RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Jean-Patrice Courtois, Les Jungles plates.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 18 février 2010.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses « petites activités éditoriales ».


Jean-Patrice Courtois

Les Jungles plates
Éditions Nous, 2010

C'est un curieux livre que l'on prend en main, d'un abord délibérément difficile. Manifestement la poésie de Courtois fuit l'évidence et se veut avant tout une parole déroutante, qui se tient à dessein dans l'instable, volontairement rétive, exprès inattendue, d'un volontarisme affiché. Ce dont ces jungles plates semblent être le nivellement, l'arasement ou la décapitation, c'est rien de moins que l'existence d'un monde, d'un sujet et d'un sens extérieurs à la langue mise en œuvre pour s'y substituer, comme s'il s'agissait de rapporter et d'effacer tout un ailleurs foisonnant sur la page plane de l'écriture, et même au simple niveau de la phrase, et que tout était ramené à du discours, à une sorte d'équivalence révolutionnaire du ou des discours, où seules la proposition grammaticale, la construction syntaxique ont force de loi. Sans doute cet épuisement de leur signification relève d'un tour de force des phrases mises en jeu ; et c'en est précisément l'enjeu : les vider de leur sens d'emblée saisissable pour les rendre autonomes, nerveuses, pulsantes.

La première des cinq sections du recueil, intitulée Mobiles, aligne de telles phrases dont la ponctuation singulière indique le statut précaire : sans majuscules, toujours précédées des deux-points ( : ) comme si elles étaient la définition d'un vide antérieur ou l'explication d'un creux marginal dont elles sont alors comme la remise au centre du poème, ces phrases sont également couturées de tirets ( — ), ce qui les tire justement du côté de la tirade théâtrale et souligne leur facticité. Que disent donc ces phrases ? Avant de dire quoi que ce soit, elles commencent par mettre en avant des figures du trouble, du doute et la négation. Le mot « pas » est récurrent et il faut l'entendre dans sa polysémie – ou plutôt son indétermination sémantique – comme ce qui à la fois nie et permet d'avancer, exécutant une danse hésitante faite de retraits autant que d'appuis :

: c'est alors : les pas peu dansés sont les pas (p. 21)

ou bien

: — un pas la langue pas sans langue (p. 27).

La marche du poème est ainsi rythmée par le tremblé de l'incertain, et puisque le poème est une parole déroutante, sinon délirante, elle provoque un boitement et un déboîtement du réel :

            : tant va jambe à la jambe qu'un sol est un autre (p. 14).

L'effet escompté et obtenu est bien souvent une légèreté, un humour mystérieux :

            : fleuves lacs, trop de pratique de la sculpture sur eau (p. 22),

où l'eau semble ici, dans ses manifestations pourtant les plus tangibles, sa propre déroute. C'est que cette parole se place résolument et à l'envi dans l'intenable, quand bien même elle cherche à déterminer

            : le moment du moment dans le moment d'un moment (p. 34),

où l'instant de l'instant est précisément approché comme relevant de l'insituable.

La deuxième section, Chapeaux, se présente sous forme de dialogues gentiment absurdes, par quatre protagonistes nommés A, B, C et D, où l'absurde rivalise avec le nonsense, le dadaïsme avec la pataphysique, le discours pseudo-scientifique avec le burlesque, le truisme crétinisant avec la ratiocination absconse. C'est le langage qui est touché en plein, avec des impressions parfois de « mot pour un autre », de logique folle et d'humour froid. La troisième section, Emballages, la plus longue, continue sur ce registre, avec toutefois un ton plus sérieux. L'écriture fait alors un peu penser à celle de Gertrude Stein dont elle a adopté le staccato, le côté débridé, presque haché de la phrase, bien que l'apparence de prose syntaxiquement correcte soit respectée. Les notes de la phrase sont en effet jouées très espacées, dans une succession de contrastes, de chauds et de froids, qui donne à la phrase l'aspect d'un bloc de contrariété, de « discontinuité continue », assez troublant. Par refus de tout pathos (« La phrase est une forme qui miaule l'amour mais jamais ne le chiale. Qu'avons-nous à faire que les mots ne soient pas les choses ? » p. 167), cette écriture assume l'arbitraire du signe et le déploie tous azimuts, elle obéit à une logique purement formelle où c'est la seule syntaxe et l'ouverture des possibles sous ses pas qui guident les mots. Les phrases tendent à être de la pure grammaire (« Nos phrases n'habitent pas les franges des opinions sur les phrases, mais seulement les conditions qui font qu'il existe des opinions sur tout ce dont les phrases font et défont les formes » p. 171), hors d'un sens à communiquer. On est loin pour autant d'un quelconque automatisme, et d'ailleurs aucune foi dans les vertus du hasard n'est affichée : « Le seul art des coïncidences que je suis parvenu à écouter est celui qui décolle le papier peint dans n'importe quelle référence de couleur » ; plus loin : « Les petits sauts qui prennent tout l'espace ne nous intéressent pas : c'est l'espace qui nous intéresse » p. 172. Refus de l'analogie donc, de toute superstructure unifiante, et volonté de déblaiement, d'un radical déblayage de la langue. C'est bien à une sorte de table rase de la pensée par la pensée que l'on assiste, dont on peut se demander quelle est la fin visée. Il y a là en tout cas une jubilation de la destruction, un plaisir de la négation à l'œuvre dans la phrase qui cherche en permanence à se déplacer là où on ne l'attend pas, à se décentrer dans l'inouï comme pour échapper à sa réification. Voici un petit exemple des retranchements – aux confins de l'illisible – dans lesquels ce texte pousse ses phrases catastrophées, percutées de tous les bords, en proie à une folle fuite en avant et dans toutes les directions :

« Le bref, le moins bref, la notuscule grandeur nature sans dire nature de quoi et l'avant de la phrase elle-même, se délivrent, se résorbent, se cultivent et se détruisent en un acte unique de même intensité conjointe. La concentration aux aguets, pactisant sèchement avec la méchanceté surexcitée, entend en direct le ton de limande ultraplate du courant principal. Son inexactitude de réel autoproclamé, imaginable pourtant, n'a pas besoin de contrôle qualité ni d'usinage nickel. L'inconstituable en tant que telle somme folle réelle stable d'effets multifonctions plus que légaux, utiles à toutes sortes d'apparences, touche sans viser. » p. 173

Cette écriture de l'espace semble prendre un malin plaisir à mettre à plat (sur la même ligne de la phrase) des perspectives très diverses sinon contraires (l'abstrait et le concret, le réel et le métalangage par exemple). L'enjeu est manifestement de rapporter le monde dans ses aspects naturels et pensés, sur le seul plan de sa dimension scripturaire, pour en multiplier les rhizomes, en favoriser la ramification dans tous les sens et en aucun sens particulier, comme par marcottage ou taille sévère. Pas de métaphysique, pas même d'appréhension du monde extérieur dans cette écriture, rien qu'une langue mise au feu de sa propre prolifération, comme si c'était l'incontrôlable qui était la valeur principale selon laquelle elle cherche à se jauger. L'écrasement de cette écriture sur sa seule dimension de langue semble en étendre les pouvoirs d'exploration en même temps que les dangers – les jungles plates dénotant ici la confrontation à la dure loi d'une horizontalité (une littéralité) sauvage.

On peut regarder cette poésie expérimentale comme une profonde remise en question de la langue, suspectée – à cause de l'épaisseur de discours qu'elle charrie – de n'être pas aussi neutre et innocente qu'on le croirait d'abord et d'être bien plus au service d'une aliénation que d'une libération : « tous nous sommes des canards allemands sans cou courant partout où nos pattes palmées en forme de cartes à puces dûment estampillées nous conduisent au son de nos gorges à duvet certifié » (p. 179). On pourra aussi a contrario reprocher à cette poésie de se résoudre à ce qu'elle dénonce (la porosité de la langue aux discours, notamment ceux du capitalisme) et finalement d'accompagner ce brouillage des registres dont elle s'avise. Il n'y a pas de révolte claire chez cet écrivain, pas de coup de talon donné depuis le fin fond du marasme constaté, mais un fatalisme blasé, une ironie grisâtre et sans doute un nihilisme. Le seul espace de liberté que cette poésie s'aménage est celui qu'elle crée au sein de la langue, dans cette multiplication de lieux, de déplacements, d'écarts qui fait échapper la phrase à la fixation d'un sens – le grand ennemi dont cette poésie semble être la fuite. Si la phrase se livre ainsi incessamment au variable, à l'imprévisible, au divergent, si elle cherche à perdre son fil plutôt qu'à rapprocher des éléments disparates, si elle déraille hors du sens commun et part à travers champs allant jusqu'à démembrer le train des mots, le faisant se distendre, se désaccorder, c'est que ce qui intéresse cette poétique est avant tout l'espacement, le hiatus, l'écart sinon l'écartèlement – le lieu du manque (d'unité, de sens, de profondeur) étant l'espace idéal. Il s'agit de désarticuler l'habitude de la langue pour en éprouver la discontinuité, hors de toute visée générale et globalisante, dans une alternance des particularités, un atomisme maximal, un clinamen. De ce point de vue on pourra penser à l'entreprise de Lautréamont qui cherchait lui aussi à créer du vide, du négatif, c'est le fameux

« canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel »

et l'alternance de chauds et froids à laquelle Courtois soumet son lecteur fait encore songer à ceci, de Ducasse : « Dans la nouvelle science, chaque chose vient à sont tour, telle est son excellence. »

La quatrième partie fait référence par son titre à l'Obériou, ce groupe de poètes russes – Association pour un Art Réel – parmi lesquels officiaient Alexandre Vvedenski et Daniil Harms. Harms, dont une citation a déjà ponctué le livre de Courtois et lui donne un éclairage du côté de l'humour, de l'absurde, de la provocation : « L'ordre de succession de la chaleur et du froid est quelquefois énervant. » La cinquième partie appelée Diversions confirme la volonté d'égarer tout à fait le lecteur, ce à quoi elle parvient parfaitement, sans qu'on ait saisi la visée ultime de l'auteur, sinon celle qui aura consisté à échapper coûte que coûte à la poursuite du sens de l'œuvre. En ceci réside d'ailleurs peut-être son principal intérêt et s'expose sa fonction qui est d'éveil et d'alerte, d'intranquillité.

Laurent Albarracin

RETOUR : Images de la poésie