Laurent Albarracin
Lecture d'Anne-Marie Beeckman.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 23 novembre 2005.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
LE MONDE EN PAPILLOTES
Lecture d'Anne-Marie Beeckman
Anne-Marie Beeckmann
Les Boîtes trembleuses
Atelier de l'Agneau éditeur, 2004
Le pouvoir d'Anne-Marie Beeckman
est absolu, sans frein ni limitation. Dans le premier texte de ce recueil de
poèmes, le livre se présente explicitement comme constituant un « cabinet
de curiosités », une série de pièges émouvants où le monde est capté,
capturé, captivé même tant ce qui est emprisonné là l'est par la fascination.
Collection d'objets conservés dans ce que le poète appelle ses « boîtes
trembleuses » : « Je ne possède pas l'oiseau, j'ai sa plume. Pas
la montagne, le caillou. Pas l'arbre, un peu d'écorce, des fruits curieux. Pas
le temps, le fossile. Je dispute à la mort de petits squelettes, des cadavres
séchés. Je sens aussi la vanité de prétendre arrêter sa ronde par des
vitrines. » Le ton est donné. On est devant un cas de très fausse
humilité, un orgueil rieur où notre complicité de lecteur est requise pour son
plaisir et le nôtre. Et nous rions de cette assurance qui nous emporte. Le
pouvoir de cette poésie, sa puissance de résolution, est jaugé à l'aune de sa
cruauté, de sa capacité à épingler mortellement les choses, dans une joie
d'entomologiste quasiment sadique. On souscrit à cette cruauté comme on cède au
principe de plaisir, à cette connivence que l'auteur instaure avec le lecteur
contre le principe de réalité. Assurément, ces boîtes ne tremblent pas
d'hésitation, d'un manque d'assurance devant le but. Dans ces boîtes qui sont
aussi des dispositifs de vision, ce sont les cibles qui tremblent d'avoir été
atteintes, transpercées. Les mots ont fusé, ces mots souvent rares qui assurent
une parfaite domination sur les choses, ces seuls beaux mots qui élisent un
monde.
« Je dis que
les cailloux
sont des seins
séchés de gazelle »
Comme tout bon poète, Anne-Marie Beeckman a un art consommé de l'image.
Il s'agit, comme en photographie, de bourrer l'instant avec de la durée. Il
faut que dans la boîte trembleuse de l'image, le temps défaille, qu'il tremble
sur ses bases, qu'il rende gorge, qu'il soit vaincu. Qu'il nous apparaisse
comme une concrétion de la fuite des choses. Poésie fétichiste, peuplée
d'insectes guerriers, d'amazones chasseresses, de machines expertes, c'est une
poésie éminemment érotique et carnassière. Des « os de [ses] ennemis »,
elle dit : « Je fais venir longtemps leur fleur amère. » Le
plaisir poétique qui s'éprouve dans ces pages est un abandon forcené à des
réjouissances cruelles qui ne s'embarrassent d'aucune restriction :
« La pitié est
un os
qui
dépare les ailes. »
Pour
qui veut s'envoler, aucun attachement n'est plus tolérable. Liberté inféodée
(pour reprendre le titre d'un poème ancien d'Anne-Marie Beeckman) à son seul
désir, à sa seule soif d'amour.
Laurent Albarracin
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