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Maxime Abolgassemi : La pensée contrefactuelle de lÕhistoire.

Mis en ligne le 26 octobre 2007.

© : Maxime Abolgassemi.

Maxime Abolgassemi enseigne le français et la philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Chateaubriand de Rennes.


La pensée contrefactuelle de l'histoire
Corneille, Marx, Chateaubriand

Parmi toutes les modalités pour « penser l'histoire » il en est une très courante qu'il me paraît intéressant d'examiner ici, puisqu'on la trouve en plusieurs occurrences aux Livres IX à XII des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. Je veux parler de la pensée contrefactuelle, qui consiste à se demander ce qui se serait passé si…, si l'histoire avait été différente (de ce qu'elle fut). Comme nous le verrons, une telle attitude d'ouverture intellectuelle engage une Weltanschauung articulant et organisant les notions de liberté humaine, de hasard et d'un sens de l'histoire possible.

La réflexion historique contrefactuelle

La logique fournit une définition rigoureuse et simple. Nous sommes en effet en présence des énoncés conditionnels du type : 

« Si A alors B » avec A et B qui sont deux propositions.

Les contrefactuels relèvent alors du cas suivant :

« Si A alors B » avec A (l'antécédent) Faux.

Ce qui donnera par exemple :

« Si Hitler avait gagné la guerre, alors les États-Unis d'Amérique auraient été partagés en trois zones. »

Pour la théorie traditionnelle de l'implication, de telles assertions sont toutes vraies puisque l'on peut tout asserter à propos d'une proposition de départ fausse. Pourtant, depuis les années quarante, des logiciens se sont demandé si l'on ne pouvait pas s'intéresser à la valeur épistémique de tels énoncés. On pressent ainsi que les deux contrefactuels suivants n'ont pas le même statut :

« Si j'étais Jules César, je ne serais pas vivant au vingtième siècle »

« Si Jules César était moi, il serait vivant au vingtième siècle[1] »

car ils ne focalisent pas leur propos sur le même point. Dans le premier, Jules César est ce qui est mentalement déplacé ; dans le second, c'est « moi » qui sert de repère (fondamentalement selon une différence entre thème et rhème).

Un classique de la philosophie analytique des années soixante-dix, Counterfactuals (de David Lewis), questionne les prémisses qui nous en font retirer des conclusions. Il discute par exemple les énoncés suivants (Lee Oswald ayant été arrêté pour l'assassinat du président Kennedy) :

« Si Oswald n'a pas tué Kennedy, alors quelqu'un d'autre l'a fait »

« Si Oswald n'avait pas tué Kennedy, alors quelqu'un d'autre l'aurait fait »

« Si Oswald n'avait pas tué Kennedy, alors Kennedy n'aurait pas été tué[2] »

Tout dépend alors de notre croyance, de notre adhésion ou non à une théorie du complot (Oswald n'était-il qu'un pion, remplaçable, dans un plan d'envergure pour se débarrasser du président ?), dans le processus de notre accréditation de l'une ou l'autre des phrases précédentes.

 

La démarche contrefactuelle, qui pourrait sembler très fantaisiste (à quoi bon se demander ce qui se serait passé si Hitler avait gagné la guerre puisque, heureusement, il l'a perdue ?) est au contraire induite par une conception savante de l'histoire.

Certes les historiens se méfient de démarches trop philosophiques voulant tout déduire de lois de l'histoire. Jacques Le Goff écrit ainsi :

Pour saisir le déroulement de l'histoire et en faire l'objet d'une vraie science, les historiens et les philosophes depuis l'Antiquité se sont efforcés de trouver et de définir des lois de l'histoire. Les tentatives les plus poussées et qui ont connu à cet égard le plus grand échec sont les vieilles théories chrétiennes du providentialisme (Bossuet) et le marxisme vulgaire qui s'obstine, bien qu'on ne parle pas dans Marx (au contraire de ce qui arrive à Lénine) de lois de l'histoire, à faire du matérialisme historique une pseudo-science du déterminisme historique chaque jour davantage démentie par les faits et par la réflexion historique[3].

Mais cette réflexion historique s'autorise une lecture tout à fait rationnelle, qu'il appelle de ses vœux :

En revanche, la possibilité d'une lecture rationnelle a posteriori de l'histoire, la reconnaissance de certaines régularités dans le cours de l'histoire (fondement d'un comparatisme historique des diverses sociétés et des diverses structures), l'élaboration de modèles qui refuse l'existence d'un modèle unique […][4].

Et ce comparatisme historique ne place pas seulement en regard divers états historiques factuels, il prolonge parfois aussi sa vision vers des états contrefactuels limites (moyen de prospection fructueux bien connu des traités de stratégie pour lesquels il faut envisager tous les coups possibles, y compris ceux qu'aurait pu faire l'ennemi et qui peuvent se reproduire dans la suite). Rarement comme « histoire fiction » soutenue sur tout un ouvrage, cette approche permet le recours à une expérience de pensée (à l'instar des physiciens et leur Gedankenexperiment), qui vient ainsi valider une thèse.

 

Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx se demande par exemple :

Pourquoi le prolétariat parisien ne s'est-il pas soulevé après le 2 décembre ? La chute de la bourgeoisie n'était encore que décrétée, et le décret n'avait pas encore été mis à exécution. Tout soulèvement sérieux du prolétariat aurait immédiatement rendu une nouvelle vigueur à la bourgeoisie, l'aurait réconciliée avec l'armée et valu aux ouvriers une nouvelle défaite de Juin[5].

Il soutient ainsi que la révolte populaire pouvait tout changer à l'évolution ultérieure, en alliant contre elle paradoxalement à la fois la bourgeoisie et l'armée. Façon de prouver une loi théorique essentielle : « La bourgeoisie utilise le peuple pour son seul bénéfice à elle, y compris et surtout lorsqu'il se révolte » (loi).

On remarquera d'ailleurs qu'il est de la sorte implicitement fait usage de la contraposition logique. Marx veut défendre cette loi par le cas précis de 1848 :

« Si le prolétariat s'était révolté, alors la bourgeoisie en aurait profité » (1) en s'appuyant sur le fait qui est que «  la bourgeoisie a été battue ». Cela pour déduire « la bourgeoisie a été battue, car le prolétariat ne s'est pas révolté » qui est la contraposée de (1), puisque « si révolte du prolétariat, alors victoire bourgeoise » équivaut à « si défaite bourgeoise, alors soumission du prolétariat » (contraposée[6]).

Il est frappant en tout cas de constater que la démarche, loin d'être farfelue et rêveuse, suit un modèle positiviste (figer un paramètre pour s'interroger sur le devenir de l'ensemble des autres variables) qui réussit de plus à étayer adroitement le contrefactuel comme base indiscutable a contrario du factuel (la bourgeoisie est défaite). C'est donc une logique qui fait le détour vers l'irréel pour revenir, en fait, sur le réel.

L'écrivain et l'historien

Si l'on aborde la littérature elle-même, on constate que la pensée contrefactuelle est là aussi un outil d'analyse pertinent, qui oppose de plus l'écrivain et l'historien.

Notre notion a été articulée à celle des « mondes possibles[7] » : faire une hypothèse contrefactuelle serait envisager qu'elle puisse se réaliser, puisqu'on décide par là d'asserter quelque chose à son propos, dans un monde semblable au nôtre mais qui la verrait réalisable. Le monde des récits policiers de Conan Doyle est ainsi un univers identique au nôtre, sauf qu'il est agrémenté de quelques individus supplémentaires (comme Sherlock Holmes). L'écrivain a donc suivi une hypothèse contrefactuelle de départ (« s'il existait un policier doté de caractéristiques déductives exceptionnelles, alors… »), et ses lecteurs le suivent aussi lorsqu'ils acceptent le pacte fictionnel qui verra cohabiter personnages fictifs, porteurs du merveilleux de l'imaginaire, et figures historiques, accréditeurs de référentialité. En théorie de la fiction, ce modèle a été récemment très débattu[8].

Il existe d'ailleurs un genre littéraire qui, semblant ainsi expliciter le principe même de la fiction, revendique ce point de départ contrefactuel. Il s'agit de l'uchronie[9]. Charles Renouvier inaugure dès 1876 le terme, qu'il a forgé sur le modèle de l'utopie, dans son ouvrage Uchronie (Utopie dans l'Histoire). Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être[10]. L'hypothèse contrefactuelle sur Hitler évoquée précédemment est justement celle que soutient l'écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick dans l'un de ses meilleurs livres Le Maître du haut château (The Man in the High Castle) en 1962. On peut signaler aussi Fatherland (1992) de Robert Harris et K (1997) de Daniel Easterman (les USA, tournant à l'extrémisme, s'allient avec les nazis au lieu de les combattre). Pourquoi une telle permanence du thème ? Possible que ce soit là des tentatives d'exorcisme d'un passé ressenti comme non passé tout à fait et qui semble, ainsi, faire encore peser sur nous ses menaces. L'uchronie prouve ainsi que la pensée contrefactuelle de l'histoire peut être signifiante aussi lorsqu'elle doute de l'étanchéité entre ce monde entrevu et le nôtre, et pas seulement quand elle la postule par cohérence théorique.

Par ailleurs, « penser l'histoire » revient alors aussi à porter un regard de critique sur l'histoire mise en récit, entendue dès lors comme la « fable » ou le « muthos » aristotélicien. Ce que s'applique à faire l'exercice de « l'examen » au siècle classique. Horace de Corneille fut ainsi une pièce discutée sous cet angle, parfois avec acharnement, et son auteur lui-même ne refuse pas les critiques. Il est ainsi très dur vis-à-vis de la faiblesse, reconnue, du rôle du vieil Horace, montré comme trop crédule envers sa première impression : « Il eût dû prendre plus de patience, afin d'avoir plus de certitude de l'événement, et n'eût pas été excusable de se laisser emporter si légèrement par les apparences […][11] » On n'hésite pas non plus à retoucher à l'œuvre pour la corriger mentalement et alimenter le débat critique : « si le rôle du vieil Horace était plus heureux, alors il faudrait … » ; ou pour qu'elle fût plus convenable aux bienséances du temps : « si Horace n'avait pas tué sa sœur, alors… ». Marc Escola suggère ainsi, dans son édition, de « refaire Horace[12] » avec le parti pris heuristique suivant : « Si Corneille avait tenu compte de ses propres critiques ultérieures, alors le texte serait amendé de telles façons. » On passe alors des mondes possibles à la notion passionnante des textes possibles[13].

Sur scène même, les répliques recourent aux contrefactuels pour tester la fermeté des caractères face à des réalités virtuelles alternatives. Camille déplore ainsi que sa vie ne soit pas corrigée sur un point décisif, ce qui résoudrait le conflit qui la torture :

Pourquoi suis-je romaine, ou que n'es-tu romain ?

Je te préparerais des lauriers de ma main ;

Je t'encouragerais, au lieu de te distraire ;

Et je te traiterais comme j'ai fait mon frère. (vers 601 et suivants)

Le vieil Horace déclare, lui :

Si par quelque faiblesse ils l'avoient mendiée,

Si leur haute vertu ne l'eût répudiée,

Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement

De l'affront que m'eût fait ce mol consentement. (vers 967 et suivants)

Il est alors intéressant de se demander ce que ces détours contrefactuels soulignent. Dans le premier cas, c'est le tragique qui pèse sur les personnages : il est donc inchangeable, car constitutif de l'œuvre (il n'y a bonnement plus de pièce sans cette donnée dramatique). Dans le second, le tragique paraît encore dans la résolution du père, ou bien il est contenu par cette volonté, mais surtout la promesse reste pendante car de tels revirements sont possibles, tant qu'on ignore « encor la moitié de l'histoire ».

Un rapprochement semble alors se faire entre l'écrivain habitué au champ des possibles (tout est permis) et l'historien quittant pour une fois celui du réel (tout est arrivé).

On se souvient que pour Aristote, dans la Poétique, le premier compose « conformément à la vraisemblance ou à la nécessité[14] », le second recueillant « ce qui a eu lieu[15] ». Et en effet la notion de contingence et de nécessité est ici centrale. À quoi cela rimerait-il de poser l'hypothèse contrefactuelle si l'on était certain que seul ce qui est arrivé était possible ? Les partisans d'un déterminisme absolu ne peuvent alors que feindre notre démarche sans y adhérer vraiment.

C'est ce que fait Tolstoï, alors qu'il se livre à une vive discussion à propos de l'écriture de l'histoire à laquelle il s'est consacré dans La Guerre et la Paix (1865). Au début du « Livre troisième » le narrateur s'interroge ainsi longuement, sur le mode contrefactuel,  à propos de la somme de causes qu'il fallut pour déclencher la guerre entre Napoléon et la Russie :

Si Napoléon n'eût point jugé humiliant un repli derrière la Vistule, s'il n'avait pas fait avancer ses troupes, il n'y eût pas eu de guerre ; mais si tous ses sergents avaient refusé de se rengager, il n'y eût pas eu non plus de guerre […] [16].  

Mais tout cela supposerait une liberté humaine qui n'existe pas pour lui.

Bien que leurs actes leur semblent émaner de leur libre arbitre, il n'en est pas un qui soit volontaire au sens historique du mot, mais tous sont liés à la marche générale de l'histoire et déterminés de toute éternité[17].

Notons bien que cette prédétermination est à la fois l'ennemi de la pensée contrefactuelle et celui de l'histoire : « Devant certains phénomènes historiques dénués de sens, ou plutôt dont le sens nous échappe, le recours au fatalisme est indispensable[18]. » Le fatalisme du « c'était écrit » tue la possibilité d'une variante possible (le « grand Livre » de Jacques le Fataliste est unique)[19].

Ce qui est remarquable, c'est que sa réfutation de la démarche historique se fait donc au nom de l'inanité de toute réflexion comparatiste contrefactuelle. Tolstoï est alors assuré de la supériorité de son œuvre sur celle de n'importe quel historien, justement parce qu'il a renoncé à un cadre d'intelligibilité qu'il juge artificiel, comme ceux auxquels doivent s'en tenir les travaux monographiques.

En considérant l'histoire à un point de vue général, nous sommes persuadés de l'existence d'une loi éternelle qui régit les événements. Mais en considérant l'histoire du point de vue personnel, nous avons la conviction du contraire[20].

Seul l'écrivain peut descendre à une vraie intériorité, celle de la personne et, tournant opportunément le dos à la grande échelle, accéder alors à ce niveau obscur exempt d'un quelconque sens et où règne au contraire la nécessité supérieure qui nous échappe. « L'historien aurait tort de vouloir représenter un personnage historique dans sa totalité, dans la complexité de ses relations avec tous les côtés de la vie[21]. » L'écrivain, lui, doit s'intéresser à des hommes, non à des « héros » seulement. La description des événements sera alors unique car diffractée, sous sa plume, selon des perceptions individuelles parfois chaotiques, complexes, au risque de la confusion – cette confusion réelle des vraies batailles. Pour cela, Tolstoï revendique une masse de documents historiques aussi impressionnante que celle qui inspire les historiens, mais dans laquelle il a su discerner les « mensonges » absurdes de la reconstitution rationnelle après coup, des militaires par exemple. Son tableau de la campagne de Russie est donc plus vrai en ce qu'il assume les limites de l'intelligence humaine dans sa perception des grands chocs de l'Histoire. Comme Stendhal retenant de ses propres expériences militaires de quoi écrire les pages, uniques dans la littérature de l'époque, qui décrivent Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme (1839).

Cela réactualise donc en l'inversant la très ancienne distinction aristotélicienne. Aristote accordait que « la poésie est chose plus philosophique et plus noble que l'histoire[22] » parce que « la poésie dit plutôt le général, l'histoire le particulier[23] ». Pour Tolstoï ce serait donc le contraire : la supériorité de l'écrivain vient de ce qu'il est capable d'appréhender la complexité étoilée des grands événements à travers des consciences individuelles. Volontairement dans le particulier, il évite les grandes lignes, vite grossières voire caricaturales, des schémas explicatifs chimériques de l'historien.

Ainsi l'historien et l'écrivain s'engagent-ils dans des démarches intellectuelles complémentaires mais que la pensée contrefactuelle permet de hiérarchiser. Nos divers exemples étaient cependant tous des situations hypothétiques qui ne paraissaient au fond utiles que parce qu'elles étaient jugées irréalistes (preuve théorique pour Marx, élucubrations d'historiens méconnaissant le déterminisme fataliste pour Tolstoï). Or le contrefactuel peut ne pas être nécessairement non factuel… C'est ce que Chateaubriand va nous permettre de voir, rejoignant ainsi, indirectement, l'idéal historique de Le Goff.

La pensée contrefactuelle de Chateaubriand

Pour commencer, nous allons d'abord mettre au jour avec Chateaubriand[24] ce qui est la source profonde de ce que l'on peut nommer, spécifiquement, l'émerveillement contrefactuel. En voici la loi secrète : un fait, apparemment le plus anecdotique, le plus contingent, va se trouver responsable d'un effet en cascade[25] de plus en plus massif, grandiose et, ce, dans l'horreur le plus souvent[26]. Il faut alors constater, comme le fait l'écrivain un peu hagard et effrayé, « quel bouleversement de destinées ! » (p. 133). Et la méditation contrefactuelle de l'histoire peut seule l'établir avec toute sa force.

L'exemple qu'il prend au Livre IX des Mémoires d'outre-tombe eut une longue postérité, littéraire et historiographique : il s'agit de la fuite du roi et de son arrestation à Varennes[27]. « La fuite du Roi le 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas immense » (p. 27). Prouver cette assertion revient à montrer un enchaînement quasi fatal : le 25 juin Louis XVI est ramené à Paris pour entendre que l'Assemblée a rompu ses liens de dépendance légale avec lui ; puis le 17 juillet le dépôt de la pétition du club des Cordeliers sur l'autel de la Patrie au Champ-de-Mars dégénère en fusillade.

L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eût eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance, l'auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision. (p. 28)

La réflexion contrefactuelle est donc la suivante : « si le Roi n'avait pas fui à Varennes, la déchéance était acceptée », et « si la déchéance avait été acceptée, le Roi avait la vie sauve ». Cette tentative de fuite brouillonne fit en effet réaliser à tous que le place dévolue au Pouvoir d'ordre divin était libérable, puisque abandonnée en catimini, ce qui rendit possible la séparation, irréversible, entre la représentation de l'ordre royal, historiquement constitué, et le corps du roi, simple être humain (et ainsi tout à fait guillotinable). Or que cette révolution mentale et conceptuelle fût permise par un événement hasardeux a fasciné. Dans son premier tome de l'Histoire de la Révolution française (1849), Adolphe Thiers écrit par exemple :

Un accident le fit manquer, un accident pouvait le faire réussir. Si, par exemple, Drouet avait été joint et arrêté par celui qui le poursuivait, la voiture était sauvée. Peut-être aussi le roi manqua-t-il d'énergie lorsqu'il fut reconnu. Quoi qu'il en soit, ce voyage ne doit être reproché à personne, ni à ceux qui l'ont conseillé, ni à ceux qui l'ont exécuté ; il était le résultat de cette fatalité qui poursuit la faiblesse au milieu des crises révolutionnaires[28].

Et en 1858 Alexandre Dumas, pour qui cet événement fut « le fait le plus considérable de la Révolution française, et même de l'histoire de France », en tire la matière d'un feuilleton La Route de Varennes[29].

Pour Chateaubriand, cela aboutit donc à l'établissement d'une loi à portée générale qui porte la marque de la pensée contrefactuelle de l'histoire : c'est précisément parce qu'un accident peut tout faire basculer dans un sens improbable a priori, que les calculs établis par les acteurs à chaud se révèlent « presque toujours » démentis par les faits. Ce que les faits démentent dessine aussi les possibles que l'histoire a éliminés, même s'il n'est pas sûr que pour l'auteur l'arrestation du roi pouvait vraiment ne pas être.

Deux livres récents y sont revenus : Le Roi s'enfuit (2004) de Timothy Tackett et Varennes. La mort de la royauté, 21 juin 1791 (2005) de Mona Ozouf[30]. Le premier conclut son ouvrage ainsi :

L'histoire de la fuite du roi nous met en garde contre l'hypothèse d'une causalité linéaire aussi simple. Elle nous rappelle opportunément le caractère contingent et imprévisible de la Révolution — et peut-être de tout mouvement historique capital[31].

Cette prise en compte d'une contingence ouverte résulte directement de la pensée contrefactuelle qu'il pratique à la suite :

Qu'aurait-il pu se passer dans l'histoire de la France, dans l'histoire de l'Europe si les événements avaient pris un cours légèrement différent, si le roi et sa famille avaient atteint Montmédy et trouvé ensuite refuge de l'autre côté de la frontière avec l'armée autrichienne[32] ?

Après plusieurs autres hypothèses de ce type, Timothy Tackett introduit l'idée d'un « impact potentiel », qui est aussi une défense de ce mode de réflexion historique :

Des réponses simples à cette suite de suppositions n'existent évidemment pas. Mais de telles réflexions soulignent l'impact potentiel que peuvent avoir certains événements critiques sur la Révolution et sur l'histoire[33].

Pour lui en effet, contrairement au fatalisme de Tolstoï, tout est toujours possible et l'homme reste libre d'infléchir l'événement dans un sens ou l'autre. En cela, l'historien s'écarte du postulat[34] d'un Hegel d'une Raison souveraine, qui lui fait tenir qu'« il faut apporter à l'histoire la foi et l'idée que le monde du vouloir n'est pas livré au hasard[35] ».

C'est en effet par un défaut courant que l'on confond ce qui est arrivé (possible devenu réel) avec ce qui devait nécessairement arriver. Il faut donc penser trois catégories : le déterminisme pur, le hasard pur, et un troisième état mixte comme le défendait Robert Musil, le grand écrivain autrichien, dans sa conception de l'histoire :

L'absence de nécessité stricte ne signifie donc pas que l'histoire est livrée au hasard, pas plus que l'absence de hasard pur ne signifie qu'elle obéit à des lois nécessaires[36].

Dans son chef-d'œuvre, le roman L'Homme sans qualités, il recourt à l'image du billard[37] :

Par conséquent, la trajectoire de l'Histoire n'est pas celle d'une bille de billard qui, une fois découlée, parcourt un chemin défini ; elle ressemble plutôt au mouvement des nuages, au trajet d'un homme errant par les rues, dérouté ici par une ombre, là par un groupe de badauds ou une étrange combinaison de façades, et qui finit par échouer dans un endroit inconnu où il ne songeait pas à se rendre. La voie de l'Histoire est assez souvent fourvoiement[38].

Fourvoiement, comme le pressentent Chateaubriand et cette pensée si particulière de l'histoire.

 

La méditation contrefactuelle des Mémoires d'outre-tombe s'empare aussi des données autobiographiques avec la même curiosité, l'histoire d'une vie demandant à être pensée comme la « grande histoire ». L'« Aventure du fiacre » nous est narrée au Livre IX : venant juste recouvrer enfin 10 000 francs, il fait une mauvaise rencontre :

Je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard. Il était grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M… où nous pourrions causer : le diable me pousse ; je monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. (p. 43)

Comble de malchance, il oublie dans le fiacre les 1 500 francs qui lui restent. Affolé, il se met à la recherche de son cocher, qu'il retrouve finalement à deux heures du matin. Reste à identifier les différents passagers de la nuit, à qui il rend visite, de plus en plus désespéré. Le dernier est un moine.

Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines écoute le récit que je lui fais. « Êtes-vous », me dit-il « le chevalier de Chateaubriand ? – Oui », répondis-je « Voilà votre portefeuille », répliqua-t-il « je vous l'aurais porté après mon travail ; j'y avais trouvé votre adresse. » Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. (p. 45)

Toute la séquence est donc, à l'évidence, placée sous le chef du signe du hasard : la rencontre est fortuite ; le jeu renvoie à la fortuna  ; l'oubli dans le fiacre est un lapsus (glissement, chute comme celle contenue étymologiquement dans « accident » ou dans « chance ») et la retrouvaille du portefeuille parfaitement miraculeuse, tant elle est statistiquement improbable dans tout Paris. Cette caractéristique contingente si manifeste est pourtant placée tout en haut d'une chaîne causale primordiale pour la suite de la vie de Chateaubriand, ce que souligne la pensée contrefactuelle.

Le jeu représente d'abord un danger dont il a fallu s'écarter, car dans le cas contraire le malheureux s'y fût consumé. « Je n'avais jamais joué : le jeu produisit sur moi une espèce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle » (p. 43). Et le moine, tel le bon samaritain de l'Évangile selon Luc, méprisé socialement (comme en témoigne son apparence pauvre) mais qui tend la main à celui qui gît dépouillé par les brigands, rend la somme perdue et indispensable, alors, au salut de Chateaubriand. « Faute de cette petite somme, je n'aurais pas émigré : que serais- je devenu ? toute ma vie était changée. » (p. 45)

Le mariage est chronologiquement le premier de ces sujets de méditation contrefactuelle. Il est intéressant de noter qu'il dépend d'ailleurs d'un « concours de circonstances » (p. 17) entièrement façonné par les chamboulements de l'Histoire : « suppression des droits féodaux » et confiscation des bénéfices de l'ordre de Malte, « tombés avec les autres biens du clergé aux mains de la nation » (loc. cit.). Un portrait de « Mme de Chateaubriand », mesuré jusqu'à la froideur, aboutit à la question des mérites comparés : « Qu'est-ce que mes travaux auprès des œuvres de cette chrétienne ? » (p. 21) Le lecteur aura bien saisi que « l'acte le plus grave » (p. 17) de sa vie fut vécu comme une injustice. La question qui suit n'est possible que du point de vue supérieur de l'autobiographe, doté du recul nécessaire : « Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée ? » (p. 21). La première hypothèse contrefactuelle implicite est alors « le non-mariage », suivie du « mariage hors de France ». « J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais été mieux accueilli de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre » (loc.cit.) Mais l'essentiel n'est pas là : pour Chateaubriand la vraie question, c'est celle de la postérité littéraire.

Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils été meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma patrie ? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature ? N'aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les années, toutes mes folies seraient passées ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets : vieux garçon sans estime, ou trompé ou détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson usée. (loc. cit.)

Évidemment ce bilan comparé n'est peut-être pas le plus sûr quand c'est soi-même qui en fait le compte et, par exemple, sa vie amoureuse fut suffisamment riche et souvent complexe pour que la garantie du mariage paraisse une digue bien peu efficace. Le thème qui perce est toutefois celui du sacrifice du poète, mettant au feu le droit à la jouissance (licence) pour que son style littéraire gagne en concentration de ses effets :

La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées, ont peut-être augmenté l'énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne ; d'une flamme cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. (loc. cit.)

Le même topos met en parallèle impuissance de l'« androgyne » (p. 138) et fécondité de l'écrivain.

L'auteur autobiographe qui se fait le narrateur des faits marquants de sa vie est amené, on le sait, à mesurer la distance qui le sépare du personnage qu'il était. C'est particulièrement à propos du séjour en Angleterre que Chateaubriand insiste sur l'écart entre l'énonciation et l'énoncé :

Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de George IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à Londres en 1795. (p. 132)

L'effet recherché est précisément ciblé sur la question d'un mariage alternatif, celui avec Charlotte Ives. La jeune fille n'est pas insensible à l'hôte français, hébergé par la famille. Alors qu'il s'apprête à les quitter le lendemain, la mère prolonge la soirée, pour lui faire l'offre généreuse de la main de sa fille. Le malentendu est déchirant lorsque les pleurs de Chateaubriand sont interprétés comme un accord, et il lui faut confesser « Je suis marié ! » (p. 127). Ce mariage, déjà difficilement accepté, fait donc obstacle à son bonheur. « Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir » (p. 126). L'union à cette famille valait rachat, terme à terme :

Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle que sa fille pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait privé (p. 127-128)

Mais ces sentiments sont ceux de l'époque, en 1796 ; dans un réconfortant parallèle, le récit nous offre donc une nouvelle rencontre en 1822. Lui devenu homme puissant, elle renommée lady Sutton, venant demander pour l'aîné de ses fils. En terme de sentiments profonds, aucun regret, car sa « démone » (p. 135) qui s'agite, l'entraîne vers des amours plus tumultueuses, selon une inclination « plus sympathique à [s]a nature orageuse » (loc. cit.). Cette rêverie sur un amour qui eût pu sceller son destin par un mariage doux et serein retourne sur le seul terrain qui vaille, celui de la postérité, dans une montée en puissance :

Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre : enseveli dans un comté de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? Si je pouvais mettre à part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'eût fait tout cela ? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : « Poeta fui e cantai, je fus poète, et je chantai ! » (p. 128-129)

La postérité est ce questionnement, douloureux et irréfragable, tendu vers le futur, vers l'au-delà que tente d'appréhender le geste de ces Mémoires parlant « du fond de [s]on cercueil » (« Avant-propos » p. 11).

Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur ! Pourquoi ai-je continué d'écrire ? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle ?

C'est la grande question, à laquelle l'écrivain hésite sincèrement à répondre et qu'il tend à son lecteur. « Si je n'avais pas écrit, … » : détour contrefactuel qui accède à des vertiges métaphysiques auxquels doit se confronter le projet autobiographique.

Le déterminisme téléologique n'est pas absent des méditations de Chateaubriand, qui doit parfois parler de Providence historique :

Le 20 mars 1792, l'Assemblée législative adopta la mécanique sépulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exécuter; on l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprît d'eux son œuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau, puisque des personnes, touchées de ses bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où elle était nécessaire au crime, est une preuve mémorable de cette intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la face des empires. (p. 29)

Soit : « Si la guillotine n'avait pas été inventée à ce moment-là, les jugements de la Terreur n'auraient pas eu lieu », ce qui semble impossible donc, au vu des impératifs (supposés) de l'Histoire. Pas de « hasard » ici, dans cet enchaînement de faits coïncidents et colinéaires…

Mais à l'inverse, il lui arrive d'insister sur la véritable ouverture dont une brèche semble témoigner, et qui l'aventure alors vers des zones contrefactuelles nouvelles. À l'exemple fatal du destin qui peut dépendre du hasard d'une chute, soumis qu'il est à un dieu tragique (les « méchants » étant ceux qui sont tombés du mauvais côté), le sort d'une bataille reste suspendu, ne tenant qu'à un fil. Lors du siège de Thionville, « cinq ou six cents » patriotes s'enfoncent dans le village et parviennent à prendre la batterie de l'armée des émigrés à flanc :

La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu ; nous marchâmes la baïonnette en avant. Les assaillants se retirèrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient. (p. 67)

Certes, ils n'ont pas tenu : mais la victoire a hésité un temps, laissant aux hommes une sorte de liberté offerte, plus qu'un seul hasard hors de portée. Il aurait suffi que les patriotes s'enhardissent, et ils remportaient le terrain. Aucune loi, divine ou historique, ne venait s'y opposer par dessus la lice des actions humaines. Dans ces cas extrêmes il faut se décider vite car, comme nous l'apprenons quelques lignes plus loin, le sort fait des choix à la vitesse d'une balle de fusil, qui ricoche sur l'arme de Chateaubriand pour venir tuer le chevalier de La Baronnais. En moins de temps qu'il ne faut pour seulement entrevoir les trajectoires tracées (sous des contraintes si multiples que seule une absolue contingence paraît pouvoir mener la danse si ce n'est pas un dieu), la cervelle du malheureux « sauta au visage » du narrateur, saisi d'effroi (loc. cit.).

On a souvent représenté la vie (moi tout le premier), comme une montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre : il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. (p. 140)

Méditation sombre puisque n'est envisagé qu'un point d'égarement, mais qui a pourtant renoncé à l'image angoissante de la seule irrémédiable déchéance. Des erreurs sont commises, mais finalement notre vie nous amène bien à son plateau terminal. Ce regard rétrospectif des Mémoires produit donc pour lui non un regret de ce que l'on n'a pu faire mais le chagrin de n'avoir pas su prendre les chemins les plus agréables pour arriver au même point. Notre liberté ne résiderait pas dans la possibilité de changer de vie, mais de l'adoucir, par des choix plus lucides et opportuns. Seule la pensée contrefactuelle pouvait le lui apprendre, au seuil de la mort.

Conclusion

La primauté ontologique du réel n'exclut donc pas l'attrait philosophique, historique et littéraire pour ce qui n'a pourtant pas eu lieu. Faire varier en imagination les paramètres de la situation historique que l'on décrit, pour bien la comprendre, se révèle même indispensable à la démarche historique. Finalement on aura mesuré combien tout reposait sur le statut attribué à la proposition A posée en hypothèse. N'est-elle qu'impossible ? Alors la pensée contrefactuelle vise au contre-exemple : l'explication est soit théorique (Marx), autour d'une logique de la contraposition appuyée sur la non-réalisation ; soit religieuse, globalement, puisque une nécessité supérieure, transcendante, tire les ficelles. Eût-elle été possible ? Une certaine forme de libre-arbitre est alors conjecturée. D'une part, l'autobiographie bénéficie ainsi d'un point de vue surplombant qui s'interroge sur les constituants de l'être, son identité propre, tout ce qui forme un noyau susceptible de résister à la pression centrifuge de la contingence absolue (le « destin » d'artiste pour Chateaubriand). D'autre part, c'est la méthode historique moderne qui cherche aussi à investir ce champ, par un comparatisme rigoureux (Le Goff) et l'acceptation de ces « impacts potentiels » des moments de crise exceptionnelle (Tackett).

Ce que l'on peut résumer, pour finir, par le petit tableau suivant :

 

 

Hypothèse contrefactuelle

Impossible

Possible

 

Explication

 

Application causale théorique

Nécessité transcendante supérieure

Contingence pure

Liberté humaine dans l'histoire

 

Domaine

 

Philosophie de l'histoire

 

Foi en la Providence

 

Autobiographie moderne

 

 

Méthode historique

 

Maxime Abolgassemi



[1] C'est un des classiques de la littérature logique. Voir Nelson Goodman et son ouvrage capital Faits, fictions et prédictions (Fact, Fiction and Forecast, 1954), traduit en 1984, Les Éditions de Minuit, « Propositions », p. 31.

[2] Autre exemple célèbre, introduit par Ernest Adams (1970) et discuté par David Lewis, Counterfactuals, Blackwell, 2001 (réédition 1973), p. 3 et p. 71.

[3] Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Gallimard, « Folio histoire », 1988, p. 21

[4] Ibid., p. 21-22.

[5] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Œuvre Politique 1, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 529.

[6] Rappelons : « si A, alors B » est équivalent à « si non B, alors non A » (contraposée).

[7] Voir Saul Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity), Les Éditions de Minuit, « Propositions », 1982 (1972).

[8] On peut en avoir un écho sur le site de Fabula, dans les résumés des intervention d'un séminaire organisé en 2005-2006.

[9] Un exemple audacieux dans le fond, mais probablement trop conventionnel dans la forme, fut le film Jean Philippe de Laurent Tuel (2006).

[11] « Examen » d'Horace, Corneille, Horace, Éditions Flammarion, « GF Flammarion », 2001, p. 65.

[12] Voir le « dossier » de son édition, op. cit., p. 193.

[13] On trouvera, du même Marc Escola, un riche exposé dans « l'atelier » du site Fabula.

[14] Aristote, Poétique, Le Livre de Poche, 1990, p. 98

[15] Loc.cit.

[16] Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 791.

[17] Ibid., p. 793.

[18] Ibid., p. 791.

[20] « Quelques mots à propos de La Guerre et la Paix », ibid., p. 1618.

[21] Ibid., p. 1613.

[22] Aristote, Poétique, op. cit., p. 98.

[23] Loc.cit.

[24] Les références renvoient dans le fil du texte à la pagination de l'édition des Mémoires d'outre-tombe, Livres IX à XII, Éditions Flammarion, « GF », 2007.

[25] Ce qui évoque singulièrement les découvertes modernes sur les phénomènes dits de « chaos » (le fameux « effet papillon » par exemple) : on pourra consulter à ce sujet le livre d'entretiens de Réda Benkirane, La Complexité, vertiges et promesses, Éditions le Pommier, « Poche », 2006.

[26] Posant la question pivot de l'homme providentiel, le film Max, de Menno Meyjes (2003), montre un Hitler espérant faire une carrière de peintre, avant de la rater et, de dépit, prendre la voie du populiste nazi. Problématique proche pour La Part de l'autre d'Éric-Emmanuel Schmitt (2001).

[27] La page de l'encyclopédie ouverte Wikipédia est assez complète sur le sujet.

[28] Disponible sur Gallica, ou sur Gutenberg.

[29] Le livre est disponible dans « La petite collection » des éditions des Mille et une nuits (2005).

[30] Le livre de Mona Ozouf infirme l'observation qui veut que « ces relectures événementielles » soient peu coutumières à la culture historiographique française. Le premier de ces deux auteurs est américain.

[31] Timothy Tackett, Le Roi s'enfuit, Éditions La Découverte, « Poche », 2007 (2003), p. 255.

[32] Loc.cit.

[33] Ibid., p. 256.

[34] « La réflexion philosophique n'a d'autre but que d'éliminer le hasard », Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l'histoire, Librairie Plon, 10/18, 1965, p. 48.

[35] Ibid., p. 48-49.

[36] C'est Jacques Bouveresse qui résume ainsi la pensée de Musil, in Robert Musil, L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, Éditions de l'Éclat, 1993, p. 240.

[37] Observation d'autant plus pertinente que David Ruelle nous apprend que l'étude du choc des boules de billard est très vite chaotique, au sens technique déjà évoqué, voir « Hasard et chaos », in Le Hasard aujourd'hui, Éditions du Seuil, « Points science », 1991, p. 176.