Tentative d'épuisement d'un lieu à jamais reposant
Une lecture de nous, le ciel de Rémi Checchetto
Rémi Checchetto
nous, le
ciel
Les Éditions
de l'Attente, 8 €, 2007
Tentative d'épuisement d'un lieu
à jamais reposant. Tel pourrait être le sous-titre de ce petit livre très
joliment édité par les Éditions de l'Attente. En voici l'incipit : « Le ciel est en l'air, le ciel est en
air. » Suivent 90 pages d'un texte merveilleusement espiègle, rieur et
troublant comme la légèreté parfois peut l'être. Comment parler du ciel, de cet
objet physique et poétique tellement insaisissable et pourtant tellement
présent dans notre vie ? Comment en parler sans le plomber ou, autre écueil
non moins grave, sans l'envoyer dans des sphères métaphysiques où il ne
manquerait pas de se déliter ? Réponse : en en parlant avec
allégresse. En le décrivant sans du tout le circonscrire. Voici le parti pris
d'écriture de Rémi Checchetto : avancer joyeusement d'évidences en
décalages légers, s'abandonner librement à la légèreté, oser l'allégresse comme
ce qui mime le mieux l'objet visé. Car on pourrait définir l'allégresse comme ceci : une allégeance à ce qui est, un allègement
de ce qui est. Soumission et participation au réel[1].
Or c'est bien ce que fait le ciel la plupart du temps : il nous met en
joie. Ainsi il s'impose et s'enlève, à la fois indéniable et irréductible,
évident et intouchable, et dès lors l'allégresse est l'acte humain de sa
reconnaissance.
Le texte est constitué de petits
blocs d'une prose qui se laisse aller sans vergogne à la répétition, variant
ses boucles en une seule coulée lisse et progressive, aussi changeante que
l'est un ciel chargé de nuages lents :
« Le ciel change, change, le ciel change sans cesse, tout le
temps change, sans discontinuer, toujours change, change sans s'épuiser de
changer, change sans émoi, sans moi, sans émotion, sans motions, change sans
penser qu'il change, change sans hésiter, sans remords ni regrets ni nostalgie
ni rien change, sans phrases, sans désir de changer change, change parce qu'il
change, change parce qu'il est le ciel et que le ciel change, à chaque instant
change, le ciel est en changement, changeant le ciel change, changé le ciel
change, le ciel se charge tout seul de se changer, le ciel est en charge de se
changer, le ciel a la charge de se changer tout seul, une fois le ciel changé
le ciel change, le ciel changeant charge le prochain changement, le ciel
change, se charge, se charge de son changement, n'existe que le ciel qui
change, que le ciel qui sculpte ses changements dans l'air, qui sculpte ses
changements en air »
Répétitive, l'écriture de Rémi
Checchetto est toujours de plain-pied avec elle-même, fuyant l'obscur et le saillant
pour délier l'évidence en un continuum sans fin (pas de point final qui
viendrait clôturer chacun de ces poèmes en prose). S'il y a malgré tout, et
très rarement, raccourci, c'est alors une image tautologique qui survient :
« Le seau du ciel est le ciel ».
Mais la plupart du temps l'écriture procède par glissements progressifs,
quasiment invisibles et qui pourtant déportent sensiblement son objet un peu
plus loin en lui-même. La métaphore est subtile, c'est-à-dire presque
imperceptible bien qu'elle travaille constamment le texte, le faisant varier
doucement en ce qu'il est déjà, selon le modèle de ce continuel changement observé dans le ciel. Elle est douce,
n'imposant pas de transformation à sa matière mais comme se moulant à elle et à
ses propres modifications internes. Ainsi le ciel deviendra-t-il (la phrase n'ayant
bougé que d'une seule lettre) un sac à prévisions,
un objet de provisions : « Le ciel comme tout on essaie de le
prévoir, on fait des prévisions, des provisions de prévisions, on aime bien
avoir des provisions, on est rassuré par les provisions, (…) » Dans
cette approche faite de boucles et de circonspections, de déplacements furtifs
et de délicats rapprochements, de reprises qui sont autant de façons de
raccommoder le texte, un paradoxe parfois peut surgir, où le ciel n'est plus
rien, vidé qu'il est de nos pensées : « Le
ciel est minuscule, le ciel est gros comme une tête d'épingle, est gros comme
une pointe d'épingle, n'a pas notre tête le ciel »
Plus
généralement cette modestie (ce mimétisme discret) de l'écriture lui fait
considérer le ciel comme un réservoir de leçons, jamais comme une réalité à
réduire en une autre. Aucune volonté de cerner le ciel, de lui faire rendre sa
vérité. Et l'allégresse ressentie par l'auteur, la joie profonde qu'il éprouve
au spectacle du ciel provient de ce qu'il y a là (« là, là et là, ou là ? là de là à là, là ici quoi, là là ici là
là-bas là ici, tout ça, de là à là tout ça, là ici et là et là et là et ici
aussi (…) » ! dit l'un des poèmes) pour l'humain, à disposition et à
volonté, une intarissable source de rêverie, un puits d'inconnaissance ou de connaissance
pré-humaine dans lequel l'homme est en permanence en mesure de puiser et de se
ressourcer. Une source, un puits ou une suite d'images, comme si le ciel était
justement la projection qui se déroulerait sur le ciel d'un film constitué par
le ciel même, d'un cinéma particulier du ciel auquel il est possible en toutes
circonstance de se référer en levant les yeux (« le ciel nous offre la grande et belle possibilité du ralenti »),
une sorte de kinésie céleste, un mouvement pur et originel, quelque chose comme
de la pensée matérialisée.
Si la vision du ciel de Rémi
Checchetto fuit autant que possible l'anthropomorphisme (« on a un gros large nombril qu'on étale
partout », dit-il à un moment pour dénoncer ce travers trop humain),
le regard vers le ciel par contre est chez lui une vraie proposition poétique
et anthropologique. Le titre l'indique clairement : dans « nous, le ciel », la virgule (qui
est l'espace d'une respiration) signale l'incommunicabilité des deux termes et
leur proximité. Elle signale un accompagnement qui n'est pas fusion, qui est
cheminement côte à côte dans la distance, c'est-à-dire dans l'acceptation de la
distance, comme si l'empan du ciel, l'écart qu'il est entre nous et lui et en
lui-même, était à la fois, pour notre bonheur, la mesure prise de son irréductibilité
et le ciel même.
Laurent Albarracin