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Maxime Abolgassemi : Le destin et la recherche du bonheur.

Mis en ligne le 27 octobre 2005.

© : Maxime Abolgassemi

Maxime Abolgassemi enseigne le français et la philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques au lycée Joliot-Curie à Rennes.


Le destin et la recherche du bonheur

Dans le cadre de ce programme sur « la recherche du bonheur », j'aimerais soulever la question des rapports entre bonheur et destin, dans la perspective de la lecture complémentaire de deux œuvres latines[1] : le De la Providence (De Fato) de Sénèque (peut-être en 41 après J.C.) et le Traité du Destin (De Destino) de Cicéron (en 44 avant J.C.). Les numéros de page donnés entre parenthèses renvoient aux éditions du programme.

 

Que le bonheur puisse être lié à la chance, au destin, l'étymologie en atteste, elle qui nous informe que bonheur signifie littéralement « bon augure », « bon présage », articulant ainsi dynamique tournée vers le futur (un présage stipule une réalisation à venir) et manifestation transcendante (un présage fait parler des signes dotés d'un sens déjà là).

Si le bonheur dépend de moi, c'est une tâche à la fois exaltante et harassante ; lorsqu'il dépend des dieux, c'est une facilité et un souci. Car s'ouvre alors le gouffre sans fin d'une « vie inquiète, soupçonneuse, tremblante, soucieuse des accidents, suspendue aux mutations de l'existence » (p. 49) contre laquelle Sénèque met en garde dans La Vie heureuse. Et l'on sait combien il lui a fallu méditer ces revirements et ces disgrâces qui viennent se jouer des vies et des destinées des puissants (à la façon du cas d'école des malheurs frappant Crésus) mais d'amis parfois très proches aussi, y compris jusqu'au philosophe lui-même. Voilà assurément le contraire de « la vie heureuse » souhaitée, elle qui doit être soutenue par une assiette stable. Sénèque le déclare ainsi catégoriquement : « Il n'est pas de plus grande servitude » à « être tributaire de la fortune » (p. 49).

Cependant, un tel idéal se heurte à deux objections majeures. Comment accepter que les hommes de bien soient frappés dans leur recherche, pourtant vertueuse, du bonheur, alors que tant d'autres, méchants, paraissent gratifiés ? Révolté par un tel état de fait, il n'est plus possible de poursuivre la recherche sur une voie qui paraît alors incohérente et injuste. Par ailleurs, à quoi bon partir à la recherche, exigeante, du bonheur si c'est le hasard ou le destin qui décident de me l'attribuer ou non ? Autant se laisser flotter au gré des circonstances. Révolte et fatalisme, deux positions que le stoïcisme doit combattre, nous allons voir comment, avant de revenir sur le corpus du programme.

La souffrance imposée aux hommes de bien : le bonheur par le malheur

Le détachement souhaité devant les coups du sort doit donc affronter cette aporie scandaleuse : le malheur du juste, la punition du vertueux alors que l'on soutient que la providence conduit le monde. Dans l'Éthique à Nicomaque (I,5) Aristote avait à l'avance mis en garde contre ce danger à identifier vertu et bonheur comme le feront les stoïciens, puisqu'il serait alors en effet possible que le vertueux « supporte les pires maux et les pires malheurs ; dans ces conditions, nul ne voudrait déclarer un homme heureux à moins de soutenir une thèse paradoxale[2] ».

Sénèque tente de dénouer les fils du paradoxe dans De la providence, en réponse à une « question litigieuse » posée par le Lucilius des Lettres. Le véritable titre est clair : Pourquoi les hommes de bien ne sont pas exempts de malheurs, malgré l'existence de la Providence. Dans La Vie heureuse, on en trouve un écho :

Et, ma foi, il y a une égale sottise, une égale ignorance de notre condition à se lamenter à cause de quelque manque ou de quelque accident un peu pénible, et à s'étonner et s'indigner de ce qui arrive aux bons aussi bien qu'aux méchants : j'entends les maladies, les deuils, les infirmités et autres disgrâces que nous rencontrons sur le parcours de l'existence humaine (p. 51).

Sénèque commence d'abord par le rappel de la régence universelle du cosmos, garante à la fois d'un ordre et d'un sens, ce qui repositionne convenablement la question, comme il l'écrit à Lucilius « Tu ne doutes pas de la providence, mais tu t'en plains[3]. » Ne cherchant pas à contourner la difficulté, Sénèque réaffirme alors le point qui paraît mis à mal : « La nature en effet n'admet jamais que le bien fasse du mal au bien[4] », et donc « rien ne peut arriver de mal à l'homme de bien[5] ».

Alors comment justifier le mal qui frappe les vertueux ? Pour répondre à cette question, Sénèque opère un renversement complet de la répartition des termes, mal/bien et malheur/bonheur. La question atteste en effet d'une erreur, car le malheur qui frappe le vertueux n'est un malheur qu'en apparence. Il vise au contraire le bonheur de l'âme, puisque l'âme d'un homme courageux « voit toujours dans l'adversité une épreuve[6] » et qu'« une vertu sans adversaire se flétrit ; sa grandeur, sa valeur, sa puissance paraissent quand elle montre ce qu'elle capable de subir[7] ». La vertu demande donc, à la façon des qualités d'un athlète, entraînement et endurance. Ce dernier terme est entendu étymologiquement comme à la fois pratique, travail sur soi, et comme ce qui vise à se rendre plus ferme, plus « dur » face aux difficultés qui se présentent. Sous la férule d'un Dieu animé « de la bonté des pères » plus que de celle, émolliente, des mères : « Dieu a envers les hommes de bien l'âme d'un père, il les aime sans faiblesse[8] ». « Illos fortiter amat » : comme le relève Michel Foucault, dans son cours au Collège de France. Sénèque tire ainsi les conséquences de cette conception de Dieu comme père, lui qui « aime avec le courage, avec l'énergie sans faiblesse, avec la rigueur sans partage, éventuellement rugueuse[9] ». La sagesse n'est alors pas seulement de résister aux épreuves de la vie, mais aussi d'accepter la nécessité de cette adversité : Sénèque donne ainsi tout son sens au verbe souffrir : endurer péniblement mais aussi reconnaître comme convenable : « La fortune nous fouette et nous déchire ? Souffrons-le ; il n'y a pas là cruauté, il y a combat ; plus souvent nous l'aurons affronté, plus nous seront forts[10]. » Cette doctrine est même compatible avec l'aretê (l'excellence du juste milieu) du bonheur selon Aristote : « Aux faibles et aux mous la marche en terrain sûr : la vertu se meut sur les crêtes[11]. » Dès lors, la vie douloureuse permet bien le détachement prôné selon la logique stoïcienne.

Il faut donc se féliciter si, sur le chemin du bonheur, on fait rencontre de malheurs, eux qui ne sont en fait que des maîtres plus durs mais plus efficaces aussi pour nous faire avancer vers le but recherché.

Un bonheur sans atteinte ne supporte pas le moindre coup. Mais dès qu'on a à lutter sans trêve contre les malheurs, on s'endurcit à leur rigueur, et l'on ne cède pas au mal ; et même si l'on tombe, on combat encore un genou à terre[12].

Est-ce à dire que le malheur est la voie d'accès au bonheur ? Pour certains oui, justement ceux que « Dieu endurcit, vérifie, harcèle, ceux qu'il favorise et qu'il aime[13] ». Ainsi, le bonheur trop facile des autres, au lieu de nous rendre envieux, doit plutôt nous inciter à progresser dans notre indépendance vis-à-vis des désirs instables et passagers : « Dieu ne peut pas mieux faire mépriser les objets de nos désirs qu'en les faisant passer aux mains des gens les plus vils et en les ôtant aux meilleurs[14]. » On ne peut alors s'empêcher de songer à la grande figure du révolté devant les châtiments divins, Job, lui qui répond ainsi à sa femme lui conseillant de maudire Dieu :

 « Tu parles comme une folle. Si nous accueillons le bonheur comme un don de Dieu, comment ne pas accepter de même le malheur ! » En tout cela, Job ne pécha point en paroles[15].

Le malheur, s'il peut prendre place dans le cadre d'une loi lui conférant du sens, est donc bien une voie d'accès vers le bonheur.

Je ne subis pas de contrainte, je ne souffre rien malgré moi ; je ne suis pas esclave de Dieu, je suis consentant et d'autant plus que je sais que tout découle d'une loi déterminée, fixée pour l'éternité[16].

On peut ajouter encore que Sénèque se livre aussi à l'apologie, traditionnelle, du héros romain qui lutte « encore un genou à terre » avec dignité et honneur : l'exemple canonique en est Caton « gardien vigilant de lui-même », qui se suicide en s'y reprenant à deux fois, selon les vœux des dieux attentifs à lui offrir une mort à la hauteur de sa vertu exceptionnelle, et qui attire en retour leur admiration, comme celle ressentie par des maîtres devant un « élève » méritant, qui ne déçoit pas les attentes les plus ambitieuses. À un Mécène enivré de plaisirs et de vins, il faut donc préférer Regulus, succombant à d'atroces tortures pour s'être comporté selon ce que l'honneur attendait de lui. « La consolation de Regulus, c'est la vertu pour laquelle il souffre[17] », tout comme pour la figure tutélaire de Socrate, d'ailleurs évoquée à la même page, suggérant ainsi le rapprochement avec le credo du Gorgias selon lequel mieux vaut subir l'injustice que la commettre.

 

Michel Foucault insiste sur le fait que cette conception de la vie comme probatio, comme épreuve, repose certes sur le renversement de notre perception du mal, comme nous l'avons vu, mais sans que cela n'annule pour autant la souffrance réelle subie :

C'est dans la mesure où ça nous fait du mal que le mal n'est pas un mal. Il y a là quelque chose qui est assez fondamental et, je crois, très nouveau par rapport à ce que l'on peut considérer comme le cadre théorique général du stoïcisme[18].

Tout comme les pauvres dans la chrétienté médiévale, pour qui la pauvreté est un signe de distinction selon le retournement eschatologique promis par les Béatitudes de Jésus, la dureté du destin est ainsi un signe d'élection des « hommes forts ». Ce mode de pensée existe dans des cultures différentes, comme chez les Vikings, pour qui les dieux eux-mêmes sont avertis de leur fin (le fameux « Crépuscule des Dieux ») et vivent en la connaissant et l'acceptant – selon ce que narre le texte prophétique de la Völuspa[19] ; et pour qui « ce qui fait la grandeur de l'homme, ce n'est pas une révolte, romantique et vaine, contre le sort : c'est de s'en faire l'artisan volontaire, lucide, conscient[20] ». Le comportement du guerrier viking, qui paraissait sans peur, résultait de ce désir de connaître enfin son destin en affrontant, en testant la mort. Des analyses psychiatriques récentes proposent de même d'interpréter les pratiques contemporaines à risque, comme la consommation effrénée de drogues par exemple, selon une forme contemporaine d'ordalie, ce rituel judiciaire très ancien consistant à affronter le feu, l'eau, pour prouver sa bonne foi sous le regard de Dieu.

Fatalisme et liberté dans la recherche du bonheur

Rédigé quelques semaines après le meurtre de César, le De Fato s'inscrit lui aussi dans un environnement tourmenté qui rend la question du sens des retournements de fortune particulièrement saillante et cruciale. Dans cet ouvrage, Cicéron répond à un autre problème qui se pose à celui qui veut prendre en charge le lien entre bonheur et destin, problème connu dans l'Antiquité sous le nom d'argos logos, l'argument du paresseux. Forme ultime de fatalisme, « paresseux » il l'est au sens de l'inerte et du passif (comme le gaz rare, argon, nommé ainsi pour son peu d'interaction avec les autres éléments chimiques), « puisque, avec le même raisonnement, on supprime toute activité dans la vie[21] ». Quand les Stoïciens exhortent les hommes à se tenir à la hauteur de leur destin, on renonce ici à toute décision, à toute action et le bonheur ne serait alors qu'une attente, plus ou moins indifférente. Par exemple, lorsque l'on est malade, à quoi bon appeler un médecin, tenter de guérir ? Voici le genre de raisonnement qui en découlera :

Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras, que tu aies appelé ou non le médecin ; de même, si ton destin est de n'en pas guérir, tu n'en guériras pas, que tu aies appelé ou non le médecin ; or ton destin est l'un ou l'autre ; il ne convient donc pas d'appeler le médecin[22].

Blâmé par Cicéron, l'argument est réfuté par le Stoïcien Chrysippe selon un argumentaire qui s'attache à distinguer « assertions isolées et assertions liées ensemble ». Prédire un événement peut, par enchaînement nécessaire, en prédire plusieurs qui sont alors inséparables, Chrysippe les appelle confatales. Ainsi l'argos logos sur le médecin est un sophisme « car il est autant dans ton destin d'appeler un médecin que de guérir ».

 

Il reste que si l'on doit trouver son bonheur selon les lignes de ce « qui est écrit là-haut » dans un grand Livre (comme le répète benoîtement Jacques le Fataliste chez un Diderot espiègle), que deviennent « les actes libres » que l'on peut choisir de faire ou non ? Le sage qui travaille à être « l'artisan de sa vie » (p. 33) peut-il œuvrer ainsi s'il ne dispose d'aucune liberté ?

Un très ancien débat, assez technique, s'articulant autour de notions de logique parfois délicates, tourne autour de l'« Argument du Dominateur ». Il préfigure précisément les questions posées par la philosophie analytique anglo-saxonne[23] autour du possible, et plus récemment dans les théories de la fiction[24]. Fondamentalement, il s'agit de se demander si le possible, qui n'est pas advenu, aurait pu exister, ou s'il se réduit très exactement à ce qui est avéré selon un programme, du coup, implacable. Dans le premier cas, le libre-arbitre humain a un sens puisque devant l'alternative A/B j'étais d'autant plus libre de choisir A que ce choix aurait pu en effet déboucher sur ce que l'on appellera plus tard un « monde possible ». C'est ce que soutiennent bien sûr Chrysippe et les Stoïciens. Si mon choix A était inévitable, ce n'est plus qu'une illusion de choix, ce que soutiennent Diodore et les Épicuriens. Là s'affirme la ligne de partage entre vita activa d'une part, retraite du monde d'autre part ; entre rue populeuse du Portique et enceinte close du Jardin.

La subtilité consiste à ne pas faire coïncider les données épistémiques auxquelles la divinité peut accéder et le pouvoir de prédiction que l'on peut en acquérir : parmi les causes, certaines engagent inéluctablement des conséquences assurées, d'autres non. Ainsi même Apollon peut très bien être omniscient à un moment donné sans pour autant pouvoir prédire le futur, car il ne peut « prédire que les événements futurs dont la nature contenait les causes de telle manière qu'ils arrivent nécessairement[25] ». Il faut donc connaître parmi toutes les causes, les « causes productrices d'un événement, [et] c'est alors qu'on peut savoir ce qui arrivera[26] ».

Nous sommes ainsi à tout moment libres de faire des choix qui nous rapprochent du bonheur, nous gardons la liberté individuelle, subjective, de réagir par notre « assentiment » à la « représentation » voulue par les faits. Chrysippe prenait l'exemple d'un cylindre que l'on pousse :

De même, dit [Chrysippe], que, en poussant le cylindre, on lui a fait commencer son mouvement, mais on ne lui a pas donné la propriété de rouler, de même la représentation imprimera, certes, et marquera sa forme dans l'âme, mais notre assentiment sera en notre pouvoir ; poussé de l'extérieur, comme on l'a dit du cylindre, il se mouvra par sa force propre et par sa nature[27].

L'extérieur ne dissout pas l'intérieur, la faculté de phantasia garde sa propriété autonome de filtre et d'interprétation des faits perçus. Une impulsion extérieure nous meut en effet, mais la forme du mouvement qui s'ensuivra relève bien de notre liberté individuelle.

Révolte et acceptation du destin dans Oncle Vania et Le Chercheur d'or

Notre corpus ne paraît pas faire une place à la révolte dans la recherche du bonheur, lui préférant le sacrifice chrétien d'un amour des autres (agapê). Cet esprit de sacrifice, dont témoigne Laure, est brandi haut par Sonia, on s'en souvient, à la fin de la pièce de Tchékhov : « Nous allons supporter patiemment les épreuves que le destin nous enverra ; nous allons travailler pour les autres » (p. 99). Astrov n'a plus cette « petite lumière qui brille » dans la forêt, et le destin l'a séparé de cet amour des autres :

Je travaille – cela, vous le savez – comme personne dans le district, le destin me frappe sans fin ni cesse, parfois je souffre d'une façon insupportable, mais je n'ai pas de petite lumière dans le lointain. Je n'attends plus rien du tout pour moi, je n'aime pas les gens… (p. 47)

Le cas de Voïnitski est intéressant lorsqu'il est frappé par la révélation brutale du gâchis de sa vie, de ce possible virtuel qu'il lui faut soudain reconnaître comme non seulement non avéré mais surtout définitivement repoussé hors du réel :

Perdue, la vie ! j'ai des talents, des dons, du courage… Si j'avais eu une vie normale, j'aurais pu faire un Schopenhauer, un Dostoïevski… Je perds la tête ! Je deviens fou… Maman, je suis désespéré ! maman ! (p. 78)

L'intrusion armée, la tentative de meurtre de Sérébriakov – lui qui incarne cette disparition irrémédiable de la vie « normale » – tout se solde par un « ratage » pathétique, qui n'encourage pas la révolte face au destin.

Dans Le Chercheur d'or, Laure, pourtant sacrifiée par dévouement pour une mère malade quand son frère peut s'embarquer pour l'aventure de la mer, s'abandonne une fois à un mouvement de révolte lorsque le cyclone ravage leur maison. Là encore, ce sont des rêves, ceux du père, qui sont déclencheurs : avec la génératrice électrique qui n'est plus qu'un « tas de ferrailles englouti dans la boue » (p. 95), c'est la faillite totale des projets du père qui est signée. La nature aveuglément destructrice n'est cependant pas visée autant que les intentions de l'oncle Ludovic qui finira ainsi par prendre leur maison : « C'est lui ! C'est lui qui a tout fait ! » (p. 95-96). Plus tard, lorsque le frère et la sœur sont de retour sur les lieux de l'enfance, elle a conservé sa colère, mais plus sa révolte, car « on ne pouvait rien faire » (p. 313). Alexis, lui, trente ans après le cyclone, repense à cela avec détachement, « maintenant, c'est comme si tout cela concernait une autre vie » (p. 370).

C'est que le roman multiplie les catastrophes qui viennent frapper de plein fouet les espoirs de bonheur des hommes :  cyclone, devant quoi on ne peut que « prier » (p. 86), tempête, guerre. Véritablement, des « désastre[s]» (p. 89), causés sous l'influence de mauvais astres, c'est-à-dire par la malignité d'une cruelle fatalité.

Alexis sera bien touché, lui aussi, par la nécessité d'un engagement sous le coup d'une colère révoltée, mais cela ne devra rien à ces catastrophes cataclysmiques, mais à la découverte de l'exploitation de l'homme par l'homme, celle de ces « damnés de la canne » (p. 366), malheureux soumis aux « sirdars » et aux grands propriétaires comme son oncle, « tous ces gens qui viennent travailler sur ces terres qui ne seront jamais à eux » (p. 348). L'amour d'Ouma le lui a « montré », elle qui a quitté la France pour apprendre « à être une manaf » (p. 233), lorsqu'elle lui est apparue sous les traits d'une de ces esclaves en gunny. Alexis décide alors de travailler avec ceux des champs « ne s'arrêtant que pour limer leurs faucilles, jusqu'à ce que saignent leurs mains et leurs jambes lacérées par le fil des feuilles » (p. 348), ce qui sera interprété par M. Pilling comme une démission de fait puisque « c'est impossible, jamais aucun Blanc ne travaille dans les champs » (p. 350). Cet acte simple mais important s'accompagne d'une intelligence claire de l'émeute : « C'est la misère qui fait brûler les champs de canne, qui fait brûler la colère, qui enivre » (p. 369).

Alexis, discrètement mais je pense clairement, se conduit selon l'impératif dont parle Épictète par une belle formule : « Rester au niveau de son rôle » (Entretiens, I). Son engagement pour la guerre est motivé par un impératif presque inconscient qui s'impose à lui, comme une obligation à tenir son rang : « Et presque malgré moi je monte l'escalier de fonte jusqu'à la varangue, et je lui donne mon nom, pour qu'il l'ajoute à la liste » (p. 265). D'autre part, le bonheur sur le Zeta est un moment de grâce dont tout lecteur garde mémoire, puisqu'il ouvre à Alexis la plage blanche de la mer étale. Mais l'appel de ce bateau est explicitement rapproché de la nécessité, dont nous avons parlé, de vivre sa vie avec l'obligation de remplir plus qu'un devoir, un destin :

Maintenant je sais que le Zeta m'emporte vers une aventure sans retour. Qui peut connaître sa destinée ? Il est écrit ici, le secret qui m'attend, que nul autre que moi ne doit découvrir (p. 181).

La réponse des trois œuvres paraît donc assez nette, et sur la révolte, et sur le fatalisme. Le courage consiste non à se révolter, ce qui serait puéril et marque d'impuissance, mais à se détacher de l'amertume de vies ratées, comme le fait Alexis, lui qui a appris, selon l'idéal stoïcien, à se libérer des choses inutiles. Au cyclone dévastateur qui chasse les enfants du paradis de la varangue, répond en effet la tempête qui le délivre de la quête du trésor, dans « cette atmosphère de fin du monde » (p. 340) à Rodrigues – y compris le Zeta dont l'épave est croisée à la fin du chapitre. Et plutôt que de se démobiliser par un fatalisme stérile, mieux vaut affronter l'adversité, la « dégénérescence résultant d'une lutte inhumaine pour la vie » (p. 65) qui décime sa chère forêt comme l'a compris par exemple Astrov.

Les hommes sont ainsi « à la recherche de leur destinée » (p. 181), qu'il s'agit de vivre pleinement, en parallèle à la recherche universelle du bonheur ; voire mieux, au bénéfice de cette dernière.

Maxime Abolgassemi


[1] Toutes les citations référeront à l'édition des Stoïciens, Gallimard, coll. de La Pléiade, 1962.

[2] L'Éthique à Nicomaque (I,5), GF, 1965, p. 24.

[3] P. 758.

[4] Loc. cit.

[5] Loc. cit.

[6] P. 759.

[7] Loc. cit.

[8] Loc. cit.

[9] P. 420.

[10] P. 767.

[11] P. 771.

[12] P. 759.

[13] P. 766.

[14] P. 768.

[15] Le Livre de Job (I,2), ici cité dans l'édition de la Bible de Jérusalem, p. 790.

[16] P. 769.

[17] P. 763.

[18] Michel Foucault, L'Herméneutique du sujet, cours au Collège de France (1981-1982), Gallimard-Seuil, 2001, p. 425.

[19] Que l'on trouve en ligne sur un site très bien conçu.

[20] Régis Boyer, L'Edda poétique, Fayard, 1992, p. 20.

[21] P. 484.

[22] Loc. cit.

[23] La recherche des assertions « vraies de toute éternité », d'après ce qu'en relate Cicéron, anticipe remarquablement sur les « désignateurs rigides » de Saul Kripke (Logique des noms propres, Éditions de Minuit, 1982).

[24] Voir l'état de la question sur le site francophone de référence : www.fabula.org.

[25] P. 485

[26] Loc. cit.

[27] P. 489.


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