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Laurent Albarracin

De l'image 1.

Laurent Albarracin est né en 1970 à Angers. Il vit en Corrèze. Il a publié des plaquettes et livres de poésie, parmi lesquels Les Jardins nucléaires, Éditions L'Air de l'eau, à Brive et Neige, Atelier de l'Agneau éditeur, au Vigneronnage, F 33220 St-Quentin-de-Caplong, Le Fruit de la gravité, poèmes, Haldernablou éd., 2002 (Haldernablou, F 48110 St-Martin-de Lansuscle), Le Feu brûle, avec une postface de Pierre Campion, Atelier de l'Agneau, 2004.

Texte mis en ligne le 30 juin 2001. Revu et augmenté le 5 octobre 2001.
© : Laurent Albarracin.

Sur ce site, voir aussi un autre texte de Laurent Albarracin, Le feu brûle, fragment du livre Le Feu brûle
et la chronique de livres de poésie tenue par lui depuis novembre 2005.

Voir également De l'image 2, le texte mis en ligne le 31 octobre 2006, qui fait pendant à celui-ci.


De l’image 1

La tautologie est selon moi le sommet caché, impossible, de la poésie. Par elle, on voit que « les choses sont ce qu’elles sont » et que cela n’est pas rien. Par elle, on voit que les choses sont valables aussi pour elles-mêmes. Comment en arrive-t-on à croire que les choses sont dispensées d’être les choses, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que c’est dénier beaucoup d’être aux choses que de ne pas les regarder pour ce qu’elles sont : elles-mêmes. Les choses sont valables aussi pour elles. Elles ont une réciprocité en elles qui les traverse constamment et les constitue. Leur mouvement les atteint. C’est tellement évident que c’est abouché à nos yeux. Les choses ont une obliquité naturelle qui leur permet de se parler, et qui a sans doute à voir avec la structure complexe du monde, quoique je n’en sache rien à vrai dire. Dans la poésie on rejoue le monde. On parie que l’arbre analogique dit la feuille des choses. L’image poétique n’est pas une évacuation du réel, comme certains l’ont pensé, mais bien une façon de faire tirer la langue aux choses, de les essouffler à force de les faire courir de l’une à l’autre pour qu’elles rendent gorge, qu’elles affichent leur fatigue rose. Faire faire aux choses ce qu’elles sont, c’est les dire. L’image montre que les choses ont sur elles les griffes de leur préhension, les stigmates avant-coureurs de leur propre prédation. Elles se saisissent de se dérober. C’est là leur activité principale, pas tonitruante certes, mais c’est bien une activité, une sorte de silence radiant, de creusement qui les comble.

L’image est un reflet, et un reflet est toujours un reflet, c’est-à-dire l’instillation de la lumière dans l’eau.

 

*

 

L’image réussie est le rapprochement de deux réalités qui, par le truchement l’une de l’autre, acquièrent chacune la capacité de se dire davantage, de s’invoquer et de s’évoquer. La circulation du sens apporte un afflux de la chose à elle-même. La ressemblance qui naît de la formulation poétique construit une espèce d’entendement entre les choses, une espèce d’audibilité générale. De ce point de vue, l’analogie relève sans doute fortement de l’autosuggestion, je veux dire de la faculté de devenir ce qu’on s’entend être. Le prisme des métamorphoses est un passage au tamis de l’altérité. La métaphore a sans doute à voir avec la pratique de l’humour, c’est-à-dire une attention à soi qui sauvegarde d’une trop grande attention à soi, un décentrement permanent par méfiance envers le centre, siège d’une stabilité croupie. La métaphore est essentiellement drôle : c’est comme si un impossible remontait visiblement l’enchaînement des possibles qu’elle élabore. Cette drôlerie est la timidité de sa hardiesse. Et l’intérêt de la figure oxymorique n’est peut-être pas tant dans sa largeur de vue que dans le fait de ruiner la prétention de chacun des points de vue, ou plutôt la prétention à être vu de chacun des points vus. Il ne s’agit pas d’annuler la contrariété des choses, mais bien d’enfoncer en elles le coin de l’écart entre elles, comme si la densité d’une formule éclatait chacun des éléments rapprochés. Si une chose est également son contraire, c’est qu’elle n’est rien d’autre que ce qu’elle est : ce qu’elle est et rien d’autre de dicible ou de saisissable. La désaffection d’une grande partie de la poésie contemporaine pour l’image serait — si j’ai bien compris — le refus d’un langage qu’elle accuse de trop de confiance dans son pouvoir de donner à voir. Alors que ce que l’image poétique donne à voir, c’est l’extrême ténuité des choses et notre fondamentale impuissance à rien voir.

 

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C’est le paradoxe qui nous sauve. Le paradoxe (et l’image frappante est toujours paradoxale) confère à ce qui est énoncé une sorte de durée, d’épaisseur dans laquelle la matière de ce qui est dit peut se méditer soi-même, se travailler pour être, lever. La chose frappée de paradoxe soudain s’arrête, se parcourt à rebours, se tord en une interrogation musculeuse, vive, fuyante mais qui très certainement produit l’encre de ses effets nouveaux, répercute le choc subi. La coche du mot sur la chose vient à un moment toucher la corde du monde : c’est l’arc de l’image. Et ce que l’image construit au-delà d’elle, c’est l’impression que tout concourt à elle, que le point est le point qui est vraiment l’intersection des lignes, que le tissu général du monde se densifie là en une sorte de loupe, de verre grossi comme l’affleurement de la bulle du monde qui monterait dans le monde. En réalité, la chose est habitée par ce qu’elle habite : la chose. Il faut voir là non pas sécheresse de la chose mais une profusion sourde, une adéquation pure incessante, une ébullition laquée.

« L’intrinsèque est le cœur de l’eau »

dit Christian Hubin. Le changeant n’est que la lucarne par laquelle on voit le semblable aller au semblable, le même fuser dans le même. L’image nous fait entrevoir cette profondeur, cette intimité, cet entretien que les choses également sont. William Blake :

« Le feu tire joie de sa forme. »

C’est sans doute un très fin tuyau, un infime bec verseur, un accroc de rien qui dans la chose la fait communiquer avec ce qu’elle est, une trace même, bien plutôt qu’un détail de son anatomie, la trace peut-être du mot, allez savoir.

 

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La métaphore tend à la métonymie. L’image prend un morceau pour un tout, s’en fait un monde calmement.

« La poésie est l’incendie des aspects »

énonce Salah Stétié. L’image est un fétichisme de la combustion. Elle jette les détails au principe, qui est de se nourrir de détails, justement. Elle montre l’infini remplacement par soi qu’est une chose. L’image dit l’intermittence continuelle du papillon, c’est-à-dire l’escamotage continu de la chose par l’être actif dans l’apparition de la chose, qui est la chose même, mais la chose dans son donner, jamais dans son donné, comme si les apparences, les feuilles à l’arbre étaient les coups d’épaules représentés de la poussée de l’arbre.

 

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Convoquer deux choses en l’une, ce que fait l’image, n’est faire que ce que fait la chose qui, immédiatement, est deux choses, trois même : soi et soi. Et l’être dedans qui coud cela très fortement, bien plus serré que la plus belle de nos images.

 

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Qu’une chose soit soi peut prêter à rire. Rions.

 

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L’image-figure rhétorique n’est rien. C’est l’image appliquée aux choses, aux matières, aux éléments naturels, aux êtres des règnes minéraux, végétaux, animaux, anatomiques, climatiques, sensitifs, qui est quelque chose et qui est un geste de connaissance, une transcription (ou une instigation) de la rêverie imaginante, dont Bachelard a donné la leçon, plus récemment Cynthia Fleury[1]. Nous ne vaquons pas en apesanteur, en poésie. Si, comme je le crois, nous sommes affranchis de nos liens au sordide et au vulgaire du monde contingent (ce monde technique qui raccourcit toujours plus la laisse), nous sommes de plain-pied par contre avec ce qui nourrit ce corps de l’âme qu’est l’imaginaire. L’imaginaire n’est-il pas une surface de porosité, un tissu où s’échangent les gaz de la pensée et de la matière ? Quelle est l’efficacité de la rêverie ? De quelle bille réelle l’image est-elle la chiquenaude ? Notre esprit, dans le monde, n’est rien. Ou plus exactement il est un point. Le point est limité par le tout dans lequel il n’a aucune place, où il n’est pas. Il n’est qu’en lui, adossé à lui-même seulement, tourné. De ne pouvoir s’édifier, s’étendre, il se nidifie. Notre âme est un point, de pareille douceur. Et la rêverie est cette solidarité des points instaurée dans le monde, et qui structure la structure du monde, peut-être. L’image poétique transforme les choses en leur âme, c’est-à-dire en leur repli. Les mots du poème sur les choses les retournent comme des gants, inversent la tendance de leur être, les entourent d’une affection, les baignent dans l’élément de la pensée qui les dote d’une perméabilité au monde en même temps que d’un pouvoir de diffracter cet envahissement, d’assouplir la raideur des choses voisines qui les pénètrent, affectées elles aussi d’une ductilité autre ou, c’est selon, d’un mordant nouveau, joyeux. Dans l’image, le feu et le feu viennent mêler leurs eaux, viennent composer lentement la rive du visible.

 

*

 

Un poisson est un poisson dans la langue. Un poisson est une truite dans la langue. Et une truite est cette truite qu’on a vue ou tenue ou pêchée, dans la langue.

 

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Sous le feu de l’image, les attributs d’une chose cornent, finissent par se détacher, tomber comme des mouches ensuite inatteignables et bourdonnantes, et qui vont aller soudain composer l’essaim d’une autre présence, cette bougie figée qui tremble, ce nuage précipité grain, cette laine intérieure à un sac de blé… Toute la cascade des métamorphoses, tout le processus de l’intenable, n’est aucunement un nihilisme, une occultation du réel mais bien au contraire un vif éclaircissement du réel qui devient comme capable d’introspection. Roger Munier donne un exemple de cette expérience qu’est l’image :

« Le merle chante dans la pluie. La pluie se pleut quand le merle chante. »

L’image sait que la consécutivité n’est pas sans conséquence et que, précisément, cette conséquence de la consécutivité des choses est un déferlement en soi de soi. C’est tellement évident d’ailleurs cette mise en présence de deux êtres génératrice de leur approfondissement. Comme dit Antonio Porchia :

« Qui dit la vérité ne dit presque rien. »

 

*

 

Pour l’image poétique, plus une réalité est lointaine, opposée à une autre, plus elle est dans son axe, dans sa ligne de mire. Ce que voit l’image en toute chose, c’est sa verticalité fichée dedans, sa radicalité de chose, cette lance en elle qui l’oppose. Comme ironise gravement Scutenaire,

« Ici est l’autre bout de la Terre. »

D’où vient cette visée, ce désir de la distance propre à l’image ? Char :

« La poésie est l’amour réalisé du désir demeuré désir. »

Ce désir demeuré désir c’est le franchissement de l’écart par le maintien de l’écart, c’est ce travail de paradoxe que prend en charge l’image et dont on a besoin pour assouvir la soif de notre soif.

Les moulinets d’un bâton font la beauté des cercles.

 

*

 

Pas de réductionnisme dans l’image. Ce qui se transforme ne devient pas devenu, transformé, abouti mais devient devenant, transformateur.

« La langue
      est l’aile du cœur »

dit Franck-André Jamme. L’image — l’image juste, l’image belle — est forcément exponentielle. C’est une éclosion qui augmente, qui en entraîne d’autres, c’est un bonheur d’écriture qui peu à peu embellit le monde.

Pour s’envoler, il faut beaucoup ciller.

 

*

 

Que la chose soit soi-même soi est le plus beau trésor, et le mieux caché qui soit, la plus grande évidence et le plus grand mystère. Tout le monde passe devant. D’où la chose tire-t-elle la ressource d’être soi, sinon de soi ? Mais comment fait-elle ? Et croit-on que le fait d’être soi la laisse anodine, pantelante ? Quel contresens ce serait ! Au contraire, cela l’oblige à être sur tous les fronts de ses facettes, à signifier en permanence ce qu’elle signifie, à répondre sans cesse aux sollicitations de ses caractères propres (dont le premier, celui de se solliciter), à dérouler encore la bobine déjà déroulée de son soi. Un véritable destin. Une vie en tout cas. Tout le monde passe devant.

 

*

 

Dans l’image, une chose en convoque une autre pour dire ce qu’elle est. C’est que toute chose, en étant, est surgissante, nouvelle à soi. Une chose bien soi est toujours un peu autrement soi. Du coup, ce qui apparaît apparie ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Ce qui apparaît est pair : soi et non soi, et donc aussi impair : d’autant plus soi qu’il est non soi tout en étant soi. Mais — heureusement ! — l’image dialectise la réalité d’un seul coup, sans étaler aucune verbosité dessus. Elle est une image faite. Le travail a déjà eu lieu.

L’image est un feu qui a brûlé l’étape du feu.

 

*

 

Ce qu’il y a de réjouissant dans la contraction métaphorique, c’est sa force de contradiction, et que la contradiction y est exactement son contraire : un déblocage, un ferment de dissémination. Il n’y a de pureté qu’impure, que troublée de mouvement, que hors du hiératique. De virginité que violée. Dynamiser une chose c’est la dynamiter en la bourrant comme un pétard de ce qu’elle est et n’est pas. La dynamiter ou, du moins, la rendre éminemment dynamitable, la laisser au bord d’être inhabitable à elle-même tellement elle est occupée du monde. La vertu de l’image est d’induire un mouvement en elle qui va au mouvement. L’image ruine la façade de chose de la chose, car elle y voit avant tout de l’être. Elle y photographie la fragilité, ce fil de tungstène incandescent autour de quoi la lumière de l’apparition des choses se fait. L’image voit l’instant, le lézard de la fissure se prélassant au soleil de l’origine, mais voit qu’on ne le voit qu’un instant, c’est-à-dire au moment où également on ne le voit plus. La lucidité est l’humilité de la lumière. Une chose n’est que l’élan vers l’élan qu’elle est.

 

*

 

La poésie dit l’évidence. Mais l’évidence est toujours à recommencer, c’est même par là qu’elle s’évide, qu’elle s’affûte et se plante. La simplicité absolue nous enjoint aussitôt d’en rendre compte.

« Il va falloir repeindre l’eau, dire que le bleu du ciel est un ciel bleu, attraper par la queue une cerise ou un tigre »

écrit par exemple Pierre Peuchmaurd. Se saisir de l’évidence, c’est la laisser filer. Il n’y a pas d’autre moyen, pas d’autre but. L’image que j’appelle tautologique est celle qui dit l’évidence d’une chose par sa fuite dans l’évidence, celle qui n’apporte à un phénomène un supplément de répétition (une réplication dans la langue) qu’à la seule fin de le désigner comme le lieu explicite de son échappée. Car redoubler d’identité, c’est n’en avoir aucune. L’image saisit l’échappée comme heureuse, comme le moment justement de sa saisie lumineuse. Il n’y a que la défaite qui soit triomphante. La victoire ne l’est jamais.    

 

*

 

Le redoublement de la chose est la divulgation de son secret, ou plutôt la réactivation en elle de son secret, de sa source mystérieuse : être elle-même. Le secret d’une chose c’est qu’elle est elle-même, la chose n’étant que les glyphes magiques, les sceaux apposés sur ce secret. On tait généralement qu’une chose est elle-même pour s’éviter la merveille et le scandale de l’être, de la profanation qu’est l’être. Car une chose qui est, violemment se foule aux pieds, s’oppose essentiellement. L’être est un perpétuel enfouissement dans le chaos du même, dont les choses seraient les têtes émergées. Or l’image poétique maintient la chose dans l’être, la force à cette submersion-là. L’image de la

« Nuit obscure »

de Jean de la Croix est un parfait exemple de répétition qui plonge la réalité dans une sorte de renversement permanent, amniotique presque, de contrariété décuplée. La nuit tient la nuit qu’elle est pour sa nuit, pour son contraire toujours à l’œuvre en elle. Elle la tient pour de l’intenable actif, comme si la nuit était et serait désormais toujours obtuse à toute perception, qu’elle ne présenterait jamais plus que la face noire, autre, aveugle, lumineuse à celle qu’elle présente.

 

*

 

Dans un poème, un énoncé tautologique est un propos tenu sur et devant la perfection. Il regarde forcément la perfection comme inabordable, comme suffisante à elle-même au point d’évacuer, de repousser vivement tout locuteur qui soit. Le fameux

« a rose is a rose is a rose is a rose »

de Gertrude Stein relèverait ainsi de l’ontologie négative : l’être est un en-deçà au quoi-que-ce-soit. Que la réalité se répète est le signe qu’elle se déçoit, et que cette déception est précisément le moment où elle se relance. Toute approche de la réalité ne devra être désormais qu’une tentative de capter cette modalité sourde, basse, inaccomplie de la réalité dans la réalité, comme si la réalité n’était elle-même qu’une tentative, qu’elle restait à l’état d’avant l’état, qu’elle était l’ultime premier terme (heureux et libre) d’une comparaison. La rose  ne réfère jamais qu’à son apparition, n’éclôt jamais que dans sa naissance. Elle est un bouton de complétude, à peine entrouvert par l’infini. Elle est un tigre de fragilité. Sa pâle figure extrapole la puissance du monde qui l’entoure, l’assaut à venir et déjà retombé de tout.

François Jacqmin dit de la fleur :

« Sa perfection est un toast à l’univers impensé. »

La rose, l’image sont des élans coupés nets dans leur élan. C’est que la nouveauté d’une chose est sa conformité à l’inconnu et à rien, ce que dit bien le retour du même dans l’image tautologique : une chose n’est surprenante, belle, aimable, que dans la mesure où elle est seulement ce qu’elle est, irréductible à nous, ramenable à rien de ramenable. La primauté absolue de la réalité est la seule voie pour la primauté absolue de la réalité. Que fait le poète, sinon prêcher le silence au désert convaincu ? Il tente, dans la destruction de ce qu’il tente, de préserver la vérité.

 

*

 

La métaphore peut et même se doit de tirer un peu la réalité par les cheveux. Ce côté facétieux, gamin morveux, n’est pas comme on pourrait vite le penser un gage de son inauthenticité, mais bien au contraire sa réserve, sa façon à elle de ne pas se leurrer. Sa réserve est d’oser des rapprochements au-delà de la convenance des choses entre elles, et de le faire avec humour. On trouve beaucoup de cette saine dérision métaphorique dans les romans d’Éric Chevillard. L’humour de la métaphore est la conscience de sa balourdise, c’est-à-dire sa légèreté. Elle est dans ses petits souliers dans ses gros sabots. En effet, le prétendu coq-à-l’âne de la métaphore n’est hélas quelquefois qu’un claironnant pont aux ânes. S’il faut enfoncer des portes ouvertes, la dérision le fait avec un certain panache, en tout cas avec moins de ridicule que l’esprit de sérieux. Qu’on m’entende bien : je ne prétends surtout pas que la métaphore doive viser forcément l’humour (d’ailleurs, l’humour visé est bien souvent l’humour raté) mais l’humour lui est constitutif, humoral pourrait-on dire. Joachim Mogarra :

« Le silence

est le parfait conducteur du bruit. »

Voilà une métaphore qui ne rendra pas les foules hilares, mais que personnellement je trouve et que j’appelle drôle, parce que légèrement étrange quoique à la frontière pourtant de la notation banale, et drôle parce qu’elle a l’élégance de se retirer, de détruire le pont qu’elle vient de (ou qu’elle est en train de) construire. Elle jette un pont, sans espérer le récupérer. Drôle, la métaphore l’est quand elle connaît ses moyens, moyens justement en comparaison de ses fins, plutôt grandes : elle cherche l’augmentation avec les outils de la réduction. C’est pour cela que la magie de l’image n’est pas opératoire, mais spéculative : elle a vu, ou elle voit qu’il y a un pont à voir, puis elle tente un pont pour rejoindre ce pont qui a tôt fait de se sauver, et tous les ponts qu’elle fait ne seront jamais que des petits pas vers ce pont grandissant. Évidemment, la métaphore est opératoire alors même qu’elle croit ne pas l’être et ne faire que spéculer : patiemment, ardemment, pierre à pierre et pile à pile, elle échafaude l’ouvrage uniquement pour voir s’il ne serait pas envisageable de construire là un pont. Quand oui, c’est non alors. Car s’il y a une saisie de la métaphore, c’est une saisie précautionneuse de ne rien brandir, une saisie qui lâche la prise. Ainsi la métaphore relie tout de tout biffer.

 

Laurent Albarracin


NOTE

[1] Métaphysique de l’imagination, Éditions d’ Écarts, 2000.

 

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