Laurent Albarracin : Jean-Yves Bériou, L'Emportement des
choses.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 7 février 2010.
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Jean-Yves Bériou
L'Emportement des
choses
Éditions L'Escampette, 2010
Avec Jean-Yves Bériou, et comme
l'indique le titre merveilleusement choisi
de ce recueil, on est tout de suite devant une colère mélancolique, une furie
guerrière qui serait également lasse, désespérée. On est tout de suite dans
l'observation (désillusionnée mais non pas froide) de ce que les choses
laissées à elles-mêmes se livrent à leur part de violence, de destruction. Toujours
leur pente les ramène à leur nature belliqueuse, obscure, sauvage :
« Et le grand sac sombre où se retire l'océan. Avec ses
bannières cruelles, avec ses cloches silencieuses, rien. » (p. 12)
Rien, car avec ce mouvement (ressac = sac deux fois, sac
sombre) des choses vers leur pure violence il y a ceci : rien. Le constat
du rien accompagne l'inexorable du réel.
« Nous sommes de la lignée de la
corneille » dit un titre de poème (p. 14), c'est-à-dire des oiseaux
aruspices dans les entrailles du monde, des oiseaux d'après l'augure, d'après
la bataille où s'est illustrée la sauvagerie du monde en étant simplement le
monde :
« Au petit matin c'étaient les ciels, les fruits de sang caillé,
la vertèbre la plus fragile couverte d'une amère rosée. C'était la dernière
peau, le premier et dernier nuage, ce sera ton corps chaud, sur
l'asphalte. » (p. 14)
Le dépouillement magnifique de ces images se réalise sur
la dépouille littérale du monde. C'est que la poésie arrive toujours trop
tard : tout est déjà fait et défait, pantelant, palpitant d'une vie aux
abois.
Pourquoi
la colère, alors, puisque l'état des choses n'est qu'à constater ? C'est
que la colère est du côté des choses encore, que les choses elles-mêmes sont de
la colère reposée, rentrée en elles :
« Et si vous guettiez la venue de la colère entre les branches,
la grande colère paresseuse, et ses abîmes inversés ? Non, plutôt le
sommet où pousse le prunellier, plutôt la très douce prairie où dort mon
père ; demandez votre chemin et passez-le, un masque d'eau sur le
visage. » (p. 16)
Il y a chez Jean-Yves Bériou, en même temps qu'une
colère,
une grande attirance pour
la transparence, pour l'écoulement des choses. Ne rien tenter de retenir du
cours du monde, c'est l'accompagner au mieux, et c'est se tenir au plus près de
son évidence, alors même que celle-ci est violente, aveugle, itérative, qu'elle se
superpose au monde comme monde plus pur, barbare et royal, un monde en proie à
ses démons – mais à ses démons extérieurs, si l'on peut dire :
« D'ailleurs, la mort franchit le cours d'eau, comme une ourse-affolée,
le miel brûlant du désir sur la gueule, sur la vulve de fleur en larmes.
J'imagine l'ourse, le désir, le miel, la vulve, la fleur, les larmes, la
couleur noire, j'imagine encore l'œil et son odeur, mais je n'imagine pas la
mort. » (p. 17)
Étonnante ourse de la mort qui
est une course haletante, éperdue au
point d'y perdre sa première consonne, sans doute afin de mieux s'incarner. Ce
n'est en effet pas la mort qui peut s'imaginer (elle n'existe pas) ni même sa
course par le monde, trop abstraite encore, mais seulement « l'ourse-affolée »
de la mort avec tous ses attributs sexuels et dévorateurs. Étonnante image qui
procède de l'accélération poétique, où le glissement hyperbolique (du passage
de la mort à sa course) et l'énucléation d'une lettre (de course à ourse) opèrent
ce qu'il faut bien appeler une vision. Ils ne sont pas si nombreux les poètes
d'aujourd'hui capables de visions et assurément Jean-Yves Bériou en est un.
Visions qui se déploieront en des images à la fois grandioses et extrêmement
fines, qui donneront par exemple à voir « les
ravins du ciel le plus ample » en même temps que « l'acide tête d'un oiseau » (p. 63). Ces visions
renvoient souvent à un légendaire moyenâgeux, celtique, plus précisément
gaélique. On sait ou on ne sait pas que Bériou est un grand amoureux de
l'Irlande, connaisseur et traducteur de la tradition poétique irlandaise
médiévale[1].
Voici un exemple parmi tant d'autres de ces visions empreintes de légendes
mythico-celtiques :
« C'est le bal des ardents qui continue. Je l'entr'aperçois, au
loin, très loin, ici même, entre nos deux peaux qui ne recouvrent que nos
fantômes. Je le connais, l'amour, il se tient à la porte-du-lac ; il
répond au nom d'écorcheur-au-large-regard. Dans son dos, certains l'appellent
ivre-de-massacres. » (p. 18)
Le vieux fond mythologique ne
sert pas seulement de référence principale chez ce poète, on croirait parfois
que toute sa poésie en est une résurgence, tant elle semble se nourrir très
profondément de la conception celtique. Il faudrait sans doute insister sur
l'aspect chamanique de cette poésie, qui relèverait alors du chamanisme
hyperboréen, de ce désir du « monde blanc » dont Kenneth White a pu parler[2].
Tout l'univers poétique de Bériou traduit un goût de la nature, de l'exotisme
(au sens que lui donne Segalen), un sens du merveilleux, une perception dans le
monde d'un affleurement de l'Autre Monde.
Il
est clair que la force de ces poèmes provient en grande partie de la force des
éléments et des appétences qu'ils appellent : ciel coupant, vents
terribles, landes perdues, mer odorante, lumière crue, dames blanches, reines
et fées, cadavres et squelettes exposés, falaises abyssales, animaux fabuleux,
désir impérieux, appétits d'ogre, soif intarissable, musique somptueuse (le
jazz), gastronomie raffinée, ornithologie magique, etc. On n'en finirait pas de
dénombrer les sensations fortes et les savoirs puissants auxquels cette poésie
s'abreuve et se voue dans une accumulation quasi rabelaisienne. Le monde y
semble l'écume d'un monde qui fut éprouvé par des brassages vigoureux, par des
plongées en eaux profondes. La violence inhérente aux choses y est le gage de
leur pureté. Leur rudesse même y est l'occasion du lyrisme. L'emportement des
choses, c'est leur extase au ras d'elles-mêmes.
Laurent Albarracin
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