Laurent Albarracin. À propos de la poésie de Louis-François Delisse. Le texte qui suit est extrait de la préface de Laurent
Albarracin à l'anthologie de Louis-François Delisse
paru au printemps 2009 aux éditions des Vanneaux, dans la collection Présence de la
poésie.
© : Laurent Albarracin. Mis en ligne le 5 novembre 2008 (précisions apportées sur les dernières publications le 10 juillet 2009). Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image. La mort n'existera jamais(à propos de la poésie de Louis-François Delisse)Chez Delisse,
l'image est toujours heureuse. Il y a comme une approbation des choses
comparées. Le rapprochement est une fête : « je t'ai choisie/ au
battement de tourterelle/ de tes mains. » Ce qui est mis en rapport agrée à
ce rapport. L'image semble applaudir au rapprochement dont elle est la figure.
Telle est la fonction de l'image chez Delisse, elle
crée un plaisir des mélanges, une jouissance des rapprochements et elle est un
type de connaissance fondée sur l'évacuation de ce qui n'est pas elle. Il règne dans les images de Delisse quelque chose qui est de l'ordre de la pensée magique. Leur efficacité relève de cette efficace-là. Citons un poème pour illustrer ce sens du raccourci extraordinaire qui est le sien : « je me suis retourné dans ta bouche avec tes cuisses »[1] En trois vers simplissimes et d'une grande concision, Delisse réussit à renouveler (renouvellement par
exacerbation) un thème classique de la poésie amoureuse. Il ne s'agit en effet
plus seulement de voir par les yeux de l'aimée, de vivre pour elle et à travers
elle, mais de littéralement tomber en elle comme au hasard d'un mouvement
involontaire ! Poursuivi jusque dans son sommeil par la pensée amoureuse,
le poète se tourne dans son lit (qui est lieu et passage) pour basculer dans le
corps de l'amante, la couche où dort
et rêve le poète devenant par le vacillement d'une seule lettre la bouche de l'aimée. Et c'est bien cela la
révolution de l'amour : c'est vivre entièrement dans la formulation (la
bouche) de cet amour. Parole réalisante, éminemment performative que cette
poésie amoureuse, parce que très ramassée, lapidaire au point qu'elle occulte
et détruit certaine impossibilité logique qui aurait dû empêcher le passage du
sens. Souvent la recherche de la densité le mène à un usage singulier et
presque fautif de la langue, par exemple dans l'emploi particulier qu'il fait
de la préposition : « doigts dansants du soleil// touchent au corps
de/ l'enfant porteur de calebasses » ou « vent du matin/ harcèle à la
tour bleue ». La préposition étrange ici (emploi intransitif indirect d'un
verbe transitif) a un effet transformateur sur les mots qui la suivent (le
corps est comme le cœur de l'enfant) ou sur ceux qui la précèdent (le vent,
n'ayant pas de complément d'objet direct dans la phrase pour s'accomplir
transitivement, devient encore plus énervant et harcelant). Les
fulgurances et foudroiements de la poésie de Delisse
fonctionnent sur une ellipse, un raccord ostensiblement manquant, une jonction
occultée entre les réalités mises en rapport. Ils construisent néanmoins une
vision analogique, fondée sur les ressemblances d'autant plus saisissantes
qu'elles sont vivement énoncées, dans le court-circuit mental de l'image. On
connaît la phrase de Breton : « Le mot le plus exaltant dont nous
disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu. » Chez Delisse, il est évident
qu'il est tu et même volontairement caché, enfoui profondément dans le
souterrain réseau des correspondances secrètes entre les mots et les choses.
L'ellipse du mot comme et de toute copule (qu'elle soit syntaxique ou
thématique) n'empêche pas qu'il y ait toujours une coulée dans le tranchant
même du poème. La rapidité de l'image n'empêche pas sa sensualité. C'est une
poétique de la jonction par les antipodes qui est à l'œuvre. Il s'agit de
mettre dans l'axe deux réalités contraires pour que se fore entre elles le plus
court chemin de l'image elliptique. « j'ai la peine de toi ô ronde pleine chaude long herbage à hérons la peine d'être le puits que la margelle décapite »[2] Si le puits est décapité par sa margelle, c'est que
l'image arrache la ressemblance (du
cou et du puits, ici) dans l'instant même où elle l'établit. Fulgurante
est l'image qui rapproche deux éléments d'une manière si rapide et si juste que
l'intention du rapprochement disparaît, comme avalée par l'image. Avec
l'ellipse, un abîme, un manque est créé et aussitôt comblé. C'est le paradoxe
de cette vision elliptique, ou lacunaire : elle provoque des ruptures afin
d'unifier, elle produit de grandes failles dans le monde pour mieux le
totaliser, elle sert donc autant à déchirer qu'à recoudre. Le mot
« lagune », fréquent chez Delisse et
réutilisé à plusieurs reprises dans des titres (Le Voyage de la lagune dans Le
Logis des gémeaux) renvoie explicitement à Lorca et au mot espagnol laguna qui
exprime à la fois l'étendue d'eau et la notion de manque, de lacune,
d'interruption[3]. Sans doute
cette vision relève-t-elle d'un type de connaissance et de lucidité spéciales
qui nécessitent de maintenir une part aveugle pour qu'elle progresse comme elle le
fait : par bonds décisifs s'ils se produisent par-dessus les abîmes. On
pourrait appeler cette lucidité-aveuglement la
solarisation, puisque ceci concerne plus particulièrement les recueils africains
de Delisse, au sens où il y aurait dans sa poésie une
volontaire surexposition à la lumière poétique. Le jeu des contrastes y est en
effet très marqué. Elle se tient absolument éloignée de toute poésie des
nuances. Elle n'aime rien tant que le tranchant des oppositions pour servir de
pont ou de « pont de l'épée » entre elles. Il y aurait ainsi un
scotome, un cache de l'image appliqué à la réalité qui permettraient au poète
de n'en voir que la part saillante, éclatante et désirante. Sans doute est-ce
vrai de toute fulgurance et de toute vision poétique : elle repose en
partie sur une occultation voire un déni de la réalité. C'est à ce prix que
l'image poétique conquiert sa force et son caractère d'image
eidétique (définition du Petit Robert : 1. vive, détaillée, d'une netteté
hallucinatoire 2. qui concerne les essences, abstraction faite de l'existence).
L'image sert une sorte de connaissance aveugle du réel et repose sur une
exacerbation, une saturation de ce réel en ses éléments les plus vifs, les plus
cinglants, éclatants : « il savourait sa mort et le bond de chaque étoile et l'épine du matin et le sexe ébloui de l'eau »[4] La mort n'existera jamais Aux recueils solaires
(ou solarisés) de la période africaine font pendant les textes écrits à d'autres
moments de la vie du poète. On les donnerait comme lunaires donc (pour la
plupart ils seront rassemblés dans l'anthologie Le Logis des gémeaux), s'il ne s'avérait que la lune a toujours
beaucoup inspiré Delisse. Les figures de la lune et
de la nuit sont très fécondes chez lui car elles correspondent à la structure
profondément synthétique de son imaginaire. La lune semble sceller d'une sourde
mélancolie cette poésie de la vision. La mort paraît accompagner toutes les
images comme si elle était leur revers, leur face doublement obscure et ce qui
vient immédiatement après la satisfaction d'un désir. À l'allégresse sans
bornes de la connaissance poétique succède comme une petite mort la disparition
des choses et des êtres. Déjà dans l'anthologie africaine, certains recueils
sont dédiés aux morts, à ces enfants dont la mort se fait une proie facile et
dont le poète se sent tellement proche : Litanies d'I dédié « à mes morts, Issaka, Ibrahim et Irène », Pour aider la mort « en mémoire de Mustapha ». Litanies d'I est une sorte de poème des
voyelles où le I est rouge (comme chez Rimbaud) : « pourpre »,
« rutile » ; à moins qu'il ne soit jaune : « tes
cuisses la biche/ sanglante jaillie du/ citronnier ». Quoi qu'il en soit, que
le couperet de la mort soit de couleur jaune ou rouge, c'est lui qui donne cet
accent tragique et si beau aux meilleurs poèmes de Delisse,
ce chant, ce cante jondo de
la musique et des coplas flamencas : « Qui a dit que je ne reverrais plus jamais l'os d'or du
soleil rouler dans nos têtes qu'entre mes mains ne
pendrait plus la caresse jaune que ta langue ne serait plus jamais ma rame ? le chat soyeux du soir pose ses trois pattes sur l'œil de
l'horizon et derrière les croupes et les
reins des hauts rochers je plonge dans le puits retourné montant en mon enfant descendant en mon père. Emporte-moi par la caresse jusqu'à l'oreille du
dattier. Là je compterai tous tes os là j'enlèverai ma tête et m'emplirai le cou de tout ton corps. Là tremble la joue du soleil où goutte à goutte gouttent quatre colombes. »[5] Le tragique n'est pas chez Delisse une restriction à son approche du sacré, il en est l'une des modalités. Le sentiment de la fuite des choses et celui de leur perte irrémédiable sont pour le poète l'occasion de souffrances telles qu'elles le portent à exprimer la quintessence de ces choses. L'acuité du poème se paye au prix de la mort de ce monde. La douleur et la douceur se mêlent pour dire ce qui fut tout près d'être connu absolument, comme si la nostalgie était encore un moteur à la connaissance vraie, comme si l'élégie même était une manière de passer la vérité au crible, la beauté n'étant finalement jamais plus belle que lorsqu'elle est pleurée. Tout le drame que raconte cette poésie se joue entre le fantasme absolu de tuer la mort, d'abolir le temps et le mal, et la conscience douloureuse que c'est la mort qui finira toujours par l'emporter sur l'enfance. Souvent le miracle de la destruction de la destruction semble tout proche, et l'impossibilité d'y parvenir tout à fait, loin de ruiner ce désir d'enfance et d'éternité, vient encore l'aiguillonner par cette plainte qui semble fouetter et aviver ce dont elle est la nostalgie et l'espérance. Tel est l'enjeu de la poésie de Delisse
– romantique, idéaliste, éperdue – et telle est la figure –
elliptique, fulgurante, de l'ordre de la voyance – que le poète aura
donné à voir à travers son œuvre, figure par laquelle il tente, avec une
fébrile assurance, de faire se rejoindre l'inutile et l'éternel, la conscience
de la brièveté des choses et le désir toujours recommencé d'en éprouver
l'infini, ainsi que l'exprime la coda de l'Ode
au Voyage et à Henri Michaux qui termine le recueil Aile, elle, coda qui est comme une queue de poisson et un pied de
nez à la mort : enseigne au Voyageur que le
voyage ne sert qu'à effacer sa voie et que le voyageur sera toujours sans voix pour dire la Voie tant qu'il n'aura pas fait son
affaire au temps, tant qu'il n'aura pas
contenté le Content et mon cou fit un cercle complet et mes membres dessinèrent l'ellipse pleine pulsante qui à jamais expulsera de moi mon tentant serpent mon Temps. Laurent Albarracin [1] Soleil total, dans Aile, elle, Le Corridor bleu, p. 23. [2] La Rose et le Clou, dans Aile, elle, p. 187. [3] Voir à ce sujet la note d'Alice Becker-Ho dans sa traduction du Romancero Gitan de Lorca, éditions du Seuil, Points Poésie, p. 109. [4] Le Vœu de la rose, dans Aile, elle p. 126. [5] Passe de l'os jaune, dans Aile, elle, p. 150. |