9 au
10, après son arrestation et celle de ses proches, malgré les instances de ses
amis, il n'utilise pas les circonstances qui se présentent, il n'ose pas en
appeler aux sections de la Commune, lesquelles d'ailleurs tardent à se
rassembler. Il se perd, il est perdu.
L'énigme, c'est cela, que Büchner portait à la scène, mais dans
le personnage de Danton : quand la lucidité et la force se dissipent d'un
coup dans l'être, quand aucun mot ni aucun geste ne mord plus sur les choses,
quand les adversités se coagulent presque d'elles-mêmes dans l'Assemblée au 9
thermidor, quand on retire la parole à Saint-Just et qu'on empêche Robespierre
de parler, quand l'inspiration de l'instant passe à un Tallien et à un Collot
d'Herbois pour la manœuvre et à l'obscur député Louchet pour la phrase qu'il
fallait : « Je demande le décret d'arrestation contre
Robespierre » (p. 266). Personne ne saurait expliquer ni même décrire
ce qui se passe quand l'homme d'action saisit ou manque l'instant que Thucydide
appelle l'occasion, le kairos :
dans toutes les langues, on trouve un mot mais pas la chose…
Le 8 thermidor, après ses discours à la Convention et aux
Jacobins, Robespierre est rentré chez lui, il est monté se coucher
(p. 247). Est-ce la fatigue, en tous ces hommes qui ne dorment plus depuis
deux ans, « cette fatigue de 1794 qui avoisine la folie » ? À ce
moment, l'écrivain fait l'hypothèse de la peur :
Nous avons
tous une peur privilégiée. Voyons pour Robespierre, tâchons de voir, à travers
ses discours. La mort y est souvent invoquée mais abstraitement, théâtralement.
Jamais avec ces périodes lancinantes, le rythme au souffle court, le
vocabulaire ulcéré, les phrases obsessionnelles qu'il a pour dénoncer autrui,
la trahison, partout la trahison, toujours il l'annonce, pour un peu il
l'appellerait — ainsi, croit-il, aucune trahison ne le surprendra.
Mais la trahison est plus reptilienne que la méfiance.
De là à craindre autrui plus que la
mort… Après tout, la mort, celle de sa mère, l'a blessé enfant. Mais presque
aussitôt, le père l'a abandonné à jamais. Trahi. Pas même à son père, on ne
peut se fier. Ces deux chocs consécutifs n'en firent qu'un, la mort de la mère aggrava la trahison paternelle. L'enfant, puis l'adulte à
ses moments de vulnérabilité, appréhenda la trahison comme nous la mort. Telle
fut sa hantise, son délire parfois. En vérité, la mort tue mais autrui surprend.
(p. 248)
Est-ce une sorte de psychanalyse, de cette psychanalyse dite
sauvage que maintenant nous faisons tous, à tout propos ? Domecq
chercherait bien plutôt le deuxième niveau de l'énigme, celui où l'obscurité
d'un comportement politique se mêle à celle d'un être. Bien sûr, en tant
qu'elle installe une disproportion entre une apocalypse d'Histoire et un
malheur d'enfance, cette articulation est elle-même problématique et supposée. Autrui.
Certains hommes font peur à Robespierre comme à d'autres (« Billaud a toujours
fait peur », p. 241, Billaud-Varenne qui a droit à cinq pages dans la
galerie des protagonistes, p. 81-86), mais surtout les aboiements de
l'Assemblée saisissent Robespierre : il n'avait pas prévu cela, il n'y a plus de genre humain.
Entre eux, les hommes se dévorent.
Aller au bout
Dans Domecq, paraît alors le troisième niveau de l'énigme
(on dit énigme et non mystère parce que le mystère sollicite le sens religieux
et l'énigme une exigence d'intelligibilité). Depuis la fête de l'Être suprême
(20 prairial, 8 juin 1794, il fait très chaud), Robespierre est en butte à des
accusations sourdes de dictature, d'extrémisme et de démesure, et d'une espèce
de folie. Bien entendu, toutes sortes de forces et d'intérêts se croisent dans
ces rumeurs et manipulations, mais aussi on commence à entrevoir que
Robespierre va vraiment au bout (Mirabeau, bien avant : « Cet
homme-là ira loin : il croit tout ce qu'il dit », p. 20).
Au bout de quoi ? D'une dynamique de transparence, de
logique et de rigueur : aux extrémités du discours de la Vertu, de la
Raison. En lui, mais aussi en Saint-Just, chacun commence à apercevoir quelque chose
d'effrayant et d'innommable : la volonté de construire, par l'usage et l'exemple de
la guillotine, une société de consensus
entièrement rationnelle et intégralement morale.
Ainsi la redistribution des biens des « ennemis
sociaux » aux « patriotes indigents » (décrets de Ventôse), le
bouleversement de l'économie et des institutions (c'est l'idée et le domaine de
Saint-Just) et l'élaboration d'une religion civile (« tenter le coup de
replacer le sacré au cœur de la cité », p. 216), cette « folie
stratégique de haut vol » (LCA, p. 393).
« Mais une religion par décret, établie sitôt proposée,
meurt sitôt fêtée » (p. 112). Mais, dès le 22 prairial (10 juin
1794), la loi organisant une répression détaillée et extrême des menées
antirévolutionnaires passe mal : et, deux mois plus tard, elle servira à
éliminer les robespierristes. Mais encore : qui distinguera et désignera
partout les « ennemis sociaux » et les « patriotes
indigents » ? Des commissions locales, surveillées par d'autres
commissions, celles-ci surveillées par le Comité de sûreté générale, lui-même
surveillé par un Bureau de police général rattaché secrètement au Comité de
salut public : colère du Comité de sûreté générale, trouble supplémentaire
entre les deux instances suprêmes de gouvernement, emballement de la machine… Et puis on
pousse jusqu'à la confusion la légalité et l'exemplarité morale de la Loi :
La vue se brouille aux yeux de qui applique une Loi conçue
comme exemplaire : bientôt il voit pulluler ceux qui s'en exceptent, et
n'a d'yeux que pour ceux qui, de l'intérieur, rongent le « bonheur
universel ». Menace réelle et fantasmée qui suscite, par réflexe de
défense, la paranoïa révolutionnaire. Le système totalitaire couve alors avec
ses rituels d'exclusion-inclusion, ses inquisitions civiles, l'essoufflement du
discours par surenchère, les promesses d'idylles futures sanctifiant misère et
terreur présentes : seconde phase d'une révolution. (p. 69)
Pendant que Condorcet écrit son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,
juste avant de se suicider (9 germinal an II, 29 mars 1794, printemps sinistre)
et que le tout jeune Hegel se prépare à découvrir la raison dialectique et ses
attraits, chacun commence à voir apparaître « la démesure latente de toute
pensée de la mesure » (LCA, p. 396), le trou noir d'une Raison qui se
tourne en déraison, pour ainsi dire tout naturellement et fatalement.
« [Le] comportement [de Robespierre] garde une part
d'ombre et à jamais restera une énigme politique. Certes, on sait ce qui s'est
passé autour de lui durant cette crise, mais en lui ? Quel est l'écho
intérieur d'une crise politique ? », p. 29. L'idée du
perfectionnement par l'Histoire (l'Esprit de l'Histoire ?) a cru trouver
son homme en un être qui, dès l'enfance chargé des responsabilités de chef de
famille, a recherché la perfection, puis gardé probablement sa virginité et
enfin mérité le surnom de l'Incorruptible. Et puis Robespierre avait si peu
manifesté les dons éclatants des premiers orateurs de la Révolution que Domecq
a pu discerner en lui la qualité et la fonction du simple conducteur selon
lequel l'énergie de la Révolution pouvait s'écouler sans résistance :
Toute
révolution a ses paratonnerres. En cette fin des Lumières, l'éclair eut le plus
neutre pour meilleur conducteur.
Robespierre naquit avec la
Révolution. Avant elle, aucun événement marquant dans sa biographie. Rien que
tristesse et politesse.
Une vie à l'image du plat pays
d'Artois où scintille çà et là quelque eau dormante. Absence de relief qui
s'avère fascinante : sans elle le destin de Robespierre eût paru moins
éloquent. Il comptera parmi les grands Neutres de l'histoire (p. 25-26).
Par l'ampleur de l'événement et par son caractère radical, à
travers Robespierre la Révolution française devint immédiatement
— et elle demeure — le modèle de toute révolution et même
de tout grand événement. À cet égard au moins, elle n'est pas terminée. De
manière paradoxale, Domecq approuvera Furet, d'avoir « souligné que
l'historiographie avait trop pris à la lettre ce que les acteurs et témoins de
la Révolution disaient et pensaient d'elle » et ouvert ainsi une
suggestion dont lui, Domecq, profita : « une manière de raconter
d'aujourd'hui, loin de jurer avec les récits donnés à chaud de l'événement,
pouvait mettre ceux-ci en gigogne et ainsi en révéler, plus ou moins
consciemment, certaines données. Tant il est vrai que raconter est toujours une
manière de penser » (LCA, p. 391-392).
De manière inépuisable, la Révolution française offre
l'image de ses propres énigmes à celles que manifestent
la politique en général et l'Histoire. Dans l'Histoire par le fait de la
politique, les événements arrivent suivant des coïncidences et bizarreries,
hasards, retournements et à travers les passions des hommes : c'est la
sphère d'une rationalité particulière, représentable et compréhensible comme
l'est une poétique, c'est-à-dire après coup. D'où, dans Domecq, la présentation
de ce théâtre éclatant aux coulisses obscures sur lequel la Révolution met en
scène ses forces et intérêts, et où les révolutionnaires jouent jusqu'à leur
propre mort. D'où cette galerie de portraits et caractères qu'il propose pour entourer
son Robespierre : Saint-Just, Couthon et Lebas ; Barère, Collot,
Cambon, Vadier et Billaud ; Barras, Tallien, Fréron, Fouché…
Voilà pour les individus en présence. Dans les méthodes,
l'histoire par les structures a certes remplacé l'histoire par les hommes. Mais
ceux-ci, et leurs heurts, ont beaucoup compté en Thermidor, où le pouvoir a
perdu sa base et tourne fou, à vide et seul. (p. 86)
En ces moments-là de paroxysme et d'apocalypse
(d'« extase politique »), la politique et l'Histoire révèlent dans sa
pureté leur caractère énigmatique, lequel tient justement à l'implication
passionnée des hommes, implication à jamais obscure que la discipline histoire,
longtemps obnubilée de structures et d'économisme, ne veut pas encore trop
considérer.
Rendre raison, rendre justice
Le Robespierre,
derniers temps rend justice à l'Histoire et à la politique, mais à la
manière non judiciaire dont la littérature rédige ses attendus.
Rendre justice à un homme qu'il reste malaisé d'évoquer en
France :
La mémoire politique d'un peuple obéit à une stricte économie
de souvenirs et refoulements. Le souvenir d'un empereur, par exemple, est mieux
assumé, moins spectral que celui d'un révolutionnaire. Robespierre gêne, pas
seulement parce qu'une pédagogie sociale fut longtemps intéressée à nous faire
maudire nos révoltes. Il a l'aura inquiétante de la révolte enfin plus rusée
que la force, il traite l'indignation par l'algèbre ; par sa bouche
l'inégalité réelle passe pour mythique, et pour réel le mythe égalitaire. Peut-être
aussi qu'entre les figures de notre histoire, Robespierre incarne une dimension
spécifique à la culture française et que celle-ci précisément veut
occulter : quelque chose comme une rationalité jouxtant la folie, de
jardins en codes, d'alinéa en article de loi, de finesse en nuance pour filer,
comme le voulait Descartes, avec méthode
les envies, quitte à les pourchasser, d'idéal captieux en rigueur
justicière, quitte à gagner sur l'irrationnel et ouvrir parfois sur l'impossible la poésie (p. 28-29).
Rendre justice en rendant raison, y compris à la Raison.
Rendre raison dans tous les sens du terme : répondre à
la provocation violente de l'événement et du personnage, répondre à un appel
— au sens d'un jugement en appel, lancé silencieusement par
quelqu'un qui fut accusé sans instruction, condamné sans rémission puis exécuté
avec cruauté —, restituer une espèce de raison à ce qui paraît
échapper à la Raison.
Comment l'histoire — la science de
l'histoire — rend-elle raison à Robespierre, à ses amis et à ses
ennemis ? Par l'exactitude et l'exhaustivité, autant que possible, de sa
documentation et du rapport qu'elle en fait ; par les périodisations que
l'historien crée, en ce que celles-ci sont déjà des décisions de rationalité et
des ébauches de rationalisations ; par l'énonciation et/ou la supposition
de chaînes causales et par le genre d'intelligibilité qui en résulte ; par
les déplacements aussi que l'historiographie note dans l'histoire de sa science et
qui trahissent à chaque fois l'inflexion que son présent imprime à la
perspective de chaque historien.
Comment l'Histoire en son mouvement leur rendrait-elle
justice, et raison ? En produisant par la suite de nouveaux événements
réalisés à nouveaux frais par de nouveaux protagonistes, des événements qui
trouveraient dans la Révolution française et notamment dans la Terreur non
seulement des précédents — ce qui compterait déjà en matière judiciaire —,
non seulement des modèles, mais aussi les principes et les prémisses d'un
développement au sein duquel ces nouveaux événements et nouveaux protagonistes
seraient engagés par les liens d'une nécessité, dialectique ou autre. En somme,
1917 innocenterait 1794. Mais quelle révolution innocentera 1917 ?
De la littérature
Domecq écrit comme si Robespierre, ses amis et ses ennemis,
et les personnages de leur séquence historique en appelaient à la littérature
elle-même, non pas pour être absous ou définitivement condamnés mais pour se
voir reconnus en leur vérité. Que pourrait bien pour eux la littérature ?
Son premier attendu justement, qui n'est ni celui des
historiens ni celui de l'Histoire, c'est qu'il y a là une énigme, et que cette
énigme ne saurait être liquidée sans que le sens de l'Histoire ne se perde.
Cela énoncé à l'intention de ceux qui voient là des problèmes à résoudre et non
de l'obscurité à révéler, à préserver et à comprendre comme telle.
Le deuxième, c'est que l'énigme de ces derniers temps, en
son genre et en son ampleur exceptionnelle, est l'une des apparitions de
l'énigme en général qu'est l'existence humaine, collective et personnelle.
Ainsi la littérature rend-elle à l'humanité Robespierre et ceux qui le firent
mettre à mort et jusqu'à celui qui lui arracha la mâchoire juste avant que
tombe la lame. Ce jugement-là est à la fois positif (ce n'étaient pas des fous,
ou des monstres) et dilatoire (au sens strict) : il les renvoie à la
simple réalité du monde et des humains, laquelle excède le décent, le raisonnable et
le possible. Les humains n'ont pas à être condamnés ni absous d'être des
hommes. Les jugements de la littérature sont donc informés eux aussi et
circonstanciés, autant que possible, non définitifs et prononcés au nom de la
communauté sensible des hommes, que les poètes par ailleurs appellent leur
communauté lyrique.
Comment procède l'écrivain ? Par des pensées en forme
de fictions, par des essais variés de narration, par des prises de vue rapides
sur les conduites des uns et des autres, par des déictiques, par la désignation
du geste dans le discours et par la supposition des commentaires, des cris et
des mouvements que celui-ci suscita, par filages et changements de tons, de
registres et de rythmes… en un mot par l'écriture attentive à l'humanité
inhumaine des hommes.
Retour à l'acupuncture : à la fleur de la peau, à la
chair imaginée de ceux et de celles (Teresa Cabarrus, Charlotte Corday et Manon
Roland, non nommée ici) qui firent l'Histoire, à la pointe intuitive et savante d'un style
courant sur la peau des êtres et des événements. D'un style qui
requière dans l'écrivain l'abnégation de son humanité ordinaire.
L'historien adopte l'impartialité de la science, laquelle ne
juge pas, sinon en écartant de sa juridiction ce qui ne se laisse pas ordonner,
quantifier et construire. Au regard de celle de 1793, comme philosophe et
militant Marx taxe d'ineptie la Révolution de 1848 et exalte la Commune de
Paris de 1871. L'écrivain, lui, est « apprenti être humain », il
invite le lecteur à l'être avec lui, il participe à l'élaboration incertaine de
l'humanité. Il rend justice à la raison humaine, non pas en définissant les
limites de sa validité mais en montrant comment il est dans la Raison d'excéder
la raison. Il appartient à l'humanité en racontant les errances hors de l'humanité qui
appartiennent justement à l'humain.
Si l'on accepte cette fonction-là, alors la littérature rend
des jugements de valeur (cela fut bon, comme à son dénouement la tragédie
déclare que tout est bon), des jugements de vérité (cela fut ainsi, en effet),
des jugements de goût : cela fut beau. Car la politique, comme l'écrivain doit le reconnaître,
est un effet de l'art et, à certains moments, l'Histoire en personne se fait
auteur, de grand style. Domecq :
Un dramaturge n'aurait pas osé. Je n'oublie pas Büchner, mais
lui a traité d'un moment de la Révolution, centré sur un de ses protagonistes.
Mais de l'ensemble, de 1789 à 1799 ? Shakespeare n'aurait pu rien en
faire. C'était déjà là, tout fait, la Révolution par elle-même a suffi à
l'ouvrage. […] ce fut la politique qui créa sa
poétique. En situation. L'auteur en fut l'homme. Un homme très général,
universel commun, le « nous » d'alors, puisque ce fut l'avènement des
passions démocratiques dans cette Europe où « le bonheur est une idée
neuve », osa annoncer l'un de ces hommes avec sa majesté tranquille, mais
son bras descendait et montait, mécanique (LCA, p. 424).
Dès que l'occasion s'en présente, les humains, individuellement ou en corps, sont
des êtres sujets à l'excès, capables de mauvais comme de bon vouloir, d'amitié
et d'inimitié, de cruauté et de tendresse, et prêts à se faire les sujets et
victimes d'une Histoire imprévisible et perverse. L'écrivain rend raison et
justice à la vie et au réel, à la vie réelle comme pouvant et devant être comprise
et aimée, et, par le fait même, à la littérature.
Ajoutons que les fictions font comme la fable, elles
recueillent naïvement — comme on disait dans le français du XVIIe siècle —, à même, la voix de
la nature telle que cette voix naît à notre écoute. L'un fait parler les animaux,
l'autre la pensée de Robespierre, un troisième les voix discordantes et
maléfiques du Comité de salut public, tout cela non moins obscur et sauvage que
les paroles des compagnons d'Ulysse devenus loup, ours ou lion, et refusant, en
toute connaissance de cause, de redevenir des hommes.
Ce n'est pas pour rien que Jean-Philippe Domecq complète son
Robespierre par une théorie de la
littérature comme acupuncture : comme soin de notre humanité par la rigueur
d'un style.
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11 Le pouvoir des fables Pierre Michon : Les Onze
Pierre Bergounioux, Le Baiser de sorcière/Le Récit impossible
Une voix soi-disant
Dans cette salle retirée au fond d'un Louvre imaginaire,
une voix venue de nulle part s'adresse à un visiteur tout aussi imaginaire, à
un Monsieur de fantaisie, autant dire à personne d'autre qu'au lecteur inconnu. Elle lui parle d'un
tableau célèbre et de son auteur tout aussi célèbre, François-Élie Corentin,
« le Tiepolo de la Terreur ». C'est une voix un peu cérémonieuse et
même plutôt précieuse, insistante mais non pesante, pressante et retenue,
instruite mais non didactique, une voix autorisée mais de sa seule, fragile et
propre autorité de voix. Elle se formule, elle s'établit en se disant, en
s'écrivant : tout le livre est dans le registre de cette voix.
Que dit cette voix ?
Presque à la fin du livre Les Onze, elle décrit enfin le tableau.
Ce soi-disant tableau, commandé à un soi-disant François-Élie
Corentin le 15 ou le 16 nivôse an II de la République, « soit autour du 5 janvier 1794, vers la
ci-devant Épiphanie, jour des Rois », par des conjurés qui ne savent
pas encore à quoi il leur servira le moment venu — pour ou contre
Robespierre et ses robespierrots, le
terme vient des brissotins et d'Olympe de Gouges —, ce tableau donc
représente les onze membres du Comité de salut public dans sa composition de
1794, un à un énumérés, en uniforme de représentants en mission ou en civil.
Le plumet y
est trois fois, Monsieur. Par voie de conséquence, trois fois les trois couleurs.
Et les cols alla paolesca, onze fois.
Reprenons, de gauche à droite :
Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet,
Saint-Just, Saint-André. Les commissaires. Billaud, l'habit de pékin et les
bottes ; Carnot, la houppelande,
l'habit de pékin et les bottes ; Prieur de la Côte-d'Or, à la nation, le plumet sur la
tête ; Prieur de la Marne, à la
nation, le plumet sur la table ; Couthon, l'habit de pékin et les
inutiles souliers à boucle sur les pieds de paralytique, dans la chaise à
soufre ; Robespierre, l'habit de pékin et les souliers à boucle ;
Collot, la houppelande, l'habit de pékin et les bottes, pas de
cravate ; Barère, l'habit de
pékin et les souliers à boucle ; Lindet, l'habit de pékin et les souliers
à boucle ; Saint-Just, l'habit d'or ; Jean Bon Saint-André, à la nation, le plumet à la main.
Et tous les cols, alla paolesca. C'est un tableau vénitien, Monsieur, ne l'oubliez
pas. (p. 105)
Oui, venu de Venise, par l'ascendance de Velasquez et de Tiepolo,
le maître supposé de Corentin.
Mais nous ne sommes pas chez Diderot ni dans un Salon de Baudelaire, ni même dans
Claudel — et pourtant notre œil écoute —, ni dans la
rivalité hautement technique que la poésie, la peinture et la musique
entretiennent entre elles depuis les Gaspard
de la nuit d'Aloysius Bertrand et de Ravel ; encore que la danse, ici,
pourrait bien avoir à voir… Contre l'attente du lecteur, le tableau ne sera pas
analysé, ni commenté ni même décrit. Seule la figure de Couthon attire sur elle
quelque lumière et certains traits de couleur : serait-ce parce que,
bientôt, en thermidor, lui et sa chaise roulante dévaleront à grand fracas
l'escalier de l'Hôtel de ville — souvenir anticipé
d'Eisenstein ?
Ce qui a été dit peu auparavant, c'est que le Comité est
composite, politiquement parlant :
Au sein même du Comité, il y avait des partis, peut-être onze
partis, que l'histoire et les petits pense-bêtes ont réduit à trois, parce que
trois est un beau chiffre qui marche en toute occasion : d'une part Robespierre
et les robespierrots au nombre de deux, Saint-Just et Couthon, trois avec
Robespierre ; d'autre part les scientifiques, ingénieurs et juristes,
capitaines, excellant dans les arts libéraux autant que mécaniques, qui
fabriquaient des canons sur les ruines des cloches et fignolaient des arrêtés
dans la belle langue de bois de l'an II sur les ruines de la belle langue de
bois théologique, langue de bois qui, pour rendre à César ce qui est à lui
avait été inventée par ailleurs par le robespierrot Saint-Just : ces bons
savants aux mains sales étaient Carnot, Barère, les Prieur, Jean Bon, Lindet,
six hommes de science. Enfin deux indépendants, Billaud et Collot, exaltés et
imprévisibles. (p. 99)
Phrasé de la voix : par pointes et entrechats, par glissé
porté. Une voix bien informée au demeurant, car Michon a lu sur la
Révolution :
Et notez avec soin, Monsieur, que ce pouvoir était un pouvoir
fantôme qui n'existait pas en
somme, puisque la place de l'exécutif qu'ils tenaient en haut de la pyramide
des pouvoirs n'existait plus, avait été abolie comme reliquat de la place
exécrable du tyran — ce pouvoir n'existait pas, mais pourtant de sa
voix fantôme il réclamait, obtenait et faisait tomber quarante têtes par jour.
(p. 98)
Et pourtant, Michon n'aura pas pu lire le livre de Marcel
Gauchet, à paraître quelques années plus tard, sur le secret de Robespierre :
qu'il avait la haine de tout gouvernement, au nom des Droits de l'homme, et
qu'il entra à regret en celui-ci — qui n'était pas un gouvernement,
qui était, en principe, l'un des nombreux comités que la Convention s'était
donnés pour l'exécution de ses décisions.
Cela, et tout ce qu'elle ne dit pas, la voix le sait, qui
évoque ce tableau comme la représentation allusive d'une espèce de trou noir dans
la Révolution française et dans l'Histoire de la France et du monde, celui de
la Terreur. Là, aboli en abîme, le Mal, ambivalent (oui !), rayonnant et
intraitable en peinture, en poésie et en pensée autrement que comme une absence
et par une forme savante de l'omission : dans l'ordre de la vertu
comme dans celui du péché, l'omission est un acte positivement reconnu et commis,
au regard des confesseurs.
Remarquons ! Robespierre n'est pas le sujet
du livre de Michon, il ne peut pas l'être. Il se fond dans le tableau, que
sinon il offusquerait de sa personne et de son propre mystère, qu'il détruirait
de sa présence, qu'il priverait de son sens. Ce sens étant, possiblement, celui
d'un questionnement muet, de tableau : comment la Nation tout entière, et
non par le fait d'un seul homme — d'un idéologue fou ? —,
ou d'une commode Fatalité ou de quelque malheureux hasard, a-t-elle pu s'abîmer
en un tel moment d'elle-même ? Non pas s'oublier ou s'annuler, mais se
trouver, et se voyant en peinture se faire horreur à elle-même, et
fascination ?
Le peintre, fidèle à la commande passée et à l'or qui la
finançait, a laissé en suspens le sens de son œuvre : parti sans rien dire.
Mais ce genre de l'ironie appartient à toute œuvre, et singulièrement à ce
récit-là dans cette œuvre-là.
Qui est François-Élie Corentin ?
Dans l'économie de cette invention romanesque, le tableau
répond à d'autres trous noirs : au mal, non nommé et innommable, que l'enfant
blond, l'enfant François-Élie dépourvu de père fit à sa mère
et à sa grand-mère ; dans un
certain Tiepolo, à la figure de Corentin, anticipée sous celle d'un page
candide ; à l'esquisse ébauchée par David pour son Serment du Jeu de paume, dans laquelle il apparaît comme
« cette silhouette sans âge, chapeautée, oblique, qui montre à des petits
enfants l'élan torrentueux de cinq cent soixante bras tendus ». Et puis à la fortune infâme de son
grand-père ; à la profondeur obscure des origines limousines, de l'exil aux
chantiers les plus ingrats, ivrognerie et violences ; aux canons de marine,
armés par Tallien et Fouché, chargés à mitraille et foudroyant par centaines
des Lyonnais sur la place des Terreaux…
Pas de portrait, et pas d'autoportrait : « Entre
le page d'Empire et le vieil enragé oblique, nous ne possédons rien qui lui
ressemble. Son portait tardif attribué à Vivant Denon est un faux. » Tableaux
absent, perdu ou faux, pas de chance ! Ou bien Corentin serait-il le nom d'un policier de Balzac ?
Par une voix prudente, rusée et méticuleuse, reporter
l'énigme de scène en scène, de paragraphe en paragraphe, tourner autour de
choses et d'événements aveuglants, en venir au Limousin des origines et au mot
de monstre. C'est-à-dire à la scène d'enfance, à Combleux sur la Loire, au bord
de l'écluse que des misérables curent de sa boue, quand un regard
s'échange entre l'un de ces hommes et sa mère. La voix, s'adressant au Monsieur
— au lecteur — convié à s'imaginer en cet homme couvert
de boue :
Sentez votre
vigueur, votre beauté, votre chance d'une certaine façon. Car ceci se
passe : la belle dame privée d'homme longtemps vous regarde avec, dans le
regard, l'aveu qu'elle a dans ses jupes l'émotion que vous avez dans vos
braies. Mais soudain elle regarde ailleurs et ne vous regardera plus parce que
la loi est de fer et que le Père universel veille, et parce que Dieu est un
chien. Et si dieu est un chien, vous avez peut-être licence d'être vous-même un
chien à son image, de grimper le talus, de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la
mode des chiens. Et l'enfant qui vous observe (mais cela vous n'avez pas le
temps de le noter), l'enfant a tout vu en somme, souhaite passionnément que
vous grimpiez le talus et disposiez de sa mère sous ses yeux. Et c'est ce qu'il
craint le plus au monde.
[…] Onze limousins, n'est-ce pas ?
Onze limousins drus. Onze barons drus, levés et regardant entrer votre mère
jeune et nue dans la salle basse d'un château du marquis de Sade. Onze blondinets coupant
des têtes, c'est-à-dire tranchant dans les jupes de leur mère. (p. 73-74)
(Avec difficulté on coupe dans le déroulé de tout passage dans ce livre, tant le texte
file avec rigueur, avec nécessité, comme un métal en fusion, comme une parole imprudente
dans une conversation.) Traduirait-on cela en langue freudienne qu'on se tromperait
assurément et de méthode et d'imaginaire : pas de « cela fait penser
à… » ! Pierre Michon traverse son désert, les grandes problématiques
des années 1970 (la lutte des classes, le freudo-marxisme, les théories de la
littérature, tout ça…) comme sans les voir, en
éventant leurs pièges de prosaïsme et de jargons, avec cette désinvolture et
cette ironie qu'il pratique partout dans ses livres, dans l'intérêt de son écriture
et de la littérature. Tombez si vous voulez, nous laisse-t-il entendre, dans le
panneau de « la scène primitive », tant pis pour vous ! La
Terreur vient de plus loin, et ma jouissance et mon mal aussi. Il s'en est sorti miraculeusement par ses Vies minuscules, il les prolonge dans ces
vies majuscules, qui ont leurs noms dans l'Histoire de la France et dans
Lavisse. Il est l'écrivain de son imaginaire et de sa génération, d'un
imaginaire venu de bien plus anciennement que de 1970 ou de 1794 : des profondeurs
de nombreuses générations et de celles de la littérature française.
La scène de Saint-Nicolas
La nuit des Rois de l'an 1794, il gèle à pierre fendre. Dans
l'église occupée désormais par les sans-culottes de la section des Gravilliers,
à côté des cloches enclouées et accompagnés des remugles de leurs chevaux,
Collot d'Herbois, Bourdon et Proli tiennent une cène infernale. En pleine nuit,
ils ont convoqué Corentin. Proli lui commande un tableau du Comité de salut
public. Il fixe les conditions et verse en or sur la ci-devant sainte table l'acompte
de la commande : bien plus que trente deniers.
Collot et Corentin se retirent les derniers. Ils se
connaissent depuis dix ans. Pendant quelques instants, sous le porche de
l'église, ils évoquent l'année 84, quand Collot montait le Macbeth de Shakespeare du côté d'Orléans, en traduction d'époque.
Corentin se souvient de Collot, d'un matin d'avril à Combleux au bord de la
Loire, de la manière dont celui-ci a consolé, emballé, puis recruté comme l'une
de ses sorcières une pauvre fille sous un pont. Les cloches de toutes les
paroisses sonnaient à ce spectacle. Tout ce qui existe dans Collot : l'un
des bourreaux de Lyon, la commisération pour les malheureux, sa jeunesse exubérante
et ses goûts en amours et ses talents d'acteur, le membre du Comité et le
partenaire d'un complot à la mort à la vie ; tout cela se forme
instantanément en peinture pour Corentin, dans le même homme et dans les onze
hommes d'un groupe hétéroclite doté des pleins pouvoirs : « C'est
dans Collot, un de ces onze hommes qu'il va peindre. Qu'il lui est donné de
peindre. Il se dit encore que tout homme est propre à tout. Que onze hommes
sont propres à onze fois tout. Que cela peut se peindre » (p. 119),
qu'il faut déplacer l'idée de la composition : du personnage de
Robespierre que les commanditaires voudraient viser au Comité tout entier, en lequel réside
le vrai mystère : la banalité du mal. Joie, pleurs de joie, que Collot ne
voit pas ou comprend comme l'effet du froid.
« Ils s'embrassent. Ils ne se reverront plus. »
Jouissance de l'écrivain. Le Roi de l'inspiration vient quand il veut. Ce
Roi-là, ce souverain tout intérieur, qui pourrait lui couper le cou ?
S'inventer un chapitre de Michelet
Pourtant… Il y a bien un garant de la Voix, une source invitée
par elle-même, un recours dans la littérature engendrée par la Révolution et
dans la littérature tout court, recours et invitation inventés ainsi que le peintre
fantôme, au culot.
Quelques pages avant la fin du livre, Michelet apparaît, flanqué de Géricault. Il vient
authentifier la scène fondamentale des Onze, la scène d'hiver dans l'église
Saint-Nicolas destituée de son sacré, lequel pourtant, vers 1846, y flotte
encore — comme flottait, pour Michelet, dans le Jeu de paume abandonné, l'esprit de
la liberté.
Parodiant les recherches érudites des histoires de la
littérature et de l'art, la voix railleuse apprend à son Monsieur que Michelet,
en son Histoire de la Révolution
française, « dans le chapitre III du seizième livre », a écrit
cet épisode des Gravilliers. Évidemment, si l'on se rend à l'adresse indiquée, on trouve
tout autre chose : la lutte de Robespierre contre les représentants de
retour de leurs missions, ente autres contre Collot et Fouché (février 94). On
trouve les chapitres II et III de Michelet, où il est question, en effet,
de Carrier, Tallien et Fouché, des deux derniers surtout, dépeints en scélérats,
de l'atmosphère empoisonnée en ce janvier 94, des obsessions de complots dans
la pensée et dans l'humeur embrumées de Robespierre, mais nullement, et pour
cause, la prétendue conjuration ourdie par Collot et consorts autour d'un
tableau des Onze. Inventer un tableau et son peintre, et compromettre Michelet dans cette affaire…
Alerté par une certaine esquisse de Géricault, Corentin en ventôse reçoit l'ordre de
peindre Les Onze (titre d'ailleurs controuvé sur la date, et la voix le
prouve), la grande figure de l'historiographie française aurait donc écrit
douze pages :
Monseigneur l'Après-coup en personne, Michelet, Jules
Michelet de son nom complet d'état-civil, [a écrit] les douze pages définitives
qui traitent des Onze, qui mettent en
place Les Onze et les dressent devant
la tradition historiographique pour les siècles des siècles. (p. 122)
Pourtant, la voix n'accorde pas la plus grande confiance à
« ce roman pris pour argent comptant par toute la tradition historiographique »,
ce roman qui se forma « dans l'esprit hivernal et embrumé de Michelet,
sous sa main impeccable, dans la ville de Nantes au bout de la Loire dans
l'hiver de 1852, dans le quartier Barbin, qui s'appelle aujourd'hui quartier
Michelet, où il écrivit les pages sur la Terreur ; quand relégué dans Nantes
du fait de Napoléon III et abordant ce sujet qu'il considérait avec raison
comme le comble de l'Histoire, il se prenait à la fois pour Carrier et les
gabares pourries de Carrier, pour la Providence et sa vieille ennemie la
Liberté, pour la guillotine et la Résurrection des corps. Quand il entrait
comme nous avec son sujet dans la nuit et dans l'hiver » (p. 123).
Souvenir du début du chapitre III de Michelet, pour janvier
94, quand celui-ci dresse le décor où il écrit ? Bien sûr. Voici « l'esprit
hivernal » de Michelet, tel que celui-ci se dépeignait à ce moment-là,
enterrant l'année 1793 :
Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans l'hiver. Les
vents acharnés de tempêtes qui battent mes vitres depuis deux mois sur ces
collines de Nantes, accompagnent de leurs voix, tantôt graves, tantôt
déchirantes, mon dies irae de 93.
Légitimes harmonies ! je dois les remercier. Bien
des choses qui me restaient incomprises, m'ont apparu claires ici dans la
révélation de ces voix de l'Océan (janvier 1853). (Michelet, éd. citée,
II, p. 817)
Telle la nature, telle ma France… Telle est l'une
de ces pages lyriques que Michelet s'accorde dans le
bride abattue de son Histoire. Telles
sont les accointances que Michon entretient avec Michelet, au moment de le
faire entrer dans Les Onze :
« C'est l'âme de Michelet qui parle en nous », dans notre imaginaire
obsédé plutôt de Caravage que de Tiepolo (p. 124). Quoi de plus légitime et de
plus vrai, puisque le génie de la Révolution parlait à et dans Michelet ?
Résumons. Dans Michelet, quand Michon se saisit de lui, il y
a l'écrivain qui écrit à Nantes et, dans les pages qu'il écrit, un Robespierre
sur lequel Michelet hésitait : ne serait-il pas tel que Fabre d'Églantine
— et Brissot et Olympe de Gouges et des journaux — l'ont
vu et subi, un bouffon de comédie ? Dans Michon, les conjurés, eux aussi, spéculent,
mais sur l'issue de l'histoire, entre la chute de Robespierre ou son triomphe
final. C'est pourquoi ils commandent au peintre un tableau ambigu, dont
l'événement décidera, « que Robespierre et les autres pussent y être vus
comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de sang, selon que les faits exigeassent l'une ou
l'autre lecture » (p. 114).
Ainsi, dans Michon, il y a : un Robespierre et ses robespierrots, cibles des lazzi de
Brissot et proches des pitreries de Cromwell et de ses fous ; ou bien un
Robespierre qui se fond dans le Comité de salut public, celui-ci voué au
triomphe de la Révolution française, représentants et pékins mêlés et Collot
compris, ou voué au Mal absolu et définitif, Collot compris. Entre les trois
destins, l'Histoire a choisi selon son penchant propre et naturel au pire. Collot et Robespierre ont été guillotinés par la grâce ambivalente
de l'Histoire et François-Élie Corentin sauvé, par la grâce facétieuse et
inventive de la Littérature.
Et la Voix de raconter, sans trop de méthode, à l'intention de
Monsieur gobeur d'histoires, tout un roman dans le roman, que le lecteur peut essayer
de remettre dans l'ordre chronologique. Vers 1820, Michelet a vingt ans quand
il voit, au Louvre, le tableau pour la première fois (« il a cru
s'évanouir, écrit-il, et on veut bien le croire ») :
Dans le grand vent de lumière qui au Louvre vers 1820 fit
chanceler Michelet, le jeune homme pâle et frémissant sous sa chevelure pour
peu de temps noire, il y a ceci […] : Michelet, qui a toujours dit et
pensé que la vraie peinture d'Histoire n'était elle que lorsqu'elle s'efforçait
de ne pas représenter l'Histoire, Michelet s'est vu ici démenti. Et il l'avoue
noir sur blanc. Les Onze ne sont pas de la peinture d'Histoire, c'est l'Histoire. Ce que
Michelet a vu au bout du pavillon de Flore, c'est peut-être l'Histoire en
personne, en onze personnes — dans l'effroi, car l'Histoire est une
pure terreur. Et cette terreur nous attire comme un aimant. C'est que nous
sommes des hommes, Monsieur ; et que les hommes du haut en bas, les
lettrés et les gueux, aiment passionnément l'Histoire, c'est-à-dire les
terreurs et les massacres […]. (p. 131-132)
C'est pourquoi les visiteurs de toute la terre délaissent la
Joconde pour Les Onze, non pas pour
regarder un tableau mais pour adorer l'Histoire, la déesse unique et cruelle,
hypostasiée « en onze personnes », cela dans le lieu même où siégeait
le Comité, au pavillon de Flore.
Reprenons. En 1846, ayant vu une fois, dix ans plus tôt, le
tableau aussi de Géricault, Michelet s'en va visiter la sacristie de Saint-Nicolas,
en manière de vérification :
Il est allé voir ça, vérifier ça, et nous pouvons à notre tour voir à la tombée de la nuit
Michelet, l'homme pâle et frémissant aux cheveux prématurément blancs, entrer
avec un effet de houppelande dans cette sacristie d'où décidément nous ne
pouvons pas sortir. Il la vue. Il l'a vue,
écrit-il en caractère italique, sans qu'on sache bien si cette vision
s'applique à la sacristie persistant dans son être de sacristie, ou au lieu inspiré
où furent décrétés Les Onze,
c'est-à-dire au siège éphémère de la section des Gravilliers. (p. 125)
Michelet aura vu tout le décor de la scène de l'an II.
« Il a vu surtout le fauteuil dans lequel il dit que Proli était assis, le
fauteuil de soufre, le fauteuil jaune et volcanique dans lequel est assis à son
tour Couthon au centre des Onze. »
La Voix l'a vu aussi, soi-disant, ce fauteuil fatal, mais au musée Carnavalet,
où il a perdu toute couleur à cause du temps, « mais dont la petite
étiquette du musée Carnavalet dit qu'il était jaune, parce qu'il est jaune dans
le tableau des Onze » (p. 126). Voir la Révolution telle qu'en Elle-même,
la voir en soi-même, la faire voir au peuple, tel est bien le leitmotiv de
Michelet ; faire voir des boucles des souliers et les boucler, tel est le
mot d'ordre de la Voix de Michon.
La phrase nombreuse
Michon approche la Terreur à pas comptés, confiant dans le
phrasé de sa phrase, et sous la protection de l'exergue emprunté à
Baudelaire : « C'est une
immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre. » Complétons la
phrase de Baudelaire — je soupçonne Michon de l'avoir détournée de
son contexte, de l'amour des foules en lesquelles se perdre, que nous
laisserons de côté —, et nous aurons la suggestion de ce qu'il se
passe avec et dans Michon : « Pour le
parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que
d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le
fugitif et l'infini » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne).
Jouissance de peindre dans Corentin. Jouissance d'écrire
dans Michon : de vivre sa vie dans la dissimulation et la perte de
soi-même au profit d'une Voix chuchotante et impérieuse, dans une espèce
d'orage d'images déchaîné par soi-même et maîtrisé à tout instant, dans un
phrasé souverain. Long poème en prose que Les
Onze : d'un pas léger, flâner dans la Terreur, au gré du nombre des
phrases qu'on invente, de leur richesse et de leur complexité, du rythme
imprimé à cette masse d'événements, phrase par phrase.
Cette parole de fiction ne tient que par le style de
l'écrivain, celui-ci enveloppé dans le mouvement de sa prose — comme
son héros, une nuit, dans sa houppelande couleur
de fumée d'enfer —, et développant, en toute ironie, le discours
de l'un de ces mythomanes qui vous entreprennent d'autorité pour vous raconter mezzo voce un secret bien caché de
l'histoire de l'art et de l'Histoire tout court : inévitablement on
remontera aux cavernes de la préhistoire.
Ironie dans l'écriture — et, si c'est bien ça,
l'ironie portant —, on reste suspendu à ce mouvement qui est
proprement celui d'une invention littéraire, de l'énergie qu'elle exige, des
phrases qu'elle déploie, du plaisir spécial qu'elle dispense (celui d'une
petite mort voluptueuse de la conscience) — du genre ambigu et
assumé de sa vérité.
C'est bien une danse, d'une délicatesse infinie et d'une
brutalité agressive, qu'on a vue à l'œuvre par exemple dans la scène sexuelle
entre la mère de l'enfant, l'ouvrier limousin des canaux, et l'enfant.
Cette voix représente le contretype de celle de Michelet. Deux
manières de faire nombre : autant l'une marche par éclats, d'éloquence ou
de sécheresse ; autant l'autre se fait tourbillonnante, captieuse et séductrice,
dangereusement prenante.
Cette prose-là joue sur la syntaxe du français, sur les
ruptures que celle-ci permet sans renier sa rigueur — au contraire,
en y renchérissant —, sur la distribution de ses accents
— elle en a, ceux d'une éloquence insidieuse —, sur les
changements de point de vue et les tête-à-queue qu'elle autorise, cela selon la
parole anonyme et bavarde qui est ici la règle de la fiction.
Voyons encore, dans ce passage où résonnent les deux voix de
la mère et de la grand-mère appelant l'enfant Françoizélie, de son prénom délicieusement féminisé :
Il n'a pas la moindre idée de ce qu'est un règne,
c'est-à-dire la grâce de tenir à sa disposition et sous sa dépendance non pas
des imaginations ou des fantômes, ou ce qui revient au même des corps
d'esclaves contraints, comme nous le faisons tous, mais des âmes vivantes dans
des corps vivants — une grâce vraiment, obtenue sans violence
aucune, sans effort ni besogne, par la seule vertu du Saint-Esprit, ou par la
vertu plus machinique d'un de ces diktats célestes, qu'idolâtrait l'époque,
l'Attraction universelle, la Chute des graves. Oui, cela, conformément à un
décret spécialement ajusté à son usage par le Très-Haut ou le Grand Architecte,
cela, Suzanne, Juliette, leurs battements de cœur, leurs mains, leurs robes, et
tous les objets enclos en leurs cœurs, leurs mains et leurs robes, le monde
entier donc — tombait vers lui, était à lui. (p. 64)
Ces mots-là et ces accents, qu'on ne peut pas lire sans être
touché : ce « Oui,
cela » ;
ce « — une grâce vraiment » ;
ce « tombait vers lui » ! Ces robes et ces
cœurs et ces mains. Cette ronde de concepts, cette loi de la pesanteur des
corps célestes et autres, qui fait tourner le monde entier autour de l'enfant.
Ce mélange osé et dosé des règnes. Et ces arrière-plans de malheurs inévitables :
ainsi, « ce que disait d'elles à sa façon voltairienne François-Élie, bien
plus tard, quand elles n'étaient plus que cendres : Elles m'ont tué d'amour, mais je le leur ai bien rendu. C'est que
la maille était fortement tissée, Monsieur, la maille
de leurs jupes. Et il fallut tailler là-dedans à pleines cisailles. Tailler,
couper, trancher, faire souffrir et souffrir » (p. 60).
Cette circulation du sens, cette mobilité de la phrase,
attentive à enfermer l'enfant dans une culpabilité heureuse et à en appeler du
bonheur au malheur. Et toujours ce Monsieur :
ces rappels impérieux à l'ordre de l'improvisation du parlé ; de la
liberté et de l'arbitraire de la parole, prise dans l'écriture mais non pas
embâclée ; de la souveraineté de la littérature quand celle-ci choisit de se
mettre en présence de l'humanité, concentrée dans le bloc de la Terreur.
Pierre Michon récuse l'étiquette de styliste, sans doute au
sens où Pierre Bergounioux l'entend pour Buffon, d'un écrivain en manchettes de
dentelle, qui s'habillait pour écrire.
Quoi qu'il en soit de ses dénégations, on est captivé par le
style de Michon, par sa rythmique et par son audace, par cette espèce de culot
souriant, qui le porte à tout inventer : un tableau soi-disant célèbre et
le peintre soi-disant bien connu de ce tableau, les circonstances de leur
conception à l'un comme à l'autre, la vie de ce peintre et de ses père et
grand-père, de ses mère et grand-mère, son amitié avec Collot, et l'arrière-fond
de son histoire, qui est l'histoire de l'art depuis Lascaux, et l'Histoire tout
court, tragique, écrira Marcel Gauchet.
Tout cela en moins de 140 pages, à travers une seule figure
de rhétorique en somme, celle de l'allusion. Tout cela sous la caution,
inventée aussi, de la fresque, elle réelle, de Tiepolo, peinte à un plafond de
la Résidence à Wurtzbourg, lequel aurait représenté le jeune Corentin dans
l'innocence d'un page ; sous celle de Géricault qui aurait peint la scène
de la commande, avec une date erronée ; sous la caution majuscule de Michelet,
qui aurait vu, dans la sacristie de
Saint-Nicolas, la scène de nivôse et aurait manqué de s'évanouir devant la
toile de Corentin…
Ce sont des scènes, puisque seule la mise en scène a le
pouvoir de révéler, par le moyen d'une représentation, ce qui ne se peut
regarder fixement sans perdre la vue et la raison : les actions des hommes, selon
Aristote. Parmi ces scènes, celle qui met en présence, au bord d'une écluse
puante qu'ils sont en train de curer, l'un des ouvriers limousins couverts de
boue et la mère de l'enfant Françoiszélie,
sous les yeux de ce dernier. Selon la Voix du soi-disant, le futur peintre
enregistre en un instant la survenance du désir, laquelle ne saurait se
raconter et, en même temps, la vocation de son art, dont chaque toile,
jusqu'à la dernière, tentera de fixer, tâche impossible et défi constant,
l'avènement brutal de l'inconnu ; sur tout ce qui se refuse à se laisser directement
envisager, et que Michon écrit sous le voile de la fiction.
Autant de vues, brèves ou développées, dérobées comme
certaines portes : sur la construction d'un canal, sur l'édification d'une
fortune, sur la filiation, sur Michelet — sur l'invention en peinture et
en littérature, et en politique. Quelques-uns auront donc proposé au monde le
modèle de la Terreur comme moyen de gouvernement au défaut de tout autre, un
modèle réfléchi, décrété, dûment et froidement exécuté, catastrophique.
Des vues que l'écrivain sous-traite à une voix malicieuse, qui
les enchaîne dans les anneaux d'une belle prose détachée, fabuleuse, joueuse et
jouisseuse. Flâner librement dans l'histoire de la Révolution française
et dans l'Histoire, dans leur attrait de bonheur et de malheur.
Qu'est-ce que la Révolution française ?
Reprenons le Michelet de Pierre Michon, lequel n'est
peut-être pas si loin du Michelet réel, consigné volontaire dans son Histoire de la Révolution française.
Au rebours des foules qui viendront visiter le tableau dans
l'idée qu'elles voient directement, sans autre protection qu'une vitre
pare-balles, la Terreur elle-même, Michelet exige des médiations. Il déteste ce
tableau qui, à ses yeux, n'est pas une représentation de la Révolution
française mais le mystère de la Révolution en onze personnes, une pure
mystification. Car ces médiations pourraient et devraient être celles de la
peinture d'histoire, légitimées et infiniment élaborées par un art dûment
instruit dans une pratique. Elles seront celles d'un récit d'historien, par
exemple de cette Histoire de la
Révolution française, à laquelle « Monseigneur l'Après-coup en personne »
s'emploiera par après, laborieusement et magnifiquement.
Si la Terreur est l'un de ces événements qui ne se peuvent
regarder fixement, alors la fiction des Onze,
élaborée tout entière et dernièrement par Pierre Michon — le
tableau, la vie du peintre, la voix qui les commente, et le style d'insolence
qui les fait marcher —, cette machinerie écrite compliquée, soigneusement
méditée, construite, huilée aux humeurs humaines, tout cela pourrait bien être la médiation que
l'écrivain interpose entre l'événement et nous, pour faire reconnaître
l'événement sans, lui ni nous, nous brûler définitivement les yeux. Décidément, au regard de Pierre Michon, la Révolution
française n'est pas terminée, ne serait-ce que parce qu'elle se réserve à des fictions
encore à venir dans la littérature, insoupçonnées et d'avance irréfutables.
*
Autre Révolution : autre fiction, autre machinerie, autre style
Tête-bêche, deux titres, deux livres dans le même volume,
chacun avec sa page de titre, sa photo en vignette de couverture, ses
indications éditoriales au début et à la fin, sa pagination… Pas de quatrième de
couverture et pour cause, pas le moindre mode d'emploi. Pas de pile, pas de
face : par quel côté prendre cet objet insolite ? De Pierre
Bergounioux, Le Récit absent et Le Baiser de sorcière… L'un fait
soixante pages ; l'autre quatre-vingt quatre. Faisant jouer l'arbitraire
du lecteur, commençons par Le Récit
absent.
Ici on lit à nouveau l'une de ces vastes synthèses que
Pierre Bergounioux affectionne et qu'il a déjà pratiquées avec La Cécité d'Homère (1995), Jusqu'à Faulkner (2002) et Agir, écrire (2008) : l'un de ces
parcours au galop — mais non pas éperdus — dans
l'histoire du monde et de la littérature, une traversée à bride abattue de
l'histoire de la littérature dans l'histoire du monde. Suivons encore une fois
ces pages tout en raccourcis affolants : entre l'Antiquité, qui ne les
pense pas, et Marx qui les pense, l'organisation sociale et les processus de la
production et des échanges peu à peu tendent à un achèvement, qui est le perfectionnement
de l'humanité enfin rendue à elle-même par elle-même. Dès lors que ce processus
a été formulé, il s'accélère : Lénine rassemble en un moment de pensée la
pratique et la théorie de ce mouvement, et il le fait triompher illico. Il meurt épuisé de cet effort
sans précédent dans l'histoire des humains. Staline survient : tout est
perdu. À l'Ouest, le capitalisme accomplit son concentré aux États-Unis, et
l'éditeur de Faulkner est acculé à la faillite ; à l'Est, le socialisme se
liquide en URSS, car tout jeune écrivain qui aurait voulu raconter cette
histoire et ainsi l'accomplir est déjà ou serait allé en prison
— fin de ce livre.
Car la pensée dernière d'une action, c'est le récit de cette
action : en tant que représentation, il la rend réfléchie, c'est-à-dire pleine
et entière, effective et effectuante. On est chez
Hegel, ou chez Marx. Bergounioux cherche donc dans l'histoire de la littérature
le flash fulgurant et définitif qui
ferait se conjoindre, dans un livre la vie et la conscience de la vie. Il pense pouvoir
décrire ce clash dans Sanctuaire, tel
que ce récit fut écrit dans un comté perdu des États-Unis et rejeté par
l'Amérique ; il ne le discerne pas dans l'événement majeur qui frappa
l'Occident en Europe, la Révolution soviétique : ce récit-là est manquant. Cependant, à partir des
jours où nous sommes, il remonte le temps sur la courte distance qui nous
sépare de la vie et la mort de l'URSS — trente ans tout de
même —, et il pense avoir trouvé le point : mais, là où Rousseau
cherchait l'événement plein qui fonda nos sociétés — il ne le trouva
pas —, Bergounioux postulera et racontera un moment vide, celui où
en effet le Récit de la révolution soviétique fut possible, et n'eut pas lieu. Il le trouve, nous et lui
sachant que c'est par une affabulation.
La péripétie dans la lecture consiste à retourner le volume.
Le récit positif de l'absence du Récit, c'est Le Baiser de sorcière. Le 29 avril 1945, en formations par quatre,
une colonne de chars pénètre dans Berlin déjà presque éventrée. Ce sont des
JS 2 : des tanks Joseph Staline de la deuxième génération, dotés de
leurs munitions pour le combat de rues, conçus justement pour la dernière
bataille de la guerre (les JS 3 sont là mais ils ne seront pas engagés).
Dans « le char n° 103, baptisé “Karl Liebknecht” », du nom d'un
martyr allemand de la Révolution, venus de plusieurs nations de l'URSS et de
toutes sortes de métiers, Oleg, Stepan, Ilya et
Alexeï, sous le commandement d'Ivan. Aux abords du Tiergarten,
du Reichstag et de la porte de Brandebourg — non loin, dirais-je, de
l'université de Berlin où Hegel professa, et qui conserve, comme monument
historique, inscrite en son hall par décision du Parti communiste de la RDA, la
thèse 11 de Marx sur Feuerbach : « Die Philosophen haben
die Welt nur verschieden interpretiert; es kmmt drauf an, sie zu verndern,
les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il
s'agit maintenant de le transformer » —, en liaison avec
leur infanterie, violemment secoués à chaque départ de feu, les chars écrasent de
leurs obus spéciaux immeubles et barricades. Dans un confinement de graisse, de
gaz chauds, de sueur et de vomi, l'équipage crève de fatigue et de peur. Un
jour et une nuit. Au matin du jour suivant, le combat a cessé, rien ne bouge
plus, on reprend souffle. Seul des quatre chars engagés ensemble, « Karl
Liebknecht » revient de l'enfer. Il attend les ordres.
Qui a le droit de raconter la Révolution ?
À cet instant du récit, une pensée vient concrétiser le
moment, une pensée naît à Ivan, une dialectique surgit à son esprit comme une visitation :
Pour la première fois dans l'Histoire, la force de combat,
qui n'est jamais que la force de travail appliquée à une besogne négative, à
une désutilité calculée, massive, possède l'aptitude à formuler le réel comme
expérience du présent, sur site. La généralisation de l'instruction primaire,
l'ouverture de l'enseignement secondaire dans les pays développés, restituent aux acteurs le contrôle de la narration qu'ils
avaient abandonné, dès l'origine, à la caste lointaine, fermée, orgueilleuse
des lettrés.
Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de la narration
(jusqu'aux écrivains à manchettes du XVIIIe siècle français, et jusqu'à Homère), rien justement n'était
arrivé comme cela. Parvenu au repaire de l'ennemi absolu, un Ivan se retrouve à
la fine pointe où concourent dans la carapace de son blindé, dans son propre
corps et à travers celui de son équipage, dans son expérience et dans sa
pensée : toute la force industrielle de l'Union et tout son système d'enseignement, toute son organisation soviétique,
toute sa résolution morale, politique, philosophique, tout l'efficace de la
pensée de Marx, actualisée en 1848, puis en 1871 à Paris, puis de manière
décisive par le génie pragmatique de Lénine en 1917, et représentée en ce jour
dans l'icône de Staline habillé en maréchal.
Sur l'instant, Ivan décide qu'il va écrire lui-même le récit
de cette action, le soustraire aux fonctionnaires appointés de la narration,
réaliser ainsi et ensemble la pensée de ce moment — son action et
son expression —, et réaliser en fait et en esprit la Révolution de
1917, la dialectique de Marx et l'Histoire tout entière :
Il pense qu'il pourrait le fixer [le sens de ce moment], lui,
parce qu'il sait ce qui s'est passé. Il y était. Il s'y trouve encore, même si
le fracas et la poussière retombent, qu'on entre dans l'après. Et pour le cas
où les bonzes du Commissariat à la Culture trouveraient à redire à ce que lui,
Ivan, dix-huit ans, commandant de char, a personnellement rapporté de sa
descente dans l'antre de la bête, il compte en dédier le récit au Camarade
maréchal Giorgi Joukov.
À l'instant où « Karl Liebknecht » reçoit l'ordre
de faire mouvement, d'un immeuble dévasté, les deux
servants d'un panzerfaust
(« deux gamins terrifiés du Volksturm ou deux SS
épuisés, farouches, sans espoir ») l'ajustent, la charge creuse pose sur
le blindage le petit orifice noir de son baiser de sorcière, tout est calciné à
l'intérieur. Morts ou vivants, les tireurs n'auront jamais su qui ni ce qu'ils
ont tué. Deuxième mort de Karl Liebknecht, et mort de la Révolution de 1917.
Il n'y aura pas de récit de la chute de Berlin comme le
point clé de la Révolution mondiale, sauf, innombrables et vains, par les académiciens à
casquettes de Staline et par les fonctionnaires à la culture des partis frères.
Serait-ce un accident, une coïncidence bête, « un
malheureux hasard » ? Est-ce le fait, version noire de la Légende
dorée, que le Bon fut remplacé inopinément par le Méchant ? Non, c'est un événement
comme bien d'autres, de ceux qui viennent contredire ironiquement les
bulldozers conceptuels et les prévisions des pensées uniques, notamment de
celle-ci, soi-disant la dernière et la mieux armée pour mettre fin justement à
la puissance inhumaine de l'événement. L'événement se moque bien de la
dialectique hégélienne revue par Marx, de l'ingéniosité de Lénine à saisir le kairos qui devait mettre fin d'un seul
coup à l'Histoire, du génie bureaucratique et cynique de Staline à exécuter le
dessein : procurer pour toujours à l'humanité par elle-même rassemblée la
maîtrise de son destin.
Ivan meurt sur place parce que, de toutes façons, il aurait
fini à l'archipel du Goulag, tandis qu'un autre officier de l'Armée rouge, un
artilleur retour de guerre, va se faire condamner à des années de camp.
Cependant, bien qu'Une journée d'Ivan Denissovitch et La
Roue rouge n'aient pas été pour rien dans l'implosion de l'URSS,
Soljenitsyne n'entre pas dans le plan de Bergounioux : c'est qu'il ne se situait plus dans la perspective de Marx et que, sans
doute, il ne fit que défaire ce qui déjà de lui-même se défaisait.
Dans la vignette du Récit
absent, Staline fait un pied de nez. À qui, à quoi, sinon à toute pensée souveraine de l'Histoire ? Dans la vignette
du Baiser de la sorcière, une photo
du char 103, mais qui n'est pas prise sur un fond de ruines. Comme beaucoup de
célèbres images guerrières, elle fut posée à loisir et peut-être même
rectifiée. Après avoir fait Budapest et la campagne du Sinai, les chars de la
propagande sont faits pour la ferraille, et les pragmatiques rigolards
s'en vont au néant, tout comme les pensées trop bien armées.
Il y a autre chose. Un récit, en lui-même, est bien un
événement de pensée. Mais justement, entre l'idée de l'écrivain, qui se saisit
de lui un jour dit, et la réalisation de son texte, il y a place pour
l'aventure et la mésaventure, pour l'échec. Des plus avertis qu'Ivan le savent d'expérience, parmi lesquels, on s'en doute, Pierre
Bergounioux, mais aussi le jeune Chateaubriand, le jeune Victor Hugo… Une
distance sépare l'idée de son effectuation, dans laquelle le temps joue de ses
tours à la plus forte intention de pensée. L'écriture d'un récit est elle-même
une action, soumise donc à la circonstance et à la fortune, à l'adversité, à la
fatigue et à la mort. Tirée du fond de la barbarie, une fusée anéantit en un
instant la pensée qui allait réaliser, sous la forme pure et simple d'un récit,
le vœu ancestral d'humanisation de l'humanité. Mais déjà, quand l'événement
rattrapa Ivan, la poussière du combat était retombée, on était « dans
l'après » : comme la chouette de Minerve, comme l'Histoire de Michelet, le récit vient
toujours plus tard, ou ne vient pas.
On voudrait objecter que, moins de quatre mois plus tard,
l'équipage du B-29-45-MO Enola Gay
déposa en un point du Japon la fleur mortelle de toute la puissance américaine
en tant que puissance du monde et que, sans doute, cette affaire-là fut encore
plus décisive et de plus lointaine portée que l'infortune du « Karl
Liebknecht ». Que, le matin du 10 août 1945, après la deuxième bombe, le
photographe Yamahata, envoyé en mission pour rendre
compte de l'événement, à la vue de l'impensable pensa peut-être qu'il allait
faire à Nagasaki les dernières photos de guerre de toute l'histoire des guerres
depuis qu'on en a tiré des images. (Dans Sarinagara, 2004, Philippe Forest entreprend de raconter la journée de ce
photographe.)
Objections plutôt vaines, car elles s'adresseraient en
l'occurrence à une fable et non à un récit soi-disant scientifique ou à une
histoire patentée de la littérature : on ne réfute pas les fables.
En effet, il y a ici deux fictions et non pas une seule.
L'un des récits raconte la féerie funèbre du tank « Karl Liebknecht »
et de ses occupants prisonniers d'une carapace appelée Joseph
Staline et offerts tout vivants au baiser brûlant d'une sorcière ; l'autre
reprend le récit familier de l'auteur, lequel enjambe ironiquement toute
l'histoire de la littérature, d'Homère à Faulkner et désormais à Ivan. Dans la
légende personnelle de Pierre Bergounioux, il y avait Sanctuaire, le livre surgi dans la bibliothèque de Brive au
scandale de l'adolescent (cela raconté dans La
Mort de Brune, 1996) ; il y aura maintenant un récit qui ne
fut pas écrit.
En vertu du pouvoir des fables et du plaisir qu'elles administrent, l'écrivain fait à bon droit
ce que son invention lui suggère, y compris, inadvertance ou plaisanterie,
situer Berlin quasiment sur la rive de l'Oder — pour créer un effet
d'unité de temps : deux nuits et un jour entre le franchissement de la
frontière et la prise de Berlin. Tel est l'arbitraire dont il use, comme La
Fontaine faisait parler les animaux et même les buissons, pour faire entendre
des vérités qui ne relèvent pas des armes de la dialectique, ni surtout de la
dialectique des colonnes blindées. Comme il y a deux fables du Bûcheron et la mort, il y a, dans
Bergounioux, tête-bêche, deux fables de l'action humaine, ou bien encore une
fable et sa morale fabuleuse — mais laquelle est la morale de
l'autre ? —, inséparables. L'heure n'était plus à une prière sur l'Acropole ni à
ensevelir la déesse dans une prose bien balancée. Fin des illusions,
commencement de la sagesse ?
**
Cette fable à la beauté entêtante et triste, Pierre
Bergounioux l'a écrite, effectuée. Une autre, Les
Onze, l'a été par Pierre Michon. Tous deux sont nés entre 1945 et 1950,
non loin l'un de l'autre. Était-ce le bon moment et le bon endroit pour venir
au monde ? Il faut le croire.
Le premier a traversé le marxisme. Il lui doit l'ouverture
qui le sauva de la mort en lui proposant la voie d'un savoir et même du savoir.
Il dépouille tous les jours tous les livres. Il alla tous les automnes à la
fête de L'Humanité. Il vécut le déclin de l'Idée et la chute de l'URSS.
Pierre Michon traversa, à sa manière, espiègle et ironique, comme sans
les voir mais en les éludant chacun, tous les problèmes de sa génération :
théorie de la littérature et proclamations programmatiques, dominance de la
politique et de la psychanalyse, jargons divers et éphémères… À ce titre, il
est lui aussi l'écrivain de sa génération. À ce titre et de manière détournée,
inattendue, il a rencontré l'énigme de la Révolution française, non comme un
problème mais comme l'image énigmatique de sa propre vie et de la vie. Sorti du
malheur par l'invention des Vies
minuscules et par les récitations chaotiques de Booz endormi, il invente les vies
majuscules du Peintre absolu et de son Tableau mondialement connu des Onze,
dans lesquels il prend soin de fondre Robespierre pour que cette figure n'offusque
pas le mur de réel que sont la Révolution et la vie, quand ce mur s'opose à
tout mouvement, sauf à ceux d'une écriture subtile et dansante, insinuante.
La Révolution française, ainsi que la révolution soviétique,
posent la question de leur sens — certains diront de leur
mystère —, et c'est peut-être leur seul rapport. Pendant un temps,
on a voulu croire que la deuxième, censément toute transparente en elle-même à
l'explication d'elle-même, était la clé évidente de la première. Depuis
Chateaubriand, qui fut le premier à écrire sous la tempête de la Révolution
française, tous ces livres nous rappelleraient à
cette vérité : que les deux grandes Révolutions de l'ère contemporaine ne
relèvent, finalement et encore, jusqu'ici, pour le siècle XXIe, que de l'écriture.
La vocation des écrivains, c'est de créer des images qui se regardent, elles-mêmes entre
elles, bizarrement et obscurément et
nous regardent, nous tous lecteurs. La leçon de ces images
fabuleuses, c'est à chacun de la tirer.
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En manière de conclusion : Du style
Dans l'histoire du monde, la Révolution française a le goût inimitable
et indicible, ambivalent et fatal des premières fois. Et le plus fort ou le
plus beau, c'est qu'elle l'a conservé jusqu'à nous.
Le trait de lumière qu'elle fut et l'ampleur de son œuvre, et son
caractère d'inachevé ; la dimension universelle des débats et des actions,
qui ne visaient pas moins que la liberté et l'égalité entre tous les hommes
— c'est-à-dire une forme inouïe du bonheur ; la rencontre de la
guerre intérieure et des guerres extérieures ; la violence et la confusion des affrontements,
leur brutalité et leur férocité et leur montée presque immédiate
à la vie à la mort ; la rencontre des plus grandes possibilités
de l'homme et des dernières bassesses ; l'invention d'une politique de la
terreur par le maniement de la mort ; dans la langue et la parole, les mélanges
de la rhétorique, de la haute éloquence et de la barbarie : tout cela
constituait et continue de constituer une provocation à la raison et même à
toute pensée.
Passé l'effet de la sidération, la pensée s'organise
pourtant, avec ses moyens, comme elle le fait toujours en présence de ce qui la
provoque : aux inventions de la Révolution, elle réplique par la diversité
et la créativité de ses écritures. Il y a dans la pensée une curiosité et une
ténacité, une recherche de nécessité mais aussi un attrait à la fatalité, tout
cela prodigieux, que les écrivains mettent en œuvre : inscrivent dans les
contraintes des formes littéraires. C'est leur manière à eux de défier le hors normes
de ce qui arrive, à travers l'affrontement à une réalité tout autre mais tout
aussi obsédante et exténuante : le monde de la langue et de la littérature.
Dans cet affrontement, l'écrivain sait où, quand et
comment il a tenu le pas gagné, ou échoué.
Chacun des écrivains s'engage dans son style comme le dit la
phrase de Buffon, devenue malheureusement un truisme pliable à tous les points de
vue : « Le style, c'est l'homme même. » L'écrivain, c'est
l'homme en tant que tel, entre les autres hommes et s'adressant à eux. Bien
plus profondément que son caractère ou sa biographie ou les déterminations de
son existence sociale, cet homme-là, c'est quelque humain qui se fait écrivain en
suivant ce que Buffon appelle son génie :
Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ;
la multitude des connaissances, la singularité des faits, la
nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de
l'immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de
petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils
périront ; parce que les connaissances, les faits et les découvertes
s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent
même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de
l'homme, le style est l'homme même ; le style ne peut donc ni s'enlever,
ni se transporter, ni s'altérer […]. Or un beau style n'est tel en effet, que
par le nombre infini de vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles
qui s'y trouvent, tous les rapports dont
il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus
précieuses pour l'esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet.
Rien là que de classique : une qualité du style que les
orateurs et grammairiens anciens décrivaient sous le nom d'energeia, l'énergie. Au regard de
l'immortalité, le style dévoile la vérité des choses, des êtres et des
événements, et il n'est de vérité que si les choses sont relevées de leur absence
de sens (de leur insignifiance) par le génie d'un homme, entendons par la faculté naturelle et propre
qui habilite tel homme à les écrire telles qu'elles sont, pour l'intelligence
et l'utilité de tous.
Et ceci, dans son Discours
sur la nature des animaux (1753) :
L'imagination est une faculté de l'âme. Si nous entendons par
ce mot imagination la puissance que
nous avons de comparer des images avec des idées, de donner des couleurs à nos
pensées, de représenter et d'agrandir nos sensations, de peindre le sentiment,
en un mot de saisir les circonstances et de voir nettement les rapports
éloignés des objets que nous considérons, cette puissance de notre âme en est
même la qualité la plus brillante et la plus active, c'est l'esprit supérieur,
c'est le génie. (ibid., p. 470)
Dans l'âme, le génie ; dans l'âme d'un homme qui
n'attend plus son salut de quelque grâce mais qui joue le destin de sa
pensée sur ses propres forces, au regard de quelque événement qui l'aura touché en son humanité.
Ainsi, bien loin presque à tous les égards de la Révolution française, la littérature des camps
s'affronte à un événement
qui affecta l'espèce humaine. La littérature s'en trouva elle-même contestée et approfondie. Henri Scepi :
Bien qu'elle y concoure, la dimension littéraire ne tient pas exclusivement à un surcroît d'élaboration,
de raffinement ou de
construction méditée : elle excède toujours largement la dimension de l'art nécessairement défini comme technè, savoir-faire ou rhétorique
pour la reverser tout entière du côté d'un versant existentiel et destinal o vie et écriture se lient
de façon solidaire, indéfectiblement. […] Les camps, comme situation historique et conscience individuelle
et collective, « ouvrent » ainsi dans l'espace littéraire non pas un répertoire nouveau mais un lieu nodal
o la littérature et ses possibles se réfléchissent et se ressaisissent.
Parmi les possibles de la littérature, il y avait donc, entre autres, L'Espèce
humaine de Robert Antelme ou Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo…
Immense effort de l'imagination, comme puissance intime de discernement et d'ordonnancement. La réponse des écrivains à
la puissance énigmatique des événements, c'est l'énergie qu'ils déploient dans
leur style. C'est la vigilance de la pensée et l'effort de cohérence qu'ils
s'imposent, la responsabilité continuelle — exactitude, rigueur et
lisibilité — à l'égard du commanditaire inconnu qu'est et que sera
tout lecteur de leur livre, dans la considération constante de cette autre réalité
que la langue même oppose aux volontés de leurs inventions — spécialement
la langue française, dans sa pauvreté en mots et la sévérité de sa syntaxe.
C'est la fraîcheur de l'inspiration et son intransigeance, ensemble maintenues. L'énergie, dans l'âme,
est la capacité à établir ou rtablir un concert
de valeurs. Dans l'écriture, le style est la marque de cette capacité.
Robespierre n'est pas le défenseur du peuple, il est le
peuple, il est la Vertu, il est la Révolution, purement et simplement. Il
récuse tout gouvernement de la Révolution. Il n'a pas d'imagination, il ignore les lois de validité des images et toutes espèces
de médiations. En lui, l'énergie tourne à vide. Il est un bloc de confusion, de déni
et de peurs, que les écrivains s'efforcent de
percer à jour.
Dans les écrivains, autant d'imaginations que de
tempéraments, ce mot entendu dans le sens de ce qui arbitre en chacun d'eux
entre ses dispositions à l'égard de lui-même et du monde. Il y a du sérieux et
du réfléchi, du jeu et de l'ironie, du religieux et de la science, du brûlant et du glacial,
autant que de tempéraments et d'âmes parmi les hommes. Michelet réunit en lui-même la plupart de ces climats.
Dans son chantier ouvert à tous les vents, au début
de cette année 1853 qui verra la fin de son entreprise si tout se passe bien, et au moment
d'aborder l'année 1794 qu'il a encore à écrire, par un
trait de style il porte les tempêtes d'hiver sur les collines de Nantes dans les
orages de la Révolution, et le moment fatal de la Révolution française dans cette
page-là de son livre :
« Bien des choses qui me restaient
incomprises, m'ont apparu claires ici dans la révélation de ces voix de
l'Océan. » Là, son inspiration reprend son souffle avant le dernier
effort de la narration : de l'air, je sais ce que je fais et où je vais.
De même que l'énergie dans la Révolution française et dans
les vents de l'Atlantique, de même l'énergie du style dans Michelet appartient
à l'ordre de la nature. Le génie qu'il écoute en lui-même comme l'une des voix
de la Nature, c'est celui de son style, c'est son style.
Le « Il était une fois… » des
contes sied toujours à la Révolution française, et jusqu'ici les conteurs ne
lui manquent pas ni leurs justesse et justice à eux. Lui manqueront-ils un
jour ? C'est aux écrivains de le dire. La force de la Révolution
française, c'est de mettre constamment et jusqu'ici la littérature au défi de
ses propres forces. Car, semble-t-il, il n'est pas encore apparu, en matière de
révolution, le poète « vraiment résolu à n'ouvrir la bouche que pour dire
“Il y aura une fois…” » (André Breton).
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