Mis en ligne le 2 décembre 2016.
Jean-Pierre Chambon
Matières
de coma
suivi de L'Étreinte mentale de
Bernard No‘l
Éditions Fa• Fioc, 113 p., 2016, 10 €
Paru une première fois en 1984
chez Ubacs, réédité aujourd'hui avec en postface un texte de Bernard No‘l écrit
au moment de sa parution, le livre de Jean-Pierre Chambon plonge, c'est le cas
de le dire, le lecteur dans une singulière expérience de lecture. Plonge, parce
que le texte explore certaine réalité enfouie, celle du corps, de sa
matérialité la plus sourde et la plus organique, la plus obscurément charnelle.
Ces « matières de coma » qui sont fouillées et triturées par le
texte, ce ne sont pas en effet des réalités physiques et physiologiques qui
émergent à la conscience mais bien le contraire : une conscience s'abîmant
résolument dans la lourde, l'épaisse profondeur sur laquelle habituellement jamais
lumière ne se fait : celle de l'intériorité du corps, donc. Comment donner
à voir ce qui ne se peut sinon en escomptant des privilèges de l'image
poétique ?
De ce qui est par définition clos
sur lui-même, renfermé dans l'inaccessible même du vivant (l'organique pur), on
ne peut guère donner des aperçus que par effraction. Puisque le corps est ensaché
en lui-même, puisqu'il est fermement bouché, la plus grande violence est
requise pour atteindre sa face interne :
Le sang est noir. Sortir ; mais la poche est cousue, le ciel
n'est qu'une membrane qui bouche les bouches, qui obstrue la tête monolithique,
l'ampoule polluée, qui étouffe le reptile replet, replié. Et une force informe
fouille dans le magma cervical avec des baguettes de sourcier, avec des
électrodes débranchées et des bâtons d'un pur granit, fouille et parcourt les
couloirs du phosphore, les tunnels de la moelle et les chemins qui ne mènent
nulle part, qui se perdent sous le pelage frissonnant, l'hirsute et l'hérissé.
Ainsi va tout le texte, continuant
de forer son impasse par métaphores et assonances, ne cessant de creuser son
aporie dans la chair même de la langue pour tenter d'en percer le secret
matériel et du même coup atteindre à celui du corps. Le texte est aussi fort au
niveau thématique, presque éprouvant, qu'il est impressionnant sur le plan de
la rhétorique. Il fonctionne essentiellement par paronomases, le son des mots
engendrant des rapprochements qui ne cessent de serrer et comme d'encapsuler
les mots sur eux-mêmes, dans leur « chemise
de chair sous laquelle brûle le soleil solitaire ». Les mots
s'engendrent par dissémination du son et du sens : « chair »
entraîne « cherche », « pollen » amène
« pollué », « tête » « cockpit », etc., la rumeur de la langue semblant charrier
avec elle tout l'humoral du corps. Litanique, c'est une langue monolithique,
qui fait bloc. Elle n'est pas sans rappeler celle qu'avait commencé d'explorer
à peu près à la même époque Eugène
Savitzkaya dans ses poèmes et romans.
Si l'anatomie est le domaine où les
réalités sont inaccessibles et emboîtées, il n'y a qu'une langue gigogne pour
en donner l'idée. Une langue où les mots en contiennent d'autres par le seul
fait de la membrane sonore qui les entoure. C'est parce que tout est enveloppé (l'architectural
comme le physiologique) et que tout est enfermé en soi, dans une sorte d'en-soi
barricadé, que, paradoxalement, tout communique. La surface des choses et des
mots joue comme une coquille très dure et en en même temps aléatoire,
interchangeable. Le texte ne cesse
d'invoquer en effet la dureté des choses, de la marteler même, pour finalement rendre
celles-ci poreuses entre elles et pour y insinuer – insidieusement –
du mou : « pierres frappées, frappées
à la tête, sous le casque et le cuir, sous le bouclier nocturne, en pleine
paroi, sur le front indemne où rebondissent les coups, les coups cinglants et
brutaux forçant la résistance de la sphère jusqu'au subtil centre, vers le
poreux nucléaire et humide, allumant tous les signaux, affolant les lampes dans
chaque pièce, emplissant de sang noir chaque loge, chaque empire souterrain. »
Il s'agit de trouver le pulsatile par le cognement, le central par le
frappement répété, comme si toujours dans cet imaginaire-là (mais qui est au
fond l'imaginaire de la pensée occidentale), le centre était l'amollissement des
parois externes, qu'une moelle lumineuse, subtile, était située sous la surface
dure, impénétrable des choses. La cellule, dans notre imaginaire, est un creux.
Ce qu'il y a au cœur de la matière est un vide luxuriant, la « chambre du cœur », un « palais élémentaire ». Il faut se
demander pourquoi toujours on descend
dans la matière. Pourquoi on la perçoit en la pénétrant à tâtons.
C'est d'ailleurs l'un des coups
de force de ce texte que d'inventer et d'expérimenter des sensations nouvelles,
inédites, délicates autant que scandaleuses, par exemple un certain tact
interne (tel toucher pulmonaire). La perception se fait souvent avec des
instruments sensibles et flexibles (bâtonnets, tiges, « antennes digitales »). Percevoir se
situerait ainsi entre voir et percer : c'est tâter, piler ou pilonner,
titiller, malaxer, toucher. Lorsque les outils de pénétration se font plus
perforateurs (flèches ou « aiguilles
hypodermiques ») ce n'est jamais que pour y revenir, pour réitérer
l'acte de connaissance qui a besoin de l'insistance du tâtonnement, qui relève du
coup de sonde plus que du coup d'éclat. L'imagination du corps le déclare à la
fois clos et spongieux, fermé et friable, dur et mou : champignons, œufs
fragiles et translucides, ampoules écrasées, les « éléments » du
corps lui viennent en réalité du dehors et relèvent d'un contenant et d'un
contenu mélangés. Car il s'agit bien, faisant fi du principe de non-contradiction,
d'entrer « dans le ventre ouvert de
la tête, dans le sombre aspergé de lumière ». Ce qui se passe en
dernière instance, c'est qu'à doucement le forcer, le centre est multiplié. Il
est pullulant : « le centre
occupe dix niches, vingt cellules roses près d'une tente dépliée, un poumon. Le
centre occupe plusieurs loges à même la neige, à même la pierre désossée,
plusieurs courts orifices par lesquels arrivent les pertes prévisibles, les
meilleures pointes de la ponte quand l'intérieur est pressé […]. »
Atteindre le fond du fond, le cœur du cœur, c'est le rendre proliférant, comme
si à force d'ôter les successives couches qui révèlent et dévoilent
l'intériorité on n'avait jamais fait qu'extérioriser celle-ci, que la jeter en
l'air par bouillons de linge.
Occasion nous est donnée par les
éditions Fa• Fioc de relire
ou de découvrir ce livre qui a quelque chose de fou,
d'affolant. Je ne saurais trop y encourager les lecteurs : une expérience
sensorielle les attend, dont on ne sort pas tout à fait indemne.
Laurent Albarracin