RETOUR : Ressources communes

 

Étude littéraire : Les images dans La Vie heureuse de Sénèque.

Mis en ligne le 7 septembre 2005.

© : Pierre Campion.

Voir par ailleurs sur ce site le cours de Christine Février sur le thème de la recherche du bonheur.



Les images
dans La Vie heureuse de Sénèque

Dans la recherche de la vérité, la méthode des Stoïciens reconnaît comme premier le moment de la phantasia (l'opération que nos traductions appellent généralement l'image) : c'est la représentation sensible que les choses produisent initialement dans l'âme, impression que la raison doit ratifier par son assentiment et qui, ainsi reprise et dûment validée, détermine des notions, des formulations et des vérifications puis, de proche en proche, toute une connaissance constituée et toute une morale. Pour résumer une démarche complexe et d'ailleurs diverse selon les philosophes : « Les Stoïciens veulent vaincre le scepticisme par un contact sans déformation avec l'extérieur, et tel que connaissance sensible et connaissance rationnelle se réconcilient et se prolongent l'une l'autre[1]. »

Cependant, dans la présente étude littéraire, ici restreinte d'ailleurs à Sénèque et à un seul de ses ouvrages, j'entends par images non pas les phantasiai mais les figures de style qui sous-tendent le discours du philosophe, et particulièrement les tropes : métaphores, comparaisons, personnifications… Je me situe donc au niveau de la rhétorique, mais pourtant, comme on le verra, quelque chose indique, à ce niveau aussi, le genre de confiance que mettent les Stoïciens dans les représentations sensibles du monde que forment les figures de style, pourvu que ces figures soient à la fois fidèles à la réalité des choses, approuvées par la raison et reprises dans un discours de vérité[2].

J'utiliserai l'édition bilingue La Vie heureuse et, sauf en de rares occasions, la traduction publiées par les Belles Lettres[3]. Je renverrai également à l'édition publiée par Arléa, Paris, 1995. Ainsi chaque référence portera-t-elle le chapitre (en chiffres romains) et le lieu dans le chapitre (chiffres arabes), puis la page dans l'édition d'Arléa, laquelle n'utilise pas le découpage traditionnel en chapitres.

La diversité des images dans le De vita beata

Comme les bêtes sauvages, les voluptés déchirent souvent le chasseur qui prétend les maintenir en captivité (xiv, 3, p. 47)[4] et, de même que les fleurs poussées çà et là dans un champ labouré pour la moisson, les plaisirs ne sont pas le but de la vie morale mais un agrément qui vient d'aventure et par surcroît (ix, 2, p. 35). Quant aux clabaudeurs qui stigmatisent les faiblesses du sage pour conforter leurs passions, ils sont comme des yeux malades qui fuient l'éclat du jour (xx, 6, p. 62) ou, plus brutalement, comme des crucifiés qui crachent encore sur ceux qui les regardent (xix, 3, p. 59). Et, si les biens de la fortune s'invitent chez le sage, certes il ne les mettra pas à la porte (non ejiciet illas e domo, xxiii, 3 et 4, p. 68-69) : car il sait bien que les richesses sont « pour ainsi dire légères et prêtes à s'envoler » (tamquam leves et avolaturas) mais il les accueille et il en jouit pour ce qu'elles sont, un cadeau de la fortune, passager et sans conséquence réelle. Ainsi, dit Socrate, « je me montre pareil au rocher isolé dans les bas-fonds de la mer et que les flots battent continuellement en tous sens sans pouvoir pourtant l'ébranler ou l'user dans leurs assauts séculaires ; bondissez, assaillez, je vous vaincrai en vous supportant » ([…] assilite, facite impetum : ferendo vos vincam, xxvii, 3, p. 83), et cela vaut aussi pour les biens précaires que nous procure la fortune. Car l'homme doit être comme l'artisan de sa vie (viii, 3, p. 33 : artifex uitae), réfléchi, habile et résolu, et, en ce qui dépend de lui proprement, comme un juge aux décisions sans appel et le rédacteur de décrets sans rature (ibid. : maneant illi semel placita nec ulla in decretis eius litura sit), comme le citoyen qui, au moment de voter, va librement du côté qu'il choisit[5], quitte à négocier avec telle ou telle motion ou à la compléter (est et mihi censendi ius, moi aussi j'ai le droit d'émettre un avis : iii, 2, p. 21-22).

Certes, souvent il s'agit là de lieux communs, de ce que les Grecs appelaient topoi et les Latins loci, mais les Anciens les reprenaient sans cesse, comme si toutes ces images en apparence usées réservaient toujours une vérité à rafraîchir, par le contact qu'elles maintiennent avec la réalité, et pour peu que l'on croie en elles.

À cet égard, examinons particulièrement la métaphore de la chasse au trésor :

Cherchons un bien non pas apparent (aliquod non in speciem bonum), mais solide, homogène et d'une beauté d'autant plus grande qu'elle est secrète ; déterrons-le (hoc eruamus). Il n'est pas bien loin ; on le trouvera, il n'est besoin que de savoir où étendre le bras ; mais, en fait, comme au milieu des ténèbres, nous passons à côté, nous heurtant souvent à l'objet même de nos désirs (iii, 1, p. 21).

Qui ne rêve de trouver un trésor ? Qui ne persiste à croire à l'existence du trésor bien qu'il ne l'ait jamais encore trouvé ? Qui ne succombe en toute occasion à l'attrait spécial de ce qui doit sûrement être caché dans la terre auprès de nous, d'un bien qui nous délivrerait de toute recherche des trésors, qui nous assurerait du bonheur ? Qui ne voudrait être heureux ? Il faut bien que le bonheur existe, puisque nous sommes portés vers lui ; il faut bien qu'il soit caché, puisque ce bien ne vaut pas pour la montre (in speciem) mais pour sa valeur intrinsèque et que, justement, s'il nous apparaissait immédiatement comme ce qu'il est, il ne serait pas ce bien-là : parce qu'il est bon en soi, le bien ne peut se voir selon les apparences. Paradoxalement, cette image, telle qu'elle est ici mise en œuvre, ne nous dit pas que le souverain bien est une illusion ni que le désir que nous en avons est fallacieux ; elle nous suggère plutôt que nous ne savons pas nous y prendre vis-à-vis de lui et d'abord que nous ne savons pas le reconnaître quand nous passons à sa proximité immédiate, jusqu'à le heurter parfois, sans le savoir. La preuve de ce bien comme étant le bien même (summum bonum), c'est justement que, tels que nous sommes trop souvent et tel que nous le recherchons, il nous est invisible ! La preuve du bien, c'est justement que nous le recherchons, car, malgré les apparences, il est adéquat, il est bon de désirer le bien comme nous désirons un trésor de pièces d'or : comme un objet des plus précieux et des plus beaux, déposé par une main mystérieuse à notre portée à chacun, et inaperçu jusque là. Simplement, il nous faut comprendre que le problème du bien ne réside pas dans le bien précisément, ni dans une ruse quelconque de celui qui le cacha, mais en nous-mêmes : qu'il nous faut changer notre conception du bien et notre intention à son égard, — et nous changer nous-mêmes en ce que nous pouvons et nous devons être : entrer dans les vues de Celui qui nous l'a ménagé, nous convertir à une nouvelle forme de la confiance en la possibilité du bonheur et à une nouvelle méthode de recherche. Ce qui n'est pas autre chose que d'obéir à Dieu (deo parere, xv, 7, p. 51) ou encore de faire chemin vers les dieux (ad deos iter facere, xx, 5, p. 62).

Telle qu'elle est ici traitée, l'image signifie par la garantie qu'elle se procure dans la réalité physique et psychique de l'homme et par la rigueur de pensée avec laquelle elle est traitée : l'image n'est pas seulement l'expression épuisée d'une tradition ou l'invention ingénieuse d'un écrivain, elle déploie au besoin de cette pensée-ci une anthropologie (des choses et de l'homme tel qu'il est, de son désir et de ses aveuglements), une logique (celle des propositions articulables que déploie le dynamisme d'un symbole), une fermeté de la pensée (celle qui provient de la confiance du philosophe en cette anthropologie et en cette logique), et une morale, qui vient couronner le tout.

« Faire chemin vers les dieux »

La grande image de Sénèque en ce traité, c'est celle du voyage, et évidemment cette image-là non plus n'est pas originale. Homo viator, l'homme est en voyage sur la terre, c'est l'image qui domine le début du traité, c'est à proprement parler l'incipit du livre :

[…] il est si peu facile de parvenir au bonheur que chacun s'en éloigne d'autant plus qu'il s'y précipite avec plus d'ardeur, pour peu qu'il s'écarte de la bonne voie ; et lorsque la nôtre nous mène en sens opposé, notre hâte même accroît la distance (I, 1, p. 15).

Comme dans tout voyage et exactement pour les mêmes raisons, dans la vie morale la précipitation et l'ardeur à bien faire peuvent être fatales, tragiquement et comiquement, pour peu que l'on glisse à l'écart du chemin (si via lapsus est). Toute cette page (p. 15-16) en appelle donc à la réflexion, au calcul, à la « circonspection » entendue en son sens le plus littéral, celui de regarder tout autour de soi pour prendre la notion complète des circonstances et accidents, et des moyens à employer : successivement il faut s'attacher à la détermination de l'objet de nos aspirations (proponendum primum quid sit quod appetamus, ibid.), à l'examen des moyens pour y parvenir (tunc circumspiciendum qua contendere illo celerrime possimus), à la mesure de nos progrès journaliers dans la recherche (intellecturi in ipso itinere, si modo rectum erit, quantum cotidie profligetur quantoque propius ab eo simus ad quod nos cupiditas naturalis impellit). Nous retrouvons, dans ces termes de la cupiditas naturalis, la tendance naturelle qui nous met en chemin, la confiance fondamentale des Stoïciens dans la dynamique du désir et de la vie humaine, mais aussi l'exigence que ceux-ci soient convenablement orientés.

S'ensuit tout naturellement la nécessité d'un guide (dux), d'« un homme expérimenté qui connaisse à fond le chemin dans lequel nous nous engageons » (peritus aliquis cui explorata sint ea in quae procedimus, i, 2, p. 16). Cette image du guide restera prégnante pendant plusieurs pages et elle se précisera peu à peu. Elle suggère d'abord qu'il ne faut pas se fier aux chemins battus par le grand nombre, ni aux avis des habitants, ni à l'orientation que nous suggère la majorité : « La preuve du pire, c'est la foule » (argumentum pessimi turba est, ii, 1, p. 19). « Le bien de l'âme, c'est à l'âme de le trouver » (animi bonum animus inveniat, ibid., 2, p. 19).

Ce guide sûr, c'est la nature, telle que la raison en chacun de nous la comprend et l'approuve. « Car c'est la nature qu'on doit prendre pour guide ; c'est elle que la raison observe, elle qu'elle consulte » (Natura enim duce utendum est : hanc ratio observat, hanc consulit, viii, 1, p. 32). Derrière la Nature, ou plutôt en elle et par une personnification, il y a Dieu, le vrai modèle de notre raison et de notre autonomie, et le secret du mouvement qui nous porte vers le bien :

Que la raison cherche les excitations des sens et que, les choisissant comme point de départ (car elle n'a pas d'autre lieu d'où prendre son essor et s'élancer vers le vrai), elle revienne sur elle-même. Le monde qui embrasse tout, Dieu qui gouverne l'univers tend lui aussi à s'extérioriser, mais pourtant de toute part il rentre intérieurement en lui-même. Que notre âme fasse de même : quand, ayant suivi les sens qui l'animent, elle s'est étendue par eux vers les objets extérieurs, qu'elle soit maîtresse et d'eux et d'elle. De cette façon se réalisera l'unité de son essence et l'accord de ses facultés (viii, 4, p. 33-34).

Ainsi le voyage ne fera-t-il que développer en Dieu la marche de la raison en chacun vers sa souveraineté. (Nous reviendrons plus bas sur ce point.)

Quand l'image de l'ascension aura pris le relais, on saura en effet quel est le but du voyage et le guide ultime du voyageur :

Que le souverain bien (summum bonum) monte donc en un lieu d'où aucune force ne l'arrache, où il n'y ait accès ni pour l'espoir ni pour la crainte ni pour aucun sentiment qui affaiblisse les droits du souverain bien ; or seule la vertu peut monter à ce point. Il faut que son pas adoucisse cette pente ; elle tiendra ferme, supportera tous les événements, non pas patiemment mais volontiers […]. Elle aura sans cesse à l'esprit le vieux précepte : « Suis Dieu » (deum sequere, xv, 5, p. 50).

Porter à sa dernière expression l'idée du bien, s'identifier à la vertu, suivre Dieu jusqu'à s'assimiler à lui (« être immobile face au mal ou à la suite du bien, afin que, dans la mesure où cela est permis, tu offres l'image d'un Dieu » ut sis immobilis et contra malum et ex bono, ut qua fas est deum effingas, xvi, 1, p. 51-52), tel est le sens de ce voyage. Il s'agit d'entrer dans le royaume de la nécessité divine, ce qui n'est autre chose finalement que réintégrer, mais consciemment et volontairement, notre lieu de naissance, c'est-à-dire notre vrai lieu, celui de l'accord avec nous-mêmes : « Nous sommes nés dans un royaume : obéir à Dieu, voilà la liberté » (In regno nati sumus : deo parere libertas est, xv, 7, p. 51)[6].

Une observation avant de quitter le thème du voyage. Le propre de l'homme, c'est le désir, le dynamisme et l'énergie, à laquelle il suffit d'assigner la fin qui lui convienne. Il faut substituer la pensée des fins à celle des causes et des motivations :

Le souverain bien réside dans le jugement même et dans l'attitude d'une âme parfaite, qui, lorsqu'elle a achevé sa carrière et qu'elle s'est assigné ses limites, a parfaitement réalisé le souverain bien et ne demande rien de plus ; car il n'y a rien en dehors du tout, pas plus qu'au delà de la fin (nihil enim extra totum est, non magis quam ultra finem). C'est donc une erreur de demander le motif qui fait rechercher la vertu (ix, 3 et 4, p. 35-36).

Faute de cette finalisation méditée et voulue, la vie humaine n'est qu'agitation incessante, errances sans but et absurdités. Inversement, le seul fait d'orienter sa vie (de considérer sa vie comme ce genre de voyage) la rend déjà morale, même si elle n'est pas rigoureusement et entièrement digne des dieux. C'est ce principe qui fondera la polémique qui domine la fin du texte, contre ceux qui dénigrent le philosophe au motif facile et spécieux de ses imperfections.

Combattre et commander

Mais déjà les images militaires sont présentes. Dès le passage cité plus haut (xv, 5, p. 50), « comme un bon soldat (bonus miles), [la vertu] supportera ses blessures, comptera ses cicatrices et, transpercée de traits, elle aimera mourante le chef pour qui elle tombera ». Tenir le pas gagné, c'est la maxime du marcheur en terrain difficile, du grimpeur des sommets et du soldat de la vertu.

Allons, que la vertu prenne les devants (antecedat), notre marche sera partout plus sûre. […] que la vertu précède, que la volupté soit sa compagne et tourne autour du corps comme son ombre (comitetur voluptas et circa corpus ut umbra versetur) […]. Que la vertu marche la première, qu'elle porte l'étendard (ferat signa), nous n'en aurons pas moins la volupté, mais nous en serons les maîtres et les modérateurs […]. Au contraire ceux qui ont livré la première ligne à la volupté n'ont ni l'une ni l'autre, car ils perdent la vertu, mais ils n'ont pas la volupté, c'est la volupté qui les a […] (xiv, 1 et 2, p. 45-46).

Comment faire comprendre de manière plus forte le lien de nécessité et de subordination qui unit en nature la vertu et le plaisir ?

Et plus loin, dans la partie polémique du traité :

Jamais un général (imperator) ne se fie assez à la paix pour ne pas se préparer, même si elle n'est pas engagée, à une guerre qui a été déclarée […]. Vous jouez négligemment avec les richesses sans prévoir le danger où elles sont : ainsi, souvent, les barbares assiégés, ignorant l'usage des machines de guerre, regardent sans rien faire le travail des assiégeants, sans soupçonner à quoi servent ces constructions qu'on élève à distance (xxvi, 2 et 3, p. 78-79).

En effet, derrière la métaphore guerrière, se dessine maintenant l'image de l'imperium, c'est-à-dire la question de la souveraineté.

Reprenons et complétons le passage cité plus haut :

Le monde qui embrasse tout, Dieu qui gouverne l'univers (rector universi deus) tend lui aussi à s'extérioriser, mais pourtant de toute part il rentre intérieurement en lui-même (undique in se redit). Que notre âme fasse de même : quand, ayant suivi les sens qui l'animent, elle s'est étendue par eux vers les objets extérieurs, qu'elle soit maîtresse et d'eux et d'elle (et illorum et sui potens sit). De cette façon se réalisera l'unité de son essence et l'accord de ses facultés, de là naîtra une raison sûre d'elle-même (ratio certa), sans dissentiments ni indécision soit dans ses opinions et ses conceptions, soit dans ses convictions, cette raison qui, quand elle s'est réglée, coordonnée dans toutes ses parties et pour ainsi dire harmonisée, a atteint le souverain bien (viii, 4 et 5, p. 33-34).

Combattre pour gouverner, combattre pour se gouverner, car c'est tout un de se commander soi-même et de commander aux choses, entendons : commander autant que possible et moralement parlant[7].

D'un côté l'imperium est bien une métaphore, celle qui, rapportant la sphère de la vie morale à celle du militaire et du politique, vient couronner le discours philosophique qui conduit du thème du voyage à celui de la sagesse. Et, si cette métaphore est possible, c'est en vertu de l'unité organique du monde, telle que les Stoïciens la postulent et la décrivent : chercher un trésor enfoui, parcourir le monde et l'existence, monter aux sommets, vaincre au combat les voluptés et triompher à la tête de ses facultés, écrire de manière souple et assurée le discours de ces images, tout cela est tout un[8]. Mais justement, de l'autre côté, il n'y a peut-être plus ici de comparaisons, de métaphores, d'images, mais seulement un discours organiquement unifié qui, parcourant librement les divers aspects de la nature, décrit par son propre mouvement l'unité active du monde et celle de l'être, et l'union active de l'être et du monde.

Conclusion

Chez Sénèque en général et dans ce traité, les images ont évidemment une vertu pédagogique. Sur le chemin de la connaissance, elles guident Lucilius ou Gallion, et bien d'autres correspondants ou dédicataires, en leur parlant de ce qu'ils connaissent : la culture du blé, les longs voyages et leurs périls, la chasse et la guerre, les débats politiques et les votes qui s'ensuivent, le gouvernement des hommes et des choses…

Mais aussi il nous faut discerner la nécessité proprement philosophique de ces images. Elles tirent leur vérité de la confiance que les Stoïciens (et les Épicuriens) font à la réalité des choses : appartenant au monde comme les hommes et les dieux, les choses imposent leur ordre sensible à la pensée. Ils font confiance aussi à la raison humaine et à l'une de ses formes, non abstraite et non spéculative, qui est l'imaginaire, cela bien sûr pour autant que la raison et l'imagination soient orientées conformément à la nature, c'est-à-dire qu'elles aient en vue la connaissance droite des choses et la sagesse. En somme, l'image est l'un des modes de la conformation active de la pensée à la nature des choses[9].

C'est donc une tâche philosophique de penser la réalité par les figures qu'en procurent les images poétiques et, plus généralement, le langage. Car l'une des nécessités de la Nature, qui s'imposent à nous et dont la philosophie ne peut absolument pas s'abstraire, c'est que nous vivons dans le logos. Orienter convenablement l'usage de tous ces signes en vue de la connaissance de la vérité et en vue du bonheur, telle est la vocation du philosophe.

Par exemple, prendre au sérieux le vieux rêve humain du trésor caché, puis le porter à l'accomplissement de son authenticité, c'est déjà penser réellement la réalité des choses et de l'homme.

À ce titre, comme le dit Christine Février dans son cours cité en référence : « Pour Sénèque, l'écriture philosophique n'est pas seulement une mise au point doctrinale, c'est un exercice spirituel par lequel on progresse en vertu et donc en bonheur. »

Pierre Campion



[1] Pierre-Maxime Schuhl, préface à Les Stoïciens, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1962, p. xxiv.

[2] Je remercie vivement Christine Février pour les informations précises qu'elle m'a apportées concernant la doctrine stoïcienne des images.

[3] Sénèque, La Vie heureuse, La Providence, texte traduit et présenté par A. Bourgery, introduction et notes de Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, 2002.

[4] Et, juste après ce passage, citant Virgile : « Je veux insister encore sur cette comparaison (in hac huius rei imagine) [imago est donc le mot de Sénèque pour l'image]. Celui qui se met en quête du gîte des animaux, qui aime à “prendre au lacet la bête” et à “cerner de chiens les immenses clairières” abandonne, pour s'attacher à leurs traces, des occupations préférables et renonce à bien des devoirs, de même celui qui poursuit la volupté la préfère à tout, et abandonne avant tout sa liberté ; c'est là le prix qu'il met pour son ventre : il n'achète pas les voluptés, il se vend aux voluptés » (XIV, 4, p. 47-48).

[5] Au Sénat, on soutenait une proposition en rejoignant son auteur (dictionnaire Gaffiot : in sententiam alicujus pedibus ire, se ranger à l'avis de quelqu'un).

[6] C'est sans doute à ces images que pense L. Bourgey quand il écrit à propos de ce traité : « Lorsque le philosophe parle dans la première partie de la nature de la vie heureuse, il se laisse gagner par la grandeur du sujet, il dépasse les formules d'école ; à certains instants, très brefs d'ailleurs, un grand souffle le soutient, nous atteignons presque à une sorte de lyrisme métaphysique », notice pour De la vie heureuse dans Les Stoïciens, op. cit., p. 721.

[7] Dans le Cinna de Corneille, l'empereur Auguste fait le chemin inverse. Étant devenu le maître du monde militairement et politiquement parlant, il a encore à se rendre maître de lui-même, s'il veut se rendre effectivement et moralement le vrai maître du monde et vivre par là désormais dans une souveraineté tranquille et réelle.

[8] Écrire les formules de la philosophie, c'est encore combattre, chacun des philosophes poursuivant sa stratégie et ses tactiques : « On peut définir autrement le bien tel que nous le concevons, c'est-à-dire que la même idée peut être enfermée dans des formules qui ne soient pas les mêmes. Une même armée peut tantôt s'étendre sur un plus large front, tantôt se masser ; elle peut prendre une formation en demi-cercle ou se déployer en ligne droite, mais sa force d'attaque, de quelque façon qu'on la dispose, est la même, comme son désir de lutter pour la même cause ; ainsi la définition du souverain bien peut être tantôt développée et élargie, tantôt resserrée et condensée » (iv, 1, p. 23). La vie intellectuelle est aussi une bataille d'hommes ; l'écriture est affaire de circonstances, d'inspiration et de décisions.

[9] Se posant explicitement en adversaire du Stoïcisme, qu'il appelle la philosophie, La Rochefoucauld, au contraire, manifeste une défiance de principe à l'égard du désir, de la vertu et du bonheur. Son anthropologie va à la maxime comme à la forme la plus brève et la plus mobile de la pensée, la plus retournable. Chez lui les images et les expressions de la vie morale se multiplient pour se corriger sans cesse. Rien de plus péremptoire que son refus de quelque assurance que ce soit : il n'est sûr que d'une chose, que tout cela n'est que masques à arracher.

RETOUR : Ressources communes