RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin. À propos de la poésie de Louis-François Delisse.

Le texte qui suit est extrait de la préface de Laurent Albarracin à l'anthologie de Louis-François Delisse paru au printemps 2009 aux éditions des Vanneaux, dans la collection Présence de la poésie.
Louis-François Delisse, né en 1931, remarqué par Char et Queneau, publié en son temps par Guy Lévis-Mano, et qui a vécu plus de vingt années au Niger, est une figure singulière et méconnue de la poésie française. L'initiative des éditions des Vanneaux vient réparer une injustice qui n'a que trop duré. En mars 2009, aux éditions Apogée, est paru également le recueil Les Lépreux souriants, plus de cinquante ans après sa rédaction.

© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 5 novembre 2008 (précisions apportées sur les dernières publications le 10 juillet 2009).

Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


La mort n'existera jamais

(à propos de la poésie de Louis-François Delisse)

Chez Delisse, l'image est toujours heureuse. Il y a comme une approbation des choses comparées. Le rapprochement est une fête : « je t'ai choisie/ au battement de tourterelle/ de tes mains. » Ce qui est mis en rapport agrée à ce rapport. L'image semble applaudir au rapprochement dont elle est la figure. Telle est la fonction de l'image chez Delisse, elle crée un plaisir des mélanges, une jouissance des rapprochements et elle est un type de connaissance fondée sur l'évacuation de ce qui n'est pas elle.

Il règne dans les images de Delisse quelque chose qui est de l'ordre de la pensée magique. Leur efficacité relève de cette efficace-là. Citons un poème pour illustrer ce sens du raccourci extraordinaire qui est le sien :

 

« je me suis retourné

dans ta bouche

avec tes cuisses »[1]

 

En trois vers simplissimes et d'une grande concision, Delisse réussit à renouveler (renouvellement par exacerbation) un thème classique de la poésie amoureuse. Il ne s'agit en effet plus seulement de voir par les yeux de l'aimée, de vivre pour elle et à travers elle, mais de littéralement tomber en elle comme au hasard d'un mouvement involontaire ! Poursuivi jusque dans son sommeil par la pensée amoureuse, le poète se tourne dans son lit (qui est lieu et passage) pour basculer dans le corps de l'amante, la couche où dort et rêve le poète devenant par le vacillement d'une seule lettre la bouche de l'aimée. Et c'est bien cela la révolution de l'amour : c'est vivre entièrement dans la formulation (la bouche) de cet amour. Parole réalisante, éminemment performative que cette poésie amoureuse, parce que très ramassée, lapidaire au point qu'elle occulte et détruit certaine impossibilité logique qui aurait dû empêcher le passage du sens. Souvent la recherche de la densité le mène à un usage singulier et presque fautif de la langue, par exemple dans l'emploi particulier qu'il fait de la préposition : « doigts dansants du soleil// touchent au corps de/ l'enfant porteur de calebasses » ou « vent du matin/ harcèle à la tour bleue ». La préposition étrange ici (emploi intransitif indirect d'un verbe transitif) a un effet transformateur sur les mots qui la suivent (le corps est comme le cœur de l'enfant) ou sur ceux qui la précèdent (le vent, n'ayant pas de complément d'objet direct dans la phrase pour s'accomplir transitivement, devient encore plus énervant et harcelant).

Les fulgurances et foudroiements de la poésie de Delisse fonctionnent sur une ellipse, un raccord ostensiblement manquant, une jonction occultée entre les réalités mises en rapport. Ils construisent néanmoins une vision analogique, fondée sur les ressemblances d'autant plus saisissantes qu'elles sont vivement énoncées, dans le court-circuit mental de l'image. On connaît la phrase de Breton : « Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu. » Chez Delisse, il est évident qu'il est tu et même volontairement caché, enfoui profondément dans le souterrain réseau des correspondances secrètes entre les mots et les choses. L'ellipse du mot comme et de toute copule (qu'elle soit syntaxique ou thématique) n'empêche pas qu'il y ait toujours une coulée dans le tranchant même du poème. La rapidité de l'image n'empêche pas sa sensualité. C'est une poétique de la jonction par les antipodes qui est à l'œuvre. Il s'agit de mettre dans l'axe deux réalités contraires pour que se fore entre elles le plus court chemin de l'image elliptique.

 

« j'ai la peine de toi

ô ronde pleine chaude

long herbage à hérons

la peine d'être le puits

que la margelle décapite »[2]

 

Si le puits est décapité par sa margelle, c'est que l'image arrache la ressemblance (du  cou et du puits, ici) dans l'instant même où elle l'établit. Fulgurante est l'image qui rapproche deux éléments d'une manière si rapide et si juste que l'intention du rapprochement disparaît, comme avalée par l'image. Avec l'ellipse, un abîme, un manque est créé et aussitôt comblé. C'est le paradoxe de cette vision elliptique, ou lacunaire : elle provoque des ruptures afin d'unifier, elle produit de grandes failles dans le monde pour mieux le totaliser, elle sert donc autant à déchirer qu'à recoudre. Le mot « lagune », fréquent chez Delisse et réutilisé à plusieurs reprises dans des titres (Le Voyage de la lagune dans Le Logis des gémeaux) renvoie explicitement à Lorca et au mot espagnol laguna qui exprime à la fois l'étendue d'eau et la notion de manque, de lacune, d'interruption[3]. Sans doute cette vision relève-t-elle d'un type de connaissance et de lucidité spéciales qui nécessitent de maintenir une part aveugle pour qu'elle progresse comme elle le fait : par bonds décisifs s'ils se produisent par-dessus les abîmes. On pourrait appeler cette lucidité-aveuglement la solarisation, puisque ceci concerne plus particulièrement les recueils africains de Delisse, au sens où il y aurait dans sa poésie une volontaire surexposition à la lumière poétique. Le jeu des contrastes y est en effet très marqué. Elle se tient absolument éloignée de toute poésie des nuances. Elle n'aime rien tant que le tranchant des oppositions pour servir de pont ou de « pont de l'épée » entre elles. Il y aurait ainsi un scotome, un cache de l'image appliqué à la réalité qui permettraient au poète de n'en voir que la part saillante, éclatante et désirante. Sans doute est-ce vrai de toute fulgurance et de toute vision poétique : elle repose en partie sur une occultation voire un déni de la réalité. C'est à ce prix que l'image poétique conquiert sa force et son caractère d'image eidétique (définition du Petit Robert : 1. vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire 2. qui concerne les essences, abstraction faite de l'existence). L'image sert une sorte de connaissance aveugle du réel et repose sur une exacerbation, une saturation de ce réel en ses éléments les plus vifs, les plus cinglants, éclatants :

 

« il savourait sa mort

et le bond de chaque étoile

et l'épine du matin

et le sexe ébloui de l'eau »[4]

La mort n'existera jamais

Aux recueils solaires (ou solarisés) de la période africaine font pendant les textes écrits à d'autres moments de la vie du poète. On les donnerait comme lunaires donc (pour la plupart ils seront rassemblés dans l'anthologie Le Logis des gémeaux), s'il ne s'avérait que la lune a toujours beaucoup inspiré Delisse. Les figures de la lune et de la nuit sont très fécondes chez lui car elles correspondent à la structure profondément synthétique de son imaginaire. La lune semble sceller d'une sourde mélancolie cette poésie de la vision. La mort paraît accompagner toutes les images comme si elle était leur revers, leur face doublement obscure et ce qui vient immédiatement après la satisfaction d'un désir. À l'allégresse sans bornes de la connaissance poétique succède comme une petite mort la disparition des choses et des êtres. Déjà dans l'anthologie africaine, certains recueils sont dédiés aux morts, à ces enfants dont la mort se fait une proie facile et dont le poète se sent tellement proche : Litanies d'I dédié « à mes morts, Issaka, Ibrahim et Irène », Pour aider la mort « en mémoire de Mustapha ». Litanies d'I est une sorte de poème des voyelles où le I est rouge (comme chez Rimbaud) : « pourpre », « rutile » ; à moins qu'il ne soit jaune : « tes cuisses la biche/ sanglante jaillie du/ citronnier ». Quoi qu'il en soit, que le couperet de la mort soit de couleur jaune ou rouge, c'est lui qui donne cet accent tragique et si beau aux meilleurs poèmes de Delisse, ce chant, ce cante jondo de la musique et des coplas flamencas :

 

« Qui a dit que je ne reverrais plus

jamais l'os d'or du soleil

rouler dans nos têtes

qu'entre mes mains ne pendrait plus

la caresse jaune

que ta langue ne serait plus

jamais ma rame ?

le chat soyeux du soir pose

ses trois pattes sur l'œil de l'horizon

et derrière les croupes et les reins

des hauts rochers

je plonge dans le puits retourné

montant en mon enfant

descendant en mon père.

Emporte-moi par la caresse

jusqu'à l'oreille du dattier.

Là je compterai tous tes os

là j'enlèverai ma tête

et m'emplirai le cou

de tout ton corps.

Là tremble la joue du soleil

où goutte à goutte gouttent

quatre colombes. »[5]

 

Le tragique n'est pas chez Delisse une restriction à son approche du sacré, il en est l'une des modalités. Le sentiment de la fuite des choses et celui de leur perte irrémédiable sont pour le poète l'occasion de souffrances telles qu'elles le portent à exprimer la quintessence de ces choses. L'acuité du poème se paye au prix de la mort de ce monde. La douleur et la douceur se mêlent pour dire ce qui fut tout près d'être connu absolument, comme si la nostalgie était encore un moteur à la connaissance vraie, comme si l'élégie même était une manière de passer la vérité au crible, la beauté n'étant finalement jamais plus belle que lorsqu'elle est pleurée. Tout le drame que raconte cette poésie se joue entre le fantasme absolu de tuer la mort, d'abolir le temps et le mal, et la conscience douloureuse que c'est la mort qui finira toujours par l'emporter sur l'enfance. Souvent le miracle de la destruction de la destruction semble tout proche, et l'impossibilité d'y parvenir tout à fait, loin de ruiner ce désir d'enfance et d'éternité, vient encore l'aiguillonner par cette plainte qui semble fouetter et aviver ce dont elle est la nostalgie et l'espérance.

Tel est l'enjeu de la poésie de Delisse – romantique, idéaliste, éperdue – et telle est la figure – elliptique, fulgurante, de l'ordre de la voyance – que le poète aura donné à voir à travers son œuvre, figure par laquelle il tente, avec une fébrile assurance, de faire se rejoindre l'inutile et l'éternel, la conscience de la brièveté des choses et le désir toujours recommencé d'en éprouver l'infini, ainsi que l'exprime la coda de l'Ode au Voyage et à Henri Michaux qui termine le recueil Aile, elle, coda qui est comme une queue de poisson et un pied de nez à la mort :

 

enseigne au Voyageur que le voyage

ne sert qu'à effacer sa voie

et que le voyageur sera toujours

sans voix pour dire la Voie

tant qu'il n'aura pas fait son affaire

au temps, tant qu'il n'aura pas contenté

le Content

et mon cou fit un cercle complet

et mes membres dessinèrent

l'ellipse pleine pulsante

qui à jamais expulsera de moi

mon tentant serpent

mon Temps.

 

Laurent Albarracin

 



[1] Soleil total, dans Aile, elle, Le Corridor bleu, p. 23.

[2] La Rose et le Clou, dans Aile, elle, p. 187.

[3] Voir à ce sujet la note d'Alice Becker-Ho dans sa traduction du Romancero Gitan de Lorca, éditions du Seuil, Points Poésie, p. 109.

[4] Le Vœu de la rose, dans Aile, elle p. 126.

[5] Passe de l'os jaune, dans Aile, elle, p. 150.

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