Cid
Corman
Lueurs
choix
et traduction de l'anglais (É.-U.) par Danièle Faugeras
Éditions
érès, collection PO&PSY, 2021, 15 Û
Sous
le titre Lueurs, Danièle Faugeras donne un aperçu de la poésie de Cid Corman
(1924-2004) en proposant une sélection de poèmes issus de divers recueils. Ce
poète américain qui a vécu en France et au Japon, qui a traduit Ponge et Bashô,
est méconnu ici, faute de traductions, alors qu'il est manifestement un poète
important aux États-Unis, tant par son œuvre abondante que pour ses activités
éditoriales et ses traductions. Découvrir cette poésie, même dans un état aussi
fragmentaire et lacunaire que présentement, constitue une chance dont on attend
désormais qu'elle se renouvelle.
Ce
qui frappe d'emblée, dès le premier coup d'œil sur la page, c'est le
minimalisme et la concision de cette écriture-là. Poèmes courts et vers brefs,
et grande cohésion unitaire du poème. Comme si chaque poème était une cellule,
cellule monacale et organisme élémentaire, une monade qui se suffit à elle-même.
À l'économie des moyens mis en œuvre répond une grande générosité d'intention. Le
poème peut être abstrait ou plus concret, mais toujours il manifeste une
clôture, un état d'achèvement qui paraît être le résultat d'une petite
méditation et sa leçon de vie.
La vie est comme
rien d'autre.
Exactement.
Il y a dans ce poème un paradoxe tel qu'il fait de
l'incomparable précisément l'aune avec laquelle juger d'une vie. Le critère se
confond avec l'unicité. La vie n'a pas de prix et c'est là sa valeur. Si l'incomparable
est précisément ce qui permet de mesurer ce que vaut la vie, c'est bien que la
voie négative n'est pas une impasse : le paradoxe se définit justement
comme une aporie qui débouche sur quelque chose, sur un dépassement de la
contradiction, qui n'est pas seulement une limitation imposée aux possibilités
logiques du langage, mais en quelque sorte une exactitude nouvelle, une rigueur
seconde. L'absolu ne ruine pas le relatif mais le sauve. On pourrait gloser
indéfiniment sur les implications métaphysiques de ces trois vers et sans doute
y perdrait-on son latin. Combien la formulation laconique, lapidaire même de la
sentence de Corman suffit !
Il
n'y a d'ailleurs rien de sentencieux dans le ton de ce poète, aucune volonté de
faire accroire sa supériorité intellectuelle ou morale. La dimension gnomique
de cette poésie ne manque jamais de s'appuyer sur des faits. Nombre de
remarques sont d'ailleurs humoristiques et concernent les choses les plus
communes, les situations les plus banales, tout en témoignant de sensations
richement éprouvées et méditées avec la drôlerie qui
leur sied :
BISCUIT CORIACE
Mâcher de la pierre
goûter la poussière
qui descend
jusqu'au cartilage
de l'os. Sentir
ce que c'est
que manger de l'air.
Un certain objectivisme de principe (pour faire référence
à ce courant de la poésie américaine auquel fut plus ou moins associé Cid
Corman) semble d'ailleurs garantir la validité de ces poèmes, comme si
précisément l'objet était un garde-fou, un parapet préservant des envolées lyriques
ou métaphysiques inconsidérées. Les choses, dans leur forme et dans la
configuration où elles se trouvent entre elles, suffisent à leur sens ;
elles sont même, morphologiquement dirait-t-on, la désignation de ce
sens :
Une allumette brulée pointe
du bord du
cendrier vers la cendre.
Notation minimale, presque plate, mais certainement pas
anodine : la chose dans le cercle étroit, modeste où elle semble évoluer,
à la fois circoncise et circonspecte donc, n'en est pas moins orientée vers ce
qui lui donne son sens. La simplicité de cette poésie est un leurre.
Si
le poème est tendu par la quête d'une certaine sagesse, celle-ci (et c'est
précisément sa leçon) ne doit jamais se détacher des choses et des occasions,
elle n'est pas un savoir pur, elle n'est rien d'autre qu'un voir adéquat et consiste d'abord à se
conformer – à y consentir – au mouvement propre des choses, selon
une modalité de participation à elles qui épouse leur retrait particulier, en
quelque sorte :
Rien
à faire –
voyant
la feuille
tomber –
sinon voir
Lorsque le poème décèle et décrit un dynamisme, celui-ci
est toujours tempéré, comme neutralisé par un équilibre des forces en présence :
Vent balayant
le saule
et saule
le vent mais
ni l'un ni l'autre ne peut
être déblayé.
La nature est la proie d'une lutte, mais restée à l'état
d'équilibre et de statu quo. Et le monde est comme ouaté par le fait que les
choses en conflit se tamponnent avec douceur plutôt que brutalité. Il y a lutte
mais, selon une conception héraclitéenne mâtinée (ou matée) de stoïcisme,
jamais rien n'est victorieux puisque la victoire en définitive est pour
l'équilibre. C'est de cela que le poème s'avise, et c'est cette acceptation
qu'il vise et prône, dans son objectivisme qui est en quelque sorte la croyance
en la garantie que les choses sont gardées dans les choses par les choses. On peut
dire que Cid Corman pratique une poésie méditative que raisonne et modère son
objectivisme.
Laurent Albarracin