RETOUR : Chronique d'Alain Roussel
Alain Roussel : Étude du livre de Léa Nicolas-Teboul, La Main à plume (1940-1944), éditions Hermann, 450 p., 30€. Mis en ligne le 16 février 2024. Cet article est repris du site En attendant Nadeau. © : Alain Roussel. Le surréalisme sous l'OccupationInjustement oublié, le groupe La Main à plume bénéficie depuis quelques années d'un regain d'intérêt, grâce notamment aux travaux de Michel Fauré et surtout à cet essai très documenté – qui apporte un éclairage nouveau – de Léa Nicolas-Teboul, avec une préface de Louis Janover. S'inspirant du mouvement surréaliste à la fin des années 1930, tout en n'ayant plus de contact avec les principaux membres historiques exilés, ses affiliés ont cherché, durant la dernière guerre mondiale et dans la France occupée, à en assurer une sorte de continuité parallèle.  
Ce livre évoque un épisode peu connu de
l'histoire littéraire sous l'Occupation, période trouble où les écrivains ne
furent pas toujours sans accommodement, pour ne pas dire plus, ce qui ne fut
pas le cas des poètes, des écrivains et des peintres de La Main à
plume. Ce groupe est né de la rencontre à la fin des années 1930, au
sein de la Fédération Internationale pour l'Art Révolutionnaire Indépendant
(FIARI), de jeunes militants trotskistes avec les surréalistes. Les membres
fondateurs, Robert Rius, Adolphe Acker, Jean-François
Chabrun, Henri Goetz, Émile Guikovaty,
peuvent ainsi revendiquer une légitimité, d'autant plus que Benjamin Péret
avant son départ pour le Mexique, les avait en quelque sorte parrainés lors
d'une réunion au Dôme en automne 1940 pour le lancement d'une nouvelle revue. D'autres éléments viendront rejoindre le groupe,
notamment des néo-dadaïstes du mouvement Les Réverbères, tels Noël
Arnaud, Jacques Bureau, Nadine Lefebure, Marc Patin.
Des jeunes poètes belges publieront des textes dans la revue – celle-ci
changeait de nom à chaque numéro pour échapper à la censure –, tels Christian Dotremont et, grâce à lui, Achille Chavée et Marcel Mariën. On ne saurait non plus passer sous silence les
apports de Maurice Blanchard, Gérard de Sède et Édouard
Jaguer. Des peintres apporteront leurs contributions,
les surréalistes Oscar Dominguez, Jacques Hérold, les abstraits Christine Boumeester, Henri Goetz, Gérard Schneider, et le photographe
Raoul Ubac notamment. Les femmes sont nombreuses et très impliquées dans les
activités du groupe. Maurice Nadeau, sous le pseudonyme de Gilles, y donnera un
compte rendu du livre de Pierre Naville sur le Seigneur d'Holbach. Si, dans L'Histoire
du surréalisme, Nadeau ne mentionne le groupe que très brièvement, il
précise dans un entretien avec Jean José Marchand en 1989 : « … j'avais
participé à un petit groupe qui s'appelait la Main à plume où il y a eu des
copains aussi d'arrêtés, il y en a qui ne sont pas revenus comme Robert Rius. Bon, on essayait de faire quelque chose, sur la base
de cette révolution utopique. » Il faut ajouter que La Main à plume
se fera éditeurs de courtes publications individuelles, des poèmes-tracts
parfois distribués de la main à la main, avec des textes de Arnaud, Blanchard,
de Sède, Chabrun, Dotremont, Iché, Léo Malet, parmi
d'autres. Entre orthodoxie et hétérodoxie, les membres de
La Main à plume réinventent à leur manière le surréalisme en restant
fidèle à ses principes, notamment la révolte et l'importance du collectif. Très
politisés, le contexte de la guerre les conduira naturellement vers la
Résistance, et certains seront déportés, fusillés ou mourront dans le maquis. L'action
militante accompagne une intense activité poétique et artistique, conforme au
projet surréaliste du groupe qui s'inscrit dans « une conception de la création
collective et expérimentale » : jeux surréalistes, discussions
collectives, recherche théorique en commun. Si la référence à Breton reste
centrale, « la guerre a constitué une nouvelle génération et en
particulier une nouvelle génération surréaliste en rupture symboliquement et
matériellement avec le groupe des exilés », écrit Léa Nicolas-Teboul.
Sur le plan littéraire, il y a une véritable
volonté de « mise en commun de la poésie », avec en toile de
fond le désir de réconcilier l'art et la vie et le rêve utopique d'une « société
poétique ». S'il revendique le surréalisme historique, le groupe
cherche aussi à le « perfectionner », allant jusqu'à inventer l'Usine
à poèmes qui consiste à écrire anonymement des poèmes collectifs sur le
principe des cadavres exquis et qui ne sont pas sans faire penser à la pratique
japonaise du renga. Le côté « usine » est
surtout sensible dans la présentation qui doit produire un « effet
usine » à la lecture, et Chabrun décrit le poète
comme un « ouvrier, c'est-à-dire le détenteur véritable des moyens de
production de la liberté », ce qui n'a rien d'étonnant pour ces
militants trotskistes, surtout dans le contexte de l'époque. D'autres procédés
seront utilisés, comme la confrontation d'une « poésie intentionnelle »
avec une « poésie involontaire » constituée de citations de
textes philosophiques, politiques, voire chansons enfantines et faits divers,
avec par ailleurs la volonté de réhabiliter le quotidien. On ne peut les citer
tous, mais certaines de ces techniques imposent des contraintes formelles qui
ne sont pas sans faire penser à ce que seront les travaux de l'Oulipo, comme cet
ambitieux Dictionnaire analytique de la langue française
entrepris par André Stil et Noël Arnaud, œuvre très ambitieuse qui ne sera
jamais achevée. Si, comme tout groupe actif, La Main à plume
connaît des dissensions, celles-ci prennent la tournure de conflits
politiques dès janvier 1944 entre les trotskistes et ceux qui veulent se
rallier au Parti communiste, tel Chabrun. Les membres
se disperseront après la Libération et la plupart d'entre eux s'éloigneront du
surréalisme, à l'exception de Hérold et d'Acker, tandis que Dotremont,
Arnaud et Jaguer joueront un rôle moteur dans la
formation du Surréalisme révolutionnaire. Cependant, l'influence
souterraine de La Main à plume se fera sentir, surtout par Dotremont, dans les activités artistiques de Cobra et plus
indirectement chez les situationnistes. On n'épuise pas par un article un essai d'une aussi
grande richesse documentaire. Il faudrait évoquer tout le travail théorique et
pratique des artistes qui cherchent à réinventer l'image surréaliste et auquel
Léa Nicolas-Teboul consacre deux chapitres : Le matérialisme plastique
de la Main à plume et Image(s)-temps. Ainsi, le concept de « double
imagination » défendu par Régine Raufast,
associe dans la pratique créative « l'imagination imageante de
l'opérateur et l'imagination propre à la matière ». Ce livre contribue
largement à réhabiliter les activités littéraires, artistiques et militantes du
groupe La Main à plume, et à éclairer une partie méconnue de l'histoire
littéraire sous l'occupation allemande. Alain Roussel |