RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin

Compte rendu du livre nous, le ciel de Rémi Checchetto
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 18 mars 2008.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


Tentative d'épuisement d'un lieu à jamais reposant

Une lecture de nous, le ciel de Rémi Checchetto

Rémi Checchetto
nous, le ciel
Les Éditions de l'Attente, 8 €, 2007

 

Tentative d'épuisement d'un lieu à jamais reposant. Tel pourrait être le sous-titre de ce petit livre très joliment édité par les Éditions de l'Attente. En voici l'incipit : « Le ciel est en l'air, le ciel est en air. » Suivent 90 pages d'un texte merveilleusement espiègle, rieur et troublant comme la légèreté parfois peut l'être. Comment parler du ciel, de cet objet physique et poétique tellement insaisissable et pourtant tellement présent dans notre vie ? Comment en parler sans le plomber ou, autre écueil non moins grave, sans l'envoyer dans des sphères métaphysiques où il ne manquerait pas de se déliter ? Réponse : en en parlant avec allégresse. En le décrivant sans du tout le circonscrire. Voici le parti pris d'écriture de Rémi Checchetto : avancer joyeusement d'évidences en décalages légers, s'abandonner librement à la légèreté, oser l'allégresse comme ce qui mime le mieux l'objet visé. Car on pourrait définir l'allégresse comme ceci : une allégeance à ce qui est, un allègement de ce qui est. Soumission et participation au réel[1]. Or c'est bien ce que fait le ciel la plupart du temps : il nous met en joie. Ainsi il s'impose et s'enlève, à la fois indéniable et irréductible, évident et intouchable, et dès lors l'allégresse est l'acte humain de sa reconnaissance.

Le texte est constitué de petits blocs d'une prose qui se laisse aller sans vergogne à la répétition, variant ses boucles en une seule coulée lisse et progressive, aussi changeante que l'est un ciel chargé de nuages lents :

« Le ciel change, change, le ciel change sans cesse, tout le temps change, sans discontinuer, toujours change, change sans s'épuiser de changer, change sans émoi, sans moi, sans émotion, sans motions, change sans penser qu'il change, change sans hésiter, sans remords ni regrets ni nostalgie ni rien change, sans phrases, sans désir de changer change, change parce qu'il change, change parce qu'il est le ciel et que le ciel change, à chaque instant change, le ciel est en changement, changeant le ciel change, changé le ciel change, le ciel se charge tout seul de se changer, le ciel est en charge de se changer, le ciel a la charge de se changer tout seul, une fois le ciel changé le ciel change, le ciel changeant charge le prochain changement, le ciel change, se charge, se charge de son changement, n'existe que le ciel qui change, que le ciel qui sculpte ses changements dans l'air, qui sculpte ses changements en air »

Répétitive, l'écriture de Rémi Checchetto est toujours de plain-pied avec elle-même, fuyant l'obscur et le saillant pour délier l'évidence en un continuum sans fin (pas de point final qui viendrait clôturer chacun de ces poèmes en prose). S'il y a malgré tout, et très rarement, raccourci, c'est alors une image tautologique qui survient : « Le seau du ciel est le ciel ». Mais la plupart du temps l'écriture procède par glissements progressifs, quasiment invisibles et qui pourtant déportent sensiblement son objet un peu plus loin en lui-même. La métaphore est subtile, c'est-à-dire presque imperceptible bien qu'elle travaille constamment le texte, le faisant varier doucement en ce qu'il est déjà, selon le modèle de ce continuel changement observé dans le ciel. Elle est douce, n'imposant pas de transformation à sa matière mais comme se moulant à elle et à ses propres modifications internes. Ainsi le ciel deviendra-t-il (la phrase n'ayant bougé que d'une seule lettre) un sac à prévisions, un objet de provisions : « Le ciel comme tout on essaie de le prévoir, on fait des prévisions, des provisions de prévisions, on aime bien avoir des provisions, on est rassuré par les provisions, (…) » Dans cette approche faite de boucles et de circonspections, de déplacements furtifs et de délicats rapprochements, de reprises qui sont autant de façons de raccommoder le texte, un paradoxe parfois peut surgir, où le ciel n'est plus rien, vidé qu'il est de nos pensées : « Le ciel est minuscule, le ciel est gros comme une tête d'épingle, est gros comme une pointe d'épingle, n'a pas notre tête le ciel »

Plus généralement cette modestie (ce mimétisme discret) de l'écriture lui fait considérer le ciel comme un réservoir de leçons, jamais comme une réalité à réduire en une autre. Aucune volonté de cerner le ciel, de lui faire rendre sa vérité. Et l'allégresse ressentie par l'auteur, la joie profonde qu'il éprouve au spectacle du ciel provient de ce qu'il y a là (« là, là et là, ou là ? là de là à là, là ici quoi, là là ici là là-bas là ici, tout ça, de là à là tout ça, là ici et là et là et là et ici aussi (…) » ! dit l'un des poèmes) pour l'humain, à disposition et à volonté, une intarissable source de rêverie, un puits d'inconnaissance ou de connaissance pré-humaine dans lequel l'homme est en permanence en mesure de puiser et de se ressourcer. Une source, un puits ou une suite d'images, comme si le ciel était justement la projection qui se déroulerait sur le ciel d'un film constitué par le ciel même, d'un cinéma particulier du ciel auquel il est possible en toutes circonstance de se référer en levant les yeux (« le ciel nous offre la grande et belle possibilité du ralenti »), une sorte de kinésie céleste, un mouvement pur et originel, quelque chose comme de la pensée matérialisée.

Si la vision du ciel de Rémi Checchetto fuit autant que possible l'anthropomorphisme (« on a un gros large nombril qu'on étale partout », dit-il à un moment pour dénoncer ce travers trop humain), le regard vers le ciel par contre est chez lui une vraie proposition poétique et anthropologique. Le titre l'indique clairement : dans « nous, le ciel », la virgule (qui est l'espace d'une respiration) signale l'incommunicabilité des deux termes et leur proximité. Elle signale un accompagnement qui n'est pas fusion, qui est cheminement côte à côte dans la distance, c'est-à-dire dans l'acceptation de la distance, comme si l'empan du ciel, l'écart qu'il est entre nous et lui et en lui-même, était à la fois, pour notre bonheur, la mesure prise de son irréductibilité et le ciel même.

 

Laurent Albarracin



[1] Lire à ce propos La Force majeure, de Clément Rosset, les Éditions de Minuit, 1983.

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